Cela commence par une belle rencontre entre deux femmes. L'une, qui a dépassé les 60 ans, «a dû être très belle». Elle demeure féminine, presque coquette, très soucieuse de son apparence. Pas facile à Alger, en avril 2000, alors que l'eau ne coule dans les robinets qu'un jour sur trois. L'autre est journaliste, chargée de la couverture des pays du Maghreb pour Le Monde. Elles se voient pour la première fois dans la capitale algérienne. Louisette Highilahriz confie à Florence Beaugé qu'elle a été jadis torturée et qu'elle veut retrouver le docteur Richaud, celui qu'elle appelle «mon sauveur».

 

Retour plus de quarante ans en arrière. Les «Français musulmans» d'Algérie, voués à demeurer des citoyens de seconde classe, sont entrés en lutte contre l'occupation coloniale. Louisette, la fille du boulanger d'El Biar (quartier d'Alger), sillonne la ville pour remettre des messages cachés dans de la mie de pain. Le petit commerce familial est devenu un lieu de rencontre du FLN (Front de libération nationale). Agents de liaison, armes et munitions y transitent. Le 28 septembre 1957, Louisette est grièvement blessée lors d'un accrochage avec l'armée française. Elle est soignée et plâtrée puis transférée dans un centre de détention à Hydra (Alger). Les supplices se succèdent. Elle reçoit parfois la visite de deux figures de l'armée française: le général Massu et le colonel Bigeard. Le premier la surnomme «la dormante», le second «la petite pute» Ils ne torturent pas, laissent les subordonnés se charger «des travaux pratiques». Louisette baigne dans ses excréments et son sang. Elle veut mourir. Un soir, un homme «au regard triste» s'approche et lui parle en la vouvoyant. Il est horrifié par les blessures de la jeune fille. L'inconnu est médecin. C'est le commandant Richaud. Il l'extirpe de la salle de torture, l'hospitalise, sauve l'une de ses jambes menacée d'être amputée.

Florence Beaugé publie à la une du Monde le témoignage de Louisette. L'impact est considérable car Massu et Bigeard sont nommément cités. L'histoire émeut. On part à la recherche du docteur Richaud. Louisette apprendra qu'il est décédé deux années auparavant. Un jour de décembre 2000, appuyée sur sa canne, elle s'en va fleurir sa tombe à Cassis, dans le sud de la France. La journaliste se pose une question: faut-il pousser plus loin les entretiens avec Louisette? Elle fait face à une personne traumatisée que les réminiscences blessent à nouveau. Mais Florence Beaugé se fie à son intuition: Louisette désire en dire plus, se libérer en confiant enfin l'indicible. La complicité née entre les deux femmes aide à une catharsis. Louisette parle des viols qu'elle a subis. Un pan entier d'un passé honteux est ainsi soulevé. De toutes les violences exercées pendant la guerre l'Algérie, le viol est la plus cachée. Louisette brise un tabou. Elle est traitée de menteuse en France, récolte l'opprobre et non la compassion en Algérie. Une femme là-bas tait ces choses par pudeur. Lorsque les moudjahidats (anciennes combattantes) parlent de torture, des larmes envahissent leurs yeux. Toutes ont subi des sévices d'ordre sexuel, toutes les ont refoulés. Un ancien militaire français indique à la journaliste avoir assisté à la villa Sésini (Alger) à une centaine de viols en dix mois. «Il y avait deux catégories de viol, précise-t-il. Ceux pour faire parler et les viols de confort ou de défoulement.»

Bouleversée, Florence Beaugé, qui découvre le dossier de la guerre d'Algérie, pousse plus loin ses investigations. Elle interroge Massu et Bigeard. Le premier, décédé depuis, la surprend par sa franchise. Cheville ouvrière de la pratique de la torture en Algérie, le vieil officier se dit désolé pour ce qui est arrivé et regrette que les choses soient allées aussi loin. Mieux, il ajoute au sujet de la torture: «On aurait pu faire les choses différemment.» Ce début de repentir sidère la journaliste. L'entretien avec Bigeard est moins courtois. Massu a révélé à son interlocutrice avoir vu Bigeard en train de torturer avec la «gégène». Vindicatif, Bigeard nie tout en bloc mais se piège: «Richaud? C'est votre amie qui l'a inventé, il n'a jamais existé.» Florence Beaugé jubile: Massu lui a dit que Richaud était le médecin-chef de la dixième division parachutiste et qu'il l'a lui-même décoré de la Légion d'honneur il y a quelques années.