Bakhmout est militairement tombée, ne reste que l’officialisation de sa chute par Kiev, le temps de retirer ses troupes avec «la permission» du groupe Wagner qui veut éviter un bain de sang à des hommes/femmes des deux armées. Les trompettes de Jéricho des «experts» de la guerre des mensonges ont déjà aiguisé leurs plumes pour crier «victoire» (1). Laissons-les à leurs blablas et essayons de saisir les éléments constitutifs du champ de bataille et de la pensée stratégique qui ont mené à cette victoire des Russes et à la défaite Ukraine/OTAN. Disons tout de suite que le titre de l’article n’est pas une figure de style. Il est venu à mon esprit en puisant dans l’histoire militaire qui enseigne qu’une bataille gagnée dans un lieu produit à une armée des gains ailleurs et décalés dans le temps. Je prendrai deux exemples parmi les innombrables batailles du XXe siècle.
La bataille de Stalingrad (1942-43) est à l’origine de la défaite totale de l’Allemagne nazie en 1945. Il en est de même de la défaite de Napoléon sur le fleuve russe la Bérézina, nom devenu synonyme de cuisante défaite. Ainsi, le drapeau de l’Union soviétique planté à Berlin sur la chancellerie de Hitler a été tissé à Stalingrad. De même, la défaite de Napoléon sur le fleuve Bérézina a débuté à Moscou dans l’immense palais vide où Napoléon fut envahi d’une profonde solitude quand il s’est aperçu qu’il dialoguait avec les murs du palais, lui qui espérait voir apparaître le Tsar de toute la Russie signer sa défaite…
Voyons les caractéristiques de la localisation de Bakhmout pour comprendre la fureur et l’âpreté des combats depuis 8 mois. C’est une ville dans une région russophone, industrielle, située dans un nœud de communication non loin de la plus grande ville de la province, Kramatorsk où siège le commandement militaire de ladite province. Pour toutes ces raisons, elle est une ville stratégique aussi bien sur le plan militaire que politique. C’est pourquoi le président Ukrainien voulait la garder coûte que coûte. Les zélateurs propagandiste du «chef de guerre» Zelensky l’ont soutenu bec et ongles. Mais une fois les Américains qui financent la guerre ont vu que la défaite est à la porte des Ukrainiens, le statut de Bakhmout devint uniquement symbolique. Il fallait donc que tout le monde se mette au garde-à-vous devant l’Oncle Sam. Pour les Russes, Bakhmout, ville russophone, est aussi une ville stratégique puisque sa conquête ouvre la voie au reste de la province encore aux mains des Ukrainiens…
Voyons à présent les caractéristiques militaires et les tactiques mises en œuvre pour atteindre les objectifs politiques de chaque camp. En vérité, la guerre se déroule à Bakhmout depuis 11 ans. Elle fait partie de la province de Donetsk, âprement disputée à la suite du coup d’Etat de 2014 contre un gouvernement élu. Les Ukrainiens ont eu le temps de construire de solides défenses dans le but de reprendre la région contrôlée par les Russophones aidés par la Russie…
La bataille de Bakhmout dure depuis 7 à 8 mois, selon le modèle classique de la défense contre un adversaire attaquant. On sait que l’avantage sied à la défense (ici des Ukrainiens) et les Russes occupant la posture plus risquée de l’attaquant. Sauf que les Russes ne sont pas à 10 000 kilomètres de chez eux comme les Américains au Vietnam. Ils guerroient dans un territoire russophone partageant une frontière avec la vieille Russie. Pas de surprise donc d’un ennemi dans le dos. Mais comme la doctrine militaire russe est basée sur la stratégie défensive par philosophie et que l’histoire leur a souvent imposée, la Russie a développé l’artillerie, la reine du champ de bataille, qui soumet les défenses ennemies à un déluge de feu et de bombes. Nous verrons plus loin pourquoi la bataille de Bakhmout a duré si longtemps. A Bakhmout, les Russes ont employé à la fois la tactique défensive avec leur artillerie et la guerre de mouvement avec leurs blindés accompagnés de commodos qui prennent d’assaut les poches de résistance dans les batailles urbaines. C’est ainsi qu’ils ont pris villages et petites villes autour de Bakhmout pour couper les routes d’approvisionnement de l’ennemi.
Pourquoi la victoire russe à Bakhmout a-t-elle commencé à Kherson ? On se souvient qu’un nouveau chef d’état-major a été nommé à la tête de l’armée russe. Cette nomination a eu lieu après les deux offensives ukrainiennes, l’une à Kherson et l’autre au nord-est (Kharkiv). Le nouveau chef Sorovikine se mit au travail pour répondre à ces deux offensives qui firent «accéder» l’armée ukrainienne, aux yeux de ses zélateurs, au statut redoutable des meilleures armées du monde. Tout ça, c’est du pipeau. La chute de Bakhmout et l’évacuation ces jours-ci de la ville de Koupiansk par des habitants âgés ou fragiles, une importante ville conquise lors de l’offensive «éclair» de septembre 2022, est la preuve que les villes conquises sont à nouveau menacées ou reconquises par les Russes. Mais revenons à Sorokivine…
Ce petit résumé des tactiques qui entrent dans un plan stratégique furent appliquées par Sorovikine qui commença par le retrait de la garnison de Kherson-ville. Les troupes retirées, le chef de l’armée russe les expédia à Bakhmout pour remplir deux actions tactiques qui vont jouer un rôle dans le destin de la guerre. Les Russes cherchaient à fixer l’armée ukrainienne à Bakhmout pour l’épuiser, ce sont les mots de Sorovikine. Et ensuite la conquérir, objectif fixé par le président russe. Le plan de Sorovikine allait fonctionner car la ville est militairement et politiquement capitale pour le président ukrainien. C’est pourquoi Zelensky a sacrifié tant de soldats, sacrifice qui n’a fait qu’amplifier le coût politique de la chute de la ville. Pour les Russes, la conquête d’un territoire est, certes, importante mais ce qui assure la fin de la guerre et donc la victoire c’est l’effondrement d’une armée.
Ainsi, pour Sorovikine, Bakhmout concourt à l’épuisement des forces ennemies et ouvre la voie à Kramatorsk, siège de commandement militaire de la province. La durée de la prise de Bakhmout fait partie des tactiques de combat qu’on appelle art opérative. Celui-ci consiste a «rentabiliser» la tactique utilisée dont le but est de produire un effet sur le cours de la guerre mais aussi de causer le maximum de dégâts chez l’ennemi tout en préservant la vie de ses hommes et de leur matériel. Quand l’hécatombe des 100 000 morts et blessés révélée par les Américains, nos «experts» ont fait leur la tactique de Sorovikine en déclarant que les Ukrainiens ont piégé les Russes à Bakhmout pour les épuiser. Drôle de piège qui se traduit par une défaite cinglante militairement et politiquement.
Je me permets d’opposer à la «victoire chantée» de Kherson en novembre 2022 mon article dans Algeriepatriotique du 19 janvier 2023 où j’ai exposé le plan de Sorovikine à partir de sa fameuse intervention-surprise télévisée. Les mêmes «experts» ne juraient que par la technologie nouvelle et se moquaient de ces Russes mal équipés et mal commandés. Aujourd’hui, ils découvrent que l’armée russe ne s’est pas effondrée. Ils se sont mis alors à regarder les invariants de la guerre, le temps, les profondeurs stratégiques, la défensive et la guerre de mouvements, bref l’art de la guerre mis en œuvre avec brio par les Russes. Le résultat de cette intelligence conceptuelle mise en œuvre a d’ores et déjà renvoyé aux calendes grecques la fameuse offensive ukrainienne clamée et déclamée sur tous les tons. Les admirateurs du «chef de guerre» s’impatientent et attendent nerveusement les armes promises par l’OTAN. Tous les appareils de propagande sont d’ores et déjà mis en branle pour rabaisser l’impact de la chute de Bakhmout et promettent que la prochaine contre-offensive ukrainienne va effacer Bakhmout (on a le droit de rêver. Leurs tactiques pour faire oublier la défaite ukrainienne sont simples. Faire de la diversion en sortant de leur carton des «batailles» et des «exploits» imaginaires, la lutte des clans au Kremlin, les trésors cachés de Poutine, Prigogine et son Wagner, bref rien de nouveau à l’Ouest sinon la rage et l’infantilisme d’une propagande à bout de souffle.
La guerre en Ukraine a brouillé beaucoup de points de repère, aiguisé les contradictions sur la scène internationale. La défaite ukrainienne à Bakhmout va accentuer ces contradictions qui vont s’amonceler et déboucher sur l’inconnu et l’incertitude. Et les incertitudes augmentent dangers et menaces dans un monde qui s’est habitué à vivre dans le déni du réel et de l’effacement de l’histoire qui dérangent ses petits privilèges…
Un dernier mot sur la réaction américaine. Les Etats-Unis vont-ils fournir des armes pour la contre-offensive qui se préparerait ? Ou bien vont-ils profiter de l’amère défaite de Bakhmout pour calmer Zelensky et réduire son ambition à conquérir la Crimée ? Tout est possible avec les Américains qui ont mis les doigts dans l’engrenage et ne savent pas trop quoi faire. Après le mal de tête avec le joueur d’échecs Poutine, les voilà devant le casse-tête chinois ! Rester gendarme du monde, c’est du boulot !
1- Un journaliste de ces chaînes-robinets a déclaré sans rougir que Bakhmout est une victoire ukrainienne. J’avais honte pour lui, et plus il essayait d’argumenter sa «trouvaille» à deux sous plus je l’imaginais disparaître au-dessous de la table pour échapper aux regards des autres «experts» présents.
Le président américain a effectué, la semaine dernière, une visite surprise en Ukraine avant de se rendre dans la foulée en Pologne. A Kiev comme à Varsovie, Joe Biden a fait des annonces, des annonces d’aides militaires et financières substantielles (500 millions de dollars avant que ce chiffre soit porté à deux milliards de dollars) qui font craindre l’escalade. Mais il est aussi question de la mise en œuvre d’une batterie de sanctions contre la Russie, la dixième série depuis le déclenchement de l’opération militaire spéciale en Ukraine.
Les médias occidentaux ont assuré un large écho médiatique à cette visite qui est intervenue à l’occasion de l’an un du conflit. Avec le même récit que celui porté depuis le début par les Américains, les responsables européens et tous les russophobes : il y aurait d’un côté la grande méchante Russie et, de l’autre, la gentille Ukraine au chevet de laquelle veillent les sympathiques et tout aussi doux bisounours occidentaux. Comme si les deux guerres d’Irak ne sont qu’une légende ; la guerre en Afghanistan n’eut pas lieu ; la dislocation de la Libye et les massacres en Palestine ne sont que le fruit de l’imagination.
En revanche, ce que ni les médias, encore moins les tenants du schème de la pensée traditionnelle occidentale n’ont pas relayé, ni même commenté à la marge, c’est que, en annonçant d’autres mesures d’aides militaires et financières, Joe Biden dit clairement que la guerre ne fait que commencer. Le conflit est appelé à durer, en tout cas tant que l’objectif de cette guerre n’aura pas été encore atteint. Un objectif de plus en plus évident au fil des mois : affaiblir durablement la Russie et porter le territoire de l’OTAN aux seuils des portes de la Russie, quoi qu’il en coûtera à l’Ukraine. L’Occident sera, de toutes les façons, là pour prendre en charge les réparations.
Avec les nouvelles livraisons d’armes, de chars, de munitions, de systèmes antiaériens, de drones, annoncées par les différents pays de l’Union européenne et l’aide financière apportée par les Américains, c’est la preuve que l’option diplomatique en vue d’une sortie rapide de la guerre n’est pas, pour l’heure en tout cas, dans les papiers de la coalition occidentale. Dans l’agenda de cette ligue antirusse, la paix entre la Russie et l’Ukraine n’est pas à l’ordre du jour, s’accordent à dire des observateurs.
Des observateurs aux yeux desquels n’a pas échappé ce fait nouveau : se joue, indique-t-on, au travers de cette guerre par procuration, une nouvelle redistribution des rôles dans une Europe totalement soumise aux désidératas des Américains. L’on parle désormais de la mise en place d’un processus de mentorat visant à faire glisser le leadership européen vers l’Est, au profit de la Pologne, des Républiques baltes et, à terme, de l’Ukraine, au grand dam de l’Allemagne et de la France, les deux plus grands perdants de ce conflit. Avec l’aide américaine, la Pologne ambitionne de devenir la première puissance militaire de l’Union européenne à la place de la France.
C’est dans l’ordre du possible puisqu’au moment où Joe Biden profite de la guerre en Ukraine, en vendant du gaz de schiste et du pétrole aux Européens, redessine les frontières de l’Europe, tandis que le président polonais arme son pays à tour de bras non pas chez les fabricants européens mais chez les Américains, Emmanuel Macron, lui, déambule entre les étals du marché de Rungis, goûtant au passage du bon fromage. Une sortie sur le terrain ayant pour but d’exister médiatiquement après plusieurs semaines d’absence, sans doute en raison du conflit social sur les retraites.
Près d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le discours occidental dénonçant une attaque « non provoquée » est devenu intenable.
Le président américain Joe Biden reçoit son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche, le 21 décembre 2022 à Washington (AFP)
l est particulièrement utile de prendre du recul pour analyser la guerre en Ukraine, près d’un an après l’invasion russe.
En février dernier, il semblait tout au moins superficiellement plausible de désigner la décision du président russe Vladimir Poutine d’envoyer des troupes et des chars chez son voisin comme rien moins qu’un « acte d’agression non provoqué ».
Poutine était soit un fou, soit un mégalomane qui tentait de raviver le programme impérial et expansionniste de l’Union soviétique. Sans opposition à son invasion, il allait devenir une menace pour le reste de l’Europe.
Une Ukraine vaillante et démocratique avait besoin d’un soutien sans réserve de l’Occident – et d’un approvisionnement quasi illimité en armes – pour tenir tête à un dictateur voyou.
L’Ukraine est devenue le champ de bataille permettant à Washington de revenir sur les dossiers inachevés de la guerre froide
Mais ce discours semble de plus en plus s’effilocher, du moins si l’on va au-delà des médias de l’establishment – des médias qui n’ont jamais semblé aussi monotones, aussi déterminés à battre le tambour de guerre, aussi amnésiques et aussi irresponsables.
Quiconque conteste les efforts incessants déployés au cours de l’année passée pour intensifier le conflit – qui entraîne un bilan humain et des souffrances incommensurables, fait grimper en flèche les prix de l’énergie, provoque des pénuries alimentaires à l’échelle mondiale et engendre en fin de compte un risque de guerre nucléaire – est accusé de trahir l’Ukraine et de faire l’apologie de Poutine.
Aucune dissidence n’est tolérée.
Poutine est Hitler, nous sommes en 1938 et quiconque cherche à faire baisser la température n’est qu’un adepte de la politique d’apaisement, à l’instar du Premier ministre britannique Neville Chamberlain.
C’est du moins ce qu’on nous dit. Mais le contexte est d’une importance cruciale.
Mettre fin aux « guerres éternelles »
Six mois à peine avant que Poutine n’envahisse l’Ukraine, le président Joe Biden a retiré l’armée américaine d’Afghanistanaprès deux décennies d’occupation. Il s’agissait en apparence de l’accomplissement de sa promesse de mettre fin aux « guerres éternelles » de Washington qui lui coûtaient « tant de sang et d’argent ».
La promesse implicite était que l’administration Biden allait non seulement ramener les troupes américaines des « bourbiers » du Moyen-Orient que représentaient l’Afghanistan et l’Irak, mais aussi veiller à ce que les impôts américains cessent de partir à l’étranger pour remplir les poches de fournisseurs militaires, de fabricants d’armes et de responsables étrangers corrompus. Les dollars allaient être dépensés sur le territoire national pour résoudre les problèmes nationaux.
Mais depuis l’invasion russe, cette hypothèse s’est effondrée. Dix mois plus tard, il semble fantaisiste d’imaginer qu’il y ait eu la moindre intention de la part de Biden.
En décembre, le Congrès américain a approuvé une augmentation colossale du « soutien » essentiellement militaire à l’Ukraine, portant le total officiel à une centaine de milliards de dollars en moins d’un an, avec sans doute beaucoup plus de coûts cachés au public. Ce montant dépasse de loin le budget militaire annuel total de la Russie.
Guerre en Ukraine : vers un « super-combat » d’un nouveau type ?
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Washington et l’Europe déversent en Ukraine des armes toujours plus offensives. Ainsi encouragé, Kyiv pousse de plus en plus le champ de bataille à l’intérieur du territoire russe.
Les responsables américains, tout comme leurs homologues ukrainiens, entendent combattre la Russie jusqu’à ce que Moscou soit « vaincu » ou que Poutine soit renversé, transformant ainsi ce conflit en une nouvelle « guerre éternelle » identique à celle à laquelle Biden venait de renoncer – cette fois-ci en Europe plutôt qu’au Moyen-Orient.
Début janvier, dans le Washington Post, Condoleezza Rice et Robert Gates, deux anciens secrétaires d’État américains, ont appelé Biden à « offrir de toute urgence à l’Ukraine une augmentation considérable de ses fournitures et capacités militaires ». […] Il est préférable [d’]arrêter [Poutine] maintenant, avant que l’on n’exige davantage des États-Unis et de l’OTAN. »
En décembre, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a averti qu’une guerre directe entre l’alliance militaire occidentale et la Russie était une « possibilité réelle ».
Quelques jours plus tard, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a été accueilli en héros lors d’une visite « surprise » à Washington. La vice-présidente américaine Kamala Harris et la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ont déployé un grand drapeau ukrainien derrière leur invité, telles deux groupies, pendant qu’il s’adressait au Congrès.
Les législateurs américains ont offert à Zelensky une ovation de trois minutes, plus longue encore que celle accordée à l’autre fameux « homme de paix » et défenseur de la démocratie, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Le président ukrainien s’est fait l’écho de Franklin D. Roosevelt, président américain durant la Seconde Guerre mondiale, en réclamant une « victoire absolue ».
Tout cela n’a fait que souligner le fait que Biden s’est rapidement approprié la guerre en Ukraine en exploitant l’invasion russe « non provoquée » pour mener une guerre américaine par procuration. L’Ukraine est devenue le champ de bataille permettant à Washington de revenir sur les dossiers inachevés de la guerre froide.
Compte tenu du timing, les esprits cyniques pourraient se demander si Biden ne s’est pas retiré de l’Afghanistan non pas pour se concentrer enfin sur le redressement des États-Unis, mais pour préparer son entrée dans une nouvelle arène de confrontation, afin de donner un nouveau souffle à cet éternel scénario américain d’une domination militaire tous azimuts.
Fallait-il « abandonner » l’Afghanistan pour permettre à Washington d’investir son argent dans une guerre contre la Russie dans laquelle il n’y aurait pas de pertes humaines américaines ?
Des intentions hostiles
La réponse qui vient, bien sûr, est que Biden et son administration ne pouvaient pas savoir que Poutine était sur le point d’envahir l’Ukraine. C’était la décision du dirigeant russe, pas celle de Washington. Sauf que…
De hauts responsables politiques américains et des experts des relations américano-russes – de George Kennan à William Burns, actuellement directeur de la CIA sous Biden, en passant par John Mearsheimer et feu Stephen Cohen – avertissaient depuis des années que l’expansion de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie sous l’égide des États-Unis ne pouvait que provoquer une réponse militaire russe.
Des partisans des rebelles ukrainiens pro-russes brandissent des photos montrant des dégâts, tandis qu’un enfant tient une pancarte aux couleurs de l’Ukraine sur laquelle on peut lire « Ukraine, dis non au fascisme » et « Stop aux nazis en Ukraine ! », le 16 mars 2015 à Berlin (AFP)
Poutine avait mis en garde contre ces dangereuses conséquences en 2008, lorsque l’OTAN a soumis pour la première fois l’idée d’une candidature de l’Ukraine et de la Géorgie – deux ex-États soviétiques frontaliers avec la Russie – à une adhésion. Il n’a laissé aucune place au doute en envahissant presque immédiatement la Géorgie, bien que brièvement.
C’est cette réaction « non provoquée » qui a vraisemblablement retardé l’exécution du plan de l’OTAN. Néanmoins, en juin 2021, l’alliance a réaffirmé son intention d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN. Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont signé avec Kyiv des pactes distincts en matière de défense et de partenariat stratégique, offrant ainsi à l’Ukraine de nombreux avantages liés à une appartenance à l’OTAN sans en faire officiellement un pays membre.
Entre les deux déclarations de l’OTAN en 2008 et 2021, les États-Unis n’ont cessé de signaler leurs intentions hostiles à l’égard de Moscou et de montrer comment l’Ukraine pourrait contribuer à leur position géostratégique agressive dans la région.
Washington se soucie moins de l’avenir de l’Ukraine que de son objectif consistant à épuiser la force militaire de la Russie tout en l’isolant de la Chine, qui semble être la prochaine cible des États-Unis dans leur quête de domination totale
En 2001, peu après le début de l’expansion de l’OTAN vers les frontières russes, les États-Unis se sont retirés unilatéralementdu traité ABM (« Anti-Ballistic Missile ») de 1972, destiné à éviter une course aux armements entre les deux ennemis historiques.
Libérés du traité, les États-Unis ont ensuite déployé des batteries de missiles dans le périmètre élargi de l’OTAN, en Roumanie en 2016 et en Pologne en 2022. Le discours employé pour couvrir ces mesures était que ces sites étaient purement défensifs et visaient à intercepter tout missile tiré par l’Iran.
Toutefois, Moscou ne pouvait ignorer que ces systèmes d’armement étaient également aptes à une utilisation offensive et que des missiles de croisière à tête nucléaire pouvaient pour la première fois être lancés vers la Russie dans un délai très court.
En 2019, le président Donald Trump a renforcé les inquiétudes de Moscou en se retirant unilatéralement du traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Cela a ouvert la porte aux États-Unis pour lancer une première frappe potentielle sur la Russie avec des missiles stationnés dans les nouveaux pays membres de l’OTAN.
Alors que l’OTAN flirtait une fois de plus avec l’Ukraine au cours de l’été 2021, la capacité des États-Unis à lancer une frappe préventive avec l’aide de Kyiv – et de détruire ainsi la capacité de Moscou à riposter efficacement, tout en brisant sa dissuasion nucléaire – était un danger qui devait vivement préoccuper les décideurs russes.
Le sceau des États-Unis
Cela ne s’est pas arrêté là. L’Ukraine post-soviétique était profondément divisée, tant sur le plan géographique qu’électoral, sur la question de savoir si elle devait se tourner vers la Russie ou vers l’OTAN et l’Union européenne pour préserver sa sécurité et son commerce. Au fil d’élections très serrées, elle a oscillé entre ces deux pôles. L’Ukraine était un pays en proie à une crise politique permanente et à une corruption profonde.
C’est dans ce contexte que s’est produit à Kyiv en 2014 un coup d’État/une révolution qui a renversé un gouvernement élu pour préserver les liens avec Moscou. Un gouvernement ouvertement anti-russe a été installé à sa place. Le sceau de Washington – sous couvert de « promotion de la démocratie » – était un élément omniprésent du changement soudain de gouvernement au profit d’un gouvernement étroitement aligné sur les objectifs géostratégiques américains dans la région.
De nombreuses communautés russophones d’Ukraine – concentrées dans l’est, le sud et la péninsule de Crimée – ont été révoltées par cette prise de pouvoir. Craignant que le nouveau gouvernement hostile installé à Kyiv ne tente de mettre fin à son contrôle historique de la Crimée et du seul port dont dispose la Russie dans les mers chaudes, Moscou a annexé la péninsule.
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D’après un référendum ultérieur, la population locale a soutenu cette décision à une écrasante majorité. Les médias occidentaux ont largement décrit un résultat frauduleux, mais des sondages occidentaux ultérieurs ont laissé entendre que les Criméens le jugeaient fidèle à leur volonté.
C’est toutefois la région orientale du Donbass qui a été l’élément déclencheur de l’invasion russe en février dernier. Une guerre civile a rapidement éclaté en 2014, opposant les communautés russophones de la région à des combattants ultra-nationalistes et anti-russes, originaires pour la plupart de l’ouest de l’Ukraine, parmi lesquels des néonazis décomplexés. Plusieurs milliers de personnes sont mortes au cours des huit années de combats.
Alors que l’Allemagne et la France ont négocié les accords dits de Minsk avec l’aide de la Russie pour mettre fin au massacre dans le Donbass en promettant à la région une plus grande autonomie, Washington a semblé encourager l’effusion de sang.
Les États-Unis ont déversé de l’argent et des armes en Ukraine. Ils ont formé les forces ultranationalistes ukrainiennes et se sont efforcés d’intégrer l’armée ukrainienne dans l’OTAN par le biais de son principe d’« interopérabilité ». En juillet 2021, alors que les tensions s’intensifiaient, les États-Unis ont organisé un exercice naval conjoint avec l’Ukraine en mer Noire, l’opération Sea Breeze, lors de laquelle la Russie a dû tirer des coups de semonce contre un destroyer de la marine britannique qui était entré dans les eaux territoriales de la Crimée.
À l’hiver 2021, comme l’a souligné le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, Moscou avait atteint son « point d’ébullition ». Les troupes russes se sont massées à la frontière ukrainienne dans des proportions sans précédent, signe manifeste que Moscou avait perdu patience face à la collusion de l’Ukraine avec ces provocations orchestrées par les États-Unis.
Le président Zelensky, qui a été élu pour sa promesse de rétablir la paix dans le Donbass mais qui s’est montré incapable de maîtriser les éléments d’extrême droite au sein de sa propre armée, a poussé dans la direction opposée.
Les forces ultra-nationalistes ukrainiennes ont intensifié le bombardement du Donbass dans les semaines qui ont précédé l’invasion. Dans le même temps, Zelensky a fait fermer des médias de premier plan et s’apprêtait à interdire les partis politiques d’opposition et à exiger des médias ukrainiens qu’ils mettent en œuvre une « politique d’information unifiée ». Alors que les tensions montaient, le président ukrainien a menacé de développer des armes nucléaires et de réclamer une adhésion accélérée à l’OTAN, vouée à embourber encore plus l’Occident dans le massacre du Donbass et à intensifier le risque d’une confrontation directe avec la Russie.
Éteindre la lumière
C’est alors, après quatorze années d’ingérence américaine aux frontières de la Russie, que Moscou a envoyé ses soldats – de manière « non provoquée ».
L’objectif initial de Poutine, quoi qu’en aient dit les médias occidentaux, semblait être le plus léger possible étant donné que la Russie lançait une invasion illégale. Dès le départ, la Russie aurait pu mener ses attaques dévastatrices actuelles contre l’infrastructure civile ukrainienne, fermer les voies de communication et éteindre la lumière dans une grande partie du pays. Mais elle semble avoir délibérément évité une campagne de choc et stupeur à l’américaine.
Un soldat d’une unité d’artillerie ukrainienne tire en direction de positions russes à la périphérie de Bakhmout, le 8 novembre 2022 (AFP)
À la place, elle s’est d’abord concentrée sur une démonstration de force. Moscou semble avoir supposé, à tort, que Zelensky aurait reconnu que son pays avait exagéré, qu’il se serait rendu compte que les États-Unis – situés à des milliers de kilomètres – ne pouvaient pas être les garants de sa sécurité et qu’il aurait été contraint de désarmer les ultra-nationalistes qui s’en prenaient aux communautés russes de l’est du pays depuis huit ans.
Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Du point de vue de Moscou, l’erreur de Poutine n’est pas tant d’avoir lancé une guerre non provoquée contre l’Ukraine que d’avoir trop tardé à l’envahir. L’« interopérabilité » militaire de l’Ukraine avec l’OTAN était bien plus avancée que ce que les planificateurs russes semblent avoir estimé.
Dans une récente interview, l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a supervisé les négociations de Minsk visant à mettre fin au massacre du Donbass, a semblé – bien que par inadvertance – se faire l’écho de cette opinion : les pourparlers ont servi de couverture pendant que l’OTAN préparait l’Ukraine à une guerre contre la Russie.
Beaucoup plus d’argent sera dépensé et beaucoup plus de sang sera versé. Il n’y aura pas de gagnants, à l’exception des faucons néoconservateurs en charge de la politique étrangère qui dominent Washington et des lobbyistes de l’industrie de la guerre qui tirent profit des aventures militaires sans fin de l’Occident
Au lieu d’empocher une victoire rapide et un accord sur de nouvelles dispositions en matière de sécurité régionale, la Russie est désormais engagée dans une guerre par procuration prolongée contre les États-Unis et l’OTAN, où les Ukrainiens servent de chair à canon. Les combats et les pertes humaines pourraient se poursuivre indéfiniment.
Alors que l’Occident est résolu à ne pas rétablir la paix et à expédier des armes aussi vite qu’elles sont fabriquées, l’issue s’annonce sombre, qu’il s’agisse d’une nouvelle division territoriale sanglante de l’Ukraine entre un bloc pro-russe et un bloc anti-russe par la force des armes ou d’une escalade vers une confrontation nucléaire.
Sans l’intervention prolongée des États-Unis, la réalité est que l’Ukraine aurait dû parvenir à un arrangement il y a de nombreuses années avec son voisin beaucoup plus grand et plus fort, tout comme le Mexique et le Canada ont dû le faire avec les États-Unis. L’invasion aurait été évitée. Aujourd’hui, le destin de l’Ukraine ne lui appartient guère. Elle est devenue un pion de plus sur l’échiquier des superpuissances.
Washington se soucie moins de l’avenir de l’Ukraine que de son objectif consistant à épuiser la force militaire de la Russie tout en l’isolant de la Chine, qui semble être la prochaine cible des États-Unis dans leur quête de domination totale.
En parallèle, Washington a atteint un objectif plus large en anéantissant tout espoir de compromis en matière de sécurité entre l’Europe et la Russie, en renforçant la dépendance tant militaire qu’économique de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et en poussant l’Europe à s’associer à ses nouvelles « guerres éternelles » contre la Russie et la Chine.
Beaucoup plus d’argent sera dépensé et beaucoup plus de sang sera versé. Il n’y aura pas de gagnants, à l’exception des faucons néoconservateurs en charge de la politique étrangère qui dominent Washington et des lobbyistes de l’industrie de la guerre qui tirent profit des aventures militaires sans fin de l’Occident.
- Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
Jonathan Cook
Lundi 13 février 2023 - 08:19 | Last update:7 hours 22 mins ago
- Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.
Les exigences de la guerre moderne de haute intensité épuisent rapidement les réserves d’armes et les ressources de toutes les parties engagées en Ukraine. Ce qui pourrait nous attendre devrait tous nous inquiéter.
Des soldats ukrainiens se préparent à utiliser un canon automoteur CAESAr de fabrication française contre des positions russes près d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk, le 26 décembre 2022 (AP)
En février 2022, les forces russes ont envahi l’Ukraine, initiant un processus qui, selon les prévisions de nombreux analystes, devait aboutir à une chute rapide du gouvernement Zelensky à Kyiv.
Le Kremlin s’attendait à une opération de courte durée semblable à la prise de contrôle de la Crimée en 2014 ou, au pire, à une guerre de faible intensité semblable au conflit syrien, à l’issue de laquelle certaines villes auraient ressemblé à Alep.
Même si la situation en Ukraine se résout sans armes nucléaires, ce conflit est d’une intensité inédite depuis 75 ans
Au lieu de cela, la Russie et le monde se retrouvent face à un conflit prolongé et sanglant, ainsi qu’au retour d’une guerre de haute intensité dans des proportions inédites depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’ampleur et la portée des technologies modernes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR) de précision, ainsi que le recours à des tactiques datant du milieu du XXe siècle, ont entraîné une augmentation spectaculaire du degré de destruction sur le champ de bataille.
Vers une guerre nucléaire tactique
Chose plus inquiétante encore, la personnalisation de la guerre par le président russe Vladimir Poutine, conjuguée aux importantes pertes matérielles et humaines subies par ses forces, pourrait engendrer un glissement vers une guerre nucléaire tactique et amener ainsi le risque d’un conflit existentiel.
Pourtant, même si la situation en Ukraine se résout sans recours aux armes nucléaires, ce conflit est d’une intensité inédite en Europe depuis 75 ans. Il est cependant facile d’imaginer comment les choses pourraient empirer.
Les gagnants et les perdants de la crise ukrainienne
Il suffit d’imaginer ce qui pourrait se passer si d’autres éléments, tels que des cyberattaques ciblant Internet, composante essentielle de tous les aspects de la vie quotidienne, ou encore des pandémies, des pénuries d’eau, des crises alimentaires, le réchauffement climatique et des interruptions de chaînes d’approvisionnement entraient dans l’équation d’un conflit analogue à la guerre en Ukraine.
Nous assisterions alors à une forme de guerre beaucoup plus conséquente, un « super-combat » qui ne se cantonnerait pas aux frontières d’un seul pays.
Le conflit ukrainien, rappelant pour l’essentiel les guerres de l’ère industrielle, présente également des éléments fondamentaux de la théorie controversée de la guerre de cinquième génération, inventée en 2002 par Robert Steele, un ancien agent de la CIA.
Menés principalement par le biais d’actes militaires non cinétiques, les conflits de cinquième génération emploient toutes les techniques des générations précédentes, notamment la guerre hybride, en y ajoutant les médias, la désinformation et la technologie.
Le président ukrainien a lancé très tôt l’offensive d’information, avec un usage inégalé de la persuasion, de la coercition (virant souvent à l’humiliation) et de la théâtralité
Quelle que soit l’opinion que l’on a de la guerre de cinquième génération, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ne comprend que trop bien l’importance de la guerre de la perception et de l’information, contrairement à l’ancien président afghan Ashraf Ghani, qui a failli dans la construction d’un discours bien avant que les talibans, versés dans l’usage des réseaux sociaux, ne marchent sur Kaboul.
Le président ukrainien a lancé très tôt l’offensive d’information, avec un usage inégalé de la persuasion, de la coercition (virant souvent à l’humiliation) et de la théâtralité.
Le monde n’était pas préparé à une guerre de grande ampleur sur le continent européen.
Puiser dans les réserves d’urgence
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des conflits ont été de faible intensité (maintien et imposition de la paix) ou de moyenne intensité (Libye, Irak, Vietnam, lutte contre le terrorisme).
L’Ukraine est le premier exemple de guerre de haute intensité où tous les moyens de la Russie, de l’Ukraine et de l’OTAN sont engagés sur un champ de bataille où l’on pensait que de telles guerres appartenaient au passé.
Guerre en Ukraine : Moscou freiné dans sa quête de contrats d’armement au Moyen-Orient
L’intensité de la guerre ne fait guère de doute – toutes les parties sont à court d’armes de précision, de drones et même de ressources de l’ère industrielle telles que des obus d’artillerie lourds et non guidés.
Des milliards de dollars de matériel consommé à un rythme effarant sont injectés dans cette guerre.
Les plus grandes armées du monde – la Russie, les États-Unis et la coalition de l’OTAN – ne se contentent pas de vider les stocks à portée de main, mais puisent également dans les réserves d’urgence.
On ne peut que se demander ce qu’en pensent les commandants régionaux américains chargés de la défense du Pacifique ou du Moyen-Orient.
Les stocks nécessaires à l’accomplissement de leurs missions seront-ils réquisitionnés ? Leurs missions principales seront-elles compromises pour soutenir les exigences de l’Ukraine ? Mais surtout, un épuisement de leurs stocks sera-t-il révélateur d’une faiblesse en matière de capacités et pourrait-il inciter les autres pays à tirer parti de la situation, comme la Chine en attaquant Taïwan ?
Le conflit ukrainien a ravivé des doctrines longtemps oubliées de guerre de haute intensité et de guerre quasi totale
Fondamentalement, le conflit ukrainien a ravivé des doctrines longtemps oubliées de guerre de haute intensité et de guerre quasi totale. Par ailleurs, compte tenu de la consommation spectaculaire d’armes de précision modernes, il démontre une mauvaise évaluation des stocks, des inventaires et même des effectifs en service actif nécessaires.
Il met également en évidence – plus encore que la récente guerre en Afghanistan – l’instrumentalisation de l’information par le biais de campagnes de propagande, principalement destinées à démoraliser l’armée du pays visé.
De l’impact des pressions économiques
Un exemple notable a été l’utilisation par l’Ukraine de prisonniers de guerre russes pour véhiculer un « sentiment de regret » dans des vidéos largement diffusées.
On pense que des campagnes soutenues de ce type contribuent à créer un climat de méfiance entre l’armée russe, le Kremlin et la population russe.
Guerre en Ukraine : dans la réponse de l’Occident, l’émotion a pris le pas sur la raison
L’approche menée par les États-Unis visant à isoler la Russie de la communauté internationale est un autre principe clé de la guerre de cinquième génération.
Les efforts déployés pour soumettre les Russes à une pression économique en provoquant des pénuries et une dévaluation du rouble, dans l’espoir de précipiter une réduction de leur capacité militaire et du soutien populaire au gouvernement, n’ont que peu porté leurs fruits.
Si le fait d’isoler le Japon de ses approvisionnements essentiels en pétrole pendant la Seconde Guerre mondiale a été déterminant pour la victoire des Alliés dans le Pacifique, l’économie mondiale interconnectée (sans parler des pays qui enfreignent les sanctions) a limité l’effet de pressions similaires appliquées la machine militaire russe.
Un autre facteur qui complique ce « super-combat » réside dans la présence de groupes militants distincts qui combattent pour l’argent ou pour une idéologie, qui reçoivent des armes et sont formés.
Ces groupes mènent des attaques terroristes dans tout le pays, raison pour laquelle il est difficile pour les armées traditionnelles de déterminer l’adversaire contre lequel elles doivent se battre.
Si les mercenaires et les idéologies ont eu leur place dans les guerres de faible et moyenne envergure tout au long de l’histoire, cela faisait un certain temps que ces paramètres n’avaient pas eu un tel impact dans une guerre de grande envergure
Parmi les autres groupes paramilitaires qui encombrent le champ de bataille ukrainien figurent le Secteur droit, le bataillon Aïdar, les Forces armées de la République populaire de Donetsk, les Forces armées de la République populaire de Lougansk et le groupe Wagner, sans oublier les volontaires étrangers qui imitent leurs arrière-grands-pères partis combattre en Espagne aux côtés des communistes contre les fascistes.
Si les mercenaires et les idéologies ont eu leur place dans les guerres de faible et moyenne envergure tout au long de l’histoire, cela faisait un certain temps que ces paramètres n’avaient pas eu un tel impact dans une guerre de grande envergure.
Des répercussions
Pourtant, malgré le niveau de combat qui caractérise la guerre de haute intensité en Ukraine, certains facteurs du monde moderne sont absents du champ de bataille. Des éléments supplémentaires tels que les pandémies, les crises alimentaires, le réchauffement climatique et l’interconnectivité du monde pourraient exacerber la guerre d’une manière jamais observée auparavant.
Le président américain Joe Biden et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky tiennent une conférence de presse à la Maison-Blanche, le 21 décembre 2022 à Washington (AFP)
L’inquiétude porte sur les répercussions. En d’autres termes, les différends peuvent se répéter et se développer dans les différentes sphères de conflit, dans un cadre asymétrique ou irrégulier.
La composition intégrée de ces conflits complémentaires, généralement qualifiée d’« hybride », peut éclater et se propager.
Par exemple, la concurrence et la confrontation par des moyens militaires sont renforcées par des hostilités numériques, économiques, financières voire culturelles.
Dans ce cas, on peut envisager un niveau de guerre dépassant l’intensité localisée des combats en Ukraine, un super-combat où la guerre dépasse les frontières d’un seul pays et inclut de multiples facteurs inédits de notre vivant.
Le Moyen-Orient, à l’exception des États rentiers opportunistes du Golfe, ressemble à une bombe prête à exploser, avec ses régimes instables et ses conflits ethniques
Malheureusement, il ne s’agit pas d’un simple exercice théorique. Le monde d’aujourd’hui laisse entrevoir de nombreux conflits dans différentes régions, qu’il s’agisse d’une conflagration potentielle entre l’Iran et l’Azerbaïdjan ou entre la Grèce et la Turquie, cette dernière risquant de précipiter la formation d’une fissure dans la résilience de l’OTAN.
Les incompatibilités en Asie (Taïwan, la péninsule coréenne, le différend russo-japonais sur les îles Kouriles, le conflit indo-pakistanais, etc.) peuvent donner lieu à une série de conflits apparemment sans lien entre eux.
L’Afrique, où des questions inter et intraétatiques entrent en jeu, pourrait être le théâtre d’une confrontation indirecte entre puissances dominantes, à savoir la France, la Chine et les États-Unis.
Le Moyen-Orient, à l’exception des États rentiers opportunistes du Golfe, ressemble à une bombe prête à exploser, avec ses régimes instables et ses conflits ethniques. Des conflits régionaux et intracommunautaires fragmentés pourraient enflammer une combinaison d’anciennes et de nouvelles hostilités.
Des leçons à tirer de l’Ukraine
À l’aube de 2023 sur le champ de bataille ukrainien, l’espoir d’une victoire rapide d’un camp ou de l’autre est mince.
Les analystes militaires et les experts se sont systématiquement trompés en prédisant une victoire rapide de la Russie. Quant aux prédictions d’une offensive de grande envergure censée chasser la Russie d’Ukraine ou d’une défaite stratégique de l’armée russe, celles-ci se sont révélées complètement fausses.
Guerre en Ukraine : l’essor de l’industrie iranienne des drones
Mais les leçons à tirer de l’Ukraine en matière de guerre moderne sont évidentes.
Le manque d’effectifs et de matériel, les délais de livraison allongés et le coût exorbitant des armes de précision déconcertent les planificateurs de guerre et les commandants opérationnels qui se sont complètement égarés dans le calcul des besoins liés à une guerre moderne de haute intensité.
Il est clair qu’une période de militarisation a déjà commencé, ce qui se traduit par des niveaux élevés de dépenses, des réalignements dans les alliances ou des économies de ressources en vue d’un conflit probable.
De plus, les méthodes privilégiées sont appelées à s’étendre via l’exploitation des nouvelles opportunités et des nouveaux risques de la vie (post)moderne.
Si la guerre en Ukraine a surpris le monde entier par son intensité et les coûts qu’elle engendre, elle pourrait être bien pire
Mais surtout, compte tenu de l’absence de littérature sérieuse chez les stratèges et planificateurs travaillant à plus long terme, un point essentiel semble être oublié : si la guerre en Ukraine a surpris le monde entier par son intensité et les coûts qu’elle engendre, elle pourrait être bien pire.
Si beaucoup pensent que l’étape suivante sur le champ de bataille conventionnel en Ukraine serait une confrontation nucléaire, il existe une forme intermédiaire de guerre, un scénario de super-combat qui reprend tous les éléments de la guerre en Ukraine en y ajoutant d’autres facteurs : des cyberattaques contre les infrastructures civiles et les systèmes financiers, une propagande « deepfake » déguisée en véritable information, des flux massifs de réfugiés, des pandémies susceptibles de provoquer une concurrence entre les besoins médicaux des civils et ceux des combattants, ou encore une instrumentalisation des denrées alimentaires et de l’eau.
Au-delà du type de massacre observé en Ukraine, ces autres facteurs ont la capacité de porter la guerre conventionnelle à un niveau supérieur et d’ouvrir la porte à un type de super-combat qui pourrait être bien plus dévastateur que tout ce qui a été observé jusqu’à présent dans cette guerre.
- Murat Aslan est chercheur en défense et sécurité à la SETA Foundation en Turquie et membre de l’université Hasan Kalyoncu.
- Tanya Goudsouzian est une journaliste canadienne qui couvre le Moyen-Orient et l’Afghanistan depuis plus de vingt ans. Elle a été rédactrice d’opinion pour Al Jazeera English Online.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Alger a tout intérêt à entretenir de bonnes relations tant avec Moscou qu’avec l’Occident, mais comme Poutine fait durer le conflit, la donne pourrait changer.
Image : alexfan32 via shutterstock.com
Ancrée dans une approche des affaires mondiales fondée sur le non-alignement depuis les années 1970, la réaction de l’Algérie face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas été surprenante.
Désireuse de ne vexer ni le Kremlin ni l’Occident, l’Algérie est restée neutre dans ce conflit. La situation en Ukraine, qui a dangereusement fait monter les tensions entre la Russie (partenaire stratégique et principal fournisseur d’armes de l’Algérie) et les partenaires occidentaux de ce pays nord-africain, est une épreuve majeure pour le non-alignement algérien à l’échelle internationale.
Quand Washington a voulu mobiliser la communauté internationale contre Moscou lors de l’Assemblée générale des Nations unies début mars, l’Algérie a été le seul pays arabe à s’être abstenu lors du vote de la résolution échafaudée par les États-Unis. Par la suite, les Algériens ont à nouveau adopté une position neutre à l’ONU pour d’autres votes portant sur l’invasion russe.
« La réaction de l’Algérie à l’invasion russe de l’Ukraine a été modérée », a confié Geoffrey Porter, PDG de North Africa Risk Consulting, à Responsible Statecraft. « Elle ne se considère pas comme partie prenante dans le conflit et n’a par conséquent pas pris position. » Même si cette approche a bel et bien servi les intérêts algériens, plus le conflit fera rage, plus difficile il lui sera de conserver sa neutralité.
À Washington, certains commentateurs et législateurs occidentaux accusent l’Algérie de soutenir la Russie dans cette guerre. Même si Alger et Moscou entretiennent un robuste partenariat remontant à la Guerre froide, l’Algérie ne s’est pas alignée sur la Russie et les deux pays ne partagent pas le même point de vue sur le conflit.
Le fait que le ministre des Affaires étrangères russe Sergei Lavrov ait déclaré en mai que Moscou comprend l’attitude de l’Algérie, sans toutefois lui exprimer son soutien, en est une illustration. Selon William Lawrence, professeur de sciences politiques à l’American University, cette déclaration « signifie que, en privé, la Russie porte un regard critique sur cette attitude, mais qu’elle n’ira pas plus loin ».
L’État et la société algérienne sont très sensibles au maintien de leur indépendance à l’échelon international. Bien que les Russes ne souhaitent pas voir l’Algérie respecter les accords énergétiques qui la lient aux puissances européennes (et encore moins les aider à traverser la crise énergétique mondiale en cours), Alger choisit de jouer un rôle utile aux puissances occidentales dans le cadre de la guerre. L’Algérie, à la différence de l’Iran et de la Corée du Nord, n’a d’aucune façon soutenu le comportement sans scrupule de la Russie en Ukraine. De la même manière, l’Algérie n’a pas cédé aux pressions occidentales l’exhortant à cesser toute entente avec la Russie, ni adopté de positions officielles contre Moscou à propos de l’Ukraine.
Toujours pour Responsible Statecraft, Lawrence a ajouté : « Alger a ici l’occasion (et elle l’a dans une certaine mesure saisie) d’aller plus loin et d’indiquer à l’Europe et aux capitales occidentales ce à quoi ressemble une véritable neutralité. »
L’importance du maintien algérien de ses liens étroits avec Moscou ne résulte pas forcément de ses affinités pour la Russie, mais au contraire d’une méfiance largement répandue chez les Algériens vis-à-vis des intentions de la France et des autres membres de l’OTAN.
Le dossier du Sahara occidental reste central dans les prises de décisions relatives à la politique étrangère algérienne. Alger considère que l’appui grandissant des Occidentaux en faveur du Maroc pose problème et qu’il justifie d’entretenir des liens très étroits avec la Russie, même si Moscou ne lui a pas été nécessairement d’un grand soutien sur ce dossier. Alger estime qu’elle doit continuer à acheter des armes russes, se sentant de plus en plus menacée par la situation au Sahara occidental et la normalisation des relations entre le Maroc et Israël.
D’une certaine façon, la guerre en Ukraine a servi les intérêts de l’Algérie. Les dilemmes énergétiques européens soulevés après le 24 février ont accru l’importance stratégique de l’Algérie vis-à-vis de l’Occident, à mesure que les membres de l’UE s’efforçaient de se sevrer des hydrocarbures russes.
Cette année, les exportations de gaz naturel algérien vers l’Italie ont augmenté de 20 %. Plus tôt ce mois-ci, le géant de l’énergie italien ENI a annoncé qu’il s’attendait à un doublement des importations italiennes de gaz algérien d’ici 2024, et à une augmentation de 50 % des exportations de l’Algérie vers la France.
La Slovénie s’est elle aussi tournée vers l’Algérie pour qu’elle l’aide à se tenir au chaud cet hiver. La ministre des Affaires étrangères Tanja Fajon et le ministre de l’Équipement Bojan Kumer se sont rendus en Algérie plus tôt dans le mois, afin de conclure un accord entre la Sonatrach (compagnie pétrolière nationale de l’Algérie) et Geoplin (plus grand distributeur slovène de gaz naturel), en vertu duquel l’Algérie couvrira un tiers des besoins de ce pays d’Europe centrale pendant les trois années à venir et ce, dès le 1er janvier 2023.
Pourtant, cela n’a pas fragilisé les relations entre l’Algérie et la Russie. « Cela a été applaudi comme jamais par les capitales européennes, malgré le renforcement des liens avec Moscou », a déclaré Porter. « L’Algérie a profité de ce conflit sans avoir à compromettre ses principes de politique étrangère. »
Le refus de l’Algérie de s’aligner sur l’Occident contre la Russie a toutefois amené certains responsables américains à demander des sanctions. En septembre, des législateurs républicains, avec à leur tête la Républicaine Lisa McClain (représentante du Michigan) ont exigé que les États-Unis punissent l’Algérie, en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act [loi du Congrès qui renforce les sanctions déjà existantes contre l’Iran, la Corée du Nord et la Russie et qui doit également s’appliquer aux entreprises européennes, NdT, source : Wikipédia]. McClain a accusé Alger de « soutien politique au régime tyrannique de Poutine ». Bien que la raison officiellement invoquée porte sur les importantes acquisitions d’armes russes par l’Algérie, les responsables américains sont également mécontents du soutien d’Alger en faveur de la réhabilitation du gouvernement syrien, ainsi que de son opposition aux accords d’Abraham.
Cela étant, l’administration Biden est peu susceptible de prendre des mesures contre l’Algérie, dans la mesure où elle coopère avec Washington dans sa lutte contre le terrorisme et d’autres domaines.
« Il existe une distinction entre les législateurs de Washington et les professionnels de la politique étrangère », a expliqué Porter. « Ces derniers connaissent mieux les particularités des engagements de la politique étrangère algérienne. Ils situent la politique étrangère de l’Algérie dans un cadre géographique et historique plus large, et sont moins susceptibles de réagir à des développements ponctuels. Quant aux législateurs, ils sont plus enclins à tenter de rapidement marquer des points politiques plutôt que de nouer des liens durables faisant progresser les intérêts de la politique étrangère américaine. Pour cette raison, une fois qu’elles atteindront le département d’État du président Biden, leurs exhortations à sanctionner l’Algérie tomberont dans l’oreille d’un sourd.
Lawrence a déclaré que le seul cas où ces sanctions pourraient s’accentuer serait « si l’Algérie [venait] soutenir matériellement la guerre russe en Ukraine, ce qu’elle ne fera pas ».
De plus, il est peu probable que les sanctions américaines modifient les relations que l’Algérie entretient avec la Russie. Au contraire, elle pourraient alimenter la méfiance grandissante d’Alger vis-à-vis des États-Unis et l’inquiétude croissante que suscite la présence de groupes d’influence marocains à Washington. « Alger restera proche de Moscou », a déclaré Dalia Ghanem, chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center de Beyrouth, à Responsible Statecraft. « Les sanctions [imposées] par les États-Unis, si elles sont validées, ne changeront rien. Au contraire, elles attireront davantage l’hostilité de l’Algerie, et cela n’augurera de rien de bon pour les États-Unis, dans la mesure où ils ont encore besoin [de l’Algérie comme alliée] au Sahel et pour tout ce qui touche au contre-terrorisme. »
Néanmoins, la Russie ne peut pas considérer comme acquis le refus de l’Algérie de dégrader ses relations avec Moscou, ni même de la voir critiquer le gouvernement de Poutine, particulièrement si la Russie décide de faire usage de l’arme nucléaire en Ukraine. Les tests nucléaires par la France en Algérie entre 1960 et 1966, entraînant une contamination irréversible de la région, ont eu un impact négatif encore présent au sein de la population algérienne, qui explique la position antinucléaire irréductible de l’Algérie.
L’utilisation d’armes nucléaires ne serait pas nécessairement ce qui ferait changer l’Algérie de posture dans la guerre en Ukraine. Si le conflit se poursuivait et que les Russes continuaient de frapper des infrastructures civiles et des Ukrainiens innocents, la perspective algérienne sur le conflit pourrait éventuellement évoluer. Il s’agit là d’une contradiction inhérente entre la doctrine de gouvernance souverainiste de l’Algérie, qui repose sur le principe d’une défense des droits souverains des États-nations, et son refus de condamner l’invasion russe et l’appropriation de terres ukrainiennes.
Dans ce contexte, une sympathie grandissante pour les Ukrainiens (et en particulier pour la minorité musulmane du pays) pourrait susciter quelque sensibilité chez les Algériens, qui pourrait plus tard se manifester, de façon officielle ou officieuse, sous la forme de positions plus favorables à Kiev. En tant que pays arabe le plus impliqué dans l’ONU comme institution internationale, un recensement plus exhaustif des atrocités commises par les Russes en Ukraine pourrait inciter les responsables algériens à pointer du doigt la Russie pour son comportement de voyou.
Lawrence a souligné l’histoire du positionnement de l’Algérie lors de la guerre civile ayant fait rage entre 1992 et 1995 en Bosnie (autre conflit européen ayant secoué les sensibilités islamiques en Algérie), estimant qu’elle pourrait servir d’indicateur quant à la possible évolution de la posture algérienne au sujet de la guerre en Ukraine.
En définitive, l’Algérie se réjouirait de la paix en Ukraine mais, jusqu’ici, Alger s’est abstenue de tout commentaire contre Moscou. Pourtant, à mesure que le nombre de pertes civiles ukrainiennes continue d’augmenter, faisant craindre que ce conflit se propage dans d’autres pays européens, la possibilité n’est pas exclue de voir l’Algérie se mettre à condamner publiquement l’agression russe. Jusqu’ici, toutefois, l’Algérie s’est concentrée sur les façons d’accroître son importance géo-économique vis-à-vis de l’Occident sans se mettre la Russie à dos, estimant qu’un non-alignement soutenu sert ses intérêts nationaux.
Dans un entretien avec Joëlle Hazard, journaliste et experte des questions du Moyen Orient, notre chroniqueur Xavier Houzel revient, avec l’indépendance d’esprit et l’érudition qu’on lui connait, sur les accords de Minsk de 2014, qui n’ont jamais été appliqués, sur le double jeu américain, sur les propositions de paix du Pape François, sur la responsabilité des crises en Palestine et en Syrie dans le déclenchement du conflit ukrainien, ou encore sur la prise de conscience israélienne du danger que représenterait une guerre totale.
Xavier Houzel veut conserver l’espoir que la poursuite d’un dialogue auquel, selon lui, croit encore Poutine, ouvrira la voix d’un règlement de la guerre en Ukraine, dont beaucoup d’acteurs internationaux, y compris en tète les États Unis, portent une part de responsabilité.
Le président russe, Vladimir Poutine, s’est exprimé ce jeudi après-midi lors du forum du club Valdaï. « Nous sommes à un moment historique. Nous sommes sans doute face à la décennie la plus dangereuse, la plus importante, la plus imprévisible » depuis 1945, a-t-il notamment indiqué.
Joelle HazardL’escalade se poursuit entre la Russie et l’Ukraine, même si le froid va contribuer à geler provisoirement la situation sur le terrain. Comment expliquez-vous qu’aucune médiation n’ait pu aboutir après huit longs mois de guerre ?
Xavier Houzel Aucune tentative de médiation intelligente n’a été encore osée par personne, à deux exceptions près, celle du Pape François – qui est sur la durée – et celle de l’Algérie – qui est la plus récente ! Et à cela, je ne vois qu’une double explication de complotiste : que l’escalade actuelle est entretenue de l’extérieur – comme le furent, depuis la seconde guerre mondiale, toutes les surenchères révolutionnaires et guerrières au Moyen-Orient – et que l’affrontement en cours n’a pas encore atteint son objectif. Il est risqué de s’opposer de front à l’Amérique.
On revient toujours au Pétrole, au Gaz et à leurs routes et à ce que les philosophes allemands appellent le Dasein – l’être-en-situation – que le président Poutine et Israël traduisent par Existence. La Russie post soviétique et Israël ont, l’une comme l’autre, un problème existentiel. Une médiation voudrait, pour être un succès, qu’une analyse du mal et de ses racines soit faite au préalable, comme le fait le Pape en élevant le débat et comme l’Algérie a tenté de le faire au Sommet de la Ligue Arabe, le Jour des morts, à Alger, en le recentrant à son tour sur la question de la Palestine.
« Les crises de Palestine, d’Iran et de Syrie sont congénitalement liées à celle de l’Ukraine ».
La question n’est pas de savoir s’il faut coûte que coûte arrêter cette guerre pendant qu’elle bat son plein ou s’il serait préférable d’attendre le verdict des armes, comme le président ukrainien Volodymyr Zelensly insiste pour le faire. Bien sûr qu’il faut tout faire pour arrêter cette guerre, non seulement parce qu’elle est meurtrière, mais aussi parce qu’elle est inepte.
Dans son discours du 27 octobre devant les membres du Club Valdaï, le président Poutine s’en est pris à l’Occident Il a aussi déploré le fait que le président Macron ait rendu publique une partie de la conversation qu’ils avaient eue ensemble. Mais, par ce même message, ce dernier lui propose implicitement de poursuivre leur dialogue mais « autrement »
Joelle Hazard Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Quelles sont les causes de la guerre ? Qui a tort et qui a raison ?
Xavier Houzel. À la fin de la Guerre Froide, des accords écrits et non écrits ont été passés : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) devait rester cantonnée à bonne distance des nouvelles frontières ; or ce modus vivendi n’a pas été respecté. Privée des anciens satellites de la défunte Union Soviétique, la Russie attendait de ses voisins à l’Ouest qu’ils multipliassent avec elle des échanges économiques équilibrés ; or ce ne fut pas fait, non plus.
Le gazoduc Brotherhood construit par l’Union Soviétique en 1967 pour approvisionner l’Ukraine et l’Allemagne de l’Est, faisait l’objet de coulages (loss in transit) et d’énormes arriérés de paiement, aussi la Russie et l’Allemagne Fédérale s’étaient-elles résolues à contourner le mauvais payeur (l’Ukraine) en construisant successivement les deux gazoducs sous-marins de « Nord Stream I » et de « Nord Stream II », à grand prix !
En 2014, la révolution de Dignité, dite de Maïdan, s’était soldée par des accords intérimaires entre l’Ukraine et la Russie sur la Crimée et les minorités russophones de l’Est et du Sud ; or ces Accords, dits de Minsk, n’ont jamais été mis en œuvre, en dépit de garanties formelles données à Moscou par la France et l’Allemagne. Le dasein était funeste.
« Lorsqu’un contingent de l’armée russe envahit l’Ukraine, en février 2022, ce fut un tollé comme pour un viol dans une maison close ! »
En d’autres temps, bien avant les images de chars en mouvement, un général de Gaulle se serait fait une idée précise du casus belli. À coup sûr, au moins trois de ses successeurs, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac, en auraient fait autant : c’était l’honneur de la France ! Le gouvernement français s’honorerait aujourd’hui de ne pas attendre 60 ans, comme avec le rapport de Benjamin Stora sur la Guerre d’Algérie, pour démêler le vrai du faux parmi les allégations qui circulent sur les ingérences américaines et anglaises en Ukraine depuis 2013.
La guerre d’Ukraine n’est plus une opération spéciale conduite pour une affaire de bornage chez des voisins indélicats, c’est bel et bien une guerre ouverte livrée entre les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie sur un théâtre d’opérations ukrainien, réduit à une fonction de proxy en informatique. L’enjeu d’un seul accès à la Crimée par le couloir du Donbass n’aurait jamais justifié de tels transports – un pont flambant neuf y suppléant !
« Les enjeux de cette guerre dépassent très largement les frontières de l’Ukraine ».
L’Américain et le Russe tiennent chacun leur prétexte : l’OPEP Plus pour l’un et l’extension de l’OTAN pour l’autre, deux interdits à ne pas transgresser. Et ils n’en démordent pas. Il ne s’agit pas de leurres, mais de brandons bien réels, autrement dit : de barbichettes par lesquelles ils se tiennent. Une médiation circonscrite à ces obstacles-là pourrait, au mieux, faire espérer un cessez-le-feu, mais pas la Paix, sachant que ces entraves-là ne sont que l’écume d’une mer démontée mais nullement le cœur du problème, lequel se situe au Moyen-Orient plutôt qu’au sein de la vieille Europe, où l’on ne trouve, hélas, ni de Pétrole ni de Gaz.
La Crise israélo-palestinienne – qu’il faudrait inventer si elle n’existait pas ! – est la matrice de tous les abcès de fixation de ce dysfonctionnement global au Moyen-Orient, en particulier en Iran et en Syrie, qui empoisonne les relations internationales depuis un demi-siècle. Israël ou la Palestine (selon le point de vue que l’on a choisi) sont à l’origine de la Guerre d’Ukraine (par effet papillon). TotalEnergies ne serait pas aventuré en Sibérie et l’Allemagne non plus, si l’Irak et l’Iran n’avaient pas été frappés de sanctions. Mais, au-delà du Pétrole et de ses chimères, ces drames ont la dimension spirituelle de la « crise decivilisation » qui les englobe.
Le Pape François ne s’y est pas trompé dans sa supplique au président Poutine, avant de recevoir à Rome le président Macron et de se rendre ensuite à Bahreïn pour y retrouver le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Sunnite Ahmed al-Tayeb. Ce pape jésuite était déjà allé prier pour la Paix – huit ans auparavant – à Jérusalem, le « trou noir » des religions de l’Arbre. Il avait rejoint, en mars 2021, l’Ayatollah Chiite Ali Al-Sistani à Bassorah, avant de présider une rencontre interreligieuse à Ur, la ville natale du Patriarche Abraham (Ibrahim pour les Musulmans). Donald Trump et son gendre Kushner lui avaient, en quelque sorte, volé la politesse avec les premiers Accords d’Abraham.
Joëlle Hazard Que cherche réellement Poutine désormais ? Une révision des Accords de Minsk, une annexion d’une partie de l’Ukraine, un recul de l’OTAN ? Faute de victoire, aurait-il les moyens de mettre le feu aux poudres au Moyen-Orient ?
Xavier Houzel. C’est au président de la Fédération de Russie de dire ce que son pays recherche. Le mieux serait de le lui demander personnellement, voire d’interroger, dans son entourage, une ou plusieurs personnalités autorisées à répondre à une telle question. Mais on peut essayer de deviner. Sans être un grand clerc, on peut considérer les Accords de Minsk comme caduques. Il faudra innover pour trouver une solution aux problèmes des frontières et l’on peut d’ores et déjà affirmer que la Russie maintiendra jusqu’au bout la mise en garde qu’elle n’a cessé d’afficher concernant l’OTAN.
C’est une faute monumentale que de vouloir étendre la couverture de l’Otan à la Suède et à la Finlande d’abord et de menacer de l’élargir ensuite à l’Ukraine, voire plus tard à la Géorgie. Je ne comprends pas, pour ma part, la décision du gouvernement français de souscrire sans réserve à cette option et je loue, pour une fois, le président Orban de Hongrie et le président Erdogan de Turquie d’apposer leurs vetos à cette extension, quelle que soit l’habillage qu’ils donnent à une telle preuve de sagesse. Il faudrait leur dresser une statue !
Quant à la réponse à la troisième partie de votre question, la Guerre d’Ukraine a été déclenchée, au fond, à la suite et à cause du rapprochement opéré par la Russie avec l’OPEP, emmenée de son côté par le prince Mohamed bin Salman (MBS) d’Arabie saoudite. Jusqu’alors, l’Amérique avait la haute main sur les cours du Pétrole et du Gaz en raison du Pacte du Quincy ; or, voilà que, sans coup férir mais au prix d’un camouflet donné à l’Amérique, la Russie l’a remplacée. Les perspectives du Moyen-Orient en ont été bouleversées.
La Russie est présente en Syrie où ses bases lui sont aussi précieuses que celles de Crimée : la Crimée lui donne une dimension régionale en Mer Noire mais la Syrie lui permet uneprojection mondiale. Les troupes américaines encore stationnées en Syrie y sont très vulnérables, raison pour laquelle l’Amérique ne cache plus son intention de quitter bientôt le pays. En risquant une attaque contre la base navale de Tartous ou à la base aérienne russe de Hmeimim, les Américains prendraient une option sérieuse pour la troisième guerre mondiale ; beaucoup plus encore qu’en frappant, par exemple, le Pont de Crimée ou un navire amiral russe en haute mer.
Joelle Hazard. L’alliance objective que la Russie a développée avec l’Iran est stigmatisée par la façon avec laquelle Moscou a retardé et en réalité empêché le retour de l’Amérique dans l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire (JCPOA).
Xavier Houzel. La vente par l’Iran à la Russie de drones et de missiles ne se serait pas faite sans une grande connivence et des contreparties. Il s’en faudra de peu que l’Iran n’annonce, devant les résultats des élections de mi-mandat, la fin des pourparlers qu’elle continue de poursuivre avec l’AIEA. Il y a effectivement un risque qu’une telle situation ne mette un jour le feu aux poudres quelque part au Moyen-Orient, du fait des Israéliens, des Américains ou même des Iraniens ! Au Moyen-Orient, tout le monde tient une mèche incendiaire et peut la brandir.
C’est l’une des raisons pour laquelle il faudrait pouvoir régler au plus vite les problèmes encore en suspens entre l’Iran, l’Amérique et Israël et réussir à sauver l’Accord de Vienne sur le Nucléaire (le JPCOA). II faut œuvrer en faveur de la réintégration d’urgence de la Syrie dans la communauté internationale et dépêcher sur place des équipes avec des moyens pour enrayer une épidémie de choléra. Il faudra surtout convaincre Israël de trouver une solution au problème palestinien et ne pas hésiter, pour y parvenir, à le menacer de sanctions, s’il n’y parvenait pas.
Joëlle Hazard le retour en scène de Netanyahou en Israël et probablement celui des Trumpistes aux élections de mi-mandat aux Etats-Unis risquent de jouer un rôle crucial dans les mois à venir. Quels pourraient en être les effets les plus dommageables ?
Xavier Houzel Au point où nous en sommes, devant les atermoiements et les louvoiements des Israéliens entre leurs mentors américains et leurs amis russes et leur danse du ventre éhontée devant le Maroc et les Émirats Arabes Unis sans tenter d’améliorer en rien le sort des Palestiniens, je plébiscite le retour aux affaires du Premier ministre Netanyahou. Au moins, Netanyahou est-il un personnage carré ! A force de menacer l’Iran des frappes (soit proprio motu, soit comme proxy des Américains), Israël prend le risque de déclencher des heurts avec la Russie, ce qu’elle doit éviter à tout prix en Syrie. Pendant l’absence de Netanyahou, la classe politique israélienne a pris conscience de sa responsabilité et du danger de guerre mondiale pour l’existence même d’Israël.
Le retrait précipité d’Afghanistan des troupes américaines a provoqué d’immenses dégâts au Moyen-Orient, à mettre au déficit de Joe Biden. La manière avec laquelle son administration a horriblement mal géré l’affaire Khashoggi a laissé la brouille s’installer entre le royaume wahabite et Washington. L’ancien président Trump était parvenu à esquiver le pire ; le président Biden a été incapable de retenir l’Iran dans la mouvance occidentale ; les démocrates ont fait lanterner ses négociateurs jusques aux midterms, en leur faisant regretter le pragmatisme des républicains en dépit de leur brutalité.
Joelle Hazard La France est-elle en état, en position et en mesure de jouer le moindre rôle d’intermédiaire dans des négociations entre Moscou et Kiev ?
Xavier Houzel.Intervenir entre Moscou et Kiev ? Je ne l’imagine même pas : les Russes et les Ukrainiens conservent toutes les lignes qui leur sont nécessaires, en cas de besoin. Et Kiev reçoit ses ordres de Washington. Mais il est vrai que, si la France ne tentait pas quelque chose avant le prochain G20 et avant l’hiver en se distinguant par une vision qui lui est propre, elle abdiquerait sa place de grand pays. En citant Dostoïevski à ce propos, Vladimir Poutine glisse ce conseil à son cadet français, parce que seule la France, à condition de le vouloir, est en mesure de jouer ce rôle primordial entre la Russie et les États-Unis – où elle conserve un ascendant moral – et que c’est ce qui importe exclusivement. Elle pourra s’atteler simultanément aux tâches collatérales également urgentes ; d’abord, à la reprise d’un dialogue apaisé avec la Syrie, interrompu depuis dix ans dans des conditions désastreuses ; ensuite, à l’amélioration de ses propres relations diplomatiques avec l’Iran, devenues exécrables – en commençant par la nomination d’un ambassadeur et par l’arrêt de ses propres invectives (même amplement justifiées par la répression violente des manifestations actuelles ; à la reprise, enfin, de ses efforts pour une entente plus constructive entre Israël et les Palestiniens, comme autrefois tous les présidents français (avant Nicolas Sarkozy et François Hollande) les avaient déployés.
Joëlle Hazard Quels sont les pays les mieux à même de contribuer à une sortie de l’impasse ?
Xavier Houzel. En dehors des fauteurs et des victimes des différentes crises, je distinguerais quatre interlocuteurs majeurs. Parmi eux, je mettrais en tête l’Algérie, avec laquelle la France renoue des liens historiques ; Alger vient de réconcilier le Fatah et le Hamas, dont les dirigeants font à nouveau le chemin de Damas ; les dirigeants algériens font exactement la même analyse que celle que je défends devant vous ; ils entretiennent les meilleurs relations possibles avec la Russie. En deuxième position, je placerais les Émirats Arabes Unis, en la personne de leur président, l’émir Mohamed bin Zayed (MBS), qui parle a tout le monde et bénéficie de gros moyens, d’une réelle expérience et d’une bonne crédibilité personnelle. En troisième position, je choisirais la Hongrie – un ancien satellite de l’Union Soviétique mais nostalgique d’un empire différent – et le président Orban, parce que ce dernier bloque l’extension de l’OTAN. Enfin, mais le plus discrètement possible, je ferais confiance à l’ancien président Trump ! Oui, l’ancien président Trump, parce qu’il est beaucoup plus diplomate qu’on ne le pense, étant un homme d’affaires et un bon négociateur et le seul à même de fléchir le président de la Fédération de Russie ; disons qu’il serait capable d’en calmer l’ire légitime après les commentaires désobligeants dont il a fait l’objet. Je comprends la harangue du président Poutine contre l’Occident, qui appelle cette citation de Georges Corm : « La notion d’Occident, aujourd’hui plus qu’hier, lorsqu’elle suscitait des querelles entre Européens, n’est plus qu’un concept creux, exclusivement géopolitique, sans contenu enrichissant pour la vie de l’esprit et pour bâtir un avenir meilleur. C’est la culture politique américaine qui a repris la notion à son compte et en a fait un usage si intensif au temps de la Guerre froide qu’elle ne semble plus pouvoir l’abandonner. En Europe, les vieilles et redoutables querelles philosophiques, mystiques et nationalistes, qui s’étaient polarisées sur ce terme chargé d’émotion, désormais apaisées, c’est avec délectation que le concept est employé pour confirmer sa fonction mythologique d’une altérité unique par rapport à tout ce qui est hors d’Occident et d’un sentiment de supériorité morale à laquelle le reste du monde doit s’ajuster ». L’Iran fait partie de l’Occident, que je sache – la Perse s’étant longtemps baignée en Mer Méditerranée, et la Russie de Saint-Pétersbourg en partage depuis deux siècles l’âme et la culture à plus d’un titre.
Tous ces efforts pour aboutir à l’Organisation par la France d’une ambitieuse conférence pour la Paix, qui aurait pour parrains proactifs la France, la Russie, l’Iran, l’Algérie et le Vatican, avec pour but l’extension progressive à la Syrie et à l’Iran des Accords d’Abraham – avec le soutien affichés des Trumpistes au grand ravissement des Juifs courtisés par tout le monde. Par ce moyen apparemment détourné – une sorte de Congrès de Versailles, où les missions seraient réparties entre les chancelleries et les instances religieuses. Les premiers dialogues entre Israël et l’Iran, entre les États-Unis et l’Iran, entre les Palestiniens (unis) et les Israéliens, entre les Russes et les Américains, seraient inaugurés, la Diplomatie française travaillant ainsi directement pour la Paix en Ukraine, sans avoir à le dire. Un rêve !
Je serais prudent avec l’Allemagne, parce que cette dernière préfère le business avec la Chine sans en assumer la responsabilité ; je garderais mes distances avec Bruxelles ; je me méfierais du président turc, parce qu’il est sectaire et mercantile et qu’il penche trop facilement du côté du plus offrant et j’éviterais l’ONU, dans le cadre de laquelle aucune crise majeure n’a jamais été définitivement résolue depuis sa création. Une inconnue subsiste avec MBS, qui aurait pu être un grand roi : il ne tenait qu’à lui de démonter le stratagème de l’OPEP Plus qui faisait de lui le maître des horloges – un balancier d’or entre la Russie, l’Amérique et la Chine, qu’on aurait tort d’oublier -, mais il ne l’a pas fait ! Il aurait aussi pu reprendre à son compte l’offre de Paix faite à Israël en 2002 par le roi Abdallah et conjuguer cette approche avec la dynamique des Accords d’Abraham, dans un même élan, mais il ne l’a pas fait ! Alors, attendons de lui qu’il succède à son père, ce qui est loin d’être assuré.
Joelle Hazard L’Iran semble avoir fait son choix, à savoir le rapprochement militaire avec Poutine. Au président Biden qui a lancé ce message aux manifestants iraniens « Ne vous inquiétez pas, nous allons libérer l’Iran ! », le président Raïssi a répliqué « l’Iran ne sera pas votre vache à lait ! ». L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien est-il totalement mort ?
Xavier Houzel Non, l’Iran n’a pas encore fait de choix. La République Islamique d’Iran est loin d’être une girouette et son peuple appartient à une civilisation majeure responsable. La France ne pardonne toutefois pas à l’Iran d’avoir extorqué des vrais faux aveux à des vraies fausses barbouzes pour en faire des monnaies d’échange, ce dont il s’est fait une spécialité depuis 1979. On se défend comme on peut, certes, mais c’est une pratique condamnable.
Ce que répond le président Raïssi au président Biden en parodiant l’humour d’une salle de garde ne préjuge rien, c’est du parler yankee. L’Accord de Vienne sur le nucléaire n’est pas mort, au contraire. Une délégation iranienne est justement à Vienne en ce moment pour structurer avec l’AIEA un accord robuste pour servir de socle au nouveau JPCOA, que Téhéran a tout intérêt à faire revivre. Par la faute du président Trump, l’Iran compte désormais parmi les pays du seuil. L’Iran est toujours actionnaire de l’EURODIF et ne demande qu’à renouer avec la coopération que le Shah avait commencée avec la France pour le nucléaire civil – pour les petits réacteurs modulaires (small modular reactors, SMR), par exemple.
Joëlle Hazard Peut-on parler aujourd’hui d’alliance entre Russie et Iran ? A la différence de la Syrie, désormais place forte du Kremlin ?
Xavier Houzel. On peut parler d’une alliance entre la Russie et l’Iran. Et non à la fois, parce que ce rapprochement serait celui de l’aveugle et du paralytique ; et parce la fin de leur différend date de la conférence de Téhéran en 1943 et qu’ils n’ont pas oublié que l’Union Soviétique les avait amputés alors de l’Azerbaïdjan. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont minimes. À la seule exception possible de l’arme nucléaire et de l’exploration spatiale, l’Iran n’a plus rien à apprendre de la Russie ; en revanche, les deux économies sont concurrentes, elles se partageant les premières places dans le palmarès des réserves de Gaz. Unis, elles pourraient devenir redoutables. L’Iran a appris à tirer parti des sanctions comme l’Angleterre l’avait fait du blocus continental, alors que la Russie, pourtant habituée à l’isolement derrière un rideau de fer, n’avait pas prévu d’en faire un jour l’expérience.
Au cours du récent séjour du vice-président iranien Mohammad Mokhbér à Moscou, des liens ont été tissés entre la Russie et l’Iran dans de nombreux domaines : l’armement, les turbines à Gaz, les drones, l’établissement de zones franches, un succédané du SWIFT avec le CIPS, la recherche nucléaire, l’exploration-production avec Gazprom, en Iran comme à l’étranger. Mais pourquoi pas ! De tels échanges ne sont pas incompatibles avec ceux que la Russie pourrait retrouver avec la France et que la France pourrait avoir de nouveau avec l’Iran.
Joëlle Hazard Avez-vous une botte secrète à proposer ? Avez-vous un allié dans la coulisse ? Avez-vous des émules ? Craignez-vous un trouble-fêtes ?
Xavier Houzel.Une botte secrète? Une amnistie générale pour martingale magique, comme celles qui furent accordées aux Allemands après la première Guerre Mondiale et aux compatriotes de Staline après la chute du Mur de Berlin.
L’allié sur lequel pouvoir compter est le général Hiver? Le même qui a eu raison de la Grande Armée et de la Wehrmacht – même si j’espère qu’il sera, cette année, plus clément que d’habitude : j’espère qu’il sera de bon conseil en incitant le président Zelensky à discuter avec son voisin, en dépit du froid et de l’obscurité.
Des émules? Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité du président des États-Unis et William Burns, le patron de la CIA, ont repris leurs conversations au coin du feu de l’automne dernier avec Nicolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie : ils trouvent que Zelensky en fait trop. Les Américains ne veulent pas d’interférences, notamment pas de friture française sur leur ligne.
Un trublion?Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie prépare un plan de Paix pour le prochain G20, mais il cache sa copie comme un voleur son butin.
ODESSA, UKRAINE - MARCH 05: An instructor discusses urban combat as Ukrainian civilians undergo basic military training at a volunteer center in a state educational institution, before an expected Russian assault on March 5, 2022 in Odessa, Ukraine. The Ukrainian volunteers are trained by former, reserve and veteran Ukrainian officers. Russian forces invading Ukraine from three sides since February 24 have frequently met fierce resistance, and these trainees say they aim to help deprive Russia of the prized Black Sea port of Odessa. (Photo by Scott Peterson/Getty Images)
Joelle HazardL’escalade se poursuit entre la Russie et l’Ukraine, même si le froid va contribuer à geler provisoirement la situation sur le terrain. Comment expliquez-vous qu’aucune médiation n’ait pu aboutir après huit longs mois de guerre ?
Xavier Houzel Aucune tentative de médiation intelligente n’a été encore osée par personne, à deux exceptions près, celle du Pape François – qui est sur la durée – et celle de l’Algérie – qui est la plus récente ! Et à cela, je ne vois qu’une double explication de complotiste : que l’escalade actuelle est entretenue de l’extérieur – comme le furent, depuis la seconde guerre mondiale, toutes les surenchères révolutionnaires et guerrières au Moyen-Orient – et que l’affrontement en cours n’a pas encore atteint son objectif. Il est risqué de s’opposer de front à l’Amérique.
Le président russe, Vladimir Poutine, s’est exprimé ce jeudi après-midi lors du forum du club Valdaï. « Nous sommes à un moment historique. Nous sommes sans doute face à la décennie la plus dangereuse, la plus importante, la plus imprévisible » depuis 1945, a-t-il notamment indiqué.
On revient toujours au Pétrole, au Gaz et à leurs routes et à ce que les philosophes allemands appellent le Dasein – l’être-en-situation – que le président Poutine et Israël traduisent par Existence. La Russie post soviétique et Israël ont, l’une comme l’autre, un problème existentiel. Une médiation voudrait, pour être un succès, qu’une analyse du mal et de ses racines soit faite au préalable, comme le fait le Pape en élevant le débat et comme l’Algérie a tenté de le faire au Sommet de la Ligue Arabe, le Jour des morts, à Alger, en le recentrant à son tour sur la question de la Palestine.
« Les crises de Palestine, d’Iran et de Syrie sont congénitalement liées à celle de l’Ukraine ».
La question n’est pas de savoir s’il faut coûte que coûte arrêter cette guerre pendant qu’elle bat son plein ou s’il serait préférable d’attendre le verdict des armes, comme le président ukrainien Volodymyr Zelensly insiste pour le faire. Bien sûr qu’il faut tout faire pour arrêter cette guerre, non seulement parce qu’elle est meurtrière, mais aussi parce qu’elle est inepte.
Dans son discours du 27 octobre devant les membres du Club Valdaï, le président Poutine s’en est pris à l’Occident Il a aussi déploré le fait que le président Macron ait rendu publique une partie de la conversation qu’ils avaient eue ensemble. Mais, par ce même message, ce dernier lui propose implicitement de poursuivre leur dialogue mais « autrement »
Joelle Hazard Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Quelles sont les causes de la guerre ? Qui a tort et qui a raison ?
Xavier Houzel. À la fin de la Guerre Froide, des accords écrits et non écrits ont été passés : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) devait rester cantonnée à bonne distance des nouvelles frontières ; or ce modus vivendi n’a pas été respecté. Privée des anciens satellites de la défunte Union Soviétique, la Russie attendait de ses voisins à l’Ouest qu’ils multipliassent avec elle des échanges économiques équilibrés ; or ce ne fut pas fait, non plus.
Le gazoduc Brotherhood construit par l’Union Soviétique en 1967 pour approvisionner l’Ukraine et l’Allemagne de l’Est, faisait l’objet de coulages (loss in transit) et d’énormes arriérés de paiement, aussi la Russie et l’Allemagne Fédérale s’étaient-elles résolues à contourner le mauvais payeur (l’Ukraine) en construisant successivement les deux gazoducs sous-marins de « Nord Stream I » et de « Nord Stream II », à grand prix !
En 2014, la révolution de Dignité, dite de Maïdan, s’était soldée par des accords intérimaires entre l’Ukraine et la Russie sur la Crimée et les minorités russophones de l’Est et du Sud ; or ces Accords, dits de Minsk, n’ont jamais été mis en œuvre, en dépit de garanties formelles données à Moscou par la France et l’Allemagne. Le dasein était funeste.
« Lorsqu’un contingent de l’armée russe envahit l’Ukraine, en février 2022, ce fut un tollé comme pour un viol dans une maison close ! »
En d’autres temps, bien avant les images de chars en mouvement, un général de Gaulle se serait fait une idée précise du casus belli. À coup sûr, au moins trois de ses successeurs, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac, en auraient fait autant : c’était l’honneur de la France ! Le gouvernement français s’honorerait aujourd’hui de ne pas attendre 60 ans, comme avec le rapport de Benjamin Stora sur la Guerre d’Algérie, pour démêler le vrai du faux parmi les allégations qui circulent sur les ingérences américaines et anglaises en Ukraine depuis 2013.
La guerre d’Ukraine n’est plus une opération spéciale conduite pour une affaire de bornage chez des voisins indélicats, c’est bel et bien une guerre ouverte livrée entre les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie sur un théâtre d’opérations ukrainien, réduit à une fonction de proxy en informatique. L’enjeu d’un seul accès à la Crimée par le couloir du Donbass n’aurait jamais justifié de tels transports – un pont flambant neuf y suppléant !
« Les enjeux de cette guerre dépassent très largement les frontières de l’Ukraine ».
L’Américain et le Russe tiennent chacun leur prétexte : l’OPEP Plus pour l’un et l’extension de l’OTAN pour l’autre, deux interdits à ne pas transgresser. Et ils n’en démordent pas. Il ne s’agit pas de leurres, mais de brandons bien réels, autrement dit : de barbichettes par lesquelles ils se tiennent. Une médiation circonscrite à ces obstacles-là pourrait, au mieux, faire espérer un cessez-le-feu, mais pas la Paix, sachant que ces entraves-là ne sont que l’écume d’une mer démontée mais nullement le cœur du problème, lequel se situe au Moyen-Orient plutôt qu’au sein de la vieille Europe, où l’on ne trouve, hélas, ni de Pétrole ni de Gaz.
La Crise israélo-palestinienne – qu’il faudrait inventer si elle n’existait pas ! – est la matrice de tous les abcès de fixation de ce dysfonctionnement global au Moyen-Orient, en particulier en Iran et en Syrie, qui empoisonne les relations internationales depuis un demi-siècle. Israël ou la Palestine (selon le point de vue que l’on a choisi) sont à l’origine de la Guerre d’Ukraine (par effet papillon). TotalEnergies ne serait pas aventuré en Sibérie et l’Allemagne non plus, si l’Irak et l’Iran n’avaient pas été frappés de sanctions. Mais, au-delà du Pétrole et de ses chimères, ces drames ont la dimension spirituelle de la « crise decivilisation » qui les englobe.
Le Pape François ne s’y est pas trompé dans sa supplique au président Poutine, avant de recevoir à Rome le président Macron et de se rendre ensuite à Bahreïn pour y retrouver le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Sunnite Ahmed al-Tayeb. Ce pape jésuite était déjà allé prier pour la Paix – huit ans auparavant – à Jérusalem, le « trou noir » des religions de l’Arbre. Il avait rejoint, en mars 2021, l’Ayatollah Chiite Ali Al-Sistani à Bassorah, avant de présider une rencontre interreligieuse à Ur, la ville natale du Patriarche Abraham (Ibrahim pour les Musulmans). Donald Trump et son gendre Kushner lui avaient, en quelque sorte, volé la politesse avec les premiers Accords d’Abraham.
Joëlle Hazard Que cherche réellement Poutine désormais ? Une révision des Accords de Minsk, une annexion d’une partie de l’Ukraine, un recul de l’OTAN ? Faute de victoire, aurait-il les moyens de mettre le feu aux poudres au Moyen-Orient ?
Xavier Houzel. C’est au président de la Fédération de Russie de dire ce que son pays recherche. Le mieux serait de le lui demander personnellement, voire d’interroger, dans son entourage, une ou plusieurs personnalités autorisées à répondre à une telle question. Mais on peut essayer de deviner. Sans être un grand clerc, on peut considérer les Accords de Minsk comme caduques. Il faudra innover pour trouver une solution aux problèmes des frontières et l’on peut d’ores et déjà affirmer que la Russie maintiendra jusqu’au bout la mise en garde qu’elle n’a cessé d’afficher concernant l’OTAN.
C’est une faute monumentale que de vouloir étendre la couverture de l’Otan à la Suède et à la Finlande d’abord et de menacer de l’élargir ensuite à l’Ukraine, voire plus tard à la Géorgie. Je ne comprends pas, pour ma part, la décision du gouvernement français de souscrire sans réserve à cette option et je loue, pour une fois, le président Orban de Hongrie et le président Erdogan de Turquie d’apposer leurs vetos à cette extension, quelle que soit l’habillage qu’ils donnent à une telle preuve de sagesse. Il faudrait leur dresser une statue !
Quant à la réponse à la troisième partie de votre question, la Guerre d’Ukraine a été déclenchée, au fond, à la suite et à cause du rapprochement opéré par la Russie avec l’OPEP, emmenée de son côté par le prince Mohamed bin Salman (MBS) d’Arabie saoudite. Jusqu’alors, l’Amérique avait la haute main sur les cours du Pétrole et du Gaz en raison du Pacte du Quincy ; or, voilà que, sans coup férir mais au prix d’un camouflet donné à l’Amérique, la Russie l’a remplacée. Les perspectives du Moyen-Orient en ont été bouleversées.
La Russie est présente en Syrie où ses bases lui sont aussi précieuses que celles de Crimée : la Crimée lui donne une dimension régionale en Mer Noire mais la Syrie lui permet uneprojection mondiale. Les troupes américaines encore stationnées en Syrie y sont très vulnérables, raison pour laquelle l’Amérique ne cache plus son intention de quitter bientôt le pays. En risquant une attaque contre la base navale de Tartous ou à la base aérienne russe de Hmeimim, les Américains prendraient une option sérieuse pour la troisième guerre mondiale ; beaucoup plus encore qu’en frappant, par exemple, le Pont de Crimée ou un navire amiral russe en haute mer.
Joelle Hazard. L’alliance objective que la Russie a développée avec l’Iran est stigmatisée par la façon avec laquelle Moscou a retardé et en réalité empêché le retour de l’Amérique dans l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire (JCPOA).
Xavier Houzel. La vente par l’Iran à la Russie de drones et de missiles ne se serait pas faite sans une grande connivence et des contreparties. Il s’en faudra de peu que l’Iran n’annonce, devant les résultats des élections de mi-mandat, la fin des pourparlers qu’elle continue de poursuivre avec l’AIEA. Il y a effectivement un risque qu’une telle situation ne mette un jour le feu aux poudres quelque part au Moyen-Orient, du fait des Israéliens, des Américains ou même des Iraniens ! Au Moyen-Orient, tout le monde tient une mèche incendiaire et peut la brandir.
C’est l’une des raisons pour laquelle il faudrait pouvoir régler au plus vite les problèmes encore en suspens entre l’Iran, l’Amérique et Israël et réussir à sauver l’Accord de Vienne sur le Nucléaire (le JPCOA). II faut œuvrer en faveur de la réintégration d’urgence de la Syrie dans la communauté internationale et dépêcher sur place des équipes avec des moyens pour enrayer une épidémie de choléra. Il faudra surtout convaincre Israël de trouver une solution au problème palestinien et ne pas hésiter, pour y parvenir, à le menacer de sanctions, s’il n’y parvenait pas.
Joëlle Hazard le retour en scène de Netanyahou en Israël et probablement celui des Trumpistes aux élections de mi-mandat aux Etats-Unis risquent de jouer un rôle crucial dans les mois à venir. Quels pourraient en être les effets les plus dommageables ?
Xavier Houzel Au point où nous en sommes, devant les atermoiements et les louvoiements des Israéliens entre leurs mentors américains et leurs amis russes et leur danse du ventre éhontée devant le Maroc et les Émirats Arabes Unis sans tenter d’améliorer en rien le sort des Palestiniens, je plébiscite le retour aux affaires du Premier ministre Netanyahou. Au moins, Netanyahou est-il un personnage carré ! A force de menacer l’Iran des frappes (soit proprio motu, soit comme proxy des Américains), Israël prend le risque de déclencher des heurts avec la Russie, ce qu’elle doit éviter à tout prix en Syrie. Pendant l’absence de Netanyahou, la classe politique israélienne a pris conscience de sa responsabilité et du danger de guerre mondiale pour l’existence même d’Israël.
Le retrait précipité d’Afghanistan des troupes américaines a provoqué d’immenses dégâts au Moyen-Orient, à mettre au déficit de Joe Biden. La manière avec laquelle son administration a horriblement mal géré l’affaire Khashoggi a laissé la brouille s’installer entre le royaume wahabite et Washington. L’ancien président Trump était parvenu à esquiver le pire ; le président Biden a été incapable de retenir l’Iran dans la mouvance occidentale ; les démocrates ont fait lanterner ses négociateurs jusques aux midterms, en leur faisant regretter le pragmatisme des républicains en dépit de leur brutalité.
Joelle Hazard La France est-elle en état, en position et en mesure de jouer le moindre rôle d’intermédiaire dans des négociations entre Moscou et Kiev ?
Xavier Houzel.Intervenir entre Moscou et Kiev ? Je ne l’imagine même pas : les Russes et les Ukrainiens conservent toutes les lignes qui leur sont nécessaires, en cas de besoin. Et Kiev reçoit ses ordres de Washington. Mais il est vrai que, si la France ne tentait pas quelque chose avant le prochain G20 et avant l’hiver en se distinguant par une vision qui lui est propre, elle abdiquerait sa place de grand pays. En citant Dostoïevski à ce propos, Vladimir Poutine glisse ce conseil à son cadet français, parce que seule la France, à condition de le vouloir, est en mesure de jouer ce rôle primordial entre la Russie et les États-Unis – où elle conserve un ascendant moral – et que c’est ce qui importe exclusivement. Elle pourra s’atteler simultanément aux tâches collatérales également urgentes ; d’abord, à la reprise d’un dialogue apaisé avec la Syrie, interrompu depuis dix ans dans des conditions désastreuses ; ensuite, à l’amélioration de ses propres relations diplomatiques avec l’Iran, devenues exécrables – en commençant par la nomination d’un ambassadeur et par l’arrêt de ses propres invectives (même amplement justifiées par la répression violente des manifestations actuelles ; à la reprise, enfin, de ses efforts pour une entente plus constructive entre Israël et les Palestiniens, comme autrefois tous les présidents français (avant Nicolas Sarkozy et François Hollande) les avaient déployés.
Joëlle Hazard Quels sont les pays les mieux à même de contribuer à une sortie de l’impasse ?
Xavier Houzel. En dehors des fauteurs et des victimes des différentes crises, je distinguerais quatre interlocuteurs majeurs. Parmi eux, je mettrais en tête l’Algérie, avec laquelle la France renoue des liens historiques ; Alger vient de réconcilier le Fatah et le Hamas, dont les dirigeants font à nouveau le chemin de Damas ; les dirigeants algériens font exactement la même analyse que celle que je défends devant vous ; ils entretiennent les meilleurs relations possibles avec la Russie. En deuxième position, je placerais les Émirats Arabes Unis, en la personne de leur président, l’émir Mohamed bin Zayed (MBS), qui parle a tout le monde et bénéficie de gros moyens, d’une réelle expérience et d’une bonne crédibilité personnelle. En troisième position, je choisirais la Hongrie – un ancien satellite de l’Union Soviétique mais nostalgique d’un empire différent – et le président Orban, parce que ce dernier bloque l’extension de l’OTAN. Enfin, mais le plus discrètement possible, je ferais confiance à l’ancien président Trump ! Oui, l’ancien président Trump, parce qu’il est beaucoup plus diplomate qu’on ne le pense, étant un homme d’affaires et un bon négociateur et le seul à même de fléchir le président de la Fédération de Russie ; disons qu’il serait capable d’en calmer l’ire légitime après les commentaires désobligeants dont il a fait l’objet. Je comprends la harangue du président Poutine contre l’Occident, qui appelle cette citation de Georges Corm : « La notion d’Occident, aujourd’hui plus qu’hier, lorsqu’elle suscitait des querelles entre Européens, n’est plus qu’un concept creux, exclusivement géopolitique, sans contenu enrichissant pour la vie de l’esprit et pour bâtir un avenir meilleur. C’est la culture politique américaine qui a repris la notion à son compte et en a fait un usage si intensif au temps de la Guerre froide qu’elle ne semble plus pouvoir l’abandonner. En Europe, les vieilles et redoutables querelles philosophiques, mystiques et nationalistes, qui s’étaient polarisées sur ce terme chargé d’émotion, désormais apaisées, c’est avec délectation que le concept est employé pour confirmer sa fonction mythologique d’une altérité unique par rapport à tout ce qui est hors d’Occident et d’un sentiment de supériorité morale à laquelle le reste du monde doit s’ajuster ». L’Iran fait partie de l’Occident, que je sache – la Perse s’étant longtemps baignée en Mer Méditerranée, et la Russie de Saint-Pétersbourg en partage depuis deux siècles l’âme et la culture à plus d’un titre.
Tous ces efforts pour aboutir à l’Organisation par la France d’une ambitieuse conférence pour la Paix, qui aurait pour parrains proactifs la France, la Russie, l’Iran, l’Algérie et le Vatican, avec pour but l’extension progressive à la Syrie et à l’Iran des Accords d’Abraham – avec le soutien affichés des Trumpistes au grand ravissement des Juifs courtisés par tout le monde. Par ce moyen apparemment détourné – une sorte de Congrès de Versailles, où les missions seraient réparties entre les chancelleries et les instances religieuses. Les premiers dialogues entre Israël et l’Iran, entre les États-Unis et l’Iran, entre les Palestiniens (unis) et les Israéliens, entre les Russes et les Américains, seraient inaugurés, la Diplomatie française travaillant ainsi directement pour la Paix en Ukraine, sans avoir à le dire. Un rêve !
Je serais prudent avec l’Allemagne, parce que cette dernière préfère le business avec la Chine sans en assumer la responsabilité ; je garderais mes distances avec Bruxelles ; je me méfierais du président turc, parce qu’il est sectaire et mercantile et qu’il penche trop facilement du côté du plus offrant et j’éviterais l’ONU, dans le cadre de laquelle aucune crise majeure n’a jamais été définitivement résolue depuis sa création. Une inconnue subsiste avec MBS, qui aurait pu être un grand roi : il ne tenait qu’à lui de démonter le stratagème de l’OPEP Plus qui faisait de lui le maître des horloges – un balancier d’or entre la Russie, l’Amérique et la Chine, qu’on aurait tort d’oublier -, mais il ne l’a pas fait ! Il aurait aussi pu reprendre à son compte l’offre de Paix faite à Israël en 2002 par le roi Abdallah et conjuguer cette approche avec la dynamique des Accords d’Abraham, dans un même élan, mais il ne l’a pas fait ! Alors, attendons de lui qu’il succède à son père, ce qui est loin d’être assuré.
Joelle Hazard L’Iran semble avoir fait son choix, à savoir le rapprochement militaire avec Poutine. Au président Biden qui a lancé ce message aux manifestants iraniens « Ne vous inquiétez pas, nous allons libérer l’Iran ! », le président Raïssi a répliqué « l’Iran ne sera pas votre vache à lait ! ». L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien est-il totalement mort ?
Xavier Houzel Non, l’Iran n’a pas encore fait de choix. La République Islamique d’Iran est loin d’être une girouette et son peuple appartient à une civilisation majeure responsable. La France ne pardonne toutefois pas à l’Iran d’avoir extorqué des vrais faux aveux à des vraies fausses barbouzes pour en faire des monnaies d’échange, ce dont il s’est fait une spécialité depuis 1979. On se défend comme on peut, certes, mais c’est une pratique condamnable.
Ce que répond le président Raïssi au président Biden en parodiant l’humour d’une salle de garde ne préjuge rien, c’est du parler yankee. L’Accord de Vienne sur le nucléaire n’est pas mort, au contraire. Une délégation iranienne est justement à Vienne en ce moment pour structurer avec l’AIEA un accord robuste pour servir de socle au nouveau JPCOA, que Téhéran a tout intérêt à faire revivre. Par la faute du président Trump, l’Iran compte désormais parmi les pays du seuil. L’Iran est toujours actionnaire de l’EURODIF et ne demande qu’à renouer avec la coopération que le Shah avait commencée avec la France pour le nucléaire civil – pour les petits réacteurs modulaires (small modular reactors, SMR), par exemple.
Joëlle Hazard Peut-on parler aujourd’hui d’alliance entre Russie et Iran ? A la différence de la Syrie, désormais place forte du Kremlin ?
Xavier Houzel. On peut parler d’une alliance entre la Russie et l’Iran. Et non à la fois, parce que ce rapprochement serait celui de l’aveugle et du paralytique ; et parce la fin de leur différend date de la conférence de Téhéran en 1943 et qu’ils n’ont pas oublié que l’Union Soviétique les avait amputés alors de l’Azerbaïdjan. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont minimes. À la seule exception possible de l’arme nucléaire et de l’exploration spatiale, l’Iran n’a plus rien à apprendre de la Russie ; en revanche, les deux économies sont concurrentes, elles se partageant les premières places dans le palmarès des réserves de Gaz. Unis, elles pourraient devenir redoutables. L’Iran a appris à tirer parti des sanctions comme l’Angleterre l’avait fait du blocus continental, alors que la Russie, pourtant habituée à l’isolement derrière un rideau de fer, n’avait pas prévu d’en faire un jour l’expérience.
Au cours du récent séjour du vice-président iranien Mohammad Mokhbér à Moscou, des liens ont été tissés entre la Russie et l’Iran dans de nombreux domaines : l’armement, les turbines à Gaz, les drones, l’établissement de zones franches, un succédané du SWIFT avec le CIPS, la recherche nucléaire, l’exploration-production avec Gazprom, en Iran comme à l’étranger. Mais pourquoi pas ! De tels échanges ne sont pas incompatibles avec ceux que la Russie pourrait retrouver avec la France et que la France pourrait avoir de nouveau avec l’Iran.
Joëlle Hazard Avez-vous une botte secrète à proposer ? Avez-vous un allié dans la coulisse ? Avez-vous des émules ? Craignez-vous un trouble-fêtes ?
Xavier Houzel.Une botte secrète? Une amnistie générale pour martingale magique, comme celles qui furent accordées aux Allemands après la première Guerre Mondiale et aux compatriotes de Staline après la chute du Mur de Berlin.
L’allié sur lequel pouvoir compter est le général Hiver? Le même qui a eu raison de la Grande Armée et de la Wehrmacht – même si j’espère qu’il sera, cette année, plus clément que d’habitude : j’espère qu’il sera de bon conseil en incitant le président Zelensky à discuter avec son voisin, en dépit du froid et de l’obscurité.
Des émules? Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité du président des États-Unis et William Burns, le patron de la CIA, ont repris leurs conversations au coin du feu de l’automne dernier avec Nicolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie : ils trouvent que Zelensky en fait trop. Les Américains ne veulent pas d’interférences, notamment pas de friture française sur leur ligne.
Un trublion?Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie prépare un plan de Paix pour le prochain G20, mais il cache sa copie comme un voleur son butin.
La Cour pénale internationale devra établir si les viols commis par les soldats russes en Ukraine constituent des crimes contre l’humanité. En attendant, bien des obstacles demeurent pour rendre justice aux victimes.
En ce début juillet, il fait près de 40 °C dans la petite voiture qui emmène Mmes Tatiana Zezioulkina et Lyudmila Kravchenko près de la frontière biélorusse. « On va à Yahidne, un village occupé par les Russes pendant presque un mois, explique la première. Trois cent cinquante personnes ont été retenues de force dans le sous-sol de l’école. Et on pense que des viols y ont été commis. » Les deux militantes, membres du Réseau international d’entraide des survivantes de crimes sexuels en période de conflit armé (SEMA), sont ici pour enquêter. À l’école, abandonnée, vitres brisées, le gardien raconte : « Ils ont réclamé, oui, mais on n’a pas donné nos femmes aux soldats. » Une femme les approche, hésitante. Elle confie avoir trouvé des préservatifs chez elle après la libération et finit par donner le nom de deux victimes.
Dès fin mars, quelques semaines après le début de la guerre, alors que les forces ukrainiennes commencent à libérer des villages occupés — Boutcha, Irpin et d’autres —, les récits de viols commis par les forces russes sur des civils émergent sur les réseaux sociaux et dans la presse : le calvaire de cette mère violée pendant deux semaines devant sa fille ; ce garçon de 11 ans violé devant sa mère ; ces deux adolescentes violées par cinq soldats qui leur ont aussi fracassé les dents… Le président Volodymyr Zelensky parle début avril de « centaines de cas rapportés ». Représentants des Nations unies, dirigeants européens et américains s’indignent, réclament des enquêtes et des investigations poussées. Pour la première fois, à ce niveau, on parle du viol comme « arme de guerre » en Ukraine.
Si le viol dans la guerre a toujours existé, sa reconnaissance comme outil de la guerre s’est affermie ces dernières décennies. Une autorité politico-militaire peut en effet l’utiliser de manière stratégique pour humilier, détruire, prendre le pouvoir ; il est employé surtout sur les femmes, mais sur les hommes aussi. C’est avec le conflit en ex-Yougoslavie que le viol commence à être reconnu comme une arme. Il sera puni pour la première fois en tant que crime contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY, 2001) et comme acte de génocide par son homologue pour le Rwanda (tpir, 1998). Depuis 2002, viols et violences sexuelles sont intégrés dans la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sur lesquels la Cour pénale internationale (CPI) peut statuer.
Les défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction
Les instances qui se pencheront sur les crimes commis pendant le conflit ukrainien auront à juger des viols commis depuis l’invasion russe de février 2022. Mais pas seulement. En décembre 2020, la CPI déclarait déjà qu’il y avait de « sérieuses bases » pour croire que de nombreux crimes de guerre avaient été commis en Ukraine depuis 2014 — date de l’annexion de la Crimée par la Russie — y compris des viols et violences sexuelles (1).
En 2015, Mmes Zezioulkina et Kravchenko sont détenues plusieurs jours dans le Donbass par un bataillon pro-ukrainien (baptisé Tornado), et sont victimes d’attouchements et de menaces de viol. À cette période en effet, alors que les positions des belligérants sont très mouvantes dans l’est de l’Ukraine et que les structures étatiques se sont effondrées, les violences sexuelles sont couramment pratiquées des deux côtés de la ligne de front, aux abords des checkpoints ou en détention — par les bataillons armés et les services secrets côté pro-ukrainien ; par des milices et des membres du « ministère de la sécurité » côté séparatiste et même des membres des services de sécurité russes (FSB) présents sur le terrain. Viols avec objets, viols collectifs, menaces, nudités forcées, électrocutions des parties génitales sont perpétrés dans le but d’humilier, d’intimider, de punir, d’obtenir des informations, voire, côté séparatiste, d’extorquer des biens ou de l’argent.
Selon la mission onusienne de surveillance des droits humains en Ukraine, ces violences n’étaient alors pas utilisées « à des fins stratégiques », mais surtout comme méthodes de torture (2). Elle estime, dans un rapport de 2021, à environ 340 (depuis 2014) le nombre de victimes de violences sexuelles en détention, soit entre 170 et 200 côté séparatiste et entre 140 et 170 côté ukrainien. Des chiffres sous-évalués notamment dans les républiques séparatistes et en Crimée où la mission des Nations unies n’a pu se rendre depuis huit ans. Selon de nombreux chercheurs travaillant sur la base de témoignages d’anciens détenus, tortures et mauvais traitements ont cours quotidiennement dans diverses prisons côté séparatiste, rappelant, par leur systématisme, des méthodes employées dans l’univers carcéral russe (3). Certains les qualifient d’outils de contrôle politique de ces territoires.
Le parcours de Mme Iryna Dovgan, fondatrice du réseau SEMA (en Ukraine), illustre les difficultés auxquelles se heurtent les victimes qui souhaitent obtenir justice. Capturée par un groupe séparatiste au printemps 2014 près de Donetsk, elle est agressée, attachée à un poteau et humiliée en place publique, déshabillée, frappée sur les seins, menacée de viols. « Et encore, je ne dis que 5 % de ce qu’ils m’ont fait… », confie cette femme de 60 ans dans le jardin de sa maison près de Kiev. Mme Dovgan obtient l’aide d’un avocat en 2016. Elle est interrogée en 2017 par un procureur militaire, mais son dossier est ensuite égaré pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2021, après une conférence de presse qu’elle organise pour présenter le réseau SEMA, que le bureau de la procureure générale ouvre une procédure… dont Mme Dovgan n’a aucune nouvelle à ce jour.
Même si les autorités ukrainiennes ont ouvert plus de 750 enquêtes sur des crimes commis envers les civils entre 2014 et 2020 par leurs propres forces armées, plusieurs rapports de défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction. « Rien n’a été fait pour que justice soit rendue aux victimes de disparitions forcées, d’actes de torture et de détention illégale aux mains de membres du SBU [services de renseignement ukrainiens] dans l’est de l’Ukraine entre 2014 et 2016 », déplore ainsi Amnesty International en 2021 (4). Dans un procès-test pour la démocratie ukrainienne, des membres du bataillon pro-ukrainien Tornado ont toutefois été jugés en 2016 pour leurs exactions commises dans le Donbass, dont des viols. À l’époque, le procès, à huis clos, échauffe les esprits. Violences et menaces ont lieu dans et en dehors de la cour par les soutiens des paramilitaires pour intimider l’appareil judiciaire. Huit anciens combattants écopent de peines allant de huit à onze ans de prison. Aucun, cependant, n’a été condamné pour crimes de guerre, alors que des faits auraient pu être qualifiés comme tels. La législation ukrainienne sur les crimes de guerre, couverts par l’article 438 du code criminel notamment, ne détaille pas les crimes sexuels, ce qui complique le travail des magistrats, souvent mal formés sur le sujet. D’autant plus que, jusqu’en 2019, les viols avec objets, par sodomie ou entre personne de même sexe par exemple, n’étaient pas considérés comme tels par la loi, modifiée depuis pour s’aligner sur les standards internationaux.
« Dans les villages, les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier »
Un défi se pose aujourd’hui en Ukraine pour mieux accompagner les victimes de violences sexuelles, qui seraient désormais commises en masse et utilisées comme « tactique de domination politique et militaire par les forces russes », analyse Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue et spécialiste des crimes de guerre. Pour Mme Matilda Bogner, représentante de la mission de surveillance des Nations unies en Ukraine, l’ampleur serait « significativement plus importante que ce qui s’est passé dans la première phase du conflit ». Sa mission comptabilise déjà plusieurs dizaines de cas de violences sexuelles par les forces armées russes. Des viols sur des hommes, femmes ou enfants, perpétrés souvent devant d’autres membres de la famille ou de la communauté. Des viols en général collectifs pour les femmes et commis en détention pour les hommes. « Toutes les femmes que je défends sauf une ont été violées par plusieurs soldats, trois en moyenne », confie Mme Larysa Denysenko, avocate ukrainienne spécialisée en droit international humanitaire.
Courant juillet, le bureau du procureur général ukrainien confirmait enquêter sur quarante-trois dossiers de violences sexuelles commises par les forces russes en Ukraine. Mais ce chiffre ne reflète pas la réalité, explique M. Oleksandr Pavlichenko, de Helsinki Human Rights Union (UHHRU), en rappelant que beaucoup de victimes ont fui le pays et que la stigmatisation reste particulièrement forte « dans les villages, où les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier » : « Elles se disent aussi que les coupables ne seront jamais punis. »
Les victimes sont peut-être devenues encore plus méfiantes après l’affaire Lioudmila Denisova, du nom de l’ancienne commissaire aux droits humains à Kiev, qui avait dénoncé environ quatre cent cinquante cas de viols identifiés via sa hotline créée juste après le début de la guerre, en publiant des détails, parfois très crus, sur ses réseaux sociaux. Fin mai 2022, quelques jours après son renvoi par le président, elle a reconnu dans la presse avoir « exagéré » certains des témoignages (5) pour toucher les politiciens et l’opinion occidentale. Une source membre d’une organisation non gouvernementale (ONG) à Kiev et qui connaît bien le dossier ne cache pas sa déception : « Parmi ces cas, il y en a de véritables bien sûr, mais cette utilisation politique des violences sexuelles est très problématique. Elle a sans doute fait ça pour provoquer la société, pour venger ces crimes et obtenir plus d’armes. En fait, cela donne surtout une arme très puissante à la propagande russe et fait peur aux victimes. »
De nombreux observateurs sur place — notamment l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (6) — considèrent que les viols y sont utilisés comme arme de guerre et pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité. Mi-octobre, la représentante spéciale de l’ONU Pramila Patten, en charge des violences sexuelles commises en période de conflit, parle d’une « stratégie militaire » et d’une « tactique délibérée pour déshumaniser les victimes », se basant sur les témoignages de femmes évoquant notamment « des soldats russes équipés de Viagra ». « On ne trouvera sûrement jamais d’ordre écrit de la part de Poutine pour dire : “Il faut violer toutes les Ukrainiennes” », explique Mme Larysa Denysenko. Mais, selon cette avocate, cela n’invalide pas la responsabilité de la chaîne de commandement. « Personne ne leur dit d’arrêter », avance-t-elle, avant de rappeler que M. Vladimir Poutine a décoré de médailles militaires la 64e brigade de fusiliers motorisés, auteurs présumés des exactions commises à Boutcha — dont des viols.
Pour expliquer en partie ces violences, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe pointe la « tromperie » initiale de cette guerre, avec des troupes auxquelles on a promis une mission « pour sauver les populations russophones des nazis », mais qui ont en fait rencontré le rejet des populations locales. « Le sens même de cette guerre est donc mis en défaut et, si on ajoute la fréquence des viols de bizutage au sein de l’armée et l’abandon de leur hiérarchie sur le terrain, cela crée les conditions pour des exactions de masse. »
Les enquêteurs nationaux et internationaux vont devoir patiemment rassembler les pièces du puzzle pour pouvoir juger les coupables. Sachant que la CPI ne traitera que les cas les plus retentissants, de nombreux défenseurs des droits humains plaident pour la création d’un tribunal hybride regroupant des magistrats ukrainiens et internationaux. Mais, en attendant, c’est la justice ukrainienne qui se trouve aux manettes. Il y a donc urgence, selon Mme Oleksandria Matviitchouk, de modifier le code criminel. La directrice du Centre pour les libertés civiques (une ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2022) se bat depuis plusieurs années pour faire passer le projet de loi 2689, qui détaille beaucoup plus concrètement les crimes de guerre et contre l’humanité susceptibles d’être punis, notamment les violences sexuelles. Ratifié par le Parlement en 2020, ce texte attend depuis la signature du président Zelensky. « Les militaires s’opposaient à ces changements, éclaire M. Pavlichenko, de l’UHHRU. Avec la guerre, ils sont devenus des héros. Il n’y a donc pas de volonté politique pour le moment. » « C’est le silence », résume Mme Matviitchouk.
Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammad ben Salmane et le président russe Vladimir Poutine participent à une rencontre à l’occasion du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Photo d'archives AFP
Depuis l’annonce de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux pays du Moyen-Orient, traditionnellement alliés aux États-Unis, ont décidé d’adopter des positions conciliantes vis-à-vis de la Russie. La dernière décision de l’OPEP+ de réduire sa production de pétrole semble s’inscrire dans cette dynamique. Mis à part la Syrie qui soutient pleinement la politique de Vladimir Poutine, le Moyen-Orient se distingue par son jeu d’équilibrisme entre les deux camps.
En dehors des considérations d’alliances politiques et stratégiques, les pays du Golfe mettent en avant des impératifs économiques pour justifier leurs décisions. Ils cherchent ainsi à s’imposer comme des acteurs à part entière.
L’ESA Business School accueille le 25 octobre un colloque sur le sujet intitulé « Les conséquences de la guerre en Ukraine pour le Moyen-Orient ». Parmi les participants, Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et copilote de l’Observatoire sur le monde arabo-musulman et le Sahel. Elle se penche pour L’Orient-Le Jour sur ces bouleversements en cours, l’ambiguïté stratégique d’une partie du Moyen-Orient et l’autonomisation inédite des politiques étrangères.
Dans un article pour la Fondation pour la recherche stratégique, vous expliquez que le Moyen-Orient est fracturé par le conflit ukrainien. Pourriez-vous développer cette idée ? S’agit-il de nouvelles fractures ou d’une exacerbation d’une scission préexistante ?
Je pense que la guerre en Ukraine confirme des tendances qui étaient déjà à l’œuvre dans la région. On retrouve d’un côté les alliés inconditionnels de la Russie – l’Algérie et la Syrie – et de l’autre des pays cherchant surtout à préserver leurs intérêts. Il y a notamment une autonomisation des politiques extérieures de la part de pays comme l’Arabie saoudite qui n’ont pas à prendre parti pour la coalition occidentale ou les Russes. En choisissant de ne pas appliquer les sanctions demandées par les Occidentaux, ils font part d’une volonté de placer les intérêts nationaux au premier plan. Cela se traduit notamment par le choix de Riyad de ne pas augmenter la production de pétrole, contrairement à ce que souhaite Joe Biden. Cette décision a été perçue comme un soutien aux Russes qui bénéficient de cette politique. Un choix qui satisfait la majorité de la population dans ces pays où la Russie continue de profiter d’une image globalement positive.
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Quelques mois après le début du conflit et les difficultés de la Russie dans cette guerre, comment les positions ont-elles évolué dans la région ?
Le support des pays du Moyen-Orient n’est pas conditionné par les résultats des affrontements. Le recul de la Russie sur le terrain n’a ainsi pas eu de réel impact dans le positionnement de ces derniers. Ils ne cherchent pas à se placer du côté des gagnants mais simplement à préserver leurs alliances. La Syrie n’a ainsi pas changé de position depuis le début du conflit, ce qui s’explique par sa dépendance envers Moscou. Elle a soutenu et continue à soutenir la Russie. Les pays du Golfe continuent quant à eux d’appliquer leur doctrine de « pragmatisme commercial », à savoir profiter, engranger des bénéfices grâce à l’augmentation des prix du pétrole ; ne surtout pas choisir entre les Russes et les pays occidentaux – et essayer de rester à distance des deux.
Les pays producteurs de pétrole sont les grands gagnants de l’invasion russe sur le court terme, mais qu’ont-ils à y gagner sur le moyen terme ?
À court terme, les pays du Golfe cherchent à engranger le plus de bénéfices possible, le but est premièrement économique. À moyen terme, l’objectif est de garder une relation avec la Russie tout en maintenant des liens avec le camp de Washington, et de diversifier les partenariats stratégiques. Ils cherchent ainsi à montrer qu’ils ne sont pas seulement dépendants des pays occidentaux. On assiste à une autonomisation des politiques étrangères des pays de la région qui entendent aujourd’hui défendre leurs intérêts avant tout, allant jusqu’à prendre une certaine distance avec les Américains.
Le choix de l’Arabie saoudite de ralentir sa production de pétrole apparaît comme un cadeau offert à Poutine. Quelles en sont les raisons ? Riyad a également récemment annoncé une aide humanitaire à Kiev, comment expliquer ce double discours ?
La relation entre Biden et le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane (MBS) n’est pas au beau fixe. MBS tente notamment de prendre sa revanche après les déclarations de Biden suite à l’affaire Khashoggi. Malgré les excuses du président américain, il y a eu une perte de confiance entre les deux hommes. Pour l’Arabie saoudite, les récents événements sont une façon de démontrer qu’elle poursuit sa propre stratégie, qu’elle n’est plus obligée de suivre la position exigée des Américains. Il est important de retenir que pour l’Arabie saoudite comme pour ses voisins, cette guerre n’est pas la leur et ils n’ont aucun intérêt à prendre parti pour l’un ou l’autre des camps. L’aide saoudienne apportée à l’Ukraine entre tout à fait dans cette analyse, à savoir garder des relations des deux côtés : une relation avec Poutine dans le cadre de la politique pétrolière, tout en apportant une aide humanitaire à l’Ukraine. Jusqu’à quand cela sera possible, c’est une question à laquelle nous n’avons pas la réponse. Cela dépendra du temps que durera le conflit.
Peut-on aujourd’hui parler du début d’un Moyen-Orient postaméricain ?
Le Moyen-Orient est en évolution et la guerre en Ukraine fait apparaître des tendances et des évolutions géopolitiques déjà en place auparavant. Ce conflit les démontre, les confirme et les accentue. Aux États-Unis, les démocrates ont clairement montré une certaine défiance vis-à-vis des Saoudiens. Cela ne veut cependant pas dire qu’ils souhaitent se retirer de la région, ils y ont trop d’intérêts. Si on peut parler de désengagement, le retrait n’est quant à lui nullement envisagé. Pour les pays du Golfe, la même logique est en place ; on recherche une relation plus équilibrée, moins dépendante, sans couper les ponts. On assiste donc à des évolutions durables, accentuées par la guerre en Ukraine, mais dont on ne doit pas exagérer l’importance.
OLJ / Propos recueillis par Pauline VACHER, le 23 octobre 2022 à 15h00
Sera-t-il « le plus grand général russe de tous les temps », selon le mot d’un ancien diplomate tunisien ? Le « général Hiver », avec son cortège de pluies, neiges et grands froids, aurait été par quatre fois dans l’histoire l’arme décisive de la Russie, puis de l’Union soviétique : contre les Mongols, les Suédois, les Français (sous Napoléon en 1812), et les Allemands (sous Hitler en 1941). Son rôle est discuté, mais qu’en sera-t-il cette fois, entre Russes et Ukrainiens, dans les mois qui viennent ?
Avant les glaces, la pluie est le cauchemar des militaires des deux bords : leurs engins, surtout les blindés, peuvent difficilement manœuvrer quand la « petite raspoutitsa », la « saison des mauvaises routes », se déclare à l’automne : une boue qui peut transformer les offensives ukrainiennes en calvaire : « Même avec les engins modernes du génie, c’est un phénomène compliqué à compenser », relève Thibault Fouillet, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La « grande raspoutitsa » du printemps, à l’heure du dégel, peut être encore plus handicapante pour les manœuvres : en février et mars dernier, aux débuts de l’intervention russe, elle avait ralenti l’avancée des blindés et occasionné des pertes importantes.
En tout cas, la période sera celle d’un ralentissement général des opérations, qui ne fera les affaires ni des Ukrainiens, dont les offensives de ces dernières semaines pourraient marquer le pas, ni des Russes, contraints pour leur éventuelle retraite de miser sur les quelques axes manœuvrables mais donc facilement identifiables par l’ennemi. Entre les deux offensives de la boue, le gel, en durcissant les sols, redonnera de la mobilité aux soldats, mais compliquera la logistique, avec un surcroît de réparations, ravitaillement, chauffage…
Durant ces mois d’automne et d’hiver, l’ensemble de la population ukrainienne, visé ces deux dernières semaines par des frappes russes de missiles ou de drones dirigées contre les installations électriques ou indistinctement contre des immeubles, fera face à des difficultés d’éclairage, de communication, de chauffage, d’accès à l’eau, de ravitaillement et de transport. Le brusque changement de la stratégie russe à partir du 10 octobre — des bombardements quotidiens sur l’ensemble des villes d’Ukraine — a permis la destruction dès la première semaine de plus d’un tiers des centrales électriques du pays, avec des coupures de courant massives (1).
Coûte que coûte
Selon le responsable Europe de l’Est de la Banque mondiale, Arup Banerji, un quart de la population ukrainienne pourrait basculer dans la pauvreté d’ici la fin de l’année — une proportion qui doublerait d’ici la fin 2023 si le conflit perdure. D’après le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), l’Ukraine compte déjà sept millions de déplacés à l’intérieur du pays. Et Banerji prédit une autre vague de déplacements internes si les graves dommages au parc immobilier créés par les bombardements ne peuvent être réparés d’ici décembre ou janvier.
Faute de pouvoir inverser dans l’immédiat le rapport de force militaire, l’exécutif russe privilégie l’action psychologique et politique. Tout en ayant changé de ton ces dernières semaines, en ne cachant plus les « ratés » de « l’opération spéciale » en Ukraine et les « tensions » sur le terrain, la chaîne publique russe Rossiya 1 (« Russie 1 ») continue de laisser dire par ses débatteurs qu’il faut couper l’eau, affamer, mettre à genoux la population ukrainienne. La capacité de résilience de cette dernière sera mise à rude épreuve, alors que manqueront l’eau, les vivres, l’électricité, le carburant : jusqu’où iront l’esprit de sacrifice, le courage, l’unité — jusqu’ici spectaculaires — de la société civile ukrainienne ? Et ceux des soldats qui ont fait la preuve de leur habileté, de leur agilité, de leur adaptabilité, même s’ils ont largement profité de l’appui européen et americain ? « Pas de chauffage, pas d’électricité : nous savons faire en Ukraine, nous ferons l’effort », promet un conseiller militaire du président Zelensky.
Ces questions de résilience se posent bien sûr également du côté des militaires russes actuellement déployés en Ukraine, puis de ceux qui le seront dans les mois à venir, et de la population russe en général — en butte à la mobilisation de la jeunesse, à la fuite d’une partie des jeunes cadres, et à des restrictions économiques croissantes. Elles concernent moins le régime russe lui-même : « Les revers initiaux de l’armée russe n’ont fait que durcir la volonté du Kremlin de l’emporter coûte que coûte », écrivait l’ancien secrétaire d’État aux affaires européennes Pierre Lellouche (2).
Toujours plus
Mais elles peuvent jouer sur le moral des alliés de l’Ukraine. Le « général Hiver », sur lequel compte Vladimir Poutine, peut inciter l’opinion européenne, du fait de l’arrêt des livraisons de gaz russe, et du renchérissement général des coûts de pétrole, gaz, électricité, bois, etc., à exprimer chaque jour un peu plus sa fatigue à l’égard d’une guerre qui serait de moins en moins la sienne. Et donc à limiter l’aide en renseignements de plus en plus fournis, en entraînements de plus en plus larges, en équipements de plus en plus lourds, chers et offensifs — toujours plus ! — une aide qui place chaque jour davantage les Occidentaux dans la position de cobelligérants de fait.
Les dissonances de ces derniers jours entre États européens, à propos des stratégies d’approvisionnement en gaz et pétrole, s’ajoutant aux incertitudes politiques dans plusieurs pays phares du continent — Royaume-uni, Italie, et même France — ou aux dissensions plus anciennes (euro-hongroises, franco-britanniques, franco-allemandes, gréco-turques, etc.) montrent à quel point l’union qui paraissait de mise à l’heure de l’invasion et des premières vagues de sanctions contre la Russie, laisse maintenant place à un paysage plus contrasté.
Le régime de Moscou peut espérer que l’effet de ses propres sanctions contre les Occidentaux vienne plus rapidement à bout de leur résilience que l’effet des sanctions contre son propre pays (arrêt des livraisons de matériel sophistiqué, blocage des circuits bancaires, désinvestissement des grands groupes étrangers), alors que son isolement diplomatique est bien réel : 143 États ont adopté à l’ONU le 12 octobre une résolution condamnant l’invasion et les annexions russes (qui n’ont le soutien que de la Biélorussie, de la Syrie, de la Corée du nord et du Nicaragua). La Russie en est réduite à se reposer sur l’appui militaire de l’Iran. Et le chef de sa diplomatie, Sergueï Lavrov, affirme qu’il n’y « a aucun sens et aucune envie naturellement de garder la même présence dans les pays occidentaux », alors que « les pays du tiers-monde en Asie comme en Afrique, ont besoin au contraire d’une attention supplémentaire » (3).
Temps long
Depuis quelques semaines, la dynamique militaire est du côté ukrainien et les forces russes sont dans une position extrêmement délicate : « On assiste d’un côté à l’effondrement d’un système russe qui était encore sur le modèle soviétique, et de l’autre, à l’émergence d’un système agile qui s’inspire des modèles occidentaux et en partie américain », analysait le 5 octobre sur France info le général Jérôme Pellistrandi, directeur de la Revue de défense nationale. Le même invitait toutefois à la prudence : outre le rôle joué dans un sens ou l’autre par les conditions hivernales, les Russes gardent pour eux le nombre, le temps long, et la profondeur stratégique.
S’exprimant fin septembre dans le cadre des Journées stratégiques méditerranéennes à Toulon, le général français Vincent Breton, du Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE), s’interrogeait sur les scénarios possibles à moyen terme, même s’il reconnaissait que les « pseudo-référendums » suivis d’annexions dans les régions de Kherson, Lougansk, Zaporijia, et Donetsk brouillent quelque peu les prévisions :
• Le scénario de l’enlisement : on pensait cette guerre courte, elle ne l’est pas. Avec l’hiver qui approche, on débouche sur un conflit gelé, avec des combats sporadiques (4) ; • ce peut être aussi l’adoption par Vladimir Poutine d’une feuille de route de type : « J’ai gagné mon opération spéciale, je vais maintenant consolider mes territoires annexés » ; • on ne peut exclure l’éventuel effondrement de l’un des deux belligérants, les Ukrainiens ou les Russes ; • ou même une révolution de palais à Moscou, faisant place soit à une équipe plus extrémiste que celle de M. Poutine, soit à des dirigeants cherchant à toute force une paix négociée (5) ; • on peut imaginer, dans le cadre d’une escalade mal maîtrisée, une extension du conflit à l’OTAN ; • et prévoir, de manière quasi certaine, le développement de crises périphériques ailleurs dans le monde, liées à l’inflation, aux pénuries dans l’énergie ou l’alimentaire découlant en partie de cette guerre : émeutes violentes, troubles sociaux dans les démocraties occidentales, ou sur l’arc de crise afro-méditerranéen.
Moral revigoré ?
La thèse d’un effondrement possible de l’armée russe reste discutée : certes elle a connu une suite de déconvenues, et reculé sous le coup des offensives ukrainiennes au nord-est et sud-est, depuis début septembre ; et, comme le confirment de nombreux indices, le moral des soldats russes est très bas. Mais il faudrait, pour enclencher une éventuelle débandade générale des forces expéditionnaires, qu’un objectif majeur comme Kherson — la première capitale régionale tombée aux mains des Russes au début de l’invasion — soit repris par les Ukrainiens avant l’hiver.
Sans préjuger de ce qu’il adviendra de cette région importante du sud dans les semaines à venir, la décision à la mi-octobre d’évacuer une partie de sa population — officiellement, pour permettre à l’armée russe d’organiser plus librement ses lignes de défense — est au moins le signe que les combats autour de cette ville seront une étape-clé du conflit. Les unités russes déployées dans cette région passaient pour être de meilleure qualité que les unités disposées plus au nord, selon Tornas Ries, de l’École supérieure de défense nationale de Stockholm, cité par l’Express.. Mais, selon d’autres sources, ces unités auraient été remplacées par une partie des recrues récentes –- signe peut-être que l’état-major russe ne souhaite pas « sacrifier » ses meilleures troupes dans un combat qui serait perdu d’avance.
En tout cas, le contingent expéditionnaire russe est en attente de nouveaux renforts dans les semaines ou mois à venir, suite aux campagnes de mobilisation lancées en septembre en Russie, et auprès de certains de ses obligés d’Asie centrale. En outre, l’efficacité des vagues quotidiennes de frappes de missiles et de drones ces dernières semaines sur des dizaines de villes, dans la foulée du renouvellement du commandement de « l’opération spéciale » (6), a sans doute revigoré le moral des militaires russes.
Sans la Crimée
L’effondrement d’une armée ukrainienne au bout de ses réserves, usée par ces huit premiers mois de guerre, manquant de combattants et de munitions, sur fond de pays exsangue, avec des réseaux de communication, transports, et ravitaillement désorganisés, certaines villes entièrement détruites, une agriculture dévastée, une population survivant difficilement, etc., est une hypothèse encore moins vraisemblable : outre le patriotisme, la rusticité, mais aussi l’inventivité des forces ukrainiennes, il est vraisemblable que leurs « parrains » américains et européens feraient tout pour leur éviter de perdre pied, en tout cas à court et moyen terme.
Il en est de même pour ce qui serait l’hypothèse ou le scénario d’une franche escalade : Poutine jouerait ainsi le tout pour le tout, décréterait la mobilisation générale quoi qu’il en coûte (impopularité, fuite de cadres, comme déjà on l’a vu avec la mobilisation partielle lancée en septembre), et déciderait de frapper fort et encore plus indistinctement, voire d’utiliser des armes nucléaires « de théâtre », pour obtenir un retournement rapide et décisif du rapport de forces.
Dans ce dernier cas, le retentissement serait énorme. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a prévenu — en marge d’une réunion le 13 octobre dernier des ministres de la défense de l’organisation — que l’utilisation d’armes nucléaires changerait fondamentalement la nature du conflit, et appellerait une vive réaction de l’Alliance. Il n’a pas manqué de signaler que le groupe des plans nucléaires de l’OTAN (auquel ne participe pas la France, au titre de l’autonomie de sa propre force de dissuasion) a tenu récemment une de ses réunions périodiques.
Plus probable, dans le cas où Kiev garderait l’initiative stratégique, serait le scénario d’une reconquête progressive par l’Ukraine du terrain perdu depuis février dernier, avec l’objectif d’une « victoire » l’an prochain : d’abord jusqu’au fleuve Dniepr, puis la région de Zaporijia, etc., mais sans toucher à la Crimée, que Poutine ne lâchera pas, comme le soutiennent la plupart des observateurs. La condition serait qu’Européens et Américains continuent de s’impliquer, et même accentuent leur effort, au risque de frôler les « lignes rouges » édictées par les Russes. Pour Moscou, dans ce cas, ce serait un double échec : un coup nul sur le plan territorial, et des coûts économiques et politiques colossaux.
Stratégie du chaos
Sur un mode plus soft, on pourrait se retrouver avec des positions qui se figent, des belligérants au bout de leur potentiel : le « général Hiver », le conflit gelé, d’éventuels pourparlers, et une lassitude générale — y compris et surtout celle des amis de la cause ukrainienne, qui pousseraient à un arrangement — voire à la mise à l’écart du bouillant « serviteur du peuple ». Avant d’en arriver là, un Poutine affaibli, à la tête d’un régime déconsidéré, pourrait se contenter d’un scénario de pourrissement : pas seulement une politique de soumission de l’Ukraine, mais une destruction méthodique de ses infrastructures, et en Europe une « stratégie du chaos » : la « guerre du gaz » ; la dénonciation de l’Occident, promu en grand méchant loup ; la « guerre informationnelle », etc.
Rien ne dit que Vladimir Poutine a renoncé à ses buts de guerre initiaux : mettre fin au « génocide » contre les populations russophones-philes ; « dénazifier » un régime jugé complaisant avec les ultranationalistes. Un récit qui « parlait à l’opinion russe », explique Céline Marangé, , de l’Institut de recherche de l’école militaire (IRSEM), participant aux Journées stratégiques méditerranéennes. Et qui avait l’avantage de renvoyer aux envoyeurs Occidentaux leur antienne sur la « responsabilité de protéger » (7).
Liste d’erreurs
Et « Après l’Ukraine ? », s’interrogeaient les participants aux Rencontres stratégiques de la Méditerranée (8) qui ont fait le compte de la série impressionnante d’erreurs d’appréciation commises notamment par l’exécutif russe durant ces premiers huit mois de guerre :
• on croyait d’abord cette guerre improbable, parce que non gagnable. Et pourtant, la Russie s’est engagée, a surestimé ses propres forces, la faiblesse ukrainienne, le manque de réaction occidentale, etc. ; • la guerre reste un affrontement des forces morales et des volontés : à ce jeu-là, c’est l’Ukraine qui gagne, en matière de cohésion, de mobilisation, d’unité ; • les forces morales des soldats russes ont été rongées par le mensonge systémique, l’absence de préparation psychologique, et le non-sens de cette guerre : une « opération spéciale » d’abord présentée comme une promenade de santé, ensuite des recrutements grassement payés ou plus ou moins forcés (jusqu’au sein des minorités ethniques, dans les prisons…), le recours aux miliciens de Wagner ou aux spadassins du tchétchène Kadyrov — pour ne rien dire des défaillances logistiques constatées tout au long de cette intervention ; • en face, les Ukrainiens qui ont fait corps, une armée qui a surpris par son agilité, son inventivité, sa capacité à se décentraliser, et qui semble avoir la confiance de l’opinion (9) ; • un président, Volodymyr Zelensky, resté sur place, à la tête d’institutions qui ne se sont pas effondrées, d’un État qui fonctionne, d’une administration territoriale, d’un effort de guerre soutenu par les municipalités.
Zelinsky superstar
Il faut ajouter à ce tableau une stratégie de « com » très efficace de Kiev, développée avec l’appui de cabinets occidentaux spécialisés, qui cible à la fois la population ukrainienne, les publics occidentaux, l’opinion russe, les dirigeants du monde entier, alors qu’à Moscou, on a recouru — au moins jusqu’à la fin septembre — aux mensonges outranciers, ou aux menaces pour faire peur (le recours aux armes nucléaires). Également : • une armée russe prise à contre-pied : beaucoup de pertes dans le commandement ; la difficulté à intégrer, armer, entraîner les centaines de milliers de mobilisés ; le départ à l’étranger de centaines de milliers de jeunes, pour y échapper ; • des annexions précipitées de régions réputées prorusses à l’est et au sud, alors même que l’armée russe devait abandonner certaines de ses positions ; • l’allié Alexandre Loukachenko, président de Biélorussie pas si coopératif que souhaité par Moscou ; l’Occident plus uni que prévu (avec huit trains de sanctions, un flot de matériel et d’assistance technique, etc.).
Dans un bunker
L’escalade russo-ukrainienne, dans laquelle sont embarqués depuis le début les Américains et Européens au service de leur allié de Kiev, remet au premier plan le débat sur les risques de la cobelligérance. L’engagement de l’Union européenne (UE) en tant qu’institution, a été confirmé ces derniers jours : au titre de la Facilité pour la paix — un fonds qui jusqu’ici avait surtout bénéficié à l’Union africaine ainsi qu’à des États du continent noir — une nouvelle tranche de 500 millions d’euros a été débloquée en marge d’un conseil des ministres des affaires étrangères réunis à Luxembourg le 17 octobre dernier, qui a également approuvé le cadre de la nouvelle mission de formation des forces armées ukrainiennes, l’EUMAM Ukraine, comme le relève B2, le site bruxellois indépendant qui suit jour après jour l’actualité diplomatique et sécuritaire européenne.
Bien que l’Ukraine ne soit pas encore membre de l’Union, son ministre des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, est intervenu à cette réunion depuis un bunker où il s’était réfugié, alors que son quartier à Kiev faisait l’objet d’attaques de drones : « C’est la première fois qu’on parlait avec un ministre réfugié dans un bunker », a raconté Josep Borrell, le haut représentant pour la politique étrangère de l’UE, pour qui « Poutine perd politiquement et moralement ».
L’OTAN, dont les ministres de la défense étaient réunis quelques jours plus tôt à Bruxelles, n’est pas directement engagée, avait rappelé son secrétaire général Jens Stoltenberg. Mais celui-ci a dénoncé à nouveau la « guerre d’agression sauvage » de la Russie, qui compense ses échecs sur le terrain militaire en recourant à une « rhétorique nucléaire irresponsable » (« reckless »), et à des frappes indiscriminées contre des civils et des infrastructures critiques. Ce qui, selon lui, constitue un tournant dans cette guerre.
L’Alliance, dont les principaux États-membres sont largement engagés dans l’assistance à l’armée ukrainienne, veut lui fournir à court terme des centaines d’équipements antidrones ; et l’aider, à plus long terme, à passer de ses équipements de l’ère soviétique à des matériels plus modernes… aux standards de l’OTAN.
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