Naissance: 7 novembre 1913 à Mondovi en Algérie Décès: 4 janvier 1960 à Villeblevin
Albert Camus, est un écrivain : philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il fut aussi un journaliste militant engagé dans la Résistance française et dans les combats moraux de l'après-guerre.
Écrivain français né à Mondovi (Algérie) en 1913, mort en 1960, victime d'un accident de voiture. Après des débuts dans le journalisme, Albert Camus quitte l'Algérie et vient habiter en France. Membre de la Résistance, il est ensuite rédacteur en chef du journal Combat (1944-1946). Très engagé dans les événements de son époque, il se montre hostile à l'existentialisme de Sartre ainsi qu'au communisme. En littérature, il a exprimé l'absurdité de la condition humaine et la révolte qu'elle suscite (L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe, La Peste). Il pensait qu'il importe moins d'être heureux que d'être conscient. Il a su aussi chanter la beauté de son Algérie natale (Noces, L'Été). Prix Nobel de littérature en 1957.
L'œuvre de Camus comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurdité de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence, et « alors naît la joie étrange qui aide à vivre et mourir »
Lucien Auguste Camus, père d'Albert, est né le 28 novembre 1885 à Ouled-Fayet dans le département d'Alger, en Algérie. Il descend des premiers arrivants français dans cette colonie annexée à la France en 1834 et départementalisée en 1848. Un grand-père, Claude Camus, né en 1809, venait du bordelais, un bisaïeul, Mathieu Juste Cormery, d'Ardèche, mais la famille se croit d'origine alsacienne. Lucien Camus travaille comme caviste dans un domaine viticole, nommé « le Chapeau du gendarme », près de Dréan, à quelques kilomètres au sud de Bône (Annaba) dans le département de Constantine, pour un négociant de vin d'Alger. Il épouse le 13 novembre 1909 à Alger (acte de mariage N° 932) Catherine Hélène Sintès, née à Birkadem le 5 novembre 1882, dont la famille est originaire de Minorque en Espagne. Trois ans plus tard, en 1911, naît leur fils aîné Lucien Jean Étienne et en novembre 1913, leur second fils, Albert. Lucien Auguste Camus est mobilisé comme 2e classe dans le 1er régiment de zouaves en septembre 1914. Blessé à la bataille de la Marne il est évacué le 11 octobre à l'hôpital militaire de Saint-Brieuc dans les Côtes-du-Nord où il meurt le 17 octobre 1914. De son père, Camus ne connaîtra que quelques photographies et une anecdote significative : son dégoût devant le spectacle d'une exécution capitale. Sa mère est en partie sourde et ne sait ni lire ni écrire : elle ne comprend un interlocuteur qu'en lisant sur ses lèvres9. Avant même le départ de son mari à l'armée elle s'était installée avec ses enfants chez sa mère et ses deux frères, Étienne, sourd-muet, qui travaille comme tonnelier, et Joseph, rue de Lyon à Belcourt, un quartier populaire d'Alger. Elle y connaît une brève liaison à laquelle s'oppose son frère Étienne.
C'est dans ce journal que paraît un éditorial écrit par Camus, et resté célèbre, dans lequel il dénonce l'utilisation de la bombe atomique par les Etats-Unis. 'La Peste' est publié en 1947 et connaît un très grand succès. Son oeuvre - articulée autour des thèmes de l'absurde et de la révolte - est indissociable de ses prises de position publiques concernant le franquisme, le communisme, le drame algérien... Passionné de théâtre, Camus adapte également sur scène 'Requiem pour une nonne' de Faulkner. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1957 'pour l'ensemble d'une oeuvre qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes.' Trois ans plus tard, il meurt tragiquement dans un accident de voiture.
Le 4 janvier 1960, en revenant de Lourmarin (Vaucluse), par la Nationale 6 (trajet de Lyon à Paris), au lieu-dit Le Petit-Villeblevin, dans l'Yonne, Albert Camus trouve la mort dans un accident de voiture à bord d'une Facel-Vega FV3B conduite par son ami Michel Gallimard, le neveu de l'éditeur Gaston, qui perd également la vie. La voiture quitte la route et percute un premier arbre puis s'enroule autour d'un second, parmi la rangée qui la borde24. Les journaux de l'époque évoquent une vitesse excessive (180 km/h), un malaise du conducteur, ou plus vraisemblablement, l'éclatement d'un pneu. L'écrivain René Étiemble déclara : « J'ai longtemps enquêté et j'avais les preuves que cette Facel Vega était un cercueil. J'ai cherché en vain un journal qui veuille publier mon article... »
Albert Camus est enterré à Lourmarin, village du Luberon - où il avait acheté une propriété grâce à son prix Nobel - et région que lui avait fait découvrir son ami le poète René Char.
Œuvres de Camus
Révolte dans les Asturies (1936), essai de création collective L'Envers et l'Endroit (1937), essai Caligula (première version en 1938), pièce en 4 actes Noces (1939), recueil d'essais et d'impressions Le Mythe de Sisyphe (1942), essai sur l'absurde L'Étranger (1942), roman Le Malentendu (1944), pièce en 3 actes La Peste (1947 ; Prix de la critique en 1948), récit L'État de siège (1948) Spectacle en 3 parties. Les Justes (1949), pièce en 5 actes Actuelles I, Chroniques 1944-1948 (1950) L'Homme révolté (1951), essai Actuelles II, Chroniques 1948-1953 L'Été (1954), essai La Chute (1956), récit L'Exil et le Royaume (Gallimard, 1957), nouvelles (La Femme adultère, Le Renégat, Les Muets, L'Hôte, Jonas, La Pierre qui pousse) Réflexions sur la peine capitale (1957), en collaboration avec Arthur Koestler, Réflexions sur la Guillotine de Camus Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958 (1958)
La pluie de New York est une pluie d’exil. Abondante, visqueuse et compacte, elle coule inlassablement entre les hauts cubes de ciment, sur les avenues soudain assombries comme des fonds de puits. Réfugié dans un taxi, arrêté aux feux rouges, relancé aux feux verts, on se sent tout à coup pris au piège, derrière les essuie-glaces monotones et rapides, qui balaient une eau sans cesse renaissante. On s’assure qu’on pourrait ainsi rouler pendant des heures, sans jamais se délivrer de ces prisons carrées, de ces citernes où l’on patauge, sans l’espoir d’une colline ou d’un arbre vrai. Dans la brume grise, les gratte-ciel devenus blanchâtres se dressent comme les gigantesques sépulcres d’une ville de morts, et semblent vaciller un peu sur leurs bases. Ce sont alors les heures de l’abandon. Huit millions d’hommes, l’odeur de fer et de ciment, la folie des constructeurs, et cependant l’extrême pointe de la solitude. « Quand même je serrerais contre moi tous les êtres du monde, je ne serais défendu contre rien. »
C’est peut-être que New York n’est plus rien sans son ciel. Tendu aux quatre coins de l’horizon, nu et démesuré, il donne à la ville sa gloire matinale et la grandeur de ses soirs, à l’heure où un couchant enflammé s’abat sur la VIIIème Avenue et sur le peuple immense qui roule entre ses devantures, illuminées bien avant la nuit. Il y a aussi certains crépuscules sur le Riverside, quand on regarde l’autostrade qui remonte la ville, en contrebas, le long de l’Hudson, devant les eaux rougies par le couchant ; et la file ininterrompue des autos au roulement doux et bien huilé laisse soudain monter un chant alterné qui rappelle le bruit des vagues. je pense à d’autres soirs enfin, doux et rapides à vous serrer le coeur, qui empourprent les vastes pelouses de Central Park à hauteur de Harlem. Des nuées de négrillons s’y renvoient une balle avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux, pendant que de vieux Américains, en chemise à carreaux, affalés sur des bancs, sucent avec un reste d’énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, des écureuils à leurs pieds fouissant la terre à la recherche de friandises inconnues. Dans les arbres du parc, un jazz d’oiseaux salue l’apparition de la première étoile au-dessus de l’Impérial State et des créatures aux longues jambes arpentent les chemins d’herbe dans l’encadrement des grands buildings, offrant au ciel un moment détendu leur visage splendide et leur regard sans amour. Mais que ce ciel se ternisse, ou que le jour s’éteigne, et New York redevient la grande ville, prison le jour, bûcher la nuit. Prodigieux bûcher en effet, à minuit, avec ses millions de fenêtres éclairées au milieu d’immenses pans de murs noircis qui portent ce fourmillement de lumières à mi-hauteur du ciel comme si tous les soirs sur Manhattan, l’île aux trois rivières, un gigantesque incendie s’achevait qui dresserait sur tous les horizons d’immenses carcasses enfumées, farcies encore par des points de combustion.
Les écrits sur Albert Camus abondent. Du vivant de l’auteur, des ouvrages s’intéressaient à son œuvre, déjà très connue, et à l’auteur lui-même. Biographies, essais critiques, correspondances, bandes dessinées sont périodiquement publiés. Mais quand c’est un natif du pays, le sien, qui s’y intéresse, on cherche à lire. A compulser.
L’auteur de L’Etranger n’a jamais laissé indifférent de ce côté-ci de la Mméditerranée : il y a eu des thèses universitaires, des essais sur son œuvre, Christiane Chaulet-Achour reste l’une de ses meilleures spécialistes. Des romanciers ne manquent pas non plus de regarder de près l’œuvre de Camus, à l’instar de Kamel Daoud, Salah Guemriche, Salim Bachi.
Au début du mois, Mohammed Aïssaoui, chroniqueur au Figaro littéraire, a publié, dans la célèbre collection de Plon, un Dictionnaire amoureux de Camus (524 p). Il reconnaît une proximité avec l’auteur et son œuvre. «J’ai longtemps pensé que j’étais le seul au monde à connaître Albert Camus, à le comprendre, et qu’il n’écrivait que pour moi. Camus, c’est mon père, mon frère, mon professeur, mon ami. Il me console des chagrins de l’existence», note l’auteur de L’Affaire de l’esclave Furcy. Natif comme lui d’Algérie, ayant connu les mêmes privations, l’ascension sociale, la consécration, beaucoup de choses font que Aïssaoui se sent proche de l’auteur du Premier homme :
«Avec lui, je ne me sens jamais seul. Je le comprends mieux que quiconque. Nul n’avait vécu ce que lui et moi avions vécu : la pauvreté, le vertigineux écart social entre notre milieu d’origine et celui auquel nous avons accédé, la mère analphabète qui ne lira jamais les livres que nous avons écrits, la honte, la condescendance. Mais également le douloureux écartèlement entre deux pays, deux mondes : la France et l’Algérie. Je croyais qu’il avait pris sa plume pour me dire : “Tu vois, tu n’es pas seul.” Plus tard, j’ai compris que Camus n’était pas qu’à moi ! Nous sommes des milliers, des millions même, à l’aimer.»
L’auteur a rencontré la fille de Camus, Catherine, qui perpétue l’œuvre de son père. Grâce à elle, il a pu accéder à des archives personnelles de ce dernier. «Dans ma vie de journaliste, le moment le plus décisif a été la rencontre avec sa fille, Catherine, à Lourmarin, dans le Luberon. Elle m’a ouvert à l’écrivain mais aussi et surtout à l’homme qui était son père. Je la considère comme ma sœur.
Alors, ce Dictionnaire amoureux, je ne pouvais pas le faire sans elle, sans sa complicité (…).» Le Dictionnaire consacré à Camus nous ouvre, par ses différentes entrées, les voies de l’œuvre camusienne. Qui ne laisse décidément guère indifférent. Admirateurs comme détracteurs.
Mohammed Aïssaoui, Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, Plon
Albert Camus-André Malraux, Correspondance (1941-1959) et autres textes
Albert Camus-André Malraux, Correspondance (1941-1959) et autres textes, Édition Gallimard, Collection Blanche, de Sophie Doudet, 160 pages, octobre 2016
« Ce fut une des chances de ma vie d'avoir eu Malraux comme un de mes maîtres quand j'étais jeune écrivain et de l'avoir ensuite rencontré comme ami. » (page 143)
« J’essaie de vous dire des choses utiles » écrit André Malraux à Albert Camus à propos de l’Étranger alors en pleine gestation. Il précise ses suggestions, lui écrivant que « peut-être faut-il simplement insister davantage (un paragraphe en plus) sur le lien entre le soleil et le couteau de l'Arabe. » C’est par l’ami Pascal Pia, son "alter ego" d’Alger Républicain, que passe Camus, qui fera la "boîte aux lettres" entre les deux écrivains. Il l’engage aussi « à travailler encore la scène avec l'aumônier… car ce n'est pas clair » et l’incite à revoir la partie relative au meurtre, car écrit-il, « la scène du meurtre c'est bien, ce n'est pas aussi convaincant que l'ensemble du livre. »
Le style aussi. Malraux trouve lassant la phrase classique du genre sujet, verbe complément, point. « Par moments, ça tourne au procédé. Très facile à arranger en modifiant parfois la ponctuation » lui écrit Malraux qui lui demande également
« à travaille encore la scène avec l'aumônier » car, estime-t-il
« ce n'est pas clair. » L'auteur de "La condition humaine" affirme encore que si « la scène du meurtre c'est bien, ce n'est pas aussi convaincant que l'ensemble du livre. »
Portrait d'Albert Camus du 17 octobre 1957. Il vient d'apprendre que l'Académie suédoise lui a attribué le Prix Nobel de littérature.
Comme dans toute correspondance, c’est quand ils sont loin l’un de l’autre qu’ils s’écrivent. Ils prennent la plume pour échanger des idées mais aussi plus simplement des informations pratiques. Si la première lettre date du 30 octobre 194, l’ultime mot envoyé par Camus est de 1959.
Pendant toute cette période, leur situation a beaucoup évolué. Albert Camus, d’un jeune et obscur écrivain est passé au statut de Prix Nobel de littérature en 1957, même si Jean-Paul Sartre n’avait pas alors ménagé ses quolibets. Il est devenu un écrivain qui compte qu'André Malraux avait senti après la lecture du manuscrit de L'Étranger, le militant engagé du théâtre du Travail à Alger et le journaliste d’Alger Républicain.
Le parcours d’André Malraux est plus contrasté. Le compagnon de route du Parti communiste est devenu un cacique du gaullisme,plus tard ministre de la culture. Il s’est peu à peu éloigné du roman qui lui avait pourtant permis de recevoir le Prix Goncourt en 1933, pour publier des essais sur l’art. Camus est plus rationnel, n’a pas cette étincelle qui porte Malraux à enflammer son verbe, comme dans son hommage à Jean Moulin, il élabore ses "cycles", cycles de l'absurde puis de la révolte, alternant romans, essais et pièces de théâtre
Trente-six lettres, des rencontres et des échanges, [1] permettent de suivre leurs relations et, sans parler de véritable amitié, la bienveillance qui les caractérise. S’ils poursuivent chacun leur voie, ces lettres nous montrent que l’estime et l’attention réciproques étaient toujours restées intacts.
Malraux n’aime pas trop ce rôle d’aîné critique, de "coach" qu’il a joué pour L’Étranger, précisant : « je n'essaie pas de vous dire des choses intelligentes, ni du genre pénétrant, j'essaie de vous dire des choses utiles. ». Camus semble avoir été ému par la sollicitude de Malraux et lui répond chaleureusement fin 1941,
« Vous êtes parmi ceux dont j'ai souhaité l'approbation » et il écrira l’année suivante à Jean Grenier, après la parution de l’Étranger qu’il a été servi par la chance et ses amis, « Pia et Malraux ont tout fait. »
De ces lettres qu’ils ont échangées pendant quinze ans, se dégagent l’idée, comme le souligne Sophie Doudet, spécialiste de Malraux, qu’ils sont passés « d’une amitié teintée de respect et d'admiration à une fidélité fondée sur l'estime ».
Entre eux, ce n’est pas la grande amitié qu’on sent dans la correspondance entre Camus et Louis Guilloux ou René Char, et encore selon Sophie Doudet, « le ton est toujours cordial et le vouvoiement de rigueur… Jamais Albert n'écrit à André et seuls Camus et Malraux dialoguent. »
Entre Albert Camus (1913-1960) et André Malraux (1901-1976), il y a tout d'abord un profond respect mutuel, puis les rencontres parisiennes et ensuite une certaine distance due surtout aux engagements gaullistes de Malraux. Pourtant sur le plan littéraire, on se rappelle le cri du cœur de Camus en apprenant l’attribution du Prix Nobel : « C’est Malraux qui aurait dû l’avoir ! »
Ce sont deux intellectuels engagés dan le Gaullisme pour Malraux et la gauche pour Camus, mais prenant un sens différent, très politique pour l’un plus esthétique pour l’autre, une vison du monde différente, marquée par les certitudes d'un Malraux fidèle du Général et les doutes d’un Camus déchiré par le drame algérien, l’absurde menant pour chacun à des conclusions différentes.
De cet ensemble de textes basé sur les 36 lettres retrouvées, [1] le plus intéressant réside d’abord dans un document bien argumenté de Malraux relatif à L’Étranger, l’adaptation théâtrale, par Camus du Temps du mépris de Malraux, ainsi que plusieurs articles de Camus sur Malraux.
À la mort de Camus le 4 janvier 1960, Malraux lui rend hommage dans un article qui paraît dans Le Monde du 6 janvier : « Depuis plus de vingt ans, l'œuvre d'Albert Camus était inséparable de l'obsession de la justice. En déposant devant son corps les premières fleurs funèbres, nous saluons l'un de ceux par qui la France demeure présente dans le cœur des hommes. »
L'auteur Olivier Gloag publie aux éditions La Fabrique un essai au titre provocateur, "Oublier Camus", qui suscite de nombreuses réactions. Pourtant cette idée n'est pas neuve, et sans doute pas tout à fait renouvelée par le livre.
Oublier Camus, ce n’est pas un ordre, quoique. En tous cas c’est un titre, celui d’un essai paru il y a quelques jours aux éditions La Fabrique, signé Olivier Gloag, professeur aux Etats-Unis qui travaille sur les représentations coloniales dans la littérature française. Il s’attaque donc à Albert Camus, moins à l’écrivain qu’à l’intellectuel utile, dont il fait je cite “le parangon d’un humanisme abstrait qui a ceci de commode - et de suspect - qu’il plaît à droite comme à gauche”. Le livre revient sur l'ambiguïté de l’homme, de l’écrivain et du philosophe, né en Algérie alors française, face au mouvement d’indépendance et à l’anticolonialisme, décrivant une stature molle, parfois irresponsable, en tout cas bien moins ferme et engagée que celle de Jean-Paul Sartre, éternel ami-ennemi, largement convoqué dans le livre.
Il y a un peu de provocation, le livre est court, bon peut-être un peu trop pour examiner à la fois une figure et une œuvre et les remettre vraiment efficacement sur le métier critique, en tous cas, ça n’a pas manqué, le livre fait parler de lui dans les chapelles, au Monde on regrette le défaut de nuances et de tenue, remarquant que l’auteur oublie bien vite le contexte politique et personnel dans lequel Camus écrivit son œuvre. Au Figaro l’éditorialiste Eugénie Bastié, championne de la conservation patrimoniale, s’exclame en tête d’article “Et maintenant, ils veulent déboulonner Albert Camus”, faisant de cet essai le parangon de la bêtise “wokiste”, celle qui n’en finit plus d’attaquer injustement et sans rigueur les grands hommes et la patrie reconnaissante.
Alors on a envie de rassurer le Figaro, je doute que l’essai d’Olivier Gloag ne pousse tous les profs de français à brûler leur Quarto Camus, étant donné sa place au panthéon littéraire, et dans la littérature scolaire, pas de panique.
Où est le style?
Oui, et que cette idée de Camus en “icône utile”, je reprends un des termes du livre, parcourt toute la pensée de la gauche de la gauche à peu près depuis toujours, tapez Camus dans le moteur de recherche du Monde Diplomatique par exemple, vous verrez que le propos est sensiblement le même, et que le combat Sartre/Camus est un moule commode également lui aussi depuis fort longtemps, certainement pas l’apanage de nouveaux wokistes déboulonneurs.
On est donc pas sur du follement neuf, d’autant que Gloag partage avec ses petits camarades de la gauche de la gauche, une autre caractéristique majeure, qui je trouve c’est dommage, empêche le déploiement de son propos: la difficulté à penser le style - probablement parce que le style on s’en fout; Gloag essaie un peu, convoque des citations de romans, fait des liens, analyse une ou deux structures de la langue de Camus mais rapidement, principalement il résume, s'appuyant principalement sur le récit, ce qui est lacunaire et pas très puissant du point de vue de l’analyse. Or c’est ça que je voulais lire moi, qui ai toujours soupçonné une mollesse dans l’écriture d’Albert Camus: un essai qui articulerait à l’analyse littéraire de l'œuvre, un réquisitoire intellectuel arrimé et ainsi justifié. La préface parle par exemple de la “mauvaise foi linguistique” de Camus, tronquant dans l’écriture des morceaux de réel, effaçant opportunément les Arabes ou les problèmes. Gloag effleure cette analyse là, mais c’est trop peu, on est frustré de ne pas lire quelque chose qui montrerait comment, dans la langue, Camus est devenu, comme une marque, comme un réflexe, une mythologie au sens au Barthes l’entendait, c’est-à-dire, quelque chose de profondément idéologique qui se cacherait sous l’apparence du naturel. N’en déplaise à Eugénie Bastié, pour qui apparemment le patrimoine n’est jamais idéologue.
[BLOG You Will Never Hate Alone] L'essai «Oublier Camus» voudrait faire passer ce dernier pour un affreux misogyne doublé d'un colonialiste féroce. C'est omettre que contrairement à Sartre, l'œuvre de Camus vaut avant tout par l'éclat de son écriture.
L'un était avant tout philosophe, l'autre romancier. Ils ne pouvaient s'entendre. | Moshe Milner / Government Press Office (Israel) via Wikmedia Commons – DietrichLiao via Flickr – Montage Slate.fr
Il aura fallu la parution d'un seul essai sur Camus, Oublier Camus par Oliver Gloag, pour que renaisse la guerre de tranchées qui opposa l'auteur de L'Étranger à celui de La Nausée, j'ai nommé l'illustre Jean-Paul Sartre. Dans son essai que je n'ai évidemment pas lu, Olivier Gloag entend déboulonner Camus, notamment par l'accusation faite qu'il fut selon lui un fervent défenseur du colonialisme et un homme coupable de misogynie répétée…
C'est son droit de l'écrire.
N'étant nullement qualifié pour juger de la pertinence de ces attaques même si elles me semblent pour le moins outrancières, je me garderai bien de participer à la polémique d'autant plus qu'en toute honnêteté, je ne vois guère où se situe son intérêt. Pout tout dire, que Camus fut oui ou non un défenseur de l'Algérie française m'intéresse tout autant que de savoir s'il préférait prendre du café ou du thé au petit déjeuner. La question a son importance mais je crois avoir en horreur ce genre d'accusations où, à des fins idéologiques, on essaye à tout prix de faire coïncider ses principes avec les actes d'un homme impuissant à se défendre.
Et où l'on tente, à l'aide d'une dialectique douteuse, de faire émerger une vérité qui du temps de l'auteur incriminé répondait à une toute autre logique, dans une déclinaison de la pensée contingente aux circonstances de son époque, forcément ambivalente et constratée. Doublé d'une obsession quasi maladive de réparer des torts parmi cette flamboyance de la repentance qui apparaît à celui qui la professe comme une exaltation de sa propre justesse, de sa gloire innée.
L'opposition fondamentale entre Sartre et Camus consiste à ce que le premier était philosophe là où l'autre n'était que romancier, le malheur et la source de tous les malentendus étant que les deux voulurent être les deux à la fois. Camus philosophait comme seul un romancier sait le faire, c'est-à-dire faiblement, avec le sentiment pour raisonnement, tandis que Sartre écrivait des romans avec la sécheresse et la platitude du philosophe, d'une langue morne où l'esprit commandait au processus de création.
L'un avait donc du cœur, l'autre de l'esprit, et l'on a rarement sinon jamais vu les deux aller du même pas. Ce que le cœur prétend, l'esprit le réfute et ce que l'esprit avance, le cœur s'en méfie. Ces deux-là ne devraient jamais essayer de se confondre; malgré tous les efforts, leur vision du monde et le rendu qu'ils en font ne s'accorderont jamais.
N'était point versé dans cette discipline, j'ignore si la philosophie de Sartre a quelque valeur. Par contre, je sais que la langue de Camus possédait cet éclat qui accompagne toujours les romanciers de qualité, cette chose inexprimable mais qui saute aux yeux pourtant, une élégance du langage, une musicalité, une poésie, un style quoi.
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Sartre, excepté Les Mots, écrivait comme un cordonnier. La langue était au service de son esprit d'où cette prose étriquée, rapiécée, faussement inspirée, dénuée de toute cette candeur qui habille les meilleurs des romans. Il n'écrivait pas pour raconter mais pour démontrer, prétention que le roman a en horreur tant elle contredit son essence même, son aspiration à peindre le monde et ses foucades, autant de motifs dictés avant tout par la mécanique contrariée de son cœur.
Quand Camus s'est essayé à faire du Sartre, c'est-à-dire à écrire un roman, La Peste, pour asséner des vérités qui lui tenaient à cœur, ce fut un ratage presque complet. Camus fut après coup le premier à en convenir. Il manquait à son projet la force du naturel, la spontanéité, l'originalité, laquelle procède toujours de l'intuition et non de la réflexion. On pourrait dire que L'Étranger a parfois le même défaut mais il se trouve masqué sous l'incandescence d'une écriture qui parvient malgré tout à viser juste.
C'est avec Le Premier Homme, ce roman inachevé, que Camus est devenu le début d'un grand romancier. Il avait enfin compris comme naguère Faulkner qu'on n'est jamais au plus près de la vérité que quand on écrit sur ce qu'on connaît, ses propres blessures, sa mémoire, la résurgence de ce passé qui a contribué à l'essor de sa personnalité. Dans ce roman, Camus écrit vrai, c'est-à-dire qu'il se présente au monde dans sa nudité originelle, sans artifices, sans souci de plaire ou de convaincre, tel qu'en lui-même.
Dire de Sartre ou de Camus qu'ils ont eu tort n'a pas grand sens. Ils furent tous les deux des passagers du siècle, et si chacun a eu ses fulgurances et ses égarements, ses perversions et ses obsessions, ses manques et ses ratés, leurs éblouissements respectifs, ils demeurèrent deux écrivains que tout opposait si ce n'est un amour commun pour les lettres.
Le reste, tout le reste, ne sont que bavardages et ruminations obsolètes, circonvolutions d'universitaires qui au bout du compte prétendent aimer la littérature mais l'accablent de tant d'exégèses teintées du prisme de l'idéologie qu'ils finissent par la salir et écœurer ceux qui la vénèrent.
Analysant les écrits et les prises de position du prix Nobel de littérature, Olivier Gloag met en lumière ses ambiguïtés et son attachement à l’Algérie française.
Dans Oublier Camus, Olivier Gloag, professeur associé à l’université de Caroline du Nord à Asheville et déjà auteur d’Albert Camus. A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), s’attache à déconstruire le mythe qui entoure le prix Nobel de littérature, en particulier concernant ses engagements politiques lors de la guerre d’Algérie. Comme l’écrit Fredric Jameson dans sa préface, les « critiques [du livre d’Olivier Gloag] visent moins Camus que sa canonisation mainstream ; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre. »
Le « dernier grand écrivain colonial » ?
Albert Camus est en effet l’objet de nombreuses appropriations contemporaines et la diversité des bords politiques de ses admirateurs a de quoi surprendre. Dans son essai, Olivier Gloag souligne l’ambiguïté des positions politiques de Camus et estime que « se réclamer de Camus constitue une façon de revendiquer un humanisme aussi vague qu’ostentatoire. » Ainsi, le consensus autour de l’écrivain, envisagé comme « un saint laïque, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonisatiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain », « s’accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néolibéral ».
L’histoire de l’Algérie française voit ainsi s’opposer deux camps aux conceptions antagonistes de la colonisation du pays : ceux en faveur d’un « contrôle indirect » par la métropole incarné par Napoléon III, Clemenceau, Maurice Violette ; et ceux qui souhaitent un « contrôle absolu des Algériens », soit la majorité des Français d’Algérie. Pour Olivier Gloag, l’auteur de L’Étranger se range, avec quelques fluctuations, parmi les premiers, qui envisagent donc une participation des Algériens, mais considèrent que leur nation doit rester néanmoins dans le giron du colonisateur : « Camus n’a jamais su résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. »
Son œuvre littéraire, à commencer par son roman le plus connu (L’Étranger), témoigne d’un « déni de l’Arabe en tant qu’être humain », voire d’une certaine « indifférence » à son égard. Ses personnages arabes ne sont guère décrits et ne parlent pas, ou peu. Pour Olivier Gloag, Camus est le « dernier grand écrivain colonial […] à rebours de l’Histoire », d’autant qu’il privilégie le thème du rapport à une nature idéalisée. L’universitaire estime même que, dans La Peste, la maladie éponymene renvoie pas à « l’Allemagne ou [aux] Allemands, [mais à] la résistance du peuple algérien à l’occupation française ».
« L’anti-Sartre »
Olivier Gloag, également spécialiste de Jean-Paul Sartre, revient longuement sur les rapports d’abord amicaux, puis conflictuels, entre les deux écrivains, Sartre étant partisan de la violence anticoloniale, comme il l’expose dans sa préface au livre de Franz Fanon, Les Damnés de la Terre. De son côté, Camus a toujours renvoyé dos-à-dos la violence du colonisateur et celle du colonisé, faisant, pour Olivier Gloag, le jeu du statu quo et ignorant donc la domination du colonisateur : « Leslectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s’articulent autour de l’engagement anticolonial du premier et de l’anticommunisme du second, plutôt que d’après un bilan objectif de leurs itinéraires et de leurs prises de position. » De même, les conduites des deux hommes pendant l’Occupation sont souvent opposées, Sartre étant peint en collaborateur et Camus en résistant de la première heure, au mépris des réalités historiques.
Sur la peine de mort, là encore, « ses engagements […] furent intermittents et contradictoires », en fonction du contexte, ce qui n’empêche pas qu’il soit aujourd’hui considéré comme une figure importante de l’abolitionnisme. Sa correspondance et ses écrits révèlent en outre, pour Olivier Gloag, « un profond sexisme ». « [R]écupéré par absolument tout le monde […], [Camus] reste l’écrivain emblématique de la social-démocratie française, des belles âmes convaincues d’avoir adopté la bonne position politique du moment », sans prendre le temps de faire leur introspection sur le passé colonial de la France et son poids dans le racisme contemporain.
Tout au long de son essai, Olivier Gloag relit l’œuvre et la réception de Camus à travers le prisme colonial, au risque de laisser de côté d’autres facteurs expliquant sa popularité, comme ses qualités littéraires, ignorées au profit du seul politique. Olivier Gloag a également tendance à faire des personnages de Camus les porte-parole des convictions de l’auteur. De même, estimer que le parti-pris camusien de la non-violence fait de l’écrivain un allié des colonisateurs occulte le fait que le mouvement d’indépendance indien, incarné par Gandhi, a fait ce même choix. Cela étant, Oublier Camus a le grand mérite de dépasser l’image d’Épinal de l’auteur et de montrer toute son ambiguïté sur la question coloniale comme sur d’autres sujets d’une actualité encore brûlante.
Sartre et l'Algérie. Essai de Kamal Guerroua (Préface de Salah Guemriche). Tafat Editions, Alger 2023, 239 pages, 1200 dinars
C'est, je crois, le premier ouvrage consacré pleinement au « couple »: Sartre/Algérie. Faut-il s'en étonner avec l'auteur qui comble ainsi une carence bibliographique dommageable pour la connaissance de la lutte de libération nationale d'une part et, d'autre part, pour mieux comprendre les engagements des intellectuels étrangers à notre cause. On peut comprendre cela côté ultra-marin (la France « colonialiste ») qui n'a pas encore digéré sa défaite et qui cultive toujours sa « haine » des autres, c'est-à-dire les gens de gauche (dont les porteurs de valises et les signataires du Manifeste des 121) et leurs amis « bougnoules », tout particulièrement. On le comprend bien moins chez nous où Sartre est évité aussi bien à l'Université qu'à l'extérieur... Il est vrai que ces derrières décennies, avec l'émergence d'idées religieuses radicales qui tendent à jeter aussi bien les contenus que les contenants, la haine de la philosophie « existentialiste » (ne voyant que l'athéisme de l'auteur) et le nationalisme mal placé ont bloqué toute réflexion et toute ouverture.
Côté Algérie, l'auteur vient donc de réparer une immense injustice politique et intellectuelle en osant le pari (réussi) d'étudier le parcours médiatico-politique algéro-français d'un intellectuel de « légende », admirateur et ami de Frantz Fanon (on apprend qu'ils avaient passé trois jours de discussions enflammées ensemble à Rome): « Sartre et Fanon, c'était presque la même veine combative : deux voix rebelles, hypersensibles à la condition des indigènes et indéniablement engagées dans la voie de l'anticolonialisme le plus radical », écrit-il. Il étudie, analyse et détricote avec détails le cheminement d'un anticolonialiste « enra (g) agé » dont le domicile parisien avait été plastiqué deux fois par les criminels de l'Oas... et que De Gaulle n'avait pas osé « emprisonner » (car on « n'emprisonne pas Voltaire », avait-il répondu à ses ministres de droite). L'auteur n'a nullement tenté de se substituer au rôle d'historien ni de camper celui du biographe de Sartre ni moins encore de privilégier une écriture panégyrique mais seulement de donner au philosophe la place qu'il mérite dans un pays, l'Algérie, pour lequel il s'était engagé corps et âme au nom de l'idéal de vérité.
A la base, J-P Sartre s'est abreuvé et inspiré dans le côté révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau lequel en 1762 avait écrit la première phrase du « Contrat social » : « L'homme est né libre et partout est dans les fers ». Un prélude à l'existentialisme sartrien. Aussi avait-il pris parti, à partir de 1950, dans ses œuvres littéraires, sa philosophie et son action, des pays de l'Est, en rupture avec le bloc soviétique, défendu le Tiers monde et ses luttes pour se libérer des griffes de l'impérialisme occidental (Vietnam, Cuba, Algérie...).
L'Auteur : Né en 1982 en ???? (Kabylie).Etudes et Algérie puis en France. Journaliste, poète et écrivain. Plusieurs publications dont « Le Chant des sirènes » (premier roman en 2019), « Le Souffle du printemps », « La contagion du bonheur », « L'Algérie révoltée », « Hymne à l'espérance », « Journal d'un hittiste)...
Sommaire : Préface (de Salah Guemriche)/ Naissance d'une idole/Influence philosophiques/L'engagement chez Sartre/L'étincelle algérienne/Le fait colonial/Sartre et Camus ou la déchirure algérienne/ Division ou débâcle morale des élites/Dans l'impasse : le manifeste des 121/Le pacte sacré avec les porteurs de valises/La question de la torture/Le mythe gaullien/L'empreinte fanonienne/La déroute républicaine/Le sacre indépendantiste/Conclusion/Notes (572)/ Sigles/Bibliographie (9 pages)
Extraits : « Sartre avait pris acte d'une chose :l'écrivain était, qu'il le veuille ou non, « dans le coup », obligé de résister, de prendre parti, de militer, de se battre avec le monde et la réalité qui s'imposait à lui, chargé de témoigner sur son temps, d'inscrire son écriture et son combat dans le cours de l'histoire, de transformer ses exigences esthétiques en revendications matérielles concrètes » (p 46), Camus avait vigoureusement dénoncé la violence , surtout celle commise par les révolutionnaires et les « terroristes » qui disaient vouloir rendre le monde meilleur alors qu'il n'avait pas soufflé un mot contre la violence étatique et systémique du capitalisme ni, durant les années 1950, contre celle du colonialisme ayant sévi en Algérie. A l'inverse, Sartre avait su identifier la violence étatique et systémique partout où il l'avait rencontrée, et avait défendu des individus et des mouvements qui luttaient contre elle » (p 80), « Camus était, au fond, pour Albert Memmi, « un colonisateur de bonne volonté », celui « qui ne regrette rien » selon la formule typique de Meursault dans « l'Etranger » ( p 88), « Nous sommes en 1961. Pour Sartre, l'indépendance de l'Algérie était d'ores et déjà acquise et elle interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la France ou contre elle, après référendum ou par l'internationalisation du conflit » (p117), « La dénonciation de la torture pratiquée par l'armée française ainsi que le thème de la culpabilité personnelle et collective, jouèrent un rôle important dans l'argumentation sartrienne contre la guerre d'Algérie » ( p139), « A partir de 1958, Sartre l'anti-Pcf, Sartre l'anti-« Gauche molle », Sartre l'anti-guerre totale, Sartre l'anticolonialiste, Sartre l'antigaulliste, Sartre l'antigénéral, Sartre l'antimilitariste » (p145)
Avis : Un essai aussi pertinent par son approche que percutant par son contenu. De la recherche fine et ciblée qui nous réconcilie avec un philosophe qui (en dehors de ses autres positions politiques), grand admirateur et ami de Fanon, a été un fervent défenseur - et sans concessions - de la cause indépendantiste algérienne.
Citations : « Etre intellectuel est une attitude et non pas un métier » (J-P Sartre cité, p 42), « Mais, enfin, qu'est-ce que vraiment un « intellectuel engagé » ? Le philosophe le définissait d'abord comme « technicien du savoir pratique » (p 56), « Sartre et l'Algérie. Deux mots qui pourraient résumer l'essentiel : engagement et solidarité révolutionnaire (...) Par sa folle fringale de l'action nourrie par son devoir d'éthique de moraliste, ce fut, irrévocablement, le digne représentant de la France des Lumières face à celle des ténèbres... » (p 181)
Camus et le Fln. Essai de Tarik Djerroud. Tafat Editions, Alger 2022, 240 pages, 1 000 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel seulement. Extraits. Pour fiche de lecture complète voir in www.almanach-dz.com/vie politique/bibliothèque dalmanach)
Traiter dans une même œuvre deux itinéraires objectivement antagoniques (un intellectuel se disant progressiste d'un côté et de l'autre un mouvement, révolutionnaire qui plus est) n'est pas une mince affaire. Et, jusqu'ici, peu d'auteurs s'y sont frottés.
Analyser la démarche et les comportements d'Albert Camus, un pied-noir, « fils de pauvres », né à Drean (Mondovi, près de Annaba), ayant vécu à Belouizdad, un quartier populaire (Belcourt), devenu prix Nobel de littérature, humaniste (cf. son reportage sur la misère en Kabylie pour « Alger Républicain » alors qu'il était journaliste), fou amoureux de l'Algérie et de son soleil, mais pas partisan de son indépendance et la naissance et l'évolution du mouvement révolutionnaire qu'était le Fln L'auteur ne s'est pas laissé enfermer dans les dogmes dominants, tant culturels que politiques et idéologiques. Il s'est seulement et totalement fié aux textes... Des textes, ces empreintes indélébiles, pour certains oubliés, qui mettent en lumière les parties obscures d'une histoire nationale encombrée de tragédies, de douleurs, d'injustices, de lâchetés, dincompréhensions... et d'espoirs.
L'Auteur :Né à Semaoune, au pied de l'Akfadou (Ath Weghlis/Kabylie) en 1974. Etudes universitaires en électronique (Université de Tizi Ouzou). Passionné de littérature et pour l'histoire contemporaine de l'Algérie. Romancier et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages dont des romans (« Le sang de mars », « Hold-up à la Casbah »...)
Table des matières : Introduction/ 14 chapitres/Notes/ Sigles/Bibliographie
Extraits : « La colonie allait se faire sans les Algériens, et surtout contre les Algériens, en décidant derechef de faire une terre de peuplement où l'arrivant était privilégié, où l'autochtone était spolié » (p22),... Camus commençait à pousser les portes d'un pays où se dressaient des murs entre deux communautés qui ne communiquaient pas ; on s'empiffrait d'un côté, on souffrait de l'autre » (p33), « En refusant d'avancer masqué, le Fln s'estimait solide, sûr de lui. Il n'était pas un caillou dans une chaussure mais un vrai rocher auquel on devait faire face » (p139), « Camus pouvait être lucide sur beaucoup de problèmes de son temps. Mais, il resta très aveugle sur l'art d'écraser l'ignominie coloniale en Algérie. Aussi, demeura-t-il angoissé à l'idée d'une Algérie indépendante (p 204).
Avis : Une étude minutieuse et bien documentée supportée par une écriture au style léger et attrayant
Citations : « Qu'est-ce qu'une insurrection ? C'est le peuple en armes. Qu'est-ce que le peuple ? C'est ce qui dans une nation ne veut jamais s'agenouiller » (Albert Camus cité, p 79), « La guerre, c'est comme l'histoire, est un vaste espace qui se labourait « les armes à la main » (p131), « La guerre était l'affaire de tous, la révolution était l'affaire de tout un peuple ! »( p143), « A l'Elysée et sa proche banlieue, certes, on aimait beaucoup le couscous, mais on n'aimait pas du tout les porteurs de burnous » (p 188), « En fait, sur la terre des hommes et des femmes, si la guerre est temporaire ; la justice, elle , demeure une quête permanente » (p 216).
Plus de 63 ans après sa mort, Camus est toujours mobilisé en marge des commémorations liées à la colonisation française en Algérie pour défendre l’idée d’un « juste milieu » entre l’OAS et le FLN. Dans les commentaires qu’il continue de susciter, son dernier roman (inachevé) Le Premier Homme est toujours ignoré. Le texte montre pourtant une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire.
Rue des Archives French writer Albert Camus (1913-1960) at Combat newspaper office where he worked from 1944 to 1947
Peu d’écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd’hui de la postérité d’Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l’espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l’abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l’auteur de L’Homme révolté qui, déjà à l’époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d’État. L’auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d’une morale centriste devenue capable d’établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d’où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le natif d’Alger qui, à la question de savoir s’il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d’erreurs) de Michel Onfray en 2012, L’Ordre libertaire.
Si de nombreux textes camusiens n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu’on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » ; « Le charme : une manière de s’entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l’auteur quant à la question algérienne. On y trouve d’un côté les défenseurs de Camus l’incompris, plaidant la complexité d’un homme torturé qui a « mal à l’Algérie », comme il l’écrit dans ses Carnets. Ce camp est souvent prompt à mobiliser des textes de jeunesse comme la série de reportages pour Alger républicain « Misère de la Kabylie » (1939), son récit L’Hôte dans L’Exil et le royaume (1957) ou ses demandes de grâce pour des Algériens condamnés à mort pour terrorisme, notamment à la demande de Germaine Tillion. Tandis qu’en face, on rappellera inexorablement le meurtre de l’Arabe dans L’Étranger ou sa citation « Je défendrai ma mère avant la justice » — une interprétation hors contexte, plaide-t-on de l’autre côté.
Étonnantes absences dans les deux cas, celles des deux textes sur lesquels Albert Camus travaille alors qu’on est en pleine guerre de libération : les Chroniques algériennes (Actuelles III) publiées en 1958, et son dernier roman, Le Premier Homme, que l’auteur mort prématurément dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 n’a pas pu achever, mais qui sera publié à titre posthume en 1994.
« PAUVRES ET SANS HAINE »
Les deux projets marquent la volonté de l’auteur nobélisé de rompre le silence, lui qui ne s’était pas prononcé publiquement depuis 1956 sur la question algérienne. Dans les deux ouvrages, l’on retrouve l’idée de restituer une certaine « vérité », en choisissant de « ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires », selon les mots de l’écrivain dans la préface des Chroniques, où il condamne en même temps la torture exercée par l’armée française en Algérie et les attentats contre les civils français. Agnès Spiquel dira du choix du titre de cet ouvrage que ce « pluriel met en avant l’idée que les faits seraient assez parlants pour qu’on puisse se contenter de les enregistrer ». Témoigner donc pour livrer son propre récit sur « des hommes et des femmes de son propre sang ».
En proie au doute face à la complexité et l’urgence de la situation, Camus revient dans Le Premier Homme à son enfance, à ses années algériennes dans une famille dont il relève davantage l’appartenance socio-économique que le statut de Français d’Algérie. Il déclare d’ailleurs dans les Chroniques : « Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne ». Or, affirme-t-il, « les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent ». La grande Histoire est lisible entre les lignes de ce récit personnel. La réédition de ses écrits de jeunesse L’Envers et l’endroit en cette même année 1958, avec une préface, ne fait que renforcer ce désir de témoignage : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée ».
Dans le « royaume de misère » de son enfance que Camus incarne dans Le Premier Homme à travers le portrait de la famille de son double Jacques Cormery, tout apparaît sous le signe de la parcimonie, les biens matériels comme l’expression des sentiments. Nous voilà bien loin de l’enfance bourgeoise d’un Jean-Paul Sartre placée sous le signe des Mots, avec cette mère pour qui le vocable même de « bibliothèque » est difficile à prononcer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : enfance pauvre certes, mais tout de même heureuse, et digne surtout, dans l’ascétisme d’une « pauvreté aussi nue que la mort ». L’auteur semble relater le souvenir de sa mère pour expier la culpabilité de celui qui a fréquenté la bourgeoisie intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés : « Jacques, du plus loin qu’il se souvînt, l’avait toujours vue repasser l’unique pantalon de son frère et le sien, jusqu’à ce que lui partît et s’éloignât dans l’univers des femmes qui ne lavent ni ne repassent ».
On trouve là un écho à son propos dans les Chroniques où il transforme le conflit politique qui l’oppose aux intellectuels français partisans de l’indépendance algérienne en une affaire de classe sociale : « Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les [les Français d’Algérie] haïr, doit être rappelée à la décence ». Son texte est une double charge, avec Sartre en ligne de mire, tant contre ceux qui réduisent la réalité algérienne à des considérations théoriques sur la politique et la justice, que contre le « partisan français du F.L.N. » qui donnerait à lire une caricature des Français d’Algérie, « coupables d’être les complices et les bénéficiaires d’un système qui opprime et exploite les autochtones ». Il oppose aux « articles qu’on écrit si facilement dans le confort du bureau » la concrétude d’un argument d’autorité. Le tableau d’une Nativité quasi christique ouvre d’ailleurs son roman autobiographique et ambitionne d’illustrer un cosmopolitisme revendiqué et la possibilité d’une vie paisible entre les « deux communautés d’Algérie ». Dans la mythologie de l’auteur, la misère devient une patrie où tous les trimards cohabitent et se côtoient, bien qu’ils ne se mélangent pas.
UN MYTHE BIBLIQUE
C’est précisément dans la mythologie que le livre bascule à partir du chapitre intitulé « La Recherche du père », où Camus tente de reconstituer la vie de son père mort à la guerre en 1914 alors que lui-même n’a pas encore un an. Or, au vu du peu de documents dont il dispose, l’auteur ne peut opérer qu’une reconstitution partielle : « Le reste, il fallait l’imaginer ». La figure paternelle sera par conséquent mi-réaliste mi-fictive, comme un récit des temps anciens que l’imagination finit par transformer en légende. La mission qu’il se donne est de lui rendre un visage et une voix, ainsi qu’à toute sa famille et, par extension, à toute sa communauté, en remontant jusqu’aux vagues de colons de 1848 et de 1871 : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets ».
Son double et héros Jacques Cormery retourne alors en « pèlerinage » sur son lieu de naissance, à Mondovi (Dréan). En plus de donner une connotation sacrée à ce déplacement, l’évocation du rite amène l’idée d’une répétition, constitutive du mythe à travers l’actualisation d’un geste ancestral fondateur. Ce faisant, le héros répète le geste des « émigrants » de 1848 qui sont arrivés pour la première fois sur ces terres. C’était « la même arrivée de nuit dans un lieu misérable et hostile, les mêmes hommes ».
Sur la place du village, « les Français […] avaient le même air sombre et tourné vers l’avenir, comme ceux qui autrefois étaient venus ici par le Labrador1, ou ceux qui avaient atterri ailleurs dans les mêmes conditions, avec les mêmes souffrances ». L’arrivée de « la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable » qui « était tombée pendant huit jours » rappelle le déluge biblique, et marque l’avènement d’une « race » nouvelle qui a déjà ses plaies et ses martyrs, avec cette épidémie qui fait plus d’une dizaine de morts par jour. Les gestes collectifs se mettent en place, comme cette danse entre deux enterrements, pour devenir au fur et à mesure symboliques.
À cette étape du récit, le parti pris de Camus est limpide : son évocation ne souffre presque pas la présence d’« Arabes », bien qu’il rende compte, en détail, des crimes contre les colons. Certes, le personnage du docteur est là pour vaguement rappeler qu’on « les avait enfermés dans des grottes avec toute la smalah » et qu’ils « avaient coupé les couilles des premiers Berbères ». Mais même ces exactions sont dénuées de leur caractère politique, sorties de tout contexte historique et géographique, pour n’être qu’une nouvelle reproduction d’un mythe ancestral et biblique, celui du premier meurtre, du premier fratricide, et ainsi se fondre dans la masse anonyme et banale des tueries que les hommes se sont toujours infligées : « et alors on remonte au criminel, vous savez, il s’appelait Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce », écrit-il dans une autoréférence à L’Étranger.
UNE TERRE SANS PEUPLE POUR UN PEUPLE SANS TERRE
Camus avait déjà donné les prémices d’une telle lecture dans le chapitre qui raconte le retour du fils Cormery de la métropole à Alger, auprès de sa mère. Là aussi, en épousant le point de vue de cette dernière, le récit fait abstraction totale de toute présence arabo-berbère. L’espace algérien devient l’objet d’une lutte exclusive entre Français et Allemands, lutte par ailleurs commencée en métropole et qui se poursuit dans ce prolongement de France. C’est une terre qui accueille les parias, les va-nu-pieds, les marginaux, ceux qui n’ont eu leur chance nulle part. Sur cette terre algérienne qui apparaît étonnamment vierge sous la plume camusienne, arrivent ceux qui fuient la guerre comme ceux qui crèvent la faim.
Dans cette représentation, l’est algérien est une terre sans peuple, un pays « plat, entouré de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans un lopin de terre cultivé, couvert seulement d’une poignée de tentes militaires couleur de terre, rien qu’un espace nu et désert […] ». Ses ancêtres y sont venus prendre cette « Terre promise » qui rappelle l’Eldorado américain, tandis que les Arabes sont vaguement présents, « de loin en loin », silencieux et « hostiles », « groupés » à l’image de ces chiens kabyles « en meute ». On pense à Frantz Fanon qui écrit dans Les Damnés de la terre : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique ».
Les « conquérants » ou « aventuriers » rappellent l’imaginaire du Far West américain ou des conquêtes espagnoles2. Eux aussi sont guettés par tous les dangers, comme jadis les hommes d’Hernán Cortés ou de Francisco Pizarro : celui de l’épidémie, des changements de saison, ainsi que des « lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d’autres colonies françaises qui avaient besoin de distraction ou de provisions ». Ils gardent alors « toujours le fusil et les soldats autour ». Certes, le texte mentionne bien qu’on a donné aux Espagnols de Port Mahon et aux Alsaciens « les terres des insurgés de 71, tués ou emprisonnés », référence sommaire à l’insurrection des frères Mokrani en mars 1871, en Kabylie, où près de 500 000 hectares de terres sont alors confisqués et attribués aux colons. Mais ils sont alors des « persécutés-persécuteurs », noyés dans les combats qui perlent l’histoire de l’humanité, et pour lesquels ils ne devraient pas porter de responsabilité.
L’épopée coloniale décrite dans Le Premier Homme actualise cet idéal religieux, profane ou civilisationnel de rédemption, où l’Autre est au mieux inférieur, au pire inexistant. Ainsi naît le mythe de ce peuple conquérant qui ne doit rien à l’entreprise coloniale, « où chacun était le premier homme », actualisant le mythe de l’homme pauvre et conquérant malgré lui, qui doit à chaque génération mener sa propre bataille, « apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité ». Car il n’y a pas de transmission au sein de cette « race », pas d’héritage ni de mémoire chez ceux qui n’ont pas accès à la parole et qui ne peuvent par conséquent rien transmettre. Le seul bien que cette tribu a en héritage c’est cette terre, qui, par sa symbolique, se trouve enveloppée d’une aura de sacralité. C’est elle qui donne sens à tout, y compris à la propre vie de l’auteur : « Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien », (Carnets). Et c’est aussi par ce lien commun à la terre que, selon les dires du colon Veillard, Français et « Arabes » seraient forcés à cohabiter à nouveau ensemble : « On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça ». Encore une fois, Français et « Arabes » aspireraient à un avenir utopique où ils vivraient fraternellement par le seul miracle de leur commune présence géographique.
« UNE ÉPOQUE PÉRIMÉE »
En ayant recours à cette construction mythique pour retracer — ou imaginer — l’histoire de sa lignée, et malgré la mention formelle de quelques dates, Camus s’extrait du temps historique pour plonger dans le temps sacré. Car seule la temporalité du mythe est capable de donner une place à ceux qui étaient jusque-là en dehors de l’Histoire et qui n’avaient aucune conscience de son écoulement. Ainsi de la mère de Cormery, « qui ne pouvait même pas avoir l’idée de l’histoire ni de la géographie » et qui ne distingue pas la « guerre d’Algérie » d’une catastrophe naturelle :
La guerre était là, comme un vilain nuage, gros de menaces obscures, mais qu’on ne pouvait empêcher d’envahir le ciel, pas plus qu’on ne pouvait empêcher l’arrivée des sauterelles ou les orages dévastateurs qui fondaient sur les plateaux algériens.
L’univers de Cormery n’est alors pénétré par l’Histoire que dans une perspective de destruction, symbolisée par l’attentat qui fait voler en éclats cette ambiance chaleureuse du dimanche matin où Français — y compris parachutistes ! — et « Arabes » se côtoient.
Or, c’est justement le refus de Camus de reconnaître la marche de l’Histoire que critiquait déjà, en mars 1956, Jean Sénac. Dans sa « Lettre à un jeune Français d’Algérie » parue dans la revue Esprit, Sénac, pourtant ami de Camus, s’oppose totalement à cette vision et accuse son destinataire, précisément, d’« entretenir des mythes ». Sous la plume de ce poète également né en Algérie qui partage avec Camus des origines espagnoles, la misère n’est pas qu’une donnée sociologique : elle est sœur de la répression coloniale, puisque l’enfant qui n’a pas de quoi se nourrir est le même qui se trouve traqué par la police coloniale. Loin des ouvriers arabes du domaine de Saint-Apôtre qui, dans Le Premier Homme se désolent du départ de leur patron français à Marseille, ceux dont parle Sénac rêvent de « vengeance ». Et là où Camus n’aura de cesse de rêver de fraternité, lui parlera de dignité : « La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir ». Sous sa plume, le mot « Arabes » est placé entre guillemets. Mais surtout, Sénac reproche à son destinataire une position que l’on ne peut que qualifier de réactionnaire et qui devrait être étrangère à leur génération : il évoque ainsi « les prétentions égoïstes de [leurs] pères » pour leur opposer « que la patrie algérienne est fondée ». Le destinataire anonyme de sa lettre, ce Français d’Algérie qui était probablement Camus, est à ses yeux trop attaché à une « époque périmée » et adopte un conservatisme désespéré : « Tu vois bien que le fil est usé, mais tu tires quand même ».
Si Sénac partage avec le « petit voyou d’Alger », selon la formule affectueuse de Sartre pour Camus, cet attachement pour cette terre où il est « né, où [il a] grandi, comblé », où il a également « [ses] parents et [ses] morts, [ses] souvenirs et [son] espérance », il oppose au mythe des pieds-noirs entretenu par Camus une ambition plus proche de celle des pieds-rouges à laquelle le poète semble aspirer : « […] je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun ».
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