L’un des principaux objectifs de la pasteure palestinienne Sally Azar, 26 ans, est de s’assurer de faire entendre la voix des femmes au sein de l’Église et de soutenir ceux qui sont affectés par l’occupation israélienne.
La première pasteure palestinienne de Terre sainte, Sally Ibrahim Azar, dans l’église luthérienne de la vieille ville de Jérusalem (AFP)
Quand elle était enfant, Sally Azar accompagnait souvent son père à l’église de Jérusalem ainsi qu’aux réunions et séances d’études de la Bible.
Son père, ancien pasteur et actuel évêque de l’Église luthérienne, l’emmenait avec lui pour aider lors des camps de vacances ou des animations socioéducatives, ce qui a nourri son intérêt pour la théologie.
Aujourd’hui, à l’âge de 26 ans, Sally Azar est la première pasteure palestinienne dans la vieille ville de Jérusalem. Elle a été ordonnée lors d’une cérémonie à l’église luthérienne en début d’année et dirigera la congrégation anglophone à l’église du Rédempteur, église évangélique luthérienne en Jordanie et Terre sainte.
Elle remplira toutes les fonctions d’un pasteur vis-à-vis de la congrégation, des mariages et baptêmes jusqu’aux offices. Elle poursuivra également son travail en matière de justice, d’initiatives pour la jeunesse et de parité.
L’information a fait les unes du monde entier, car la plupart des chrétiens palestiniens appartiennent à des confessions où les femmes ne peuvent intégrer le clergé, ce qui fait de la nomination de Sally Azar une exception très célébrée dans la région.
Combat pour l’égalité
Sally Azar est née et a grandi à Jérusalem mais a aussi vécu en Allemagne, où elle a étudié la théologie interculturelle. Elle a également fait un stage de deux ans à Berlin dans une église.
Dans l’ensemble, elle estime avoir étudié huit ans avant son ordination.
Ses nouvelles fonctions ont inspiré de nombreuses femmes dans son entourage.
« Certaines de mes amies musulmanes sont même venues dans la vieille ville pour voir mon ordination… c’est généralement une atmosphère positive », raconte-t-elle à Middle East Eye.
La nomination de Sally Azar a donné envie à d’autres femmes d’assumer des fonctions similaires (AFP)
Cependant, tout le monde n’a pas été enthousiasmé par son ordination.
« Certaines Églises étaient contre et certains prêtres m’ont félicitée officieusement, ils ne pouvaient pas le faire en public parce que leurs Églises ne soutiennent pas [l’ordination des femmes] », explique-t-elle.
En plus de se préparer à ses nouvelles fonctions, Sally Azar défend publiquement l’importance des femmes aux postes de direction au sein de l’Église.
Nous avons effectué des changements dans la politique de justice générale de notre Église luthérienne, nous nous battons pour l’égalité », assure-t-elle.
« Maintenant que je suis pasteure, je réalise l’importance que cela a en Palestine, et c’est pourquoi de nombreuses femmes m’ont écrit. Je suis si fière de cela parce que c’est un grand pas en avant pour les femmes », poursuit-elle.
Sally Azar espère que la société acceptera davantage les femmes aux postes de direction dans les diverses autres Églises, et ailleurs, comme sur le lieu de travail.
Check-points et défis de l’occupation
Rentrer à Jérusalem après avoir passé des années en Allemagne a été un choc pour elle.
Elle a dû s’habituer aux situations tendues sur le terrain et aux restrictions et défis imposés par l’occupation israélienne.
« Actuellement, les choses empirent. Je suis consciente que de nombreux membres de notre congrégation sont inquiets et se demandent s’il est sûr de se rendre dans certains endroits en particulier », confie-t-elle.
Bien que les membres de la congrégation aient trouvé diverses solutions pour faire face à ces défis, la pasteure est persuadée que ces derniers peuvent encore causer d’importants problèmes.
« Les Palestiniens de Jérusalem et ceux en Cisjordanie qui vivent derrière le mur sont affectés par l’occupation au quotidien »
- Sally Azar, pasteure palestinienne
« Les Palestiniens de Jérusalem et ceux en Cisjordanie qui vivent derrière le mur [israélien] sont affectés par l’occupation au quotidien. »
Le plus dur est d’obtenir la permission de passer les check-points pour les membres de la congrégation qui se rendent à Jérusalem afin de se réunir pour des ateliers.
« Il nous faut prendre tellement de choses en considération lorsqu’on prévoit une rencontre à Jérusalem et Bethléem avec l’ensemble de la congrégation. »
Les obstacles quotidiens suscitent de longs délais et les processus compliqués aux check-points sont usants, en particulier à Noël et à Pâques, selon elle.
Cette année, le Ramadan, Pâques et Pessah tombent à peu près au même moment, ce qui amènera des milliers de personnes à Jérusalem.
« Il n’y a pas une année où les forces israéliennes n’ont pas cherché l’affrontement ou monté des check-points pour empêcher les gens d’entrer, il y a toujours des conflits, donc j’espère que nous pourrons le résoudre à l’amiable avec bonté », déclare-t-elle.
Malgré la situation, Sally Azar a l’espoir que les Églises continueront à œuvrer ensemble pour soutenir ceux qui sont affectés par l’occupation israélienne.
Faire entendre la voix des femmes
L’un de ses principaux objectifs est de s’assurer de faire entendre la voix des femmes au sein de l’Église.
En allant au contact et en travaillant au côté des femmes, elle pense que ses nouvelles fonctions lui donneront le pouvoir d’exercer une plus grande influence.
« Je pense qu’un plus grand nombre de femmes viendront me voir en tant que pasteure femme pour signaler des choses telles que des comportements violents, et cela signifiera qu’on en parlera davantage dans la société », avance-t-elle, en expliquant à quel point il peut être plus difficile pour une femme de se rapprocher d’un pasteur pour évoquer certaines expériences.
« Maintenant que je suis pasteure, je réalise l’importance que cela a en Palestine […] Je suis si fière de cela parce que c’est un grand pas en avant pour les femmes » (AFP)
Elle espère également que sa nomination ouvrira la voie à d’autres femmes qui endosseront des rôles similaires au sein des Églises, ouvrant la voie à un changement des choses en Palestine et dans la région.
Sally Azar est désormais l’une des cinq femmes ordonnées au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : il y en a une en Syrie et trois au Liban.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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Je ne vous demande pas d’être propalestiniens mais au moins d’être objectifs et de cesser de cautionner les crimes de l’occupation israélienne
Un Palestinien pleure la mort de l’une des neuf victimes tuées lors d’un raid israélien sur le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie le 26 janvier 2023 (AFP/Jaafar Ashtiyeh)
Je vous adresse cette lettre en tant que professeur de français à l’université de Gaza, moi qui enseigne à mes étudiants les principes de la démocratie et de la liberté d’expression, moi le simple citoyen palestinien qui vis le blocus, la souffrance et l’horreur dans cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza.
J’ai suivi votre couverture et votre analyse des derniers événements tragiques dans les territoires palestiniens et, comme d’habitude, vous avez recouru avec insistance à des termes qui montrent votre partialité : attaque palestinienne terroriste dans une synagogue à Jérusalem, escalade des violences dans la région, violence sans précédent, missiles palestiniens, réponse de l’armée israélienne, partie annexée de Jérusalem, représailles, etc., autant d’expressions qui montrent que vous êtes globalement alignés sur le récit israélien.
Sans prononcer un seul mot sur le massacre israélien à Jénine la veille qui a fait neuf morts palestiniens dont deux enfants et une femme âgée ainsi que des dizaines de blessés, sans oublier la destruction de cinq maisons et un club social et sportif dans cette ville de Cisjordanie occupée souvent attaquée par les soldats israéliens, ni sur les quinze raids israéliens sur la bande de Gaza le même jour avec des bombardements intensifs qui ont horrifié la population civile vers 3 heures du matin, ni des mesures atroces de l’occupation israélienne contre les civils palestiniens au quotidien.
Une réalité que personne ne pourra cacher
De plus, pendant ces événements, vous n’avez pas donné l’occasion aux Palestiniens ou aux sympathisants français de la cause palestinienne de s’exprimer sur cette situation, au contraire, vous avez donné la parole aux proches de la partie israélienne, et parfois au porte-parole officiel de l’armée israélienne ou du gouvernement israélien.
Vous avez oublié que l’attentat s’est déroulé dans une colonie israélienne illégale au regard du droit international.
En vous enfermant dans cette politique de soutien inconditionnel à une occupation illégale, vous participez au maintien d’une situation aussi injuste qu’explosive
Permettez-moi de vous dire qu’en vous enfermant dans cette politique de soutien inconditionnel à une occupation illégale, vous participez au maintien d’une situation aussi injuste qu’explosive. Car, vous le savez, le nouveau gouvernement israélien d’extrême droite a un projet : annexer les terres de Cisjordanie qu’il n’a pas encore colonisées, chasser un maximum de Palestiniens, y compris en les tuant.
Dans les territoires palestiniens occupés, il y a une réalité que personne ne pourra cacher, il y a une occupation qui opprime et assassine les civils palestiniens, il y a des colonies illégales installées dans des territoires reconnus occupés par les Nations unies, il y a la démolition des maisons palestiniennes à Jérusalem et en Cisjordanie occupées, des colons israéliens qui détruisent des tentes de bédouins dans la vallée du Jourdain, des soldats israéliens qui détruisent des villages construits avec l’argent de la France et de l’Europe, des incursions militaires dans des villes palestiniennes autonomes, des colons qui déracinent des oliviers appartenant aux Palestiniens.
Il y a des exactions de l’armée d’occupation et des colons israéliens tous les jours dans tous les territoires palestiniens sans aucune réaction de vos antennes.
Depuis le début de cette année, 35 Palestiniens ont été assassinés en Cisjordanie occupée par des colons et soldats israéliens. Et en 2022, ce sont au moins 220 Palestiniens qui ont été assassinés par des soldats ou civils israéliens.
Arrestations arbitraires de jeunes et d’enfants, barrages et check-points qui rendent la vie de tout un peuple très compliquée.
Un harcèlement systématique.
Les provocations incessantes sur l’esplanade de la mosquée al-Aqsa par des ministres israéliens et des colons avec la protection de l’armée israélienne, sans réactions de votre part.
Une couverture médiatique biaisée
En tant que professeur de français à l’université de Gaza, comment puis-je justifier cela devant mes étudiants qui me disent toujours que les médias français ont pris le parti des Israéliens ?
Vous négligez l’existence d’un large mouvement de solidarité avec le peuple palestinien et sa juste cause en France, notamment le peuple français et ses diverses associations.
Israël-Palestine : glossaire des termes problématiques utilisés par les médias
Vous n’utilisez jamais le mot « apartheid » ; or des organisations internationales comme Amnesty International ont qualifié le gouvernement israélien de régime d’apartheid et les crimes commis par l’occupation de crimes de guerre.
Les prisonniers palestiniens, vous n’en parlez jamais, ce sont 5 000 prisonniers politiques toujours détenus dans les geôles israéliennes dans des conditions très difficiles, parmi eux des personnes âgées et malades qui sont derrière les barreaux depuis plus de 30 ans, parmi eux des enfants et des femmes.
Même l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, qui a passé des années en détention administrative illégale dans différentes prisons israéliennes, et qui a été expulsé fin 2022 de sa ville natale de Jérusalem vers la France, vous n’osez pas l’inviter pour parler de sa souffrance et de celle de ces prisonniers.
Le blocus de Gaza dure depuis plus de seize ans, mais vous parlez de la bande de Gaza uniquement quand il y a des roquettes lancées par la résistance.
Tout cela, vous ne pouvez pas l’ignorer.
Le temps n’est-il pas venu d’évoquer la réalité telle qu’elle est ?
Il y a des exactions de l’armée d’occupation et des colons israéliens tous les jours dans tous les territoires palestiniens sans aucune réaction de vos antennes
Heureusement qu’il existe des médias alternatifs, les réseaux sociaux qui informent les citoyens sur la situation actuelle dans les territoires palestiniens occupés en toute objectivité.
Je ne vous demande pas d’être propalestiniens mais au moins d’être objectifs.
Nous sommes pour une paix juste et durable, une paix qui passera avant tout par l’application des décisions internationales et par la création d’un État palestinien libre et indépendant.
Je terminerai ma lettre par ces mots :
Tous les citoyens du monde, de toutes origines, attachés au respect des droits de l’homme, du droit international et de la justice dénoncent sans relâche l’occupation des territoires palestiniens qui perdure depuis des décennies et qui menace gravement la paix dans le monde.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Ziad Medoukh est un professeur de français, écrivain et poète palestinien d’expression française. Titulaire d’un doctorat en sciences du langage de l’Université de Paris VIII, il est responsable du département de français de l’Université al-Aqsa de Gaza et coordinateur du Centre de la paix de cette université. Il est l’auteur de nombreuses publications concernant la Palestine, et la bande de Gaza en particulier, ainsi que la non-violence comme forme de résistance. Il a notamment publié en 2012 Gaza, Terre des oubliés, Terre des vivants, un recueil de poésies sur sa ville natale et son amour de la patrie. Ziad Medoukh a été fait chevalier de l’ordre des Palmes académiques de la République française en 2011. Il est le premier citoyen palestinien à obtenir cette distinction. En 2014, Ziad Medoukh a été nommé ambassadeur par le Cercle universel des ambassadeurs de la paix. Il a remporté le premier prix du concours Europoésie en 2014 et le prix de la poésie francophone pour ses œuvres poétiques en 2015.
Ziad Medoukh
Mardi 31 janvier 2023 - 10:03 | Last update:1 week 1 day ago
Après le massacre de Palestiniens à Jénine par l’armée israélienne, Orient XXIa interviewé Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater de Jénine et Abdelarrahmane Younes, journaliste palestinien à Ramallah.
Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater de Jénine :
Ce sont de nouveaux groupes. Ils ne sont pas liés aux partis palestiniens, ce sont des groupes indépendants. Ils sont le produit de leur condition misérable, ils sont sans espoir. Ces gens ne croient plus dans les discours politiques ou aux promesses de dirigeants palestiniens. Nombreux parmi eux ont été arrêtés ces deux dernières années. Il y a eu beaucoup de blessés et d’assassinés, des jeunes ! Donc, la nouvelle génération qui a grandi en colère contre Israël et contre l’occupation essaie de s’en sortir en joignant de nouveaux groupes militaires. Ils sont prêts à se battre contre Israël et contre l’occupation.
Après la mort de dix Palestiniens dans le camp de réfugiés de Jénine (Cisjordanie), tués le 26 janvier 2023 par les troupes de Tel-Aviv au cours d’une incursion militaire, M. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a annoncé la suspension de la coopération entre ses services de sécurité et l’armée israélienne — une menace régulièrement brandie par le « raïs » de Ramallah pour tenter de peser sur la scène diplomatique.
Décriée par la quasi-totalité des Palestiniens, cette collaboration sécuritaire représente aux yeux d’Israël et des Occidentaux un gage de « stabilité » dans les territoires occupés, soumis à une répression sanglante depuis des mois. En 2014, Olivier Pironet s’était penché sur les rouages et le fonctionnement de cette coopération bilatérale issue des accords d’Oslo.
Une Autorité policière à défaut d’Etat
En bombardant Gaza durant cinquante jours, les Israéliens ont provoqué des dégâts sans équivalent depuis 1967, avec plus de deux mille morts, dont cinq cents enfants. Dans le même temps, en Cisjordanie, l’Autorité palestinienne maintient sa coopération sécuritaire avec l’armée d’occupation, malgré l’absence de progrès dans la construction d’un véritable Etat.
En arrivant à Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, une odeur âcre de pneus brûlés envahit les narines. Les volutes de fumée noire dégagées par le caoutchouc en flammes et les pierres jonchant le sol obligent le chauffeur du taxi collectif à ralentir. Plusieurs dizaines de Palestiniens, en majorité des chebab (« jeunes »), se sont rassemblés pour protester contre le meurtre, deux jours auparavant, d’Alaa Awad, un commerçant de 30 ans. Ce père de deux enfants a été abattu par des soldats israéliens alors qu’il passait à pied devant le poste militaire de Zaatara — un des fortins installés par Israël aux abords de Naplouse pour « protéger » les colonies juives qui entourent la ville (1) —, près duquel il devait aller récupérer une livraison de téléphones portables. « Ils disent qu’il leur a tiré dessus et qu’ils ont riposté, mais c’est faux. Ils racontent ce qui les arrange. C’est toujours comme ça », peste le chauffeur, approuvé par nos compagnons de route.
Stationnés à quelques centaines de mètres et à l’abri des jets de pierre dans leurs imposantes Jeep blindées, les soldats israéliens observent les manifestants d’un œil goguenard tout en restant sur leurs gardes. L’attroupement sera dispersé après plusieurs tirs de grenades lacrymogènes.
Constamment harcelés par l’armée et par les colons
Parmi les chebab descendus dans la rue pour exprimer leur colère, certains sont issus du camp de réfugiés de Balata. Nous y retrouvons M. Fayez Arafat, l’un de ses responsables. Ce cinquantenaire, père de neuf enfants, dirige le centre culturel Yafa, qui « fournit un soutien social, éducatif et psychologique aux jeunes du camp et tâche de les sensibiliser à la question du droit au retour des réfugiés palestiniens ». Construit en 1950 pour accueillir des villageois expulsés de la région de Jaffa, près de Tel-Aviv, Balata se trouve en zone A, l’aire administrative délimitant les secteurs de la Cisjordanie « gouvernés » par l’Autorité palestinienne mais où l’armée israélienne opère à sa guise, en dépit des accords d’Oslo (lire « Autonomie limitée »).
Le camp offre un condensé des problèmes qui affectent les réfugiés palestiniens. Ici, la pauvreté (55 % des habitants), le chômage (53 %, dont 65 % sont de jeunes diplômés), la promiscuité et l’insalubrité touchent presque tous les foyers. Près de vingt-huit mille habitants, dont 60 % ont moins de 25 ans, s’entassent sur un kilomètre carré — un record en Cisjordanie, en termes de densité de population. Ils vivotent dans des logements de béton pour la plupart exigus, bâtis les uns sur les autres le long de ruelles poussiéreuses dont certaines sont si étroites — seulement quelques dizaines de centimètres de large, parfois — que la lumière du jour peine à s’y faufiler.
Connu pour son engagement contre l’occupation dès 1976, qualifié par les Israéliens de « bastion terroriste » et très surveillé, le camp a payé un lourd tribut ces dernières années : « Environ quatre cents morts depuis le déclenchement de la deuxième Intifada [2000-2005], et des milliers de blessés. Près de trois cents résidents du camp sont actuellement incarcérés en Israël », nous indique M. Arafat, qui a lui-même été emprisonné à plusieurs reprises. L’armée israélienne envahit régulièrement Balata pour « arrêter ceux qui ont participé à des manifestations ou sont recherchés pour leur activisme politique, ou bien encore pour “sécuriser” le quartier, du fait de la proximité du tombeau de Youssouf » — un mausolée vénéré par les juifs comme par les musulmans.
Harcelés par l’armée d’occupation et par les colons, les habitants sont « à bout », lâche M. Arafat. « Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Quand les Israéliens surgissent pour faire des perquisitions ou pour capturer des militants politiques, nous tentons de nous interposer, mais nous sommes impuissants. Il y a encore des armes ici, mais les gens ne les utilisent plus. La police palestinienne devrait nous protéger des colons — très nombreux autour de Naplouse, et parmi les plus agressifs —, mais elle ne fait rien. »
En vertu des accords sécuritaires israélo-palestiniens, élaborés en 1993, la police de l’Autorité palestinienne n’a pas le droit d’utiliser la force contre les colons en cas d’attaque, mais doit s’en remettre aux autorités israéliennes. Elle est aussi tenue de coopérer pour cibler et interpeller les militants palestiniens constituant un « danger potentiel » vis-à-vis d’Israël — essentiellement des membres du Hamas, la formation islamiste, du Jihad islamique et du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP, extrême gauche), mais aussi des dissidents du Fatah, le parti du président de l’Autorité, M. Mahmoud Abbas.
« L’armée d’occupation, les colons, mais aussi les forces de sécurité palestiniennes maintiennent une pression constante. Il est donc aisé de comprendre pourquoi les gens sont en colère, poursuit M. Arafat. Nous sommes comme un volcan prêt à entrer en éruption. Les responsables de la “Sulta” [“Autorité”, en arabe], qui n’ont plus aucun crédit à nos yeux, pourraient aussi en faire les frais. »
Même constat et mêmes griefs dans le camp de réfugiés d’Aïda, à Bethléem, une enclave de quatre kilomètres carrés (2) adossée au mur de séparation construit par Israël, qui enserre une grande partie de la ville et atteint par endroits huit mètres de haut. Environ six mille personnes y résident, parmi lesquelles plus de la moitié ont moins de 25 ans. « Cent cinquante de nos jeunes — dont un gamin de 13 ans — sont actuellement détenus dans les geôles israéliennes, sans compter les prisonniers qui y croupissent depuis plusieurs décennies. Nombre de cadres politiques et de combattants de la résistance ont également été arrêtés pendant la deuxième Intifada », indique M. Nidal Al-Azraq, coordinateur des activités du centre des réfugiés, à Aïda, et frère cadet d’un militant libéré en 2013, après vingt-trois ans d’incarcération.
L’armée israélienne, dont l’un des miradors surplombant le camp a été incendié l’année dernière par les chebab, y « mène des opérations nocturnes presque quotidiennement », ajoute M. Al-Azraq. Il y a quelques mois, au mépris des accords d’Oslo, « les autorités d’occupation ont décidé de placer Aïda non plus en zone A mais en zone C, c’est-à-dire sous leur contrôle exclusif, puis ont décrété son périmètre “zone militaire fermée” », nous apprend M. Salah Ajarma, le directeur du centre. La police palestinienne n’a plus le droit d’y entrer, ni de patrouiller alentour. Le pourrait-elle, d’ailleurs, qu’elle se heurterait aussitôt à l’hostilité des réfugiés, avec lesquels les rapports se sont détériorés en raison des nombreuses arrestations d’opposants effectuées ces dernières années — « parfois directement sur ordre des Israéliens », selon M. Ajarma, qui a connu la prison dès l’âge de 14 ans. « Comment peut-on lui faire confiance alors qu’elle est soumise au bon vouloir de l’occupant et constitue même une menace pour nous ? » Début 2013, les habitants ont détruit le poste de police présent dans le camp et chassé les policiers. « Nous avons l’impression, au fond, que seul le drapeau [palestinien] sous lequel ils servent les différencie des soldats israéliens », assène-t-il.
Ces critiques trouvent un écho auprès de larges franges de la société palestinienne et des principaux partis politiques, y compris au sein du Fatah. Pour autant, la suspension de la coopération sécuritaire entre la police de l’Autorité et l’armée israélienne n’est pas à l’ordre du jour, comme l’a rappelé M. Abbas, le 28 mai dernier, devant un parterre de journalistes, de militants pacifistes et d’hommes d’affaires israéliens réunis à Ramallah : « La coordination sécuritaire est sacrée, sacrée. Et elle continuera, que nous soyons en désaccord ou non avec les Israéliens (3) » — des propos qui ont embarrassé une partie des responsables du Fatah.
Des forces de l’ordre qui comptent environ trente mille hommes
Inscrite dans les accords d’Oslo de 1993, cette coopération bilatérale a été mise en œuvre après l’accord signé au Caire en mai 1994 (Oslo I). Celui-ci stipule que les forces de l’ordre palestiniennes doivent « agir systématiquement contre toute incitation au terrorisme et à la violence » vis-à-vis d’Israël, « empêcher tout acte d’hostilité » contre les colonies et « coordonner [leurs] activités » avec l’armée israélienne, notamment à travers l’échange d’informations et d’opérations conjointes (4). Suspendue pendant la deuxième Intifada, puis réactivée par M. Abbas après son élection à la tête de l’Autorité, le 9 janvier 2005, cette politique a pris un nouvel élan avec la réforme des services de sécurité engagée par l’ancien premier ministre Salam Fayyad (2007-2013) (5).
Pléthoriques, les diverses forces de police et de gendarmerie regroupent environ trente mille hommes — soit un agent pour quatre-vingts habitants en Cisjordanie, l’un des ratios les plus élevés du monde (un pour trois cent cinquante-six en France). Elles ont été profondément remaniées sous la supervision des Américains, qui ont formé des unités spéciales et les ont dotées de véhicules modernes, de matériels de pointe et d’armes sophistiquées. Les services de sécurité, financés en partie par Washington et les Européens (6), absorbent plus de 30 % du budget annuel de l’Autorité — établi à 3,2 milliards d’euros en 2014 —, une enveloppe qui dépasse la part cumulée des dépenses affectées à l’éducation, à la santé et à l’agriculture (7). « Ils sont la cheville ouvrière de l’Autorité palestinienne, explique le sociologue palestinien Sbeih Sbeih. Les accords d’Oslo ont transformé celle-ci en sous-traitante de l’occupant israélien. » N’était-ce pas d’ailleurs l’un des objectifs ? En 1993, le premier ministre israélien Itzak Rabin déclarait que le transfert de certaines tâches sécuritaires aux Palestiniens devait permettre de « dispenser — et c’est le plus important — l’armée israélienne de devoir les accomplir elle-même (8) ».
Accaparement des richesses par les grandes familles
Aux commandes du dispositif de coopération sécuritaire de 2009 à 2014, l’ancien ministre de l’intérieur palestinien Said Abou Ali a une vision toute différente. Il nous reçoit entouré de deux de ses conseillers dans son vaste bureau du palais ministériel, à Ramallah. « La politique de coordination est un succès pour les deux parties », affirme, débonnaire, M. Abou Ali. « Les efforts que nous avons déployés pour rétablir l’ordre, ces dernières années, nous ont permis de garantir une certaine stabilité en Cisjordanie et de juguler le terrorisme et l’extrémisme. Certains condamnent la coopération de nos services avec Israël ou nous accusent de “collaboration”, mais ça n’a absolument rien à voir. Notre objectif est de construire un Etat, et la sécurité en est un des piliers fondamentaux. »
Une « stabilité » et une « sécurité » relatives : en 2013, plus de quatre mille six cents civils palestiniens ont été arrêtés en Cisjordanie par l’armée israélienne, au cours de quelque quatre mille interventions. Et une trentaine ont été tués. Cette même année, les violences commises par les colons (trois cent quatre-vingt-dix-neuf incidents) ont augmenté de 8 % par rapport à 2012, faisant une centaine de blessés, principalement des paysans palestiniens (9) ; la police de l’Autorité, quant à elle, est régulièrement accusée d’exactions et maintient en détention arbitraire des opposants politiques (tout comme son homologue dirigée par le Hamas à Gaza).
Par ailleurs, Israël mène chaque année plusieurs centaines d’opérations en coordination avec les services palestiniens (10). « Cette politique sécuritaire, que nos dirigeants justifient au nom de l’Etat à venir, sert en réalité à donner des gages à la “communauté internationale”, dont l’Autorité dépend financièrement, et à empêcher tout embrasement dans les territoires, estime Abaher El-Sakka, professeur de sociologie à l’université de Bir Zeit (Ramallah). Mais elle a pour effet de susciter le ressentiment d’un nombre croissant de Palestiniens. »
La situation sociale du pays ne contribue pas à l’apaisement. La population s’est fortement mobilisée en 2011 et 2012, notamment pour dénoncer la politique économique du gouvernement. Les réformes libérales introduites par M. Fayyad à partir de 2007, soutenues par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les pays donateurs, ont placé des pans entiers de l’économie du petit territoire sous la coupe du secteur privé. Au nom de la croissance, et pour attirer les investisseurs, l’ancien premier ministre a mis en place une « thérapie de choc » : suppression de quarante mille postes de fonctionnaire (estimés à cent cinquante mille aujourd’hui), réduction des budgets sociaux, compression des salaires, réaménagement de la protection sociale, réforme du secteur bancaire, etc. Ces mesures ont contribué à l’aggravation des inégalités, détruit des emplois et provoqué une hausse brutale du coût de la vie.
L’envolée de la fin des années 2000 (7 % de croissance en 2008, contre 1,5 % en 2013) — due uniquement à l’aide étrangère, qui couvre la moitié du budget de l’Autorité — n’a été qu’un phénomène en trompe-l’œil. Le « boom économique » du « Tigre palestinien » célébré par les experts occidentaux a débouché sur une crise financière sans précédent dès que se sont taries les contributions des bailleurs de fonds, en 2010. Le taux de chômage est extrêmement élevé (entre 20 et 30 % en Cisjordanie, selon les sources, et plus de 40 % à Gaza), la pauvreté frappe près d’un quart de la population (20 % des Palestiniens de Cisjordanie vivent avec moins de 1,50 euro par jour), tandis que les revenus des plus riches ont crû de 10 % entre 2007 et 2010 (11).
« La majeure partie de l’économie du pays se concentre entre les mains de grandes familles et de nouveaux riches, liés pour la plupart au pouvoir et profitant de ses réseaux, explique le professeur El-Sakka. Ils se trouvent à la tête d’entreprises qui contrôlent les secteurs de la téléphonie, de la construction, de l’énergie, de l’alimentation, etc. Certains d’entre eux investissent sur le marché israélien et dans les colonies industrielles. En retour, ils bénéficient de privilèges octroyés par Israël, comme la possibilité de passer prioritairement aux barrages militaires, au même titre que les officiels de l’Autorité (12). » A Ramallah, en particulier, ces « VIP » que l’on peut voir parader en centre-ville au volant de leurs voitures rutilantes habitent dans des quartiers huppés qui sont à mille lieues de l’univers des camps de réfugiés.
Par-dessus tout, le développement économique de la Cisjordanie reste entravé par l’occupation, le mur de séparation et le système des barrages qui quadrillent le territoire. Dans le cadre du protocole de Paris (1994), versant économique et financier des accords d’Oslo, les Israéliens exercent aussi leur mainmise sur les activités commerciales des Palestiniens — lesquels importent 70 % de leurs produits d’Israël et y exportent plus de 85 % de leurs marchandises. Les autorités de Tel-Aviv collectent également les taxes douanières revenant à l’Autorité. Elles peuvent les confisquer à loisir, par chantage ou en guise de représailles. « Nous sommes soumis à une double occupation, militaire et économique, déplore Sbeih. La politique sécuritaire et l’oppression économique constituent les deux aspects d’une même logique, à l’œuvre depuis Oslo. »
M. Naba Alassi vit dans le camp de réfugiés de Dheisheh (Bethléem). Ce trentenaire qui a vu l’un de ses amis mourir dans ses bras, tué par des soldats israéliens au cours d’une manifestation, s’emporte contre « l’Autorité et ses protégés » : « Les élites et les capitalistes de Ramallah, qui paradent dans leurs grosses Mercedes et leurs 4 x 4, ne nous représentent pas ! Ils nous traitent de “terroristes” et d’“extrémistes” alors que nous ne faisons que résister à l’occupation ! Nous devons démanteler l’Autorité. Elle ne sert à rien, sinon à mener de vaines négociations, qui sont au fond sa seule raison d’être, son business ! »
Depuis vingt ans, sommets, conférences, tables rondes et tournées diplomatiques ont vu fleurir les déclarations de principe, les résolutions internationales et les promesses solennelles. Mais toutes sont restées lettre morte. « A quoi cela rime-t-il de poursuivre le dialogue avec nos ennemis, de poser tout sourire à leurs côtés sur les photos destinées à la “communauté internationale”, et de leur serrer la main pendant qu’ils maintiennent leur emprise sur notre territoire ? A qui profitent ces négociations stériles, sinon aux Israéliens ? », demande M. Ajarma. « Nous devons à chaque fois nous contenter des miettes qu’on nous jette sur la table et dire merci. La question d’un Etat indépendant ne figurait même pas au menu des dernières discussions, comme si l’occupation était un fait allant de soi », ajoute M. Abdelfattah Abusrour, directeur du centre socio-culturel Al-Rowwad, à Aïda.
Les derniers pourparlers (juillet 2013 — avril 2014) entre Israël et l’Autorité palestinienne, placés sous la médiation du secrétaire d’Etat américain John Kerry, n’ont pas dérogé à la règle (13). Mais n’étaient-ils pas voués à l’échec, Israël ayant refusé de geler la colonisation dans les territoires occupés et Washington ayant renoncé à faire pression sur Tel-Aviv ? « Les Etats-Unis n’ont réussi à mettre en œuvre aucun accord depuis Oslo. Du côté israélien, on ne peut rien attendre d’un gouvernement totalement acquis à la cause des colons », analyse M. Nabil Chaath, un haut responsable du Fatah et ancien négociateur en chef, qui fut l’un des artisans des accords de paix et notamment de leur volet sécuritaire. « Avant même que les discussions ne reprennent, j’avais fait part de mon scepticisme à Mahmoud Abbas et lui avais demandé pourquoi il acceptait de retourner, dans ces conditions, à la table des négociations. “Je n’ai pas le choix”, m’avait-il répondu. » « Pour notre part, nous étions totalement opposés à la reprise des pourparlers. Israël les utilise pour nous manipuler et créer des faits accomplis sur le terrain », nous dit M. Hassan Youssef, l’un des principaux dirigeants du Hamas en Cisjordanie, rencontré à Ramallah quelques jours avant son arrestation par les Israéliens, le 16 juin 2014.
« Nous resterons sur cette terre qui nous a vus naître »
La poursuite de la colonisation, le maintien du régime d’occupation militaire, l’échec des négociations et le discrédit frappant l’Autorité alimentent les spéculations sur une troisième Intifada. Celle-ci « est peu probable à court terme », considère néanmoins le Pr El-Sakka. Pour trois raisons : les forces de sécurité palestiniennes, qui, quoique laissant se dérouler des manifestations ponctuelles et circonscrites, font tout pour empêcher un soulèvement général ; les divisions internes, persistantes malgré la formation d’un gouvernement d’entente, en juin 2014, issu de la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas ; l’absence de projet et de stratégie politiques capables de mobiliser la société palestinienne. « Nos seuls espoirs, pour le moment, résident dans la campagne mondiale de boycott contre Israël (14)et dans l’éventuelle possibilité de saisir les instances juridiques, comme la Cour pénale internationale, pour pouvoir faire juger ses responsables militaires et politiques, estime le sociologue. Mais il suffirait d’une étincelle, d’un événement catalyseur, pour qu’éclate une nouvelle Intifada. »
« Nous sommes voués à l’Intifada », confirme M. Ayman Abu Zulof, ancien militant du FPLP, emprisonné six fois entre 1989 et 1993, aujourd’hui guide et interprète. Sa maison, située à Beit Sahour, une bourgade chrétienne jouxtant Bethléem, fait face à la colonie israélienne de Har Homa, établie sur les terres de sa commune. Cette forteresse de béton se dresse au sommet de la colline autrefois recouverte d’une forêt où il aimait jouer dans son enfance. Les Israéliens l’ont rasée en 1997, après avoir annexé les lieux.
Bethléem, la ville qui a vu Jésus venir au monde, selon la tradition, est encerclée par une vingtaine de colonies dont l’expansion va bon train. « Ils construisent, mais nous construisons aussi et nous continuerons à construire, dit M. Abu Zulof en contemplant la vallée parsemée d’oliviers. Nous resterons ici, sur cette terre qui nous a vus naître et a vu naître nos ancêtres. Nous nous y accrocherons, envers et contre tout. C’est notre façon de lutter au quotidien. »
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L’armée israélienne mène une vaste opération dans les territoires occupés. Depuis un an, 194 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, un bilan inédit depuis la seconde Intifada.
Vingt-neuf morts, plus qu’un par jour en ce mois de janvier. Au total, 194 Palestiniens ont été tués par l’armée ou par des colons israéliens depuis un an en Cisjordanie occupée, selon le ministère de la santé palestinien. Cette violence a atteint un niveau inégalé depuis la fin de la seconde Intifada (2000-2005).
« Briser la vague », c’est le nom de l’opération lancée au printemps 2022 par l’armée, après plusieurs attaques menées contre des civils en Israël. Elle visait dans un premier temps à casser une nouvelle résistance armée palestinienne. Des combattants regroupés en deux mouvements, les Brigades, à Jénine et les Lions, à Naplouse, inspirent ailleurs des loups plus solitaires. Ils sont jeunes, transpartisans, bien armés ; ils vont à l’affrontement, attaquent des soldats et des colons en Cisjordanie, des civils en Israël. Trente Israéliens ont ainsi été tués. Dans leur ombre, un mouvement monte : le Jihad islamique, groupe islamiste qui se veut rassembleur et n’aspire pas au pouvoir.
Au fil des mois, l’opération de l’armée se mue en une répression massive, qui touche le moindre hameau. Ses effets sont aggravés par les violences perpétrées par les colons, enhardis par le retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en décembre 2022, à la tête du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël. La Cisjordanie vit tétanisée par un déferlement quotidien de drames et d’incidents divers, qui ne peuvent se raconter un à un. Ils disparaissent dans la masse. Au fil d’une semaine cependant, une série d’épisodes, parmi les plus saillants, résument cet état de guerre ordinaire.
Mardi 17 janvier : un loup solitaire sur la route 60
Mardi 17 janvier au matin, Hamdi Abou Dayyeh a traversé à pied l’étroite vallée où s’effiloche sa ville, Halhul, au nord d’Hébron. Il a longé vignes et potagers jusqu’à un poste militaire israélien qui domine la route 60, la principale artère de Cisjordanie. Là, il a brandi un « Carlo », une arme artisanale grossière de métal noir à courte crosse. Il a tiré sur des soldats sans parvenir à les blesser. Les militaires l’ont abattu, puis ont emporté son corps. Sa famille ignore quand il leur sera rendu.
Nadwa Abou Dayyeh et sa fille Laura, 12 ans, chez elles à Halhul, à 5 km au nord d’Hébron (Cisjordanie), le 18 janvier 2023, après la mort de leur mari et père, Hamdi Abou Dayyeh, 40 ans, abattu par l’armée israélienne. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Hamdi Abou Dayyeh était en cavale depuis le dimanche. Capitaine de police âgé de 40 ans, gratte-papier de l’administration d’un commissariat de Bethléem, il avait tiré sur un bus de colons israéliens, sur la route 60, sans faire de victimes. Il avait incendié sa voiture et s’était caché près d’Halhul.
Le chef de la police palestinienne en Cisjordanie, Youssef Al-Hilou, gêné que l’un de ses officiers ait ainsi pris les armes, a attendu lundi 23 janvier pour rendre visite à la famille en deuil. La force continuera de verser son salaire, l’équivalent de 1 000 euros par mois, à son épouse, Nadwa, atteinte d’un cancer du sein, et à leurs trois enfants.
Ancien prisonnier en Israël durant la seconde Intifada, Hamdi Abou Dayyeh était un policier honteux, déçu par l’Autorité palestinienne, qui paraît hors jeu dans les violences actuelles, liée par ses accords de coopération sécuritaire avec l’Etat hébreu. Hamdi la percevait comme un simple supplétif d’Israël. « La seule chose qui le satisfaisait encore dans le métier, c’était son salaire, raconte son frère aîné, Mohammed Abou Dayyeh. Il vivait branché constamment sur les actualités. Tout s’accumulait, les violences israéliennes, les martyrs [les victimes de l’armée, selon la phraséologie palestinienne]. C’était trop pour lui. »
La police aux frontières israélienne arrête un colon israélien ayant bâti un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes privées dans la ville de Jourish (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
En secret, il avait rédigé son testament dès le 10 octobre. Il l’a publié sur les réseaux sociaux deux heures avant sa mort. Il s’y proclame nationaliste, se dit déçu par toutes les factions palestiniennes. « On ne peut pas vivre sans dignité, écrit-il. Notre seul espoir, ce sont les loups solitaires. »
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Moustapha, son collègue au poste de police de Bethléem, soupire. Cet officier de la brigade antidrogue « comprend » sa lassitude, sa « honte » de policier. Nombre de ses voisins au camp de réfugiés de Dheisheh, dans le sud de la ville, travaillent aussi pour les forces de sécurité. Ce camp est le fief de Majed Faraj, chef du renseignement palestinien.
Moustapha porte deux deuils. Son cousin, Amro Al-Khmour, a été tué, lundi 16 janvier, par l’armée israélienne. Il avait 14 ans. Les soldats sont entrés dans le camp pour arrêter une Italienne réputée liée au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation de gauche classée comme terroriste par l’Union européenne. Le jeune Amro, surnommé « Baklava » (une pâtisserie au miel), est réveillé par les tirs, au moment de la prière de l’aube. Il se précipite dehors, où des jeunes lancent des pierres sur les soldats. « Cinq minutes plus tard, il est mort. Une balle de sniper à la tête. Il n’était pas armé », insiste son père, Khaled.
Devant la salle des martyrs du camp de réfugiés de Dheisheh près de Bethléem (Cisjordanie), un jeune homme porte sur son keffieh les photos des derniers morts du camp, le 18 janvier 2023. De haut en bas : Omar Manaa, 22 ans, Adam Ayyad, 15 ans, et Amro Al-Khmour, 14 ans. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Sur les murs de la ville, le portrait de l’adolescent voisine avec ceux de deux autres « martyrs » : Adam Ayyad, tué par l’armée durant un raid le 3 janvier, à 15 ans, et Omar Manna, à 22 ans le 5 décembre. « Nous avons à peine le temps de défaire la tente de deuil quelques jours, et puis nous la remontons au même endroit pour un autre mort », soupire Moustapha.
Est-ce une nouvelle Intifada qui a commencé ? Le frère aîné d’Amro, Mohammed Al-Khmour, n’y croit pas. « Il faudrait que tout le monde soit solidaire et ce n’est pas le cas. Mon frère est mort parce que nous sommes pauvres. Il n’y a que les pauvres qui sortent et qui se battent. Les hommes d’affaires, les gens de l’Autorité palestinienne, les élites vivent sur une autre planète. Ils bénéficient de l’occupation [des territoires par Israël]. Ce n’est pas dans leur intérêt. »
Deux garçons discutent tandis que l’un d’eux tient une affiche de son ami Amro Al-Khmour, 14 ans, tué par l’armée israélienne le 16 janvier 2023, à la salle des martyrs du camp de réfugiés de Dheisheh, près de Bethléem (Cisjordanie), le 18 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Jeudi 19 janvier : raid au camp de Jénine
Des salves sont tirées en l’air à l’arme automatique ; dernier hommage aux « martyrs ». Une longue file d’hommes remonte les étroites allées depuis le cimetière. Il est midi, jeudi 19 janvier. Le camp de réfugiés de Jénine vient d’enterrer un combattant de 26 ans, Adham Jabareen, et un enseignant proche de la retraite, Jawad Bawaqneh, tué devant chez lui alors qu’il tentait de porter secours au premier. Un coiffeur de la rue voisine, Raed Lahlouh, sorti voir ce qui se passait, a été grièvement blessé. « A 2 heures du matin, les forces d’occupation [israéliennes] ont pénétré de tous les côtés, assiégeant le camp, raconte Atta Abou Rmeileh, secrétaire local du Fatah, le parti au pouvoir. Les ambulances et les journalistes ont été empêchés d’entrer. Les blessés se sont vidés de leur sang. »
Devant la maison de Jawad Bawaqneh, un voisin indique une terrasse au loin : « Les snipers étaient postés là-bas », dans l’axe de l’entrée. « En moins d’une minute, ils ont tiré sur notre père six balles dum-dum, celles qui explosent en touchant leur cible. Personne d’autre qu’Israël ne les utilise », raconte Saja, l’une des six enfants de l’enseignant, âgée de 30 ans, les mâchoires serrées de colère. Deux ambulances ont tenté de venir le secourir ; en vain, les soldats israéliens ne les ont pas laissées passer. Une sœur de Saja a dû amener son père dans sa propre voiture à l’hôpital ; il a été déclaré mort à son arrivée.
Atta Abou Rmeileh, dirigeant local et secrétaire du Fatah, dans le camp de Jénine (Cisjordanie), près du cimetière local des martyrs, le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Les magasins et restaurants de Jénine ont baissé le rideau ; la ville se noie dans ses deuils. Les habitants n’en peuvent plus : les incursions de l’armée israélienne y sont quasi quotidiennes depuis le printemps dernier. C’est d’ici que plusieurs assaillants ont préparé leurs attaques perpétrées en Israël.
Le 19 janvier, les militaires étaient venus arrêter Khaled Abou Zeina, commandant du Jihad islamique, et « confisquer une large quantité d’armes », a indiqué l’armée au Monde. L’opération a échoué, les soldats disent avoir riposté à des tirs nourris, un militaire a été blessé. L’armée affirme « examiner » les « circonstances » de la mort de l’enseignant Jawad Bawaqneh – il est douteux qu’une véritable enquête soit ouverte.
La mémoire collective fait remonter l’état de guerre dans le camp à juin 2021 : Jamil Al-Amouri, militant charismatique du Jihad islamique, devenu un héros local, est alors tué à 23 ans par les forces spéciales israéliennes. Depuis, la résistance armée s’est musclée et le désespoir s’est épaissi. Dans une allée près du cimetière, Khalil Abou Atieh déboule, les yeux bouffis. « Personne ne dort », marmonne-t-il. L’armée a tué son frère, Sanad, en mars 2022 ; il venait d’avoir 18 ans. Lui est recherché, il fait partie des Brigades de Jénine, symbole de la résistance, qui se veulent indépendantes des factions traditionnelles. « Quand l’armée arrive, il n’y a plus ni Hamas, ni Jihad islamique ou FPLP : on est tous sous le contrôle de Dieu », explique l’homme de 25 ans. Il navigue entre son métier de cuistot et le cimetière. «Les gamins sortent de l’école pour apprendre à faire des bombes. De toute façon, l’occupation [israélienne] tue aussi les professeurs, les docteurs, les ingénieurs… On aime la vie, mais on veut mourir. Moi, parce que je veux revoir mon frère. »
La cérémonie d’hommage à Adham Jabareen, 28 ans, combattant du Jihad islamique palestinien, et à Jawad Bawaqneh, 57 ans, enseignant et père de six enfants, devant la salle des martyrs de Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. Bawaqneh a essayé de donner les premiers soins à Jabareen, blessé devant sa porte. Tous deux ont été tués par un tireur d’élite israélien lors d’un raid le matin même. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »Rassemblement à l’occasion de l’hommage à Adham Jabareen et à Jawad Bawaqneh devant la salle des martyrs de Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Au bout de la ruelle, des voisins entrent et sortent d’un petit immeuble étroit, auquel de nouveaux étages ont été ajoutés à la va-vite. Trois frères, dont le père du combattant tué, Adham Jabareen, vivent ici avec leurs familles. La mère d’Adham s’est effondrée dans une chambre. Elle dort, assommée par les calmants. « Notre famille est détruite », soupire Thaer, l’oncle, ancien combattant aux traits usés. Il a déjà perdu deux de ses neveux en 2014 et 2017. Lui et le père d’Adham ont fait plusieurs années de prison, leur génération a été marquée par la destruction du camp en 2002, lors de la seconde Intifada. Leurs enfants portent à leur tour leurs propres deuils. « Cette hémorragie va continuer, ils ont tous 17-18 ans, souffle-t-il. Adham avait perdu une vingtaine de ses amis, il n’avait plus de vie. »
Vendredi 20 janvier : une nouvelle colonie à Naplouse
Une poignée de préfabriqués blancs ont été montés à la hâte, à la faveur de la nuit vendredi 20 janvier, sur une colline ocre, au bord de la route qui relie le sud de Naplouse à la vallée du Jourdain. Un carton sur une pierre indique le nom de cette colonie sauvage toute neuve : Or Haïm (« lumière de Haïm »). Ses fondateurs rendent hommage au rabbin Haïm Druckman, l’un des patriarches du mouvement colon, mort le 25 décembre 2022. Son petit-fils se tient parmi eux.
Leur entreprise est illégale, même selon le droit israélien. Mais ils entendent tester le nouveau gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Ils constatent que sa coalition n’emploie plus que le vocabulaire de la force et de l’annexion. Elle a cessé de prétendre que l’occupation des territoires palestiniens, en vigueur depuis la conquête de 1967, était temporaire. Quelques heures plus tard, ils sont déçus : le ministre de la défense ordonne leur évacuation par l’armée, suscitant la colère de ses alliés d’extrême droite.
Abdelrahman Mansour, 75 ans, propriétaire foncier palestinien, à Jourish (Cisjordanie), qui surplombe la zone où des colons israéliens ont illégalement mis en place un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes à 1 km à l’est du village, le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
L’armée les escorte hors du terrain, sans heurts. Des soldats traînent vers leurs voitures les plus récalcitrants, des gamins à peine sortis de l’adolescence, tantôt hilares, tantôt agressifs. Les préfabriqués gisent brisés à terre. Un peu plus tôt, les colons et les Palestiniens du village voisin, Jourish, se sont lancé des pierres. Le maire palestinien, Raed Abou Jamous, affirme que des colons ont caillassé sa voiture sous ses yeux, pendant que les militaires lui bloquaient le passage. Six Palestiniens et trois Israéliens ont été blessés.
Plus tard dans l’après-midi, le maire réunit chez lui quelques proches et l’édile de la commune voisine, Aqraba. Certains suggèrent de cultiver la terre, vite, pour assurer une présence. Tous ont en tête un précédent : la colonie d’Evyatar, établie en mai 2021 à quelques kilomètres de là. Durant un an et demi de manifestations, sept Palestiniens ont été tués par l’armée. La colonie a fini par être évacuée, mais les terres sont désormais sous contrôle militaire, inaccessibles à leurs propriétaires. Dimanche 22 janvier, les colons sont revenus à Or Haïm. Ils ont été une nouvelle fois évacués.
A une demi-heure de là, plus à l’ouest, c’est la même guerre de position qui se joue à Kafr Qaddum, chaque vendredi depuis 2011. Le village veut récupérer son accès à la route principale, coupée par les militaires. Cette route traverse la colonie de Kedumim, fondée par des proches du rabbin Haïm Druckman, qui ont ouvert la voie dès 1975 à la colonisation du nord de la Cisjordanie.
Raed Abou Jamous (à droite), le maire de Jourish (Cisjordanie), lors d’une réunion de crise à son domicile, le 20 janvier 2023. Des colons israéliens viennent de mettre illégalement en place un nouvel avant-poste sur des terres palestiniennes privées. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Des membres de la Résistance populaire, affiliés au Fatah, inspectent les dommages sur leur camionnette après que des soldats israéliens ont tiré dessus, lors d’une manifestation dans la ville de Kafr Qaddum, près de Naplouse (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
La manifestation est à peine commencée après la prière, qu’elle étouffe déjà sous les gaz lacrymogènes. Des gamins masqués viennent narguer les soldats avec des lance-pierres. Des tirs de balles en métal recouvertes de caoutchouc retentissent. Cinq Palestiniens sont blessés. Un drone surveille la scène. L’armée a arrêté un homme dans le village cette année, huit en 2022.
Les manifestants arborent au front le bandeau jaune du Fatah. Kafr Qaddum est un symbole de la résistance populaire non armée, encouragée par l’Autorité palestinienne. Les résultats sont maigres, la répression violente marque toutes ces familles. Le 12 juillet 2019, Abdel Rahman Shatawi, 9 ans, a reçu une balle à la tête, qui l’a laissé paralysé. Walid Barham a eu la mâchoire brisée par un tir en 2018, et a perdu l’usage de son œil gauche. « Depuis, je perds souvent mon sang-froid. J’ai une douleur qui me lance quand il fait très chaud ou très froid », explique ce père de famille de 55 ans. Son fils a cessé de parler après avoir reçu une grenade de gaz lacrymogène dans la tête, il y a dix ans. Il avait 17 ans. Son aîné alterne blessures et séjours en prison.
Samedi 21 janvier : un mort à la ferme
Une ambulance israélienne emporte le corps de Tareq Maali sur la route 463, entre les collines enchanteresses du centre de la Cisjordanie, escarpées, où l’herbe d’hiver pousse dru. La famille Maali ne sait pas quand le corps lui sera rendu. Samedi 21 janvier, les femmes du village de Kafr Nemeh prennent place autour de l’épouse, qui gémit. Le plus âgé des trois fils a 12 ans. Ils demeurent assis auprès d’un oncle handicapé, Yousouf, qui gobe des médicaments antidouleur pour ses nerfs.
Des proches de Tareq Maali, 42 ans, pleurent sa mort devant la maison familiale à Kafr Nameh (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. L’homme a été abattu le matin même par un colon à Jabal Al-Risan. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Son frère Ashraf descend de voiture en pleurs, de retour de son interrogatoire par le renseignement israélien. Un camion à bétail se gare derrière lui. Quatre hommes debout sur le plateau arrière le débâchent et une voix de forain craquelle dans un micro. Elle annonce que le « martyr » Tareq Maali a été reconnu comme l’un des siens par le Jihad islamique. Le père, Odeh Maali, 64 ans, balaie cette annonce d’une main : « Tareq n’avait plus de liens avec le Jihad depuis qu’il était sorti des prisons israéliennes, après la seconde Intifada. »
Tous ici ont vu Tareq Maali mourir, dans une vidéo filmée par une caméra de surveillance sur la colline voisine. On y voit l’homme se précipiter à toutes jambes vers un colon. Ce dernier le met en joue avec son pistolet. Tareq Maali tombe. Il se relève et court de nouveau vers le fermier israélien qui fuit, puis se retourne et tire. Tareq Maali s’écroule à ses pieds. L’armée affirme qu’il a tenté de poignarder le colon. La presse israélienne a diffusé de mauvaises captures vidéo d’un tournevis dans sa main inanimée.
Dhafer Ataya, adjoint au maire de Kafr Nameh (Cisjordanie), embrasse le frère de Tareq Maali le jour de la mort de ce dernier, devant la maison familiale, le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Cadre dans une usine d’aluminium, Tareq Maali touchait un excellent salaire de 9 000 shekels (2 450 euros). Petit-fils de réfugiés, chassés de la région de Latroun en 1948, à la naissance de l’Etat d’Israël, il avait acquis un petit hectare d’oliviers sur la colline où il est mort. Un chemin de terre y serpente. D’antiques restanques de pierre sèche s’écroulent lentement dans la pente raide.
Au sommet, un colon a établi une ferme à moutons en 2018. Une étoile de David juchée sur un mât l’illumine chaque nuit. Ce berger, Eitan Zeev, patrouille à moto, aidé de miliciens armés. Il bouscule ceux qui osent s’aventurer sur la colline. « Mais Tareq entretenait encore ses arbres tous les vendredis. Il était obstiné », raconte son cousin Dafer Ataya, maire adjoint du village.
En août 2020, M. Zeev a déjà grièvement blessé au fusil un Palestinien. Il a été condamné en justice à une amende. En février 2021, il a tué Khaled Nofal, comptable, père d’un garçon blond de 5 ans. Sa famille possède quinze hectares sur la colline. Elle ignore pourquoi Khaled y était monté en pleine nuit, sans arme. Elle n’a pas porté plainte. « Nous n’avons pas confiance en la justice [israélienne], dit son frère Mohammed, avocat. Tout ce que je sais, c’est que ce colon a volé des terres, qu’il est assis là-haut et qu’il tue quiconque s’approche. »
Eitan Zeev est originaire des colonies d’Hébron. Son épouse, petite-fille du grand rabbin Moshe Levinger, est morte d’un cancer il y a deux ans. L’Organisation sioniste mondiale lui a attribué un terrain, considéré comme terre d’Etat par Israël depuis les années 1980. L’entreprise de bâtiment et travaux publics des colons, Amana, lui a aménagé une route.
Des colons israéliens sont délogés par l’armée et la police des frontières après avoir illégalement mis en place un avant-poste de colonisation sur des terres palestiniennes privées, près de Jourish (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Depuis six ans, Amana a coordonné l’implantation d’une cinquantaine de fermes isolées comme celle-ci, doublant la surface de terres colonisées en Cisjordanie. « Nous avons manifesté pendant six mois. L’armée nous chassait. Elle protège Zeev », soupire Dafer Ataya. En octobre 2022, les voisins sont parvenus à récolter les olives, en montant tous ensemble en même temps, après de longues négociations avec l’armée.
Dimanche 22 janvier : arrestations en série à Silwad
Mahmoud Awad vient de rentrer chez lui, dimanche 22 janvier, après avoir passé trois jours en prison en Israël. Les soldats étaient venus chercher cet ouvrier de 20 ans, la nuit, chez son père, dans leur village de Silwad, au nord de Ramallah. Ils avaient vidé les placards de sa chambre et embarqué l’un de ses pantalons. Ses interrogateurs ont reconnu le vêtement qu’il portait en octobre 2022, une nuit d’émeutes à Silwad. Mahmoud Awad avait été filmé par l’armée alors qu’il jetait des pierres sur les soldats, venus arrêter l’un de ses voisins. Il s’en est tiré avec une amende (300 euros).
En novembre 2022, il avait déjà passé une semaine en prison, pour la même raison. La prochaine fois, son juge lui a promis qu’il resterait derrière les barreaux. Depuis un an, l’armée israélienne paraît réinventer le mouvement perpétuel à Silwad : une arrestation provoque des émeutes, qui suscitent de nouvelles arrestations, et ainsi de suite. Guerre d’usure.
Drapeaux du Front démocratique pour la libération de la Palestine, une organisation marxiste-léniniste palestinienne laïque aussi appelée Front démocratique, à Kafr Nameh (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Il s’agit de savoir qui s’épuisera le premier, les soldats ou les jeunes de Silwad. « Ils utilisent la détention administrative [sans inculpation ni limite de temps] de façon préventive, pour faire peur aux jeunes avant qu’ils ne commettent une action plus sérieuse », affirme Mahmoud Awad.
Plus de 90 habitants (pour 10 000 au total) sont aujourd’hui détenus. Un chiffre impressionnant, à la mesure d’un village très engagé, riche de l’argent qu’envoient ses familles émigrées aux Etats-Unis. La commune, où les islamistes demeurent puissants, résista à l’armée anglaise dès 1932 et vit naître l’un des chefs du Hamas, Khaled Mechaal. En décembre, un habitant de Silwad, Mujahid Hamed, a tiré depuis sa voiture sur des soldats, avant d’être abattu.
« Une nuit d’août, les soldats ont arrêté trente-cinq personnes d’un coup !, détaille Suheil Farès, un cadre local du Fatah. Aujourd’hui, ils ne viennent plus qu’une fois par semaine. Le renseignement appelle les suspects et leur demande de se présenter à la base voisine d’Ofra ou à la prison d’Ofer. Il y a un mois, mon neveu a été convoqué. Il a patienté trois heures devant Ofer, puis ils lui ont demandé de partir, disant qu’ils le rappelleraient. »
Des soldats israéliens bloquent l’entrée de Jabal Al-Risan (Cisjordanie), le 21 janvier 2023, après la mort de Tareq Maali, tué le matin par un colon. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Des militants palestiniens se préparent pour une manifestation à Kafr Qaddum (Cisjordanie), le 20 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Dans le même temps, les barrages militaires ont pris une place démesurée dans la vie du village. L’armée en tient deux, aux entrées sud. Ils sont demeurés en place durant trois mois à l’été. Les cortèges funéraires étaient contraints de passer à pied pour atteindre le cimetière. Les camions à ordures et les citernes des eaux usées ne savaient plus où jeter leurs chargements.
Depuis novembre, ces barrages ne sont plus que temporaires. « Ils les ouvrent vers 3 heures de l’après-midi, quand les gens commencent à rentrer du travail, et pas tous les jours », raconte le maire du village, Raed Hamid. « Si vos papiers indiquent que vous êtes de Silwad, ils vous font arrêter le moteur et prennent votre photo pour leur base de données Blue Wolf [un système de reconnaissance faciale déployé par l’armée en Cisjordanie depuis 2016] », affirme M. Farès, le responsable du Fatah.
Cela crée des embouteillages, parfois des drames. Zaïd Omar, chauffeur de taxi, s’informe chaque jour de ces points de contrôle, sur un groupe WhatsApp animé par des collèges. Le 15 janvier, c’est par ce groupe qu’il a appris la mort de son frère cadet, Ahmed.
Un jeune combattant affilié au Jihad islamique palestinien remplit un chargeur de fusil, à Jénine (Cisjordanie), le 19 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Entrepreneur du bâtiment, Ahmed Omar venait d’aider une femme à changer sa roue crevée. Il patientait devant les soldats, dans sa voiture avec son fils, âgé de 19 ans. « Le point de contrôle est peu visible près d’un pont, sur une route en zigzags. Derrière Ahmed, d’autres automobilistes ne comprenaient pas pourquoi ça n’avançait pas. Ils ont klaxonné », raconte Zaïd Omar.
Un soldat a jeté une grenade assourdissante sur le toit de la voiture d’Ahmed Omar, qui s’en est plaint, selon son frère. Le soldat l’a aspergé de gaz au poivre. Ahmed Omar est sorti de sa voiture aveuglé, assourdi, agressif. Il a été abattu. L’armée a affirmé qu’il avait cherché à poignarder un soldat, puis qu’il avait voulu s’emparer de son arme. De premiers éléments d’enquête diffusés lundi par la presse israélienne indiquent que le soldat aurait fait preuve d’un « sévère défaut de jugement ».
« Le type l’a tué de sang-froid. Froid ! Puis, il a simplement dit à mon neveu : “J’ai tué ton père.” Ça ne lui faisait rien : pour lui, nous ne sommes pas des êtres humains », juge Mohammed Omar, l’aîné de la fratrie. Durant une semaine, l’armée a cessé de barrer cette route. Elle a repris ses contrôles le 21 janvier.
Le village palestinien de Ras Karkar, au nord-ouest de Ramallah (Cisjordanie), le 21 janvier 2023. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
Louis ImbertHalhul, Bethléem, Kafr Nemeh, Silwad (Cisjordanie occupée), envoyé spécial
Par Louis Imbert (Halhul, Bethléem, Kafr Nemeh, Silwad (Cisjordanie occupée), envoyé spécial) et Clothilde Mraffko (Jénine, Jourish, Kafr Qaddum (Cisjordanie occupée), envoyée spéciale)
Publié aujourd’hui à 05h30, mis à jour à 18h58https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/chronique-d-une-semaine-de-repression-ordinaire-en-cisjordanie_6159360_3210.html.
La réalisatrice jordanienne évoque pour Middle East Eye les raisons qui l’ont poussée à faire ce film sur la « catastrophe » palestinienne et l’énorme impact qu’a eu son récit des événements de 1948.
Le film dramatique de Darin Sallam diffusé sur Netflix raconte l’histoire d’une adolescente vivant la Nakba (MEE/Azad Essa)
Darin Sallam a l’impression d’avoir attendu toute sa vie pour faire ce film.
Cette Jordanienne d’origine palestinienne ne se souvient pas du moment où elle a entendu parler pour la première fois de Radieh, jeune palestinienne cachée dans une pièce par son père lorsqu’une milice sioniste a attaqué leur village pendant la Nakba en 1948.
Tout ce qu’elle sait, c’est que cette histoire, l’une des nombreuses histoires de la Nakba (catastrophe en arabe) – le nettoyage ethnique qu’ont subi des centaines de milliers de Palestiniens lors de la création du nouvel État d’Israël –, l’a poussée à raconter un jour au monde ce qui s’est passé en 1948.
En 2011, alors étudiante à l’école de cinéma du Red Sea Institute for Cinematic Arts (RSICA) à Aqaba (Jordanie), elle s’est retrouvée à écrire sur l’histoire de la petite fille qu’elle avait entendue de sa mère.
L’impulsion d’écrire le film lui est apparue comme un signe. Dans son résumé de huit pages de son projet de long métrage en 2011, elle a nommé la petite fille Farha.
« Farha signifie joie. Et la Palestine était la joie volée aux Palestiniens »
- Darin Sallam, réalisatrice
« Farha signifie joie. Et la Palestine était la joie volée aux Palestiniens. Je savais que c’était le film que je voulais faire sous forme de long métrage », a confié Darin Sallim (35 ans) à Middle East Eye lors d’une visite à New York en décembre pour promouvoir et discuter de son nouveau film, Farha, qui a trouvé un écho auprès des Palestiniens du monde entier.
Le film, actuellement diffusé sur Netflix (disponible pour le moment uniquement en arabe avec sous-titres anglais), est un drame historique basé sur l’histoire vraie d’une jeune Palestinienne séparée de son père et de sa famille élargie lorsque la Haganah, une milice sioniste, entre dans leur village après la partition britannique de la Palestine en 1948.
Farha (Karam Taher) est enfermée dans un cellier par son père (Ashraf Barhom), qui part rejoindre la résistance. Elle est ensuite abandonnée à elle-même au milieu de l’instabilité extraordinaire à l’extérieur de la maison.
Au fil des heures et des jours, Farha est coincée sans nourriture ni eau dans une pièce poussiéreuse avec peu d’air. Dehors, des vagues de coups de feu et d’explosions, des cris et des appels à l’aide vicient l’air ; l’adolescente est terrifiée mais aussi impuissante et seule.
Elle cherche de la nourriture, gratte à la porte, manque de s’étouffer avec l’eau aigre qu’elle extrait d’une bouteille contenant du fromage, de l’akkawi.
Plus tard, elle est témoin du massacre d’une famille palestinienne à travers les fissures de la porte. La caméra sort à peine du cellier, mais elle permet une visualisation fascinante, et déchirante.
L’effondrement des rêves de Farha alors que le village se vide et que les coups de feu s’estompent est dévastateur.
Darin Sallam sur le tournage de Farha (IMDB)
Depuis sa première au Festival international du film de Toronto en 2021, le film a reçu l’appui retentissant de cinéastes et de jurys du monde entier pour sa cinématographie et sa réalisation ; il a surtout reçu énormément d’amour de la part des Palestiniens pour sa représentation de la Nakba, considérée comme une rareté dans le cinéma international.
Farha a maintenant été projeté dans une quarantaine de festivals cinématographiques et a remporté plusieurs prix. Sallam dit qu’elle et son équipe sont ravies de cet accueil.
Le film a été une expérience émouvante parce que beaucoup de figurants étaient des réfugiés palestiniens du « camp de Gaza » (camp de Jerash) en Jordanie, qui sont l’incarnation vivante de la Nakba. Même la broderie du film a été faite par les femmes du camp.
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La réalisatrice raconte qu’à certains moments, l’équipe a dû arrêter de filmer parce que les figurants pleuraient.
« La Nakba n’a jamais été montrée auparavant à travers les yeux d’une adolescente de 14 ans. Et vous ne pouvez pas ne pas compatir avec elle… Je ne voulais pas traiter Farha comme un numéro. Je voulais raconter son histoire. Je voulais la traiter comme un être humain, comme un enfant », explique Darin Sallam.
« Vous savez que les gens regardent le film – à Toronto ou à Londres – et puis ils imaginent que Farha est leur fille. C’est plus puissant comme ça. »
« C’est une révélation pour les spectateurs. Ils quittent le cinéma et cherchent ‘’Nakba’’ sur Google. C’est émouvant, ça touche le cœur des gens et pour moi, c’est pour ça qu’on fait des films. J’espère que le film vivra et sera transmis aux générations à venir », ajoute-t-elle.
Darin Sallam a touché une corde sensible. Plusieurs Palestiniens ont écrit que le film leur faisait penser aux expériences de leurs aînés dont l’avenir, comme celui de Farha, leur a été arraché sans aucune explication en 1948.
« Farha était ma grand-mère. Elle était toutes nos grands-mères jeunes, pleines d’espoir et ambitieuses, dont la vie a été brisée à cause de la Nakba. Chaque scène de Farha était un visuel des histoires orales qu’on nous raconte depuis des générations », rapporte à MEE Rifqa Falaneh, une militante américano-palestinienne.
« C’est un film sincère »
L’inclusion du film sur Netflix, le service international de streaming, a été condamnée par le gouvernement israélien.
Les observateurs ont noté que les menaces émises par des Israéliens d’annuler leurs abonnements à Netflix et de supprimer le financement des organisations culturelles qui projettent le film n’ont fait qu’éclairer l’engagement d’Israël à étouffer les discussions sur la Nakba et à nier le fait historique du nettoyage ethnique des Palestiniens.
Plusieurs responsables ont accusé la cinéaste d’avoir créé un « faux récit » sur Israël, soulignant spécifiquement la représentation du massacre d’une famille palestinienne dans le film.
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Selon les historiens, la représentation était pourtant « tout à fait possible et crédible, et même modérée par rapport à d’autres récits », écrit Mondoweiss.
Darin Sallam a fait face avec fermeté aux attaques dont elle et son film ont été la cible, les qualifiant d’« organisées » et « coordonnées », mais elle est déterminée à ne pas laisser les sionistes détourner l’attention du message central de son œuvre : les Palestiniens ne seront pas réduits au silence.
« Quand on est Jordanien ou Arabe avec des racines palestiniennes, on grandit en écoutant beaucoup d’histoires sur la Palestine, la Nakba. Cela fait partie de notre identité. Cela fait partie de qui on est. Personnellement, j’ai aussi peur des lieux fermés. Et je pouvais m’identifier à elle. Je me vois aussi en elle. C’est une battante, c’est une rebelle, elle n’accepte jamais qu’on lui dise “non”, elle est ambitieuse, c’est moi. »
En septembre, le Royaume de Jordanie a choisi le film pour sa candidature officielle à la 95e cérémonie des Oscars dans la catégorie long métrage international pour 2023, suscitant l’espoir.
Mais Darin Sallam n’est pas intimidée par les nouvelles attentes qui pèsent sur ses épaules.
« Je suis croyante. C’est un film sincère. On a fait de notre mieux. On a dit la vérité et il n’y a donc rien à craindre. Chaque chose suit son propre chemin. Et quoi qu’il arrive, cela arrivera par la volonté de Dieu », conclut-elle avec un sourire.
L’ONU a adopté une résolution invitant la Cour internationale de justice à se prononcer sur l’occupation israélienne. Quelles seraient les conséquences de son avis ?
Un Un garde-frontière israélien est posté près de la barrière de séparation controversée d’Israël, le 26 avril 2017 à Bethléem, en Cisjordanie occupée (AFP)
L’adoption d’une résolution de l’ONU demandant à la Cour internationale de justice (CIJ) de se prononcer sur l’occupationisraélienne représente une victoire diplomatique majeure pour les Palestiniens.
Cependant, la CIJ, qui règle les différends entre pays, n’a pas le pouvoir de faire appliquer ses avis, bien qu’ils soient juridiquement contraignants. Quelles seraient donc les conséquences d’un avis consultatif de ce tribunal international pour Israël et les territoires palestiniens ?
Cette résolution, adoptée fin décembre par l’Assemblée générale des Nations unies, invite la CIJ à se prononcer « de toute urgence » sur « [l’]occupation, [la] colonisation et [l’]annexion prolongées du territoire palestinien » par Israël, décrites comme une violation du droit des Palestiniens à l’autodétermination.
« Un jugement contre Israël contribuerait sans aucun doute à faire évoluer le discours »
– Tariq Kenney-Shawa, chercheur pour Al-Shabaka
Elle fait référence aux terres palestiniennes occupées par Israël depuis la guerre des Six Jours en 1967 – la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est – et aux politiques visant à « modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem ».
La résolution de l’ONU demande à l’institution de rendre un avis sur la manière dont ces politiques et pratiques israéliennes affectent « le statut juridique de l’occupation » et sur « les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations unies ».
Selon des experts en politique palestinienne et des universitaires, toute décision de la CIJ critiquant Israël aiderait les Palestiniens au niveau de la sensibilisation mais ne contribuerait guère à obliger Israël à rendre des comptes et à mettre fin à ses politiques visant les Palestiniens, que plusieurs groupes de défense des droits de l’homme identifient comme des mesures d’apartheid.
« Une décision de la CIJ représenterait une victoire symbolique pour les Palestiniens sur la scène internationale, mais il est peu probable qu’elle change grand-chose pour les Palestiniens qui vivent sous l’occupation et l’apartheid israéliens », indique à Middle East Eye Tariq Kenney-Shawa, chercheur en politique américaine pour Al-Shabaka, The Palestinian Policy Network.
Que peut faire la CIJ ?
La CIJ, composée de quinze juges, est le principal organe judiciaire de l’ONU et siège à La Haye (Pays-Bas), où elle statue sur les différends entre États.
Elle diffère de la Cour pénale internationale (CPI), qui juge des individus pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. La CPI mène également une enquête sur d’éventuels crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens et en Israël.
Le greffier de la CIJ, le Belge Philippe Gautier, publiera bientôt le calendrier de l’institution pour les mois à venir. Les États membres de l’ONU et des ONG seront invités à présenter au tribunal des mémoires d’amicus curiae dans le cadre d’une mission d’enquête plus large.
La procédure risque d’être lente, puisque la CIJ ne devrait pas rendre son avis avant au moins un an.
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Il pourrait être déterminé que le contrôle exercé par Israël sur les territoires palestiniens occupés n’est ni temporaire ni justifié par une nécessité militaire, et qu’il est donc illégal. La décision demanderait alors à Israël de mettre fin à son occupation.
La CIJ pourrait également aller plus loin et rejoindre l’opinion de plus en plus répandue parmi les organisations israéliennes et internationales de défense des droits de l’homme qui affirment qu’Israël pratique une forme d’apartheid à l’encontre des Palestiniens.
Le dernier jugement en date de la CIJ sur la question de l’occupation israélienne remonte à 2004, lorsqu’elle a jugé illégal le mur construit par Israël en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Israël a rejeté cette décision, accusant l’institution d’entretenir des motivations politiques. Cette décision a été reprise dans de nombreux rapports consacrés à l’occupation israélienne. Cela n’a pourtant eu aucun effet sur le mur.
« Un jugement contre Israël contribuerait sans aucun doute à faire évoluer le discours en mettant en lumière l’illégalité du système d’oppression israélien, ce qui est important compte tenu de la dépendance d’Israël à l’égard de la communauté internationale, qui lui permet d’éviter de rendre des comptes », souligne Tariq Kenney-Shawa.
« Toutefois, elle sera également un tout nouvel exemple des limites inhérentes au système juridique international, qui ne repose que sur l’application des mesures par une poignée d’États puissants, à savoir les États-Unis et l’Occident, les plus fervents défenseurs d’Israël. »
Les États-Unis, proche allié d’Israël, ont protégé ce dernier à de nombreuses reprises des critiques de l’ONU en utilisant leur droit de veto au Conseil de sécurité pour bloquer plus d’une cinquantaine de résolutions critiquant Israël.
« Une partie réfractaire »
Israël s’est déjà insurgé contre la résolution, déclarant en amont du vote que l’ONU était désespérément partiale et que cette initiative compromettait les perspectives de paix.
Il est également peu probable qu’Israël participe à l’enquête de la CIJ, selon des responsables du ministère des Affaires étrangères interrogés par le Times of Israel. Le pays a également refusé de participer à une enquête de la CPI sur les possibles crimes de guerre commis en Israël et dans les territoires palestiniens.
Quelle que soit l’issue de la procédure du tribunal international, le gouvernement israélien rejettera probablement toute critique à l’égard d’Israël. Par ailleurs, les responsables israéliens ont déclaré que toute issue négative de la CIJ pourrait nuire aux négociations de paix.
« Les Palestiniens veulent remplacer les négociations par des mesures unilatérales », a prévenu Yaïr Lapid, alors Premier ministre, après un vote préliminaire sur la résolution en novembre. « Ils utilisent encore une fois l’ONU pour attaquer Israël. »
« Aucun [rapport de l’ONU] n’a semblé freiner le rouleau compresseur colonial d’Israël [… en raison du] cocon d’impunité que les États-Unis et l’Europe de l’Ouest ont contribué à construire autour de ce pays en déjouant toutes les tentatives faites à ce jour pour l’appeler à rendre compte de ses infractions »
- George Bisharat, professeur à l’université de Californie
Interrogé par Middle East Eye, George Bisharat, professeur à la faculté de droit de l’université de Californie, souligne que l’ONU a constaté qu’Israël « enfreint régulièrement et manifestement le droit international » dans une multitude de rapports et d’avis.
« Pourtant, aucun d’entre eux n’a semblé freiner le rouleau compresseur colonial d’Israël, qui continue d’établir son contrôle sur les terres palestiniennes, tant en Israël qu’en Cisjordanie. Ceci, bien sûr, est principalement dû au cocon d’impunité que les États-Unis et l’Europe de l’Ouest ont contribué à construire autour de ce pays en déjouant toutes les tentatives faites à ce jour pour l’appeler à rendre compte de ses infractions », soutient George Bisharat.
Selon le professeur, un nouvel avis consultatif n’apportera probablement que peu de changements, étant donné que celui-ci est « inapplicable contre [la] partie réfractaire » que constitue Israël.
George Bisharat ajoute que si la CIJ finit effectivement par apparenter la politique israélienne à un apartheid, « cela pourrait avoir un impact à long terme profond sur le discours relatif aux droits des Palestiniens, mais aussi contribuer à réorienter les efforts en abandonnant le mirage d’une solution à deux États pour privilégier l’égalité des droits entre le fleuve [Jourdain] et la mer [Méditerranée] ».
Le nouveau gouvernement d’extrême droite israélien suscite de vives inquiétudes, notamment parce qu’il pourrait nuire à la réputation internationale d’Israël.
Fin décembre, plus d’une centaine d’anciens diplomates israéliens ont fait part de leur « profonde inquiétude face aux graves dommages pour les relations étrangères d’Israël, sa réputation internationale et ses intérêts fondamentaux à l’étranger que pourrait causer ce qui sera apparemment la politique du nouveau gouvernement »
Le Premier ministre palestinien, Mohammad Shtayyeh, a appelé la Fédération internationale de football (FIFA) à condamner l’assassinat par l’armée sioniste du jeune joueur palestinien Ahmed Atef Daraghmeh. Dans un communiqué relayé par des médias, Shtayyeh a dénoncé le meurtre de Daraghmeh, 23 ans, originaire de la ville de Tubas, est footballeur dans l’équipe de Tulkarm (Nord), par l’armée sioniste lors d’un raid dans la ville de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie occupée. Le responsable palestinien a également appelé les institutions internationales des droits de l’Homme à «assumer leurs responsabilités pour arrêter les meurtres des Palestiniens, punir les auteurs et les traduire en justice». L’agence de presse palestinienne WAFA a rapporté que « le jeune homme, Ahmed Daraghmeh est tombé en martyr sous les balles de l’armée sioniste lors d’une incursion dans la ville de Naplouse, et cinq autres ont été blessés. »
Peu après un raid des forces israéliennes sur la ville de Jénine dimanche, une adolescente de 15 ans a été retrouvée morte sur son toit, criblée de balles.
Des personnes endeuillées aux funérailles de Jana Zakarneh à Jénine, en Cisjordanie occupée, le 12 décembre 2022 (Reuters)
Jana Majdi Zakarneh, adolescente palestinienne de 15 ans, était en pyjama sur son toit, en train de jouer avec son chat dimanche soir, lorsque les forces israéliennes lui ont tiré dessus à plusieurs reprises (dont deux au visage).
Le lendemain, le choc était perceptible à Jénine, où Jana a été tuée. Des personnes endeuillées ont assisté à ses funérailles sur des chaises en plastique dans un silence morne.
La voix de sa tante, Hanan Said Zakarneh, a retenti : « Qu’avait fait cette enfant pour être abattue ainsi ? »
« Quel était son crime ? », s’est-elle interrogée en retenant ses larmes.
« Elle était jeune. Elle passait presque tout son temps avec ses parents et ne sortait pas de la maison », confie Hanan à Middle East Eye, expliquant que les deux parents de Jana ont des handicaps qui requièrent une prise en charge et une assistance constante.
Jana, qui allait avoir 16 ans à la fin du mois, s’occupait d’eux.
« Ma sœur n’avait que sa fille, aujourd’hui martyre, et un garçon encore jeune », poursuit Hanan.
« Personne ne savait quoi faire »
Ce dimanche soir, les tirs ont claqué dans le quartier lors du raid des forces israéliennes, mais personne n’a réalisé sur le moment que Jana avait été touchée.
La descente a débuté vers 21 h 30, et une vingtaine de minutes après le départ des soldats, le corps de Jana a été découvert.
Son oncle, Majid Zakarneh, rapporte à MEE que ce sont son père et son petit frère de 13 ans qui ont découvert son corps sur le toit après avoir remarqué son absence et être partis à sa recherche.
« Lorsque je suis arrivé, elle était au sol, semblant saigner de partout »
- Majid Zarkaneh, oncle de Jana
« Elle était sur le toit, assise avec son chat. Elle y est allée après le début de la fusillade mais elle n’était pas du tout à côté des soldats », assure Majid.
Il indique qu’elle a été atteinte de quatre balles : deux au visage, une dans le cou et une dans l’épaule.
« La famille a remarqué son absence et l’a appelée, en vain. Lorsque je suis arrivé, elle était au sol, semblant saigner de partout », relate Majid.
« Il y avait énormément de sang par terre. Personne ne savait quoi faire.
« Ma sœur ne comprend même pas que sa fille est morte. Elle est dans un monde à part et ne parvient pas à appréhender ce qui se passe autour d’elle. »
Le ministère palestinien de la Santé a annoncé son décès après minuit lundi, précisant qu’elle avait été tuée d’une balle dans la tête tirée par les forces israéliennes lors d’un raid dans la ville de Jénine.
Nulle part où se cacher
Peu après le début de la descente dans le quartier d’al-Bayadir, des affrontements ont éclaté entre des combattants palestiniens armés et des soldats israéliens. Les forces israéliennes ont perquisitionné plusieurs maisons et arrêté trois Palestiniens.
Après ces arrestations, les affrontements ont dégénéré entre les combattants palestiniens et les forces israéliennes, signale à MEE Saleem al-Subar, activiste de Jénine.
« Les soldats sont passés à l’offensive alors qu’il y avait encore des civils dans les rues, notamment des familles avec enfants », précise-t-il.
« On a commencé à entendre des fusillades partout, les gens étaient déboussolés et ne savaient pas quoi faire. Ils se sont mis à courir se cacher parce qu’ils ne savaient pas d’où tiraient les soldats. »
Majid rapporte à MEE que des douilles ont été trouvées dans une maison voisine, appartenant à l’un des hommes arrêtés par les forces israéliennes. Il pense que c’est depuis cette maison que Jana a été abattue par un sniper.
Traduction : « Lolo, le chat de l’enfant Jana Zakarneh, erre autour de l’endroit où elle a été assassinée par les forces d’occupation israéliennes lors du raid sur la ville de Jénine la nuit dernière. »
L’armée israélienne a publié lundi après-midi un communiqué : « Après une enquête préliminaire, il apparaît qu’il y a de fortes chances que l’adolescente tuée ait été touchée par un tir accidentel venant d’hommes armés sur un toit des environs, depuis lequel des tirs visant les forces [israéliennes] ont été tirés. »
« L’armée et ses commandants regrettent tout préjudice subi par les civils innocents, notamment ceux qui se trouvent dans un environnement de combat et à proximité immédiate de terroristes armés lors d’échanges de tirs », a ajouté l’armée.
Pour autant, la population de Jénine et de Cisjordanie occupée ne se sent pas en sécurité.
« Même si vous vous cachez chez vous, ce n’est pas sûr. Regardez Jana, elle était chez elle et elle a été tuée. Donc même quand les gens fuient, ils ne savent pas s’ils survivront », indique Saleem al-Subar.
« Où sont censés aller les gens si même chez eux, ils ne se sentent pas en sécurité ? Où est le reste du monde ? Pourquoi ne nous défend-il pas ? »
« Chaque jour, un nouveau martyr »
Jana est la 59e Palestinienne et la 15e mineure tuée par les forces israéliennes dans la ville palestinienne de Jénine en 2022.
En Cisjordanie, Jana est la 166e Palestinienne et la 39e mineure tuée par les forces israéliennes cette année, selon Wafa.
Cette année est la plus meurtrière pour les Palestiniens depuis que l’ONU a commencé à dénombrer les victimes en 2005.
L’armée israélienne mène des raids presque tous les soirs en Cisjordanie pour « contrecarrer le terrorisme ».
« Nos jeunes se font tuer ici et personne ne s’en soucie. Après leur mort, seuls leurs parents se souviennent d’eux » - Hanan Zakarneh, tante de Jana
La nuit où Jana a été tuée, trois Palestiniens ont été arrêtés à Jénine et quinze autres dans d’autres raids à travers la Cisjordanie.
« Chaque jour, il y a un nouveau martyr ici. Parfois, il y en a un, parfois deux et parfois même trois. Personne ne se demande ce qu’Israël fait ici », regrette Saleem al-Subar.
Les organisations de défense des droits de l’homme condamnent la politique du « tirer pour tuer » d’Israël, tandis que se multipliele nombre de Palestiniens tués par les soldats israéliens alors qu’ils ne posaient aucune menace. Jana en est l’exemple parfait.
Même si Majid espère obtenir justice pour sa nièce et que « la personne qui lui a fait ça soit trouvée et arrêtée », il a peu d’espoirs concernant l’intégrité des cours pénales israéliennes.
« On sait que ça n’arrivera jamais parce que les Israéliens ont le feu vert de la communauté internationale et ne se soucient pas des vies palestiniennes », déplore-t-il.
De même, la tante de Jana a pris congé de MEE en demandant de dire au monde « de prendre soin du peuple palestinien ».
« Nos jeunes se font tuer ici et personne ne s’en soucie. Après leur mort, seuls leurs parents continuent de se souvenir d’eux. »
L’ascension aux plus hautes fonctions gouvernementales en Israël d’Itamar Ben Gvir, un « suprémaciste juif » assumé et partisan de l’utilisation des méthodes les plus brutales à l’égard des Palestiniens est donc acté. Il devrait être le ministre de la sécurité nationale du prochain gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Hier considéré comme un paria, son parcours incarne l’évolution de la société israélienne en trois décennies.
Une extrême droite fasciste, ultracolonialiste et raciste a toujours existé dans l’histoire du mouvement sioniste. Mais elle y a longtemps été très minoritaire, la droite nationaliste oscillant selon les circonstances entre proximité et ostracisme à son égard. Le cas le plus célèbre fut celui de Brit Habirionim (Alliance des zélotes), un groupe qui scissionna en 1928 des jeunesses de la droite sioniste, jugée trop molle. Son leader, Abba Ahiméïr, publiait une chronique hebdomadaire dans le quotidien Doar Hayom intitulée « Journal d’un fasciste ». Son organisation ne vécut que quelques années. D’un racisme anti-arabe exacerbé et dominé par une phobie anticommuniste, Ahiméir en vint à soutenir Adolf Hitler. Il admettait que le chef nazi était un antisémite virulent, mais il était avant tout anticommuniste, et là était l’essentiel…
L’Alliance des zélotes fut un mouvement fugace, comme le fut en Israël le kahanisme dans les années 1970-1980. Celui-ci tenait son nom du rabbin américain Meïr Kahane, qui développa d’abord sa Ligue de défense juive aux États-Unis avant de s’installer en Israël en 1971. Il y professa une idéologie mêlant un mysticisme ethnique juif fondé sur le culte de la Terre d’Israël et un racisme brutal envers « les Arabes », dont il prônait l’expulsion de cette même terre. Après trois échecs, Kahane réussit à se faire élire député en 1984. Mais un consensus général du Parlement, droite et gauche unies, aboutit à l’ostraciser. En 1988, qualifié de « raciste » par la Cour suprême, son parti, le Kach, se vit interdire de participer aux élections.
Depuis, quarante ans ont passé. Kahane a été assassiné en 1990 à New York (par un Américain d’origine égyptienne) et le kahanisme s’est ensuite délité. Mais un autre phénomène l’a remplacé, que l’accession d’Itamar Ben Gvir au poste de ministre de la sécurité nationale incarne de manière spectaculaire. Si le kahanisme n’existe plus tel quel, son influence idéologique n’a cessé de croître dans la société, jusqu’à faire de ses héritiers le troisième parti du Parlement en nombre d’élus (14 sur 120), et de la culture kahaniste une force idéologique de premier plan.
RECONSTRUIRE LE TEMPLE
Itamar Ben Gvir a 14 ans lorsque Kahane est assassiné. Enfant d’un couple juif d’origine irakienne, sa famille n’est pas religieuse, mais lui porte la kippa dès l’adolescence. Il s’engage très tôt dans l’extrême droite la plus vindicative : les kahanistes. Vivant dans le culte du héros disparu, ils prônent l’expulsion des Palestiniens, la « souveraineté juive » exclusive sur la terre d’Israël et la reconstruction du Temple (détruit en 70 après Jésus-Christ par les Romains), étapes obligées pour la venue du Messie. À 18 ans, Ben Gvir est le coordinateur des jeunesses kahanistes. L’armée l’exempte du service militaire. Motifs invoqués : le jeune homme promeut des idées subversives et dégage une violence peu commune. Ces caractéristiques le suivront toute sa vie.
Cette violence est surtout dirigée contre « les Arabes », qui n’ont rien à faire selon lui sur la terre juive. Mais il ne dédaigne jamais de s’en prendre aussi aux juifs israéliens qui ne partagent pas son colonialisme effréné. Le nom de son non-parti, Puissance juive, créé en 2015, résume tout. Ben Gvir incarne ce que B’Tselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains dans les territoires palestiniens appelle le « suprémacisme juif ». Les inculpations pour propos et actes racistes accompagnent tout son parcours politique et dans une interview de 2015, il disait en avoir compté 53. Devenu avocat tardivement, la liste de ses clients, a écrit le quotidien Haaretz, « se lit comme un who’s who des suspects juifs d’actes de terrorisme et des cas de crimes haineux en Israël »1.
Ce who’s who du terrorisme israélien est son milieu social et politique depuis trois décennies (il a aujourd’hui 46 ans). Jusqu’à récemment, il avait placé en majesté dans son salon une grande photo de Baruch Goldstein, ce colon kahaniste qui, en 1994, après l’accord israélo-palestinien d’Oslo, avait assassiné 29 musulmans priant au caveau des Patriarches d’Hébron, en blessant 125 autres. En 2020, sur le conseil de certains proches, Ben Gvir a retiré la photo du mur pour ripoliner sa propre image. Mais une photo du vénéré Kahane y figure encore, avec l’autographe que le rabbin lui a dédié. Et il n’a jamais caché son respect pour Yigal Amir, le fanatique qui, en 1995, a assassiné le premier ministre israélien Yitzhak Rabin.
Une large kippa brodée sur la tête, insigne du sionisme religieux radical, Ben Gvir porte aussi les épais souliers emblématiques des « jeunes des collines », ces fanatiques généralement ultrareligieux qui sillonnent la « Judée-Samarie » pour s’y implanter sur des terres confisquées par la force à des Palestiniens. Le journaliste Armin Rosen, du magazine juif américain Tablet, qui a rencontré Ben Gvir en août 2022, décrit un homme habité d’une haine compulsive des Arabes. « Au cours de notre conversation, il ruminait l’idée d’envoyer des terroristes à la chaise électrique et dénonçait “la viande d’agneau, la confiture et le chocolat” que l’on servirait supposément à manger aux “tueurs arabes de juifs” dans les prisons israéliennes »2, écrit-il. Durant la récente campagne électorale, il a modéré ses propos, mais le fond est resté le même. Si un Palestinien jette un cocktail Molotov sur un soldat, « il doit être emprisonné puis, sa peine purgée, expulsé » du pays. Attention, il n’a « rien contre les Arabes » en général. Mais que faire si les Palestiniens sont quasiment tous des terroristes à ses yeux ?
LES PALESTINIENS D’ISRAËL, UNE CINQUIÈME COLONNE
Ses propos de campagne suivent une veine populiste confortant la vision messianique des uns, le racisme des autres, flattant le rejet de l’establishment honni. Ben Gvir, qui vit à Kyriat Arba, une colonie juive limitrophe d’Hébron, pousse au paroxysme l’idée que les Juifs en Israël subissent un sort identique à celui des Juifs d’Europe orientale et centrale aux XIX et XXe siècles. En Israël, ce sont eux qui subissent l’intolérance des « Arabes ». Interdire aux Juifs de se rendre sur l’esplanade des Mosquées les jours de prière musulmane, c’est une discrimination. À Jérusalem, les Juifs, explique-t-il, « ont peur d’aller au mur des Lamentations, dans la Vieille Ville » arabe, précisément là où lui, Ben Gvir, coopère activement depuis des décennies à la politique permanente de « judaïsation » de la ville menée tant par l’État israélien que par la municipalité. « Nous sommes revenus chez nous après deux mille ans d’exil. C’est notre maison. Pourtant, nous nous comportons comme si nous y étions des invités », dit-il encore au journaliste américain.
La particularité de Ben Gvir, au-delà de son activisme colonial, réside dans l’offensive qu’il mène contre les Palestiniens citoyens d’Israël. Il estime que la principale menace pour l’avenir n’est située ni en Iran ni dans les territoires palestiniens occupés, où l’armée israélienne règne en maitre. Non, l’ennemi insidieux est installé au cœur d’Israël : ce sont les Palestiniens citoyens israéliens, assimilés à une cinquième colonne. C’est ce qui, indubitablement, a contribué à lui apporter les voix d’un nouvel électorat. Car l’immense majorité des Israéliens ne connaissent pas les Palestiniens vivant sous occupation. Les seuls « Arabes » qu’ils sont amenés à rencontrer, ce sont précisément ces Palestiniens d’Israël. C’est à eux que pensent la majorité des juifs israéliens lorsqu’ils disent souhaiter vivre « séparément » des Arabes3.
QUI EST LE PROPRIÉTAIRE ?
Voilà pourquoi la campagne électorale de Puissance juive était centrée sur une idée : « C’est qui les proprios ici ? » Son thème de prédilection tenait en l’éternelle idée-force des kahanistes : « faire comprendre aux Arabes qui est le patron ». L’expression utilisée, « Mi baal habayit ? » (qui est le propriétaire ?) est aussi une allusion que chaque Israélien comprend. En hébreu, le terme « bayit » veut dire maison, mais il signifie aussi « Temple ». La question posée par Ben Gvir peut s’entendre comme « Qui possède le Temple ? » Comprendre : aujourd’hui ce sont les musulmans qui détiennent le lieu du Temple où est bâtie la mosquée Al-Aqsa ; encore une preuve de la dépossession indue que subissent les Juifs. Deux semaines avant les élections législatives, on voit Ben Gvir, à la tête d’un groupe de fanatiques juifs, brandir un pistolet dans le quartier palestinien de Cheikh Jarrah. Il hurle : « Ici c’est moi le propriétaire ! ». À Cheikh Jarrah, l’extrême droite israélienne mène depuis des années une campagne d’expropriation des familles palestiniennes.
Même s’il a dédiabolisé sa campagne pour élargir sa base électorale, Ben Gvir reste entouré de kahanistes endurcis, focalisés sur leur vocation messianique. L’un de ses principaux fidèles, Yaakov Ben Moshé, a cette phrase : « Nous sommes les barbus. Nous ne croyons pas à moitié en Dieu et à moitié en l’État ». Dit autrement, nous ne faisons allégeance qu’à Dieu.4. Après leur succès électoral, ces barbus alliant Bible et krav maga (un sport de combat israélien) se sentent le vent en poupe.
Quelle sera la marge de manœuvre que Nétanyahou laissera à Ben Gvir, une fois qu’il sera devenu ministre de la sécurité intérieure ? « Bibi » est un politicien bien plus roué que lui, et aussi plus au fait du fonctionnement de « l’État profond ». Mais Ben Gvir n’est pas dénué de moyens. Nétanyahou l’a aidé à entrer en force au Parlement pour bénéficier en retour d’un appui pour garantir son immunité parlementaire. En lui offrant le poste qu’il espérait — celui de chef de la police — Nétanyahou n’a cherché qu’à se protéger lui-même. Mais que fera-t-il si Ben Gvir présente de nouvelles exigences ? Ce dernier détient des cartes non négligeables, dont la principale est qu’avec son seul parti — 6 députés — il peut faire tomber le gouvernement s’il quitte la coalition forgée par Nétanyahou, qui ne dispose que de 64 élus sur 120.
Dès les lendemains de son succès électoral, Ben Gvir et ses sbires ont conduit dans les rues de Jérusalem menant à la Vieille Ville arabe de véritables ratonnades, sous les yeux d’une police complice. À Hébron, le 19 novembre, des centaines de ses adeptes participant à une procession religieuse réunissant 30 000 colons se sont déchainés, saccageant les appartements de Palestiniens, brutalisant leurs occupants sous les yeux de soldats israéliens passifs — dont certains se mêlaient même avec fureur aux brutalités. Ne pensez pas que la troupe de Ben Gvir soit composée des seuls « casseurs » de bas étage. Certes, ils y sont nombreux, issus de colonies ou de bourgades déshéritées où domine la précarité. Mais on trouve aussi parmi eux nombre de rejetons de la bonne société de Tel-Aviv et des jeunes « craignant Dieu » yérosolomites, tous mobilisés au cri de « mort aux Arabes ». Parmi les élus de Puissance juive entrés au Parlement, on trouve aussi un général de réserve… Comme Arturo Ui, le chef des malfaiteurs est désormais protégé par ceux qui font la loi5. Mieux : en Israël, il est lui-même devenu chef de la police.
LES INQUIÉTUDES DE L’ÉTAT-MAJOR
L’état-major israélien avait fait savoir à Nétanyahou qu’il verrait d’un très mauvais œil la nomination de Betzalel Smotrich, l’acolyte de Ben Gvir, au ministère de la défense. Mais il s’inquiète aussi de la désignation de Ben Gvir au ministère de la sécurité intérieure. Que fera-t-il de son pouvoir à la tête de la police ? Et comment ses troupes réagiront-elles si le début d’insurrection que l’on constate en Cisjordanie s’étend ? Dans le récent déchainement des colons israéliens à Hébron, ceux-ci s’en sont évidemment pris aux Palestiniens. Mais on a pu voir un soldat israélien en train de tabasser violemment un activiste anticolonialiste juif pendant qu’un de ses collègues expliquait devant les caméras la nouvelle réalité qui désormais allait régner dans les territoires occupés. « Ben Gvir va arranger les choses ici. Maintenant, c’est moi qui fais la loi »6, disait-il.
Le soldat ayant commis les violences filmées a été incarcéré par l’armée pour dix jours. Que croyez-vous qu’a fait Ben Gvir ? il s’est précipité pour visiter la famille de l’agresseur et lui exprimer son soutien. Un ministre de la sécurité nationale dont la compassion va à l’agresseur, voilà qui augure de ce qui pourrait advenir bientôt sous sa coupe. On peut imaginer un déchainement prochain de violences des colons et de leurs supporters, tellement avec lui ses partisans peuvent espérer une totale impunité.
De fait, l’accès d’un Ben Gvir aux plus hauts cercles du pouvoir israélien n’est pas une rupture dans les normes de l’occupation que subissent les Palestiniens. Ce n’est pas la première fois que de hauts dirigeants israéliens traitent des actes commis par des colons de « pogrom ». Le 7 décembre 2008, le premier ministre de l’époque, Ehoud Olmert, s’exclamait : « J’ai honte du comportement pogromiste des colons à Hébron ». Avant lui, le 30 juillet 2002, le colonel Moshé Givati, conseiller du ministre de la sécurité intérieure, avait aussi traité les actes d’émeutiers juifs de « pogrom ». Bref, Ben Gvir n’est ni le créateur ni la seule incarnation de la violence coloniale dans les territoires occupés. Pourtant, sa désignation à un poste ministériel de premier plan symbolise l’aboutissement d’un long processus qui a vu le kahanisme, en quarante ans, passer de sa position de paria dans la société israélienne à une légitimité agréée par la majorité de la classe politique.
Dans les années 1980, c’est le Likoud au pouvoir qui avait exclu Kahane du champ de la bienséance. Lorsqu’en 2005 Ariel Sharon, premier ministre, ordonna le retrait de l’armée de la bande de Gaza, Ben Gvir était au premier rang des hooligans qui assistèrent les colons dans leur résistance à l’évacuation. Peu après, Sharon était victime d’un AVC et sombrait dans un coma définitif. Ben Gvir organisa un barbecue pour fêter l’événement avec ses amis. Il y vit un « message divin à tous ceux qui veulent abandonner la terre d’Israël ». Fanatique déterminé, l’homme était encore totalement marginal.
COLONISATION ET RÉPRESSION ACCÉLÉRÉES
Aujourd’hui, comme l’indique le nom de son parti, Ben Gvir incarne la « puissance » à laquelle est parvenue sa faction qui, en un demi-siècle, a progressivement ancré la population israélienne dans l’adhésion très majoritaire à une idéologie d’apartheid, ou de « suprémacisme juif », comme l’appelle systématiquement B’Tselem. Le kahanisme est mort, mais son legs s’est instillé très amplement dans les esprits. Le soir des élections israéliennes, j’étais invité sur France 24 à commenter leurs résultats. Un de mes interlocuteurs, représentant du Likoud, expliqua que Ben Gvir n’était pas le personnage décrit par ses adversaires. C’est, dit-il, un « bon garçon, qui veut le bien d’Israël ». Le Likoud est toujours au pouvoir, mais c’est lui qui a changé, pas Ben Gvir. Ce dernier est juste parvenu à imposer sa légitimité.
Au poste qu’il occupera, Ben Gvir sera forcément membre du Cabinet de sécurité, la plus importante instance du gouvernement. D’ailleurs, peu s’en sont aperçus, mais le nom de son ministère a déjà changé. De tout temps, il a été celui de la « sécurité publique ». Il est devenu, pour Ben Gvir, le « ministère de la sécurité nationale », manière d’afficher qu’il aura plus d’importance que celui de ses prédécesseurs. L’influence de Ben Gvir dans la Jérusalem palestinienne sera prépondérante, comme elle le sera dans les villes et les bourgs dits « mixtes » où vivent (séparément) Juifs et Palestiniens et ceux habités par les seuls Palestiniens citoyens israéliens, qu’il soupçonne prioritairement de « déloyauté ». Mais il aura aussi une importance majeure dans les territoires palestiniens occupés, dès lors que Nétanyahou a accepté sa requête de détenir le contrôle sur la police des frontières, jusqu’ici soumise au ministère de la défense. Or celle-ci est particulièrement connue pour sa brutalité.
Parallèlement, le dirigeant de l’autre frange du sionisme religieux radical, Betzalel Smotrich, ayant compris qu’il n’obtiendrait pas le poste de ministre de la défense, revendique désormais celui des finances, exigeant de plus que l’administration civile de la Cisjordanie soit placée… sous son contrôle. Bref, jusqu’ici, Ben Gvir a obtenu l’essentiel de ce qu’il exigeait. Cela ne présage pas de son avenir politique sous Nétanyahou, mais cela renforce deux craintes : d’abord que les supporters de la mouvance Ben Gvir-Smotrich se sentent beaucoup plus libres de mener des actions brutales contre les Palestiniens et aussi contre les juifs israéliens anticolonialistes et leurs ONG ; ensuite que le premier ministre est prêt à beaucoup de concessions pour assurer sa survie politique et éviter la prison.
Dans Tablet, Armin Rosen évoque le programme satirique télévisé Un pays merveilleux, très suivi en Israël. Cinq semaines avant les récentes élections, celui-ci présentait une parodie de Ben Gvir sur la musique de « Springtime for Hitler », la chanson de la cultissime comédie de Mel Brooks Les producteurs. Ben Gvir en clown nazi grotesque.
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