Le puissant patron des renseignements algériens, Mohamed Mediène alias Toufik, a été mis à la retraite par le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika. La fin d’un parcours de plus de 25 ans à la tête du DRS ? Voici son portrait, publié en février 2014, alors qu’il venait d’être violemment critiqué par un proche du clan présidentiel.
Il y a dix ans, la seule évocation de son nom relevait presque du tabou. Son image plus encore : on recense à peine trois clichés, pris en cachette. Inamovible chef des services de renseignements depuis vingt-quatre ans, Mohamed Mediène, alias Toufik, 75 ans, a toujours inspiré crainte ou révérence. Sa personnalité et son influence dans les cercles du pouvoir n’ont cessé d’alimenter légendes et fantasmes, à tel point que ses compatriotes l’ont surnommé Reb Dzaïr (« le dieu de l’Algérie »).
Mais ça, c’était avant. Avant le tsunami médiatique soulevé par les violentes critiques que lui a adressées Amar Saadani. Le secrétaire général du FLN a accusé le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dirigé par Mediène, d’avoir essuyé de nombreux échecs et a été jusqu’à réclamer la tête de ce dernier. Porte-voix du clan présidentiel, très proche de Saïd Bouteflika, Saadani accuse également le général-major et son service de s’opposer à un quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, 76 ans, qui peine à se remettre de son accident vasculaire cérébral du 27 avril 2013.
Le DRS, un État dans l’État
Aujourd’hui, le patron du DRS ne semble plus intouchable. Mais si le tabou est brisé, le mystère Toufik demeure entier. Originaire de la Petite Kabylie, cet ancien combattant de la guerre d’indépendance fait ses classes au début des années 1960, tout d’abord comme artilleur en Jordanie, puis auprès des maîtres espions soviétiques du KGB, avant d’occuper, deux décennies durant, divers postes au sein de la Sécurité militaire (longtemps dirigée par le non moins mystérieux Kasdi Merbah, qui fut son mentor).
TRÈS À L’ÉCOUTE DE SES COLLABORATEURS, QUI LUI SONT EXTRÊMEMENT FIDÈLES, TOUFIK EST AU COURANT DE TOUT.
En septembre 1990, Mohamed Mediène prend du galon en héritant de la direction des services secrets, rebaptisés pour l’occasion DRS et soustraits à l’autorité de l’état-major grâce à leur rattachement direct à la présidence. Ses prérogatives sont tentaculaires, ses pouvoirs redoutables, ses moyens immenses.
Sécurité intérieure, espionnage et contre-espionnage, protection du président, lutte contre le terrorisme, contrôle des médias et de l’information, infiltration du tissu associatif et des partis politiques… Toufik fera du DRS un État dans l’État. « Il tire sa force et sa puissance des innombrables réseaux qu’il a tissés en cinquante ans de carrière dans les Services, témoigne l’une de ses connaissances. Très à l’écoute de ses collaborateurs, qui lui sont extrêmement fidèles, il est au courant de tout. »
Féru de renseignements, peu loquace, dévorant dossiers et synthèses, qu’il annote souvent au crayon, l’homme est, dit-on, un animal à sang froid. « Il s’emporte rarement, prend du recul sur les événements et garde son self-control même dans les situations les plus dramatiques – et Dieu sait que l’Algérie en a connu durant les vingt dernières années. Cela explique en partie sa longévité », témoigne un officier qui l’a côtoyé. D’une discrétion absolue, fuyant les mondanités, cet homme réputé intègre contrôle étroitement son image. Amateur de cigares et passionné de football, un sport qu’il pratique au moins une fois par semaine, Toufik n’a jamais accordé d’entretien à la presse, bien qu’il reçoive discrètement des journalistes.
Il appuie la réélection de Bouteflika
Qualifié de faiseur de rois, il aura joué un rôle clé lors de la démission de Chadli Bendjedid en 1992 et de son remplacement par Mohamed Boudiaf (assassiné six mois plus tard), dans l’élection de Liamine Zéroual en 1995 puis son retrait, annoncé en 1998, ainsi que dans l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en 1999. Loyal, il appuie la réélection de ce dernier en 2004, bénit son projet de réviser la Constitution de 1996, qui limitait l’exercice présidentiel à deux mandats, avant de soutenir sa troisième candidature (victorieuse). Mais comme le chef de l’État, Mohamed Mediène devra un jour prendre sa retraite. Quand ? La réponse fait partie des mystères de Toufik.
En septembre 1998, le chef de l’État annonçait son départ et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Dix-huit ans après, Jeune Afrique a pu reconstituer les circonstances précises de ce tournant majeur dans l’histoire récente du pays.
En cette nuit du jeudi 3 septembre 1998, Liamine Zéroual, 57 ans, a du mal à trouver le sommeil. Seul dans le jardin d’une résidence de luxe, à Windhoek (Namibie), que son homologue namibien, Sam Nujoma, a mise à sa disposition, le président algérien fait les cent pas, grillant cigarette sur cigarette. On le sait couche-tard et gros fumeur, mais, cette nuit-là, quelque chose semble le hanter.
Une décision difficile
Encore un massacre perpétré par les GIA ? Des ennuis de santé ? Des soucis familiaux ? Un énième scandale médiatique éclaboussant le général Mohamed Betchine, son ami et conseiller à la présidence ? Rien de tout cela : Zéroual a une décision importante à prendre, et pèse le pour et le contre. Tard dans la nuit, après des heures passées à cogiter, il a enfin tranché.
Le lendemain, dans l’avion présidentiel qui le ramène à Alger, il invite les collaborateurs qui l’ont accompagné dans son périple africain à le rejoindre dans le petit salon. Il est serein mais grave. « Vous savez que je voulais partir il y a un an, leur dit-il. À l’époque, les décideurs n’étaient pas d’accord, arguant qu’il n’était pas opportun de quitter le pouvoir. Eh bien ce moment est venu. Il faut laisser la place à d’autres. Je pars. Je vais le faire savoir dès mon retour à Alger. » Vendredi 11 septembre, huit jours après cette confidence faite à 10 000 m d’altitude, Liamine Zéroual annonce la tenue d’une élection présidentielle anticipée.
La suite est connue. Adoubé par l’armée, Abdelaziz Bouteflika lui succédera en avril 1999. Depuis son départ, Zéroual ne s’est jamais exprimé sur les circonstances qui l’ont conduit à quitter le palais d’El-Mouradia. Discret et réservé de nature, il a toujours évité les journalistes et décliné les propositions d’entrevue. Mohamed Betchine cultive le même goût du silence. S’il soutient que son ami Zéroual a été poussé à la démission, il refuse d’en dire davantage. Dix-huit ans plus tard, JA revient sur cet événement qui a bouleversé le cours de l’histoire en Algérie. Récit inédit d’une démission forcée.
» Un désintérêt manifeste pour le pouvoir et ses privilèges »
Nous sommes en octobre 1997. Presque deux ans après avoir été élu à la présidence, Zéroual veut déjà céder sa place. À ses proches collaborateurs, ce général redevenu civil développe son principal argument : il a comblé le vide institutionnel consécutif à l’interruption du processus électoral et à la démission, en janvier 1992, du président Chadli Bendjedid.
L’Algérie a désormais à sa tête un chef de l’État démocratiquement élu, en dépit des menaces des GIA. Et une nouvelle Constitution consacrant l’alternance au pouvoir a été adoptée par référendum en novembre 1996. Le pays dispose d’une Assemblée nationale et d’un Conseil de la nation (Sénat) où siègent tous les courants politiques, y compris les islamistes. Des assemblées locales ont été élues pour assurer le transfert des pouvoirs de l’Administration vers les représentants choisis par la population. Le terrorisme a été ramené à un état résiduel, quand bien même une série de massacres effroyables, commis durant l’été 1997 aux portes d’Alger, viennent rappeler que la lutte antiterroriste n’est pas encore gagnée.
Dans le cadre de la réconciliation nationale, Zéroual a mené un dialogue avec les dirigeants du Front islamique du salut (FIS, dissous en février 1992), mais ces derniers ont refusé de condamner les violences. Pour dégarnir les maquis, il a promulgué, deux ans plus tôt, la loi sur la rahma (« clémence ») afin de permettre à des centaines de terroristes de déposer les armes et de répondre de leurs crimes devant les juges. Mission accomplie donc pour Zéroual, dont le désintérêt manifeste pour le pouvoir et ses privilèges est un secret de Polichinelle.
N’avait-il pas démissionné en 1990 de son poste de chef des forces terrestres ? Puis quitté l’ambassade algérienne à Bucarest, où il avait été affecté quelques mois plus tard, pour retourner dans sa maison de Batna, dans l’est du pays, arguant qu’il ne voulait pas être payé à ne rien faire ?+
Éradiquer le terrorisme
« Il faut maintenant prévoir une élection présidentielle anticipée », déclare Zéroual en ce mois d’octobre 1997. Mais quand ses collaborateurs, l’état-major de l’armée ainsi que les responsables des services de renseignements (DRS) apprennent qu’il veut écourter son mandat, ils manquent de s’étrangler. Pour eux, l’Algérie ne peut s’offrir le luxe de plonger dans une nouvelle période de turbulences et d’incertitude.
« Vous devez poursuivre votre mission », lui lance le général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée et farouche partisan de l’éradication du terrorisme. Zéroual se résout à temporiser. Mais un dossier explosif viendra le contrarier sérieusement et empoisonner ses relations avec les services secrets, à l’époque dirigés par Mohamed Mediène, dit Toufik. Au terme de plusieurs mois de négociations secrètes avec le numéro deux du DRS, l’Armée islamique du salut (AIS) avait décrété une trêve unilatérale des armes à partir du 1er octobre 1997.
Pour arracher cet accord au bras armé du FIS, le DRS et l’armée ont dû sécuriser les campements de l’AIS, ravitailler ses terroristes en vivres et mobiliser les moyens de l’État (avions et véhicules) pour permettre à ses émirs de se déplacer dans plusieurs régions du pays afin d’expliquer le bien-fondé de cet armistice. Quels sont les termes de ce fameux accord ? À ce jour, Madani Mezrag, ex-chef de l’AIS, refuse d’en divulguer le contenu dans sa totalité, mais il en a laissé filtrer les grandes lignes dans les années 2000.
On sait donc que les deux parties avaient négocié une amnistie pour les combattants de l’AIS, l’intégration de certains d’entre eux dans les rangs de l’armée nationale pour combattre les résidus des GIA et la levée des contraintes administratives frappant les dirigeants du FIS.
Les termes de cet accord, négocié par le numéro deux du DRS au nom de son supérieur hiérarchique, révulsent Zéroual. Comme le rapporte l’un de ses ex-conseillers, « les positions des uns et des autres étaient devenues presque inconciliables. »
Si le DRS et une partie de l’establishment militaire sont favorables à un tel prolongement politique de la trêve, c’est parce que celui-ci neutraliserait de fait des milliers de terroristes et permettrait aux services de sécurité de se concentrer sur la traque et l’élimination des GIA. Washington n’est pas insensible à cet argument. Cameron Hume, ambassadeur des États-Unis à Alger, se fait l’avocat de cette option directement auprès de Zéroual, qui le reçoit pendant quarante minutes en décembre 1997.
Lorsque Hume lui explique, en prenant un luxe de précautions, que cet accord AIS-armée peut préfigurer un dialogue mettant définitivement fin aux violences qui ensanglantent l’Algérie, le sang du chef de l’État algérien ne fait qu’un tour. « La réponse de Zéroual ne laissait pas la moindre chance à la poursuite de la discussion sur le sujet », écrira l’ambassadeur américain.
Une opposition résolue à l’amnistie
« Le président pensait qu’on négociait les conditions d’une reddition, confie l’un de ses proches. Et voilà qu’il découvre qu’il est question d’amnistie. » Ancien maquisard de la guerre de la libération, Zéroual refuse catégoriquement de reconnaître à l’AIS le statut de belligérant. « Je ne reconnais qu’une seule armée : l’Armée nationale populaire, martèle-t‑il. Je ne peux pas négocier avec les mercenaires que j’ai combattus et vaincus. La seule négociation, c’est le dépôt des armes. »
Voir des terroristes devenir les supplétifs des forces de sécurité ? Cette perspective horripile Zéroual, qui rappelle qu’il a « toujours haï les harkis » et qu’il ne veut pas voir « au sein de l’APN une nouvelle forme de harkis ». L’amnistie pour les terroristes de l’AIS ? L’idée même le fait bouillonner de rage. Pour lui, ils doivent se rendre aux autorités, déposer les armes dans les casernes, être traduits en justice pour rendre compte de leurs crimes et condamnés, pour ceux qui ont du sang sur les mains.
Quant aux repentis jugés non coupables de crimes de masse, ils seront placés sous surveillance pendant une période de dix ans. Et, en cas de violation de la probation, ils seront emprisonnés. « Je ne peux pas permettre à quelqu’un qui a brûlé vif un bébé de rentrer librement chez lui, lâche Zéroual devant l’un de ses ministres. Il est inconcevable que ces gens regagnent leurs foyers sans rendre de comptes. L’absolution et le pardon, c’est aux victimes de les accorder, pas à moi. »
La présidence et le DRS ne parvenant pas à trouver un compromis, le général Mohamed Mediène ouvre une piste : l’organisation d’un référendum populaire pour trancher la question. Réponse de Zéroual : « Allez-y si votre référendum est accepté par le peuple. Mais cet accord, vous le ferez sans moi… » Homme au caractère bien trempé, le président refuse de céder.
Son intransigeance se résume par son refus de l’idée même de consensus. Dès lors, comment sortir de cette impasse, alors que le terrorisme continue de faucher des dizaines de victimes ? que les demandes d’enquête internationale sur les massacres se font de plus en plus pressantes et nombreuses ? que les requêtes pour poursuivre les généraux algériens devant le TPI s’empilent ? et que l’AIS menace de reprendre les armes ? Comment lui faire entendre raison ? Faut-il le pousser à partir ou l’affaiblir au point de lui arracher un compromis ? On ne voit qu’un seul moyen : cibler son ami Mohamed Betchine.
Un ami gênant
Ex-patron de la sécurité militaire (SM) dans les années 1980, propriétaire d’un groupe de presse, riche homme d’affaires, Betchine est l’interface entre le chef de l’État et les grandes institutions (armée, DRS, classe politique et sphère économique). Sa puissance et son entregent ont décuplé avec la création du Rassemblement national démocratique (RND), dont il est l’un des éminents dirigeants. En moins de dix mois, ce parti né en février 1997 détient désormais la majorité à l’Assemblée nationale.
Durant l’été 1998, Betchine fait l’objet d’une campagne de presse d’une rare violence. Tortures durant les émeutes de 1988, affairisme rampant, emprisonnement de milliers de cadres innocents, ambitions présidentielles… Les accusations fusent et se multiplient. On réclame son limogeage, son jugement, son bannissement de la politique. Au-delà de Betchine, qu’on présente comme une sorte de Raspoutine à l’algérienne, c’est évidemment le procès de la présidence de Zéroual qui est conduit à coups de brûlots. Réputé pour sa droiture et son intégrité, le président est estomaqué par l’ampleur de l’affairisme et de la corruption.
Lui qui disait vouloir « des hommes loin des clans et des affaires », voilà qu’il découvre que certains sont empêtrés dans des scandales d’enrichissement douteux. « Je ne me considère pas en droit de parachever le développement de l’affairisme et de la corruption », soupire-t‑il devant l’un de ses collaborateurs au cours de l’été 1998. Sacrifier Betchine ? Si Zéroual se sent trahi par son ami, il refuse cependant de le faire. Dans un discours prononcé le 18 août 1998, il prend la défense de son conseiller sans jamais le nommer et dénonce la cabale qui le vise. Le message est clair : on ne force pas la main à Liamine Zéroual.
Mais certains membres du sérail ne l’entendent pas de cette oreille. Quelques heures après ce discours, Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense, reçoit un haut responsable proche du président à son domicile sur les hauteurs d’Alger. « Zéroual ne veut pas reconnaître l’accord que nos compagnons ont signé avec l’AIS », peste le général.
Nezzar retient les bienfaits de la trêve, loue le travail des militaires, s’agace des positions de son ancien camarade et ne fait pas mystère d’un consensus au sein des généraux décideurs contre Betchine. « Zéroual ne veut pas assumer ses responsabilités, maugrée l’ex-ministre de la Défense. » Au fil de la discussion, Nezzar évoque la fin de la légitimité révolutionnaire et glisse deux noms comme possibles successeurs de Zéroual.
« Que pensez-vous d’Ali Benflis et d’Ahmed Ouyahia ? demande-t‑il à son interlocuteur. Qui voyez-vous comme futur président ? » Nezzar parie-t‑il sur un prochain départ du chef de l’État ? Veut-il faire passer le message pour l’amener à faire des concessions, voire à se débarrasser de son éminence grise ?
Organiser une présidentielle en 40 jours
Au bout de quinze jours, loin du pays et de ses turbulences, Zéroual finit par trancher la question en son âme et conscience. De retour à Alger le 4 septembre, il demande à ses collaborateurs de préparer sa lettre de démission. Il reçoit les plus hauts dirigeants pour les informer de sa décision. L’entrevue à El-Mouradia avec Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, est houleuse.
Dans le bureau présidentiel, on pouvait entendre des éclats de voix. Zéroual demande à Lamari de convoquer les cadres de l’état-major pour leur annoncer la nouvelle. « Faites-le vous-même », lui rétorque l’ombrageux général, qui considère ce départ comme un lâchage. Malgré l’insistance de nombreux hauts responsables, rien ne le fera reculer. Fatiguée par le déballage médiatique et inquiète pour la santé du chef de l’État (il a été hospitalisé à deux reprises, en Espagne et en Suisse), la famille de Zéroual ne tente rien pour le faire changer d’avis. Pour hâter la procédure, ce dernier souhaite la tenue d’une présidentielle dans les quarante jours qui suivront l’annonce de sa démission.
Ses conseillers l’en dissuadent et le convainquent d’opter pour une présidentielle anticipée. L’épisode de la démission de Chadli en janvier 1992, qualifiée de coup d’État par certains, est encore dans tous les esprits. Il ne faut en aucun cas parler de démission. « Monsieur le président, quarante jours, c’est trop court pour préparer une succession apaisée », plaide un conseiller.
Un autre estime que confier l’intérim du pouvoir au président du Sénat, Bachir Boumaza, pendant soixante jours, comme le dispose la Constitution, est potentiellement risqué. « Boumaza est un patriote, mais il est caractériel et ingérable, ajoute un autre collaborateur. Avec lui, la transition serait tout sauf sereine. Il faut contrôler le transfert du pouvoir. » Sensible à ces arguments, le président se laisse convaincre. On consulte juristes et constitutionnalistes pour éviter la moindre faille juridique. Une première mouture du discours atterrit sur le bureau de Zéroual.
Il demande des corrections. « Le texte de son intervention a été écrit en une journée », explique l’un de ses rédacteurs. Le 11 septembre, Zéroual annonce dans un discours télévisé la tenue d’une présidentielle anticipée. À El-Mouradia, l’atmosphère est lourde. C’est la fin d’une époque et le début d’une autre, aux contours incertains. « Le président, lui, était serein, se rappelle l’un de ses amis. Comme s’il s’était libéré d’un poids. » Quelques heures après cette annonce, Abdelaziz Bouteflika reçoit un coup de fil de son amie Fatiha Boudiaf depuis le Canada. « Le président vient de démissionner, lui annonce-t‑elle. Le moment est peut-être venu pour toi. »
Cadeau d’arrivée
Le lendemain de l’annonce de son départ, Liamine Zéroual instruit ses conseillers pour rédiger des notes à l’intention de son successeur. Rangées dans des classeurs, celles-ci seront remises en avril 1999 à Abdelaziz Bouteflika lors de la cérémonie de passation de pouvoir. Parmi ces notes figure une mesure touchant des centaines de milliers d’Algériens qui avaient refusé d’effectuer le service militaire.
« Vous laisserez au futur président la possibilité de décréter une amnistie pour les jeunes insoumis du service national », demande Zéroual. « Le décret d’amnistie pour les insoumis était sur le bureau de Zéroual, confie l’un de ses ministres. Il a refusé de le signer. Il a voulu en faire cadeau à Bouteflika afin qu’il commence sa présidence sous de bons auspices. » Dès juin 1999, la présidence annonce une vaste amnistie au profit de ces insoumis.
Bouteflika dit « niet »
L’épisode a été rapporté par Liamine Zéroual lui-même à l’un de ses amis. Après des semaines de négociation avec les généraux, Abdelaziz Bouteflika donne son accord de principe pour prendre la présidence de l’État, succédant au Haut Comité d’État (HCE), mis en place en 1992 après la démission de Chadli Bendjedid et dont le mandat arrivait à échéance le 30 janvier 1994. Le nom du nouveau président devait être annoncé officiellement le 25 janvier au Club des Pins, où se tenait la conférence de dialogue national, mais à minuit Bouteflika n’avait toujours pas donné sa réponse définitive.
Les généraux décident alors de dépêcher Zéroual, ministre de la Défense, au domicile de l’intéressé pour le convaincre de respecter son engagement. Au bout de dix minutes de discussion, Bouteflika refuse le poste. « Je ne veux pas être le pantin des militaires », tranche-t‑il. Zéroual tente de le rassurer : « Dans ce cas, prenez-moi comme ministre de la Défense, lui suggère-t‑il. Je vous donne ma garantie que personne ne vous gênera dans votre mission. » Refus catégorique. À l’aube du 25 janvier 1994, les généraux forcent la main à Zéroual pour qu’il prenne les clés du pouvoir. Quelques heures plus tard, Bouteflika quitte Alger pour Genève
Dans le recueil de ses Mémoires qui vient de paraître, l’ex-homme fort de l’armée algérienne, Khaled Nezzar, apporte un nouvel éclairage sur quelques épisodes marquants de l’histoire nationale et régionale algérienne.
Sa réputation de général le plus bavard de la Grande Muette ne se dément pas avec le temps. Grande gueule devant l’Éternel, admiré par certains, honni par d’autres, le général-major Khaled Nezzar, 79 ans, n’a pas son pareil dans l’armée algérienne. Ancien ministre de la Défense avant de prendre sa retraite, acteur de premier plan au sein d’un système où la frontière entre le politique et le militaire n’est jamais étanche, Nezzar a longtemps compté parmi les décideurs les plus influents du pays.
Auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il revient sur sa longue carrière militaire, Nezzar cultive néanmoins encore le goût du secret, comme au temps de la révolution ou du parti unique. Dans le premier tome du Recueil des Mémoires du général Khaled Nezzar, sorti récemment à Alger, il raconte petits et grands épisodes qui ont marqué l’histoire de l’Algérie, notamment entre l’indépendance, en 1962, et le début de la guerre civile, en 1991.
De Ben Bella à Chadli, en passant par Boumédiène, Hassan II ou encore Kadhafi, cet ouvrage retrace une époque dont les grands protagonistes ne sont plus de ce monde, mais qui auront marqué, chacun à leur façon, le cours de l’histoire de leurs pays respectifs.
Stationné avec son bataillon de soldats à Bou-Saâda, à 240 km au sud-est d’Alger, Khaled Nezzar reçoit de Boumédiène l’ordre de marcher sur Alger aux côtés de l’armée des frontières. Objectif : porter Ahmed Ben Bella à la tête du jeune État algérien. « Tournez les canons vers le bas, lui dit Boumédiène, je ne veux pas de sang, mais il faut arriver à Alger. »
Et Nezzar de brosser un portrait saisissant de ce colonel aussi ambitieux que taciturne. Un visage « osseux et anguleux avec des pommettes saillantes, un front immense, des yeux petits et presque sans cils, une lippe charnue, immobile, pour cacher une dentition ravagée par le mauvais tabac ». Bien sûr, l’âge, l’exercice du pouvoir, une meilleure hygiène de vie et une heureuse vie de couple après des années de célibat avaient changé Boumédiène. Mais cet homme aux multiples facettes gardera toujours ce regard si particulier.
« IL N’Y A AUCUNE HUMANITÉ DANS LE REGARD DE HOUARI BOUMÉDIÈNE QUAND IL SE POSE SUR CELUI QUI A FAIT NAÎTRE SA VINDICTE »
« Un regard fixe, écrit Nezzar, vibrant d’un flux intensément expressif, venant de ces profondeurs de l’être où naissent des instincts primitifs de certains animaux qui savent que, pour survivre, ils doivent mordre et terrasser. Il n’y a aucune humanité dans le regard de Houari Boumédiène quand il se pose sur celui qui a fait naître sa vindicte. » Ses nombreux opposants morts, exilés, excommuniés ou assassinés en savent quelque chose, à commencer par Ahmed Ben Bella, que Boumédiène a porté au pouvoir avant de l’en déloger.
Ben Bella et les sous-marins égyptiens
Les historiens avancent plusieurs raisons pour expliquer la rupture entre Boumédiène et Ben Bella qui débouchera sur le coup d’État du 19 juin 1965. Khaled Nezzar rapporte un épisode qui marque, selon lui, le divorce officiel entre les deux anciens partenaires. Mai 1965. Ministre de la Défense et vice-président, Boumédiène se rend à Moscou à la tête d’une importante délégation militaire.
Irrité par ce déplacement, Ben Bella ordonne le rapatriement de l’avion qui avait conduit les Algériens en URSS. Sans en avertir Boumédiène. À Moscou, les Soviétiques insistent pour que celui-ci prolonge son séjour afin d’assister à la fête nationale du 9-Mai. Les égards avec lesquels est traité son ministre de la Défense agacent Ben Bella, qui dépêche une autre délégation pour prendre part aux cérémonies commémoratives. La crise qui couvait entre les deux hommes sort du cadre algéro-algérien pour prendre une dimension internationale.
QUE FAISAIT L’OFFICIER ÉGYPTIEN DANS UN HÔTEL DE LA CAPITALE ET POURQUOI DES SOUS-MARINS SE TROUVAIENT-ILS NON LOIN DU PORT D’ALGER ?
Embarrassés par les rivalités qui minent les deux délégations présentes sur leur sol, les Russes multiplient les acrobaties pour faire en sorte que les frères algériens ne se croisent pas. Bien que stoïque et flegmatique, Boumédiène vit l’initiative de Ben Bella comme un affront personnel. C’est un casus belli. « C’est ce jour, peut-être, que Ben Bella a scellé son sort », pense Khaled Nezzar.
Que faisait l’officier égyptien dans un hôtel de la capitale et pourquoi des sous-marins se trouvaient-ils non loin du port d’Alger ? Peut-être que le président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui avait pris sous son aile Ahmed Ben Bella, comptait intervenir en Algérie pour sauver la tête de son ami. Ulcérés par le coup d’État qui a renversé leur allié, les Égyptiens réclament à Boumédiène la restitution des cinq avions de chasse MIG-15 qu’ils avaient offerts à l’Algérie en guise de cadeau d’indépendance.
Les regrets du patron de la SM
Alger, décembre 1978. Après une agonie d’un mois et demi, Houari Boumédiène s’éteint à l’âge de 46 ans. Discrète pendant que le défunt se mourait dans une chambre stérile de l’hôpital Mustapha d’Alger, la bataille pour sa succession oppose Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères et dauphin autoproclamé, à Mohamed Salah Yahiaoui, patron du FLN. Mais, contre tous les pronostics, un troisième homme apparaît sur les écrans radars.
Il s’agit du colonel Chadli Bendjedid, chef de la 2e région militaire. Sauf que sa candidature n’agrée pas tous ses collègues de l’armée, notamment Khaled Nezzar et Selim Saadi, chef de la 3e région militaire. Nezzar écrit : « Selim et moi étions convaincus que Chadli était le moins qualifié pour exercer la magistrature suprême. Il a des connaissances politiques limitées et un caractère émotif et influençable. »
MOINS MALLÉABLE ET INFLUENÇABLE QU’IL N’Y PARAÎT, REDOUTABLE TACTICIEN ET FIN STRATÈGE, CHADLI S’EMPLOIERA À « DÉBOUMÉDIÉNISER » LE POUVOIR
Les réserves des deux hommes n’auront pas d’influence sur la suite des événements. Chadli sera désigné comme successeur officiel de Houari Boumédiène grâce au travail en coulisses de Kasdi Merbah, le directeur de la redoutable sécurité militaire (SM), qui détient des dossiers sensibles sur tous les dirigeants algériens.
Pourquoi Merbah a-t-il écarté Bouteflika et Yahiaoui ? Son principal souci, expliquera-t-il plus tard, était de désigner un officier afin de préserver l’unité et la cohésion de l’armée, véritable détentrice du pouvoir et garante de la stabilité du pays. « En réalité, juge Nezzar, le chef des services, dans la perspective de conserver la réalité du pouvoir, avait choisi l’homme dont le profil psychologique lui convenait. » En clair, Chadli serait une marionnette entre les mains de Merbah. Mais ce dernier s’est lourdement trompé.
Moins malléable et influençable qu’il n’y paraît, redoutable tacticien et fin stratège, Chadli s’emploiera à « déboumédiéniser » le pouvoir en écartant progressivement la vieille garde, à commencer par Kasdi Merbah, qui sera assassiné par un groupe terroriste en 1993. Quelques années plus tard, son épouse rencontre Khaled Nezzar au cours d’un voyage. Dans l’avion, elle lui fait cette confidence : « Mon mari répétait souvent, avec un soupir, “j’aurais dû écouter Khaled Nezzar”. »
Chadli et le mur marocain
Peu après l’arrivée au pouvoir de Chadli, en février 1979, Hassan II entame la construction du fameux « mur de défense », de 2 720 km, une ligne de fortification pour se protéger des attaques du Front Polisario. Et tente, parallèlement, de se rapprocher de l’Algérie, avec laquelle les relations diplomatiques sont rompues depuis mars 1976.
Grâce aux bons offices des Saoudiens, Hassan II et Chadli Bendjedid se rencontrent une première fois en février 1983, à la frontière algéro-marocaine. Pour Khaled Nezzar – alors chef de la 2e région militaire, qui longe la frontière entre les deux voisins –, ce rapprochement est une ruse de la part du roi du Maroc, qui fait miroiter une solution politique à la crise entre Alger et Rabat.
« Hassan II a des arrière-pensées, écrit Nezzar. Le roi a tout ce qui manque à Chadli : la connaissance parfaite du dossier, la psychologie des hommes, la capacité à feindre et le manque de scrupules qui facilite les volte-face. Chadli n’a pas mesuré au juste prix ce que coûterait à Hassan II, sur le plan intérieur, un abandon de sa politique agressive au Sahara. »
Avec Mohamed Touati, chef d’état-major de la 3e région militaire, Nezzar adresse un mémo à Chadli « pour attirer son attention sur les raisons de ce brusque accès d’amitié envers l’Algérie » de la part du monarque marocain. Les deux hommes proposent des mesures pour empêcher la construction du mur : ouvrir aux combattants du Polisario un champ d’action pour pénétrer dans le territoire marocain, consolider les forces motorisées de l’armée algérienne et, enfin, déployer les hélicoptères de combat et les MIG pour protéger l’espace aérien de l’Algérie.
Lors d’un conclave à Béchar avec le commandement militaire, Chadli approuve le plan, mais refuse de le faire appliquer. Pourquoi ? Explication de Nezzar : « Il se trouve auprès du président des avis opposés, au motif que ce plan pourrait conduire à une guerre généralisée et que le contexte international n’est pas favorable. »
Quand Nezzar plante le roi
Mai 1991. Hassan II est à Oran à l’invitation du président algérien. Au cours du dîner offert en son honneur, le roi échange avec Khaled Nezzar, alors ministre de la Défense. Ce dernier lui fait part de la vision des généraux algériens des relations entre les deux voisins. « Nous militaires, lui confie-t-il, ne souhaitons qu’une chose : que les problèmes qui existent soient résolus – et résolus d’une façon pacifique. Ensuite nous aimerions nous engager avec l’armée marocaine dans une coopération pour créer les conditions d’une défense commune. L’union du Maghreb sera acquise dès lors que les économies et les forces armées des deux pays en seront les piliers et le moteur. »
Réplique du souverain marocain : « Si c’est comme ça que vous voyez le Maghreb, envoyez, dès demain, une brigade s’installer à Rabat. » Le ministre algérien de la Défense sait que le souverain marocain a une trop grande connaissance de la politique algérienne pour être honnête. « La façon dont est articulée l’Assemblée populaire nationale [APN] n’a pas de secrets pour lui », admet-il.
Le dîner terminé, Chadli demande à Nezzar de faire visiter à son hôte la base navale de Mers el-Kébir, ainsi que ses installations. Pour Nezzar, cette demande est plus qu’embarrassante. Comment le patron de l’armée pourrait-il jouer les guides avec Hassan II alors que les chars algériens sont sur le pied de guerre et que les unités sont sous pression ? Comment dévoiler aux officiers marocains les détails de la principale base navale du pays ? Le risque de démobilisation des troupes de Nezzar n’est pas exclu.
Que faire ? Avaler la couleuvre ou désobéir à l’initiative présidentielle, qu’il juge incongrue ? Khaled Nezzar décide de planter tout le monde et reprend l’avion pour Alger. Le lendemain, le secrétaire général du ministère marocain de la Défense, le commandant de la gendarmerie royale et le directeur des services de sécurité lui rendent visite dans son bureau pour lui transmettre une invitation royale à se rendre à Rabat. Nezzar ne donnera pas suite.
Rabat accepte de livrer le chef du GIA
Si Khaled Nezzar n’est pas allé à Rabat pour honorer cette invitation de Hassan II, il s’y rendra pour une occasion très particulière au printemps 1993. L’Algérie est alors plongée dans une effroyable guerre civile depuis déjà une année quand Abdelhak Layada, fondateur et chef du Groupe islamique armé (GIA), se rend discrètement au Maroc sous une fausse identité pour s’y cacher et tenter de se procurer des armes. Les services de renseignements algériens le localisent dans un hôtel de Oujda, près de la frontière algérienne.
Comment faire pour mettre la main sur Layada ? Organiser une opération à l’intérieur du territoire marocain, au risque de provoquer une crise diplomatique entre les deux capitales, ou informer les Marocains de sa présence sur le sol ? Khaled Nezzar décide d’appeler Driss Basri, ministre de l’Intérieur, pour évoquer la situation sécuritaire sans mentionner le cas d’Abdelhak Layada.
Le général Smaïn Lamari, numéro deux du DRS algérien (les services secrets, dissous en 2016), se rend alors au Maroc pour informer les Marocains de la présence du chef du GIA à Oujda et réclamer sa livraison. Les Marocains n’accèdent pas tout de suite à cette demande. Hassan II souhaite d’abord s’entretenir à Rabat avec Khaled Nezzar. Dans une villa royale, la rencontre entre les deux hommes dure deux heures. Alors qu’ils évoquent les modalités de la remise à l’Algérie du chef terroriste, le souverain marocain se tourne vers son hôte en s’exclamant : « Vous vous rendez compte, nous avons récupéré des stocks d’armes ! »
HASSAN II VA SE SERVIR DE CET ATTENTAT COMME D’UNE MACHINE INFERNALE CONTRE L’ALGÉRIE
Khaled Nezzar est convaincu que les services marocains ont menti à leur roi. Pour lui, l’emplacement des stocks d’armes a été révélé aux Marocains par Smaïn Lamari lors de son séjour au Maroc. Comment ? Ayant infiltré un réseau de soutien au GIA, les services algériens avaient noté les numéros de ces armes pour faciliter leur traçabilité. Le 29 septembre, Abdelhak Layada est officiellement extradé vers l’Algérie, où il sera jugé et condamné à mort. Gracié, il vit aujourd’hui libre, dans une banlieue d’Alger.
Son passage au Maroc provoquera un dommage collatéral, qui pèse encore sur les relations entre les deux capitales. Selon Nezzar, c’est l’une des armes automatiques de ces stocks qui a été utilisée dans l’attentat qui secouera, en août 1994, un hôtel à Marrakech. « La preuve que cet attentat a été monté par les services marocains, écrit Nezzar. Hassan II va se servir de cet attentat comme d’une machine infernale contre l’Algérie. » L’attaque aura comme conséquence la fermeture, jusqu’aujourd’hui, des frontières entre les deux pays.
Kadhafi implore l’aide algérienne
Mars 1987. Les troupes tchadiennes, appuyées par l’aviation française, prennent d’assaut la base libyenne de Ouadi Eddoum, dans la bande d’Aouzou, annexée par le colonel Kadhafi. Craignant que les Tchadiens ne remontent vers le nord pour s’emparer de territoires libyens, le « Guide » sollicite une aide militaire d’urgence auprès de l’Algérie.
Chadli charge Khaled Nezzar, chef d’état-major, d’une mission à Tripoli. Sous une tente dans le palais Al-Aziziya, il rencontre Kadhafi pour connaître la nature de l’aide attendue. De retour à Alger, Nezzar élabore un plan qui prévoit surtout le déploiement de troupes algériennes dans le nord de la Jamahiriya afin de permettre aux armées libyennes de défendre leur territoire au sud.
Le plan validé par Chadli, Nezzar retourne à Tripoli pour le soumettre au colonel. Ce dernier donne son accord, mais pose cette condition : « Les unités algériennes doivent venir sans munitions ! Il leur sera alloué, sur place, des munitions d’instruction à justifier par le reversement des étuis », rapporte Nezzar dans son livre. Les Algériens sont estomaqués par cette requête du colonel. Informé, Chadli reste sans voix. Le plan d’aide tombe à l’eau. « Nous doutons de l’équilibre mental de celui qui ose imaginer une telle aberration », conclut Nezzar.
Ancien patron des services secrets, ex-éminence grise du président Zeroual, homme d’affaires prospère, le général-major Mohamed Betchine est décédé mardi 29 novembre, emportant avec lui de nombreux secrets.
Du temps où le général-major Mohamed Betchine était aux affaires, son influence et sa puissance étaient telles que les journalistes osaient à peine prononcer son nom. Un épisode datant du milieu des années 1990 montre à quel point Betchine, à l’époque conseiller politique du président Liamine Zeroual, pouvait se montrer impitoyable à l’égard de ceux qu’il estimait vouloir s’en prendre à sa personne.
En décembre 1995, le quotidien Liberté publie un entrefilet annonçant sa probable nomination au poste de ministre de la Défense. Crime de lèse-majesté ? La sanction est immédiate. Le directeur du journal ainsi que l’auteur de l’article sont incarcérés pendant une dizaine de jours, tandis que le quotidien écope d’une suspension de quinze jours.
Des épisodes comme celui-là, il en existe tellement dans la vie de Betchine qu’il faudrait un livre ou deux pour les raconter. Mais le général, décédé mardi 29 novembre à l’âge de 88 ans, n’était pas homme à se raconter, à se confier, à s’épancher.
« En militaire expérimenté, il m’a déjà été donné d’affirmer que c’est moi qui choisirai le lieu, le moment et les thèmes de mes contre-attaques, je n’en démords pas », aimait-il à répéter aux journalistes pour apporter une réplique, un démenti ou une précision à un article jugé diffamatoire ou non conforme à sa version des faits.
Formation militaire en URSS
Maintes fois, il a promis de divulguer ses secrets dans ses Mémoires. Il disparaît finalement en les emportant dans sa tombe. Ses Mémoires seront-elles publiés un jour ? S’il y a un ponte de l’armée algérienne auquel conviendrait parfaitement l’expression « La Grande Muette », ce serait sans doute le général-major Mohamed Betchine.
Plonger dans la carrière de cet homme, c’est aussi plonger dans les arcanes de l’armée, des services secrets et dans l’histoire du pays. Notamment les années 1980 et 1990, qui ont vu l’Algérie basculer de l’ère du parti unique vers le pluralisme politique et médiatique, avant de plonger dans une guerre civile dont Betchine aura été un acteur et un témoin majeur.
Ancien maquisard, le jeune Betchine fait naturellement sa formation militaire en URSS, à l’instar de la quasi-majorité des futurs hauts gradés de l’armée et des services de renseignements algériens. Il sort diplômé de l’école supérieure d’artillerie et de l’école interarmes de Moscou. La même que fréquentera Liamine Zeroual, dont il deviendra plus tard un collaborateur et un ami fidèle.
Cet officier à la gueule de boxeur, qu’on dit baroudeur et dont on connaît le tempérament volcanique et sanguin, effectue la première partie de son parcours comme commandant des 3e et 4e régions militaires, dans les années 1980, avant de connaitre une nouvelle ascension au printemps 1988.
Au pouvoir depuis février 1979, le président Chadli Bendjedid décide, à l’automne 1987, de réorganiser en deux unités la Sécurité militaire (SM), la puissante police politique mise en place par son prédécesseur. La direction de la sécurité intérieure et extérieure est confiée au général Lakehal Ayat, tandis que Mohamed Betchine hérite de la direction de la sécurité de l’armée, chargée du renseignement militaire et de la protection de l’armée.
Lourdes accusations de torture
Le contexte social dans lequel intervient cette réorganisation est très tendu. Confronté à une grâce crise économique due principalement à la chute des prix du pétrole, le pays ressemble à une cocotte-minute prête à exploser.
L’explosion se produit le 5 octobre 1988, quand de violentes émeutes embrasent plusieurs villes d’Algérie. Devant l’ampleur des violences, le président fait appel à l’armée, sous le commandement du général Khaled Nezzar, pour restaurer l’ordre.
Le bilan de la répression est effroyable. Plus de 500 morts, selon diverses estimations, 169 selon un bilan officiel de la gendarmerie. Aujourd’hui encore, le nombre exact des victimes est sujet à controverse.
L’autre grande polémique née de ces événements sanglants porte sur l’usage massif de la torture par les services de sécurité. Durant la dizaine de jours d’émeutes, des centaines de personnes ont subi des tortures, des sévices sexuels et des violences psychologiques qui ont rappelé aux Algériens les traumatismes de la guerre d’Algérie. Qui a donné les ordres en 1988 ? À ce jour, le sujet reste tabou.
De nombreux témoignages désignent Mohamed Betchine comme l’un des principaux responsables des actes de torture qui ont eu lieu à la caserne de Sidi Fredj, sur le littoral ouest d’Alger.
Dans ses Mémoires, ainsi que lors de différentes interventions médiatiques, le général Khaled Nezzar accuse nommément Betchine d’y avoir fait pratiquer des actes de torture en compagnie du gendre du président Chadli. « Qu’il vienne m’affronter sur un plateau télé sur ce dossier et sur d’autres s’il a le courage », lance un jour Khaled Nezzar. Réplique en substance de Betchine : les accusations sont un tissu de mensonges, Nezzar est un malade à la personnalité déséquilibrée et c’est lui qui a ordonné de tirer sur les foules.
Sur le fond de l’affaire, Betchine a toujours refusé de s’exprimer publiquement. En 1998, il décline l’invitation à collaborer au livre Octobre, ils parlent, que le journaliste Sid Ahmed Semiane consacre à ces événements, alors que de nombreux responsables de l’époque ont accepté de livrer leur version des faits.
Au journaliste qui a sollicité son témoignage, Betchine a posé une condition : ne pas évoquer la torture de manifestants et d’opposants. Mais il ne donnera jamais sa version de l’histoire.
Démission après la victoire du FIS
Les feux de la révolte éteints, Chadli Bendjedid se débarrasse de certains responsables pour calmer la rue. Mohamed Betchine passe entre les gouttes. En octobre 1988, il est nommé à la tête de Direction générale de la prévention et de la sécurité (DGPS). Ébranlé par l’ampleur des émeutes, le président est contraint d’annoncer des réformes politiques qui mettent fin au règne du parti unique, instaurent le multipartisme et la liberté de presse.
L’Algérie entre dans une nouvelle ère avec l’émergence des partis islamistes comme principale force politique du pays. Les premières élections libres et démocratiques de juin 1990 donnent la majorité au FIS (Front islamique du Salut) dans les communes. Un séisme qui va ébranler le pouvoir et qui aura de graves répercussions sociales, politiques et sécuritaires.
Au lendemain de la victoire du FIS, Mohamed Betchine adresse un rapport au président dans lequel il met en garde contre les conséquences de l’arrivée au pouvoir des islamistes. S’il a toujours refusé de divulguer le contenu de ce rapport, dont il disait détenir une copie, il soutient que des divergences profondes avec les responsables le poussent à la démission.
Mohamed Betchine se retire de la scène et verse dans les affaires. Il est alors considéré comme une sorte de brebis galeuse par les puissants généraux (Khaled Nezzar, Toufik, Mohamed Lamari et Abbas Gheziel) qui constituent, au début des années 1990, l’ossature du pouvoir. Mais son retrait de la politique sera de courte durée.
En mars 1994, deux mois après la nomination du général Zeroual comme président de l’État, Mohamed Betchine est nommé conseiller politique avec rang de ministre d’État. Son retour, avec la double casquette d’homme d’affaires et d’influent bras droit de Zeroual, déplait fortement au haut commandement de l’armée.
Omniprésent à la présidence, il fait de l’ombre aux autres généraux. Dépourvu de réseaux tant il a fait l’essentiel de sa carrière dans l’armée, Zeroual n’est pas porté sur la politique. Mohamed Betchine devient l’interface entre la présidence et le reste des institutions. Le pouvoir de ce conseiller politique s’accroit avec la création, en février 1997, du Rassemblement national démocratique (RND), dont il est la pièce maîtresse. En octobre 1997, moins de dix mois après sa naissance, le RND rafle la majorité à l’Assemblée nationale grâce à une fraude massive ordonnée par le même Betchine.
Aux côtés de Zeroual, l’ancien général est une sorte de président bis. Pour affaiblir le président, il faut s’en prendre à son ami Mohamed Betchine. Le commandement militaire veut que le chef de l’État se sépare de son éminence grise mais, fidèle en amitié et peu enclin à céder aux pressions, Zeroual refuse de lâcher son conseiller politique.
Une féroce campagne médiatique est alors lancée contre lui durant l’été 1998, tant et si bien que Mohamed Betchine finit par démissionner en octobre. Depuis son retrait, le général s’est totalement éclipsé de la scène politique et s’est astreint à un devoir de réserve qu’il ne brise qu’une ou deux fois pour répondre à ses détracteurs.
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