Une nouvelle création Disney+ et le prochain long-métrage de Rachid Bouchareb, présenté à Cannes, reviennent sur l’histoire de ce jeune étudiant d’origine algérienne tué par la police française en 1986.
Paris, dans la nuit du 5 au 6 mai 1986. Des manifestations sont organisées contre le projet de loi Devaquet visant à réformer et privatiser les universités françaises. Au même moment, Malik Oussekine, un étudiant pacifiste de 22 ans, sort d’un club de jazz situé dans le quartier de l’Odéon, non loin de La Sorbonne, et progresse sur le boulevard Saint-Germain. Il est pourtant pris pour cible par trois policiers voltigeurs armés de matraques qui le frappent à mort.
Très vite, l’affaire fait l’objet d’un battage médiatique sans précédent et se retrouve instrumentalisée dans un contexte de cohabitation politique. La gauche l’utilise pour affaiblir une droite plus puissante au Parlement, aux relents autoritaires. « L’affaire Malik Oussekine n’est pas juste un phénomène médiatique, de société. On voulait dézoomer et raconter la trajectoire de Malik pour faire notre devoir de mémoire », explique Antoine Chevrollier, créateur de la mini-série de quatre épisodes Oussekine, disponible sur Disney+ depuis le 11 mai, et déjà à l’origine du succès de Baron noir et du Bureau des légendes.
Roman national
L’histoire de Malik Oussekine ne sera jamais traitée autrement qu’à travers les coupures de presse et les journaux télévisés de l’époque. Une base de documentation néanmoins solide pour la belle équipe de scénaristes, pilotée par Lina Soualem (réalisatrice du brillant documentaire Leur Algérie en 2021). Mais c’est aussi et surtout grâce aux témoignages de l’entourage, à la parole intime des proches de Malik, de sa sœur Sarah à sa mère (interprétée par l’excellente Hiam Abbass), en passant par ses frères Mohamed et Ben Amar, que l’équipe a pu redonner corps et subjectivité aux Oussekine.
« Malik était un gamin de Meudon qui regardait Paris avec de grands yeux et qui avait envie de découvrir le monde. Il était solaire et avait confiance en lui », glisse Antoine Chevrollier, toujours en contact avec la famille, pour qui cette histoire fait partie du roman national.
Interroger le rapport de la France aux anciennes colonies
Si en 1995, le film La Haine de Matthieu Kassovitz faisait résonner le nom de Malik dans sa bande-son, avec le morceau du groupe Assassin, « L’état assassine », il a fallu attendre plus de trente ans pour que cette histoire soit racontée à l’écran. Et c’est aujourd’hui non pas une, mais deux œuvres qui s’y intéressent. La sortie de la création Disney+ coïncide en effet avec la présentation au festival de Cannes 2022 du long-métrage de Rachid Bouchareb,Nos frangins. Comme pour rappeler le besoin urgent de réparer et de panser des blessures transgénérationnelles encore ouvertes.
Bien plus qu’une histoire sur les violences policières, qui résonnent encore tragiquement dans l’actualité, Oussekine raconte aussi l’histoire de l’immigration algérienne à travers le personnage du père de Malik, qui a combattu dans les troupes françaises lors de la Seconde Guerre mondiale. La mini-série revient aussi sur l’épisode tragique du 17 octobre 1961, quand une centaine d’Algériens manifestant à l’appel du FLN pour le droit à l’indépendance de leur pays ont été tués. Une répression sanglante que l’État français n’a reconnue qu’un demi-siècle plus tard, en 2012, sous la présidence de François Hollande, à travers un hommage aux victimes, puis lors d’une commémoration inédite menée par Emmanuel Macron, en octobre 2021. C’est donc aussi le rapport de la France aux anciennes colonies que cette série vient questionner.
Afin de retirer de l’oubli l’image de nos glorieux martyrs et dégager leurs souvenirs de la poussière des années, nous venons fêter aujourd’hui, avec émotion, les 92 ans de Taleb Abderrahmane. Nous venons par ce bref témoignage évoquer le parcours de Abderrahmane Taleb, qui offrit sa vie et sa jeunesse au service de l’indépendance de son pays : l’Algérie. Ce héros mérite qu’on en parle un peu plus, en mettant en avant ses engagements, ses exploits, son courage afin que la jeunesse algérienne mesure les vertus et s’approprie le sacrifice de nos martyrs. Et que le pouvoir, de son côté, se saisisse de leurs images pour en faire le patrimoine historique de la véritable Algérie moderne. Nous pensons, ce jour, à ce géant de notre histoire qui fut décapité, il y a 64 ans, pour nous permettre de vivre libres, debout, fiers et dignes. Taleb Abderrahmane reste, curieusement, méconnu et absent de la mémoire commune de la plupart de la jeunesse de son pays.
Le jeudi 24 avril 1958 à 4h10 mn, à l’aube. Les deux assistants du bourreau pénétrèrent dans la cellule. Le condamné Taleb était-il en train de dormir ? Etait-il en train de sommeiller en restant éveillé ? Comme s’il craignait que la vie allait lui échapper par surprise pendant son sommeil. Tout le cortège attendait, en silence, dans une chambre mitoyenne. La stature digne de Taleb, les mains entravées derrière le dos, imposait le respect ; ni docile ni outrancier ; il parcourut d’un regard circulaire toute l’assistance qui composait le cortège. Le regard des grands qui marquent leur entrée dans l’histoire des hommes. Un jeune garçon, à travers ses lunettes, filtrait un regard intelligent, serein de ceux qui détiennent la vérité, ceux qui luttent pour libérer leurs peuples de la servitude et de l’injustice de la force.
Le visage livide, les cernes sous les yeux, signes de fatigue d’une attente pernicieuse et de l’étonnement de vivre ses derniers moments. Le garçon n’était pas un brigand, ni un tueur ; c’était plutôt un beau garçon, aux traits d’un honnête intellectuel, un combattant révolté contre l’injustice faite à son peuple qui inspirait la sympathie. Le silence et le calme apparent de Taleb introduisaient le doute dans les esprits chagrins de tous les assistants : sommes-nous face à un terroriste ou, au contraire, face à un jeune garçon qui défendait la noble cause de son peuple ? Serait-il, plutôt, un combat légitime, aux idées modernistes, qui méritait tous les honneurs ? Courageux, ni cris ni protestations, Abderrahmane Taleb donnait l’image d’un héros qui forçait l’admiration silencieuse sur toute la délégation présente. Il se laissait diriger vers la chambre de la guillotine sous une gêne manifeste des représentants d’un pouvoir aux relents criminels. A chaque pas vers la guillotine, il laissa derrière lui le spectre de la Révolution, un feu qui ne peut finir que par la victoire de l’indépendance.
Le jeune homme avançait sans résistance sous la garde musclée de la police politique coloniale. On entendait le bruit des pas traînés, par les contraintes, sur le couloir rugueux du sous-sol de la prison Barberousse, là où se trouvait la guillotine. Suivi d’une délégation de responsables de la politique coloniale d’Alger ; parmi ces derniers, un imam désigné d’office, le Livre sacré à la main, lisait les sourate derrière le condamné. La gêne était palpable ; à travers les lunettes du jeune homme de 28 ans, on percevait un regard profond empreint d’une détermination qui défie l’insolence de la colonisation.
Avant d’être encadré par les aides du bourreau, on lui demanda s’il avait quelque chose à vouloir ou à dire. Il se retourna et s’adressa avec un ton presque méprisant à l’imam qui continuait de lire, à haute voix, les versets du Coran : «Pose ce Livre, prends un fusil et va rejoindre le FLN.»
Abderrahmane Taleb était resté conscient des valeurs vertueuses de son combat jusqu’à la porte de la mort.
A ce moment, tout alla vite. Le sinistre bourreau, Fernand Meyssonnier, lui retira les lunettes. On dénuda tout le haut du dos de la victime, les mains restaient liées derrière le dos, on le mit à plat ventre, la tête en avant, prisonnière et le cou exposé, comme une cible parfaite, à la lame tranchante de la machine. Le procureur général, un militaire au grade de colonel, opina des yeux pour donner l’ordre d’exécuter la sentence. Un bruit sourd se fit entendre, la tête tranchée fit un bond de quelques mètres. On se précipita de mettre la tête avec le corps amputé dans un sac et on le ferma vite pour dégager l’image de la honte. Le sang partout sur le parterre fut lavé, rapidement, par des jets d’eau pour effacer vite le sang des braves. Abderrahmane Taleb avait cessé de vivre. L’imam était ému, le regard médusé, comme s’il regrettait, déjà, d’avoir participé, honteusement, à une farce.
Le bourreau, l’esprit semblait être ailleurs, subitement, bousculé par l’injustice de la scène, continuait de tenir les lunettes dans les mains. Pour rappel, le bourreau Fernand Meyssonnier, par une sympathie non habituelle et par le respect que Abderrahmane Taleb imposa à l’assistance, garda en souvenir les lunettes du condamné.
Tout était fini. Mais rien n’était fini en réalité ; Abderrahmane Taleb venait de signer l’irrévocable testament des martyrs pour une Algérie indépendante.
Taleb Abderrahmane est né le 5 mars 1930, rue des Sarrazins, dans la Casbah d’Alger. D’une famille très modeste, originaire de la région d’Azeffoun, du village Ighil Mehni. Son père était un salarié dans une boulangerie et pâtisserie à la Casbah. Il était d’une constitution fragile et d’une santé précaire. Sa mère était une femme au foyer en charge de quatre enfants. Toute la famille vivait dans une seule pièce. Elle faisait partie des familles les moins aisées du quartier. Il commençait, à six ans, son cycle primaire à l’école Braham-Fatah, boulevard de la Victoire. Abderrahmane se révéla studieux avec des résultats exemplaires à l’école. Il fut admis, sans difficulté, à l’examen de sixième. Au moment de la guerre d’indépendance, il poursuivait des études de chimie à la Faculté d’Alger.
Il fut proche des nationalistes, indépendantistes et des communistes. Il fréquenta le «cercle des étudiants marxistes» à l’université. Il adhéra, cependant, au PPA et au MTLD. Il était désigné au bureau politique des jeunes du MTLD avec Didouche Mourad. Il quitta les bancs de l’université en deuxième année pour rejoindre le maquis des monts de Blida de la wilaya IV.
Abderrahmane Taleb fut affecté à l’atelier clandestin, installé à la rue de l’Impasse de la grenade à la Casbah pour fabriquer les bombes artisanales. Abderrahmane Taleb, jeune encore, mais avait déjà une conscience politique saine et juste. Il imposa que ses explosifs ne devraient servir que pour les cibles, exclusivement militaires, témoignait son responsable de l’époque, Yacef Saadi.
Fin janvier 1957, passant à travers les mailles du filet tendu par le général Massu, Taleb Abderrahmane quittait la Casbah et rejoignait de nouveau le maquis de Blida, au djebel Beni Salah. Sur dénonciation, il fut arrêté au mois d’avril par le 3e RPC (Régiment des parachutistes coloniaux) du colonel Ducournau. Ce fut ce même régiment qui assassina son ami Didouche Mourad le 18 janvier 1955.
Septembre 1842 : El Hamelaoui, chef de guerre algérien exilé à Nogent le Rotrou
Au tout début du mois de septembre 1842, un vieil homme au teint buriné, habillé d’un burnous, coiffé du keffieh, franchissait le seuil d’une maison de la rue Saint-Hilaire à Nogent-le-Rotrou.
Informés de sa venue par Le Nogentais, les curieux découvrent Ahmed ben hadj Ahmed ben el Hamelaoui, chef de guerre du Constantinois algérien.
Le portrait d’El Hamelaoui par le journal Le Glaneur…
« Notre ville a en ce moment le bonheur de posséder un vrai bédouin pur-sang, ex-ministre de l’ancien bey de la province de Constantine. Son costume étrange, sa longue barbe blanche et ses manières insolites excitent la curiosité générale et comme on devait s’y attendre, les bruits les plus bizarres sont répandus sur son compte par les badauds. Les uns disent que c’est un roi détrôné, ayant 10 000 boudjous à dépenser par jour [Pièce d’argent, dans l’Algérie, compté pour 1 fr. 80 centimes.] ; les autres affirment sérieusement qu’il va transporter à Nogent son harem, qu’il aura comme le sultan Salomon, cinq à six cents femmes et que pour maintenir ce nombre d’odalisques au grand complet, il recrutera au besoin parmi les beautés percheronnes. On cite un bourgeois, courtier d’élection en réforme, qui doit demander une place d’eunuque au sérail. On prétend que son passe-port [sic] à la suite de la formule « signes particuliers », porte le mot circoncis, ce qui a singulièrement embarrassé le brigadier de gendarmerie et son épouse[1] »
Revenons maintenant aux origines de l’histoire. Pourquoi El Hamelaoui s’était-il installé dans la capitale du Perche, si loin du doux soleil méditerranéen ?
Opposant à l’armée française dans un premier temps, il s’était rallié aux vainqueurs après la prise de Constantine en 1837 et, dans la foulée, il avait été nommé calife de Ferdjiouab, jurant fidélité à Louis-Philippe, roi des Français.
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Comme il donnait satisfaction, faisant notamment rentrer l’impôt, la France reconnaissante le récompensa de la Légion d’honneur.
Il la reçut à Constantine le 13 octobre 1839 des mains du duc d’Orléans, fils du roi, lequel se félicita que « les chefs arabes si longtemps nos ennemis soient si bien dévoués aujourd’hui à la cause française[2] ».
Quelques jours plus tard, El Hamelaoui prouvait une nouvelle fois sa loyauté en prêtant son concours à l’expédition des Portes de fer en octobre 1839. Essentielle pour le contrôle de la jeune colonie, elle permettait d’établir une liaison terrestre entre Alger et Constantine.
En octobre 1840, El Hamelaoui était fait officier de la légion d’honneur.
Mais peu de temps après, l’un de ses ennemis transmettait aux autorités françaises un courrier qu’il avait intercepté. Courrier fâcheux puisqu’il promettait son appui à Abd del Kader qui combattait la colonisation française[3].
Jugé en août 1841 par le conseil de guerre de Constantine pour « correspondance non autorisée par les ennemis de la France », El Hamelaoui fut condamné à vingt ans de détention.
Cet homme – dont on avait loué pendant trois ans les qualités – avait soudain tous les défauts du monde.
Non seulement fourbe, il était, si l’on en croit le journal La France de « mœurs très dissolues », mauvais musulman puisqu’il « ne jeûnait pas, n’allait jamais à la mosquée, changeant souvent de femmes » et administrateur « détesté » de la population en raison de ses exactions [4].
Alors qu’il purge le début de sa peine aux îles Margueritte [5] – au large de Cannes – sa jeune femme vient plaider sa cause auprès de la reine.
Emue, elle adresse un courrier au ministre de la guerre qui contient ces mots : « Le pauvre vieillard n’a pas le temps d’attendre ». Le vieillard avait une soixantaine d’années…
Le roi lui accorda sa grâce.
Le général Lebreton qui avait présidé le conseil de guerre avait ses racines en terre percheronne [6].
C’est ainsi qu’El Hamelaoui posa ses babouches à Nogent-le-Rotrou au mois de septembre 1842. Son épouse l’y suivit, « suivant le précepte du Coran qui prescrit aux femmes de fermer les yeux de son mari [7] ». Lequel était tout, sauf mourant.
Assisté d’un interprète et d’une petite escorte, l’exilé passa quelques mois dans la capitale du Perche, vécut comme un bourgeois, fréquenta les notables, manifestation d’une cohabitation empreinte de respect réciproque et ne manquant pas à l’occasion d’une tendre familiarité.
Plusieurs vieux Nogentais se souviennent parfaitement de cet hôte de marque qui logeait dans l’immeuble de la rue Saint-Hilaire, faisant en ville des promenades au cours d’une desquelles il enleva dans ses bras » un petit Nogentais. Ses parents avaient été alors « très fiers de l’honneur fait à leur bébé [8]
Quand El Hamelaoui quitta le Perche, ce fut pour aller à Meaux, puis Paris où, raconte Alain Loison, « il parut dans nombre de soirées mondaines, mais toujours après s’être assuré de l’absence de tout autre concitoyen arabe ou musulman, afin de vivre pleinement à l’occidentale [9] »
[1] Le Glaneur, 29 septembre 1842.
[2] Journal des débats politiques et littéraires 23 octobre 1839.
[3] Abd del Kader capitula en 1847 et fut emprisonné au château d’Amboise. Libéré en 1852, cet homme ouvert devient ensuite un interlocuteur de la France dans le monde arabe. Une stèle a été inauguré en son honneur à Amboise le 5 février 2022.
[4] La France, 14 aout 1841.
[5] Lieu de détention pour les prisonniers maghrébins d’Algérie
[6] Eugène Casimir Lebreton était le troisième fils d’un laboureur. Ses parents s’étaient installés à Luigny alors qu’il avait 4 ou 5 ans. Il fut élu député d’Eure-et-Loir en 1848. Il fut aussi conseiller général de Nogent-le-Rotrou pendant 30 ans et président du Conseil général pendant vingt ans.
[7] Le Glaneur, 6 octobre 1842.
[8] Bulletin de la société Percheronne d’histoire et d’archéologie, 1904, p. 34.
[9] Alain Loison, Les mystères d’Eure-et-Loir, De Borée, 2012, p.370.
Soixante ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962 et la fin de la guerre d’Algérie, Ouest-France publie un hors-série exceptionnel, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires. L’occasion de revenir sur l’histoire commune des deux pays. Maintenu sous les drapeaux en Algérie, après un service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin avait tenu un journal pour raconter son quotidien, entre 1955 et 1956.
Stanislas Hutin (ici en janvier 1956) est appelé pour son service militaire en Algérie, où il est instituteur. Son journal sera l’un des premiers témoignages sur la guerre d’Algérie | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
Après son service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin est maintenu sous les drapeaux et envoyé en Algérie. Durant ces six mois « algériens », le jeune séminariste tient un journal, qui sera l’un des premiers témoignages publiés sur la guerre d’Algérie(1). Témoignage.
« C’était en novembre 1955 ; je venais d’avoir 24 ans. J’étais de retour de Madagascar, où je venais de terminer mon service militaire de dix-huit mois. J’étais jésuite, en formation en philosophie dans un séminaire à côté du Puy-en-Velay. J’ai reçu une convocation de « maintenu sous les drapeaux ». Quand j’ai appris que je devais aller au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, je savais qu’il s’agissait de guerres d’indépendance. Je savais pourquoi il y avait des révoltes. Je venais de vivre la colonie. Je me suis posé la question : « Est-ce que je pars ou je ne pars pas ? ».
Le devoir de parole
« J’ai interrogé mon père ; mes supérieurs jésuites : « Si je ne pars pas, suis-je un déserteur ? » Mon père m’a dit : “Tu seras beaucoup plus utile sur le terrain, au milieu des hommes ; si tu désertes, tu ne seras pas du tout entendu. Toi, en tant que séminariste, tu as le devoir de la parole et de la vie. Il faut que tu témoignes.”
Alors j’y suis allé. J’étais entouré de jeunes qui avaient 19-20 ans, pas plus, qui avaient fait leur service militaire dans les colonies de l’époque : Madagascar, Afrique équatoriale, Afrique occidentale. On est parti de Rennes en train pour Rivesaltes, le fameux camp qui a servi tant de fois dans l’histoire… Déjà, on inscrivait sur les trains “Le Maroc aux Marocains !” Enfin, ceux qui lisaient la presse. Ils disaient : “On sort de la guerre de 40, on doit les libérer”. “Ce n’est pas à nous de faire cette guerre”. Ils voulaient rentrer chez eux. Il y avait un tel désespoir, un tel énervement.
Des appelés du contingent en mer vers l’Algérie, en 1955, à bord du paquebot Président Cazalet. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
Quand on est monté sur le bateau, on ne savait toujours pas où on allait… Mon père m’accompagnait. Lui qui s’était engagé en 1914 pour regagner sa Lorraine natale, en 1940 par conviction, c’était la première fois que je le voyais pleurer. Non pas parce que moi, son fils, je partais à la guerre. Mais de voir ces jeunes dans cet état de haine à l’égard de l’armée, à l’égard de ce qu’on voulait leur faire faire, ça l’avait complètement bouleversé. Nous avons découvert notre destination le lendemain de notre départ, en voyant une belle ville blanche. C’était Alger.
« Un gamin de 14 ans qui avait été torturé »
« Pendant le voyage entre Alger et Constantine, on a été pris par une trouille épouvantable. La plupart de mes copains, à ce moment-là, ont basculé dans l’état de guerre. Moi, je suis un peu mouton, je me mets au fusil mitrailleur, la trouille au ventre, comme les autres. On nous a emmenés sur une immense exploitation, avec des espèces de cages à lapins. On découvre que dans ces cages sont logés les travailleurs arabes de l’exploitation. C’est un nouveau revirement de mes camarades. Ce sont des paysans, des Bretons, des Alsaciens… Ils sont révoltés par la façon abominable dont on traite ces gens. Et malgré tout, il y a cette animosité qui parfois tourne à la haine contre ce peuple qui leur fait la guerre.
« Notre premier boulot, ça a été de faire le recensement des hommes de 16 à 60 ans. On allait dans les villages, on raflait les gens, on les livrait à ceux qui devaient établir leur carte d’identité. Ensuite, j’ai été chargé de reconstituer l’école. Mes camarades, eux, faisaient des inspections. Ils ramenaient des suspects, des civils. Ça a été très vite l’engrenage, il fallait leur faire dire où étaient leurs armes. Voilà comment ça a commencé. Une gégène a été installée dans notre compagnie. Une nuit, tout près de ma guitoune, j’ai cru entendre des chacals. Je suis sorti ; c’étaient des hurlements humains. J’appris le lendemain que c’était ce gamin de 14 ans, Boutout, que j’avais vu la veille, qui avait été torturé.
Boutout avait 14 ans lorsqu’il a été torturé, en janvier 1956, dans la compagnie de Stanislas Hutin. Ce dernier a retrouvé Boutout en 2013 lors d’un voyage à Constantine. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
« Je me suis pris le bec avec mon lieutenant, qui avait assisté à la torture. Je ne sais pas si c’est lui-même qui tournait la magnéto… J’ai failli lui fiche mon poing dans la figure. J’ai hurlé contre lui. Non, c’est pas possible… Cette nuit m’a brouillé définitivement avec la hiérarchie.
« Faire l’école avec un fusil à côté du tableau ! »
« Mon lieutenant voulait absolument que je fasse la classe avec un fusil à côté de moi. Faire l’école à des gamins de 10 ans avec un fusil à côté du tableau ! Il a cédé. Je n’ai pas eu de fusil ; j’avais quand même un pétard dans la poche. Qu’est-ce que j’aurais pu faire avec ça ? La preuve : un jour, deux hommes sont venus. Ils m’ont regardé faire l’école. Je n’en menais pas large. Je me suis dit « ça y est, c’est mon tour ». Ils m’ont fait signe de continuer et sont partis. Le lendemain, il y avait un tract accroché à un arbre : « Merci aux militaires de faire de nos enfants de bons petits fellaghas. » J’ai perdu ce tract. Je ne m’en console pas !
Les élèves de tous âges du soldat-instituteur Stanislas Hutin près de l’école, en 1955-1956, dans le Nord Constantinois. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
« J’apprenais aux enfants la base de l’école primaire. J’avais trouvé un livre d’histoire, bien fait, qui racontait l’occupation allemande en France. Il y avait des photos : on voyait des camions bourrés d’Allemands avec leurs fusils, et dans les taillis, des résistants qui se cachaient, avec leurs pétoires. C’était exactement ce que les gamins étaient en train de vivre !
« Au camp, on discutait beaucoup. On me voyait écrire mon journal. Les hommes disaient : « C’est normal que tu penses ce que tu nous dis, parce que tu es curé. » Pour eux, le fait que je sois curé me donnait le droit, le pouvoir, de me révolter et de résister à tout cela.
« Tabasser les prisonniers, les torturer, la corvée de bois, abattre des prisonniers sans jugement… Je leur disais : « Vous pouvez très bien éviter cela, vous rebeller. Vous ne serez pas poursuivis. C’est eux, les officiers, que l’on peut traîner devant les tribunaux. »
« Je ne crois qu’à une chose, la force de la connaissance »
« J’ai pu témoigner parce que j’étais d’un milieu qui le permettait. Mon père était journaliste (fondateur de Ouest-France), militant chrétien. J’écrivais à mes parents, ils me questionnaient, ils étaient à l’écoute. Mon environnement religieux de l’époque voulait savoir. Je vivais dans un climat d’ouverture aux autres et d’interrogations sur l’évolution de la politique, quelle qu’elle soit.
« Les cultures familiales et personnelles sont porteuses de valeurs envers lesquelles on ne peut pas transiger. Ce qui permet de dire non, c’est de savoir faire la différence entre ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas.
« Moi, je ne crois qu’à une chose, c’est la force de la connaissance. Je ne sais pas de quoi sera fait le monde de demain, mais je pense que les jeunes peuvent se révolter, peuvent résister s’ils ont une certaine connaissance.
(1)Stanislas Hutin, Journal de bord – Algérie, novembre 1955-mars 1956. Préface de Pierre Vidal-Naquet. GRHI (groupe de recherche en histoire immédiate, Toulouse.
Le hors-série d’Ouest-France, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires, est disponible dans les points de vente habituels depuis le 24 février et sur le site editions.ouest-france.fr.
Quelques jours avant le début de la bataille d’Alger en janvier 1957, Henri Busnel, de Ploumagoar (commune située près de Guingamp, dans les Côtes-d’Armor) débarquait sur place, jeune appelé. Préservé des pires épreuves de la guerre, il espère que la réconciliation entre les deux pays arrive enfin, à l’occasion du 60e anniversaire du cessez-le-feu.
De ses plus de deux ans passés en tant que soldat à Alger, en pleine guerre d’Algérie, Henri Busnel conserve d’innombrables souvenirs et de très fournis albums photos, notamment du passage du Général de Gaulle pour son fameux discours « Je vous ai compris ». | OUEST-FRANCE
31 décembre 1956. Après vingt-et-une heures de trajet depuis Marseille, le bateau Ville de Tunis débarque un flot de soldats français à Alger. Parmi eux, Henri Busnel, de Ploumagoar, 19 ans : « On avait peur », reconnaît-il aujourd’hui.
Ces jeunes garçons viennent faire la guerre. À la Une du quotidien L’Écho d’Alger, s’étalent les multiples attentats de la veille : « Quatre bombes dans des églises d’Alger » ; « sept bombes locales samedi dans la soirée… »
En Une de l’Echo d’Alger du 31 décembre 1956, de multiples articles relatant les attentats de la veille. | OUEST-FRANCE
Les parachutistes débarquent
Henri est embarqué en camion, direction la base de transit. Toute la journée un haut-parleur égrène les affectations de chaque soldat. Pour lui, les patrouilles, à pied ou en jeep, de la brigade aérienne, sur les hauteurs d’Alger.
Cinq jours plus tard, le président du conseil Guy Mollet confie au général Massu les pleins pouvoirs, civils et militaires. Le 7 janvier, jour où débute la bataille d’Alger, 8 000 parachutistes arrivent d’Égypte, pour « pacifier » la ville.
« J’ai fait mes premières patrouilles vers mi-janvier, se remémore Henri Busnel. D’abord affecté à la radio, je donnais notre position chaque quart d’heure. Par six ou huit, nous allions dans les bidonvilles, à la recherche des principaux leaders du FLN. Il y avait des attentats tous les jours ».
« J’étais invité pour le couscous »
Il devient chef de patrouille, sans faire de zèle : « Le poste de commandement des bérets verts était dans mon secteur… ils n’avaient pas besoin de nous ». Au fil des semaines, les habitants reconnaissent Henri. Les Algérois savent qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre des jeunes de l’armée de l’air : « On faisait des fouilles, de la pacification. Je cherchais le bon contact, j’étais parfois invité pour le couscous. Caporal-chef, je n’étais pas un très bon soldat », sourit-il.
« On entendait des gens hurler »
D’autres souriaient moins à l’époque : « Lors de nos patrouilles de nuit, près de la villa Sésini (QG du premier régiment de légionnaires parachutistes), on entendait des gens hurler, c’était atroce. On savait qu’il y avait de la torture, mais on ne connaissait pas les détails. Aujourd’hui, je le sais, j’ai lu… Mais des atrocités, il y en avait des deux côtés. »
La villa Sésini, sur les hauteurs d’Alger, QG des légionnaires du 1er régiment de parachutistes, et lieu de torture des membres présumés du Front de Libération national. | OUEST-FRANCE
En avril 1957, il est « triste » d’apprendre la mise aux arrêts du général pacifiste Jacques de Bollardière, qui s’est élevé contre la torture et qu’il admire. « Mais l’idole, à Alger, c’était Massu, général deux étoiles, comme lui ».
Dans la foule pour de Gaulle
L’arrivée du général de Gaulle à l’aéroport d’Alger, le 4 juin 1958. Ici aux côtés des généraux Rouget, Jouhaud, Allard et Salan. | OUEST-FRANCE
Le salut au général Massu, coiffé de son éternel béret, et idole des Français d’Algérie à l’époque. Le général Salan a le visage fermé. Futur chef de l’organisation armée secrète (OAS), ce dernier aura lutté pour le maintien de l’Algérie française. | OUEST-FRANCE
Le général de Gaulle au balcon du gouvernement général, lors de son fameux discours, « Je vous ai compris » | OUEST-FRANCE
Le 4 juin 1958, fraîchement investi président du Conseil, le général de Gaulle arrive à Alger. Au balcon du gouvernement général, il lance « Je vous ai compris ». Dans la foule, comme la majorité, Henri Busnel comprend que de Gaulle a « presque promis l’Algérie française. C’était une telle liesse. Massu avait gagné la bataille d’Alger, c’était apaisé, je pensais que la guerre s’arrêterait là ».
Sur le bateau du retour, le 5 janvier 1959, Henri repart vers sa vie en France, dans une usine d’éléments de précision, entre Trémuson et le Léguer, où il passera toute sa carrière.
Des centaines de milliers de personnes ont assisté, ce jour-là, au discours historique du général de Gaulle à Alger. | OUEST-FRANCE
La paix attendra la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, et le cessez-le-feu du lendemain. Soixante ans plus tard, Henri pense la même chose : « J’étais déjà pour une Algérie indépendante. Après tout, c’est leur pays. Tout ça aurait dû se terminer beaucoup plus tôt. »
Henri Busnel, ici avec une affiche réalisée spécialement pour la venue du général de Gaulle à Alger, en juin 1958. | OUEST-FRANCE
Régulièrement, il feuillette son album de centaines de photos d’une époque que lui a bien vécue, et garde un espoir en tête : « Une réconciliation définitive entre France et Algérie et qu’enfin, l’on retrouve de la sérénité ».
Une sculpture de sable en hommage à « Shirine Abou Akleh », journaliste d'al-Jazeera tuée lors d'un raid israélien en Cisjordanie occupée, sur une plage de la ville de Gaza, le 11 mai 2022. Photo prise avec un drone. Mohammed Salem/Reuters
La journaliste et correspondante de la chaine Al-Jazeera en Palestine, Sherine Abou Akla, est décédée ce mercredi matin, succombant à ses blessures, après avoir été atteinte par des balles très vraisemblablement tirées par des snipers israéliens.
Une sculpture de sable en hommage à « Shirine Abou Akleh », journaliste d'al-Jazeera tuée lors d'un raid israélien en Cisjordanie occupée, sur une plage de la ville de Gaza, le 11 mai 2022. Photo prise avec un drone. Mohammed Salem/Reuters
Elle a été tuée d’une balle au visage alors qu’elle exerçait son métier. Elle était palestinienne et reporter, s’est acharnée à porter la voix des siens au monde à une époque où le monde ne voulait rien voir. Et l’annonce de son décès mercredi matin a rappelé à la fois la menace qui pèse sur les journalistes dans la région, la persistance de la tragédie palestinienne et la centralité de celle-ci – du moins à l’échelle affective –, de l’Atlantique au golfe Arabique. Shirine Abou Akleh, 51 ans, a été assassinée alors qu’elle portait un casque et un gilet pare-balles flanqué du mot « Presse ». Elle a été assassinée alors qu’elle accomplissait sa mission – celle d’informer – dans le camp de réfugiés de Jénine, aujourd’hui soumis à des raids quotidiens de l’armée d’occupation dans le cadre d’une opération dite « antiterroriste ». Figure phare de la chaîne panarabe al-Jazeera, elle était connue de dizaines de millions de téléspectateurs. Mais travailler pour un grand média ne protège de rien. Shirine Abou Akleh a été tuée presque un an jour pour jour après que l’armée israélienne a bombardé la tour abritant les locaux d’al-Jazeera et d’Associated Press dans la bande de Gaza.
Qui a tiré sur Shirine Abou Akleh ? Et pourquoi l’État hébreu refuse une enquête internationale indépendante ?
Ces questions semblent quasi rhétoriques. Tous les regards ou presque sont tournés vers Israël, à plus forte raison qu’il a changé plusieurs fois de versions, multipliant les faux-fuyants, essayant dans un premier temps de faire porter le chapeau à des snipers palestiniens avant de se rétracter et de déclarer que la journaliste avait sans doute été tuée dans un échange de coups de feu, sans qu’il ne puisse toutefois déterminer lequel lui a été fatal.
Accidentel
Or, malgré cette communication délirante, aucun allié d’Israël dans le monde occidental ne semble prêt à lui demander des comptes. Le porte-parole du département d’État américain Ned Price s’est fendu d’un tweet où il déplore la mort de Shirine Abou Akleh et invoque quelques principes généraux relatifs à la liberté de la presse. C’est tout. Israël n’est pas mentionné. Comme si les circonstances de cet assassinat avaient été tout simplement vidées de leur substance politique, alors même que la journaliste se trouvait être aussi une citoyenne américaine. Par contraste, Ned Price n’avait pas attendu pour dénoncer, à la suite du meurtre en Ukraine du réalisateur américain Brent Renaud au cours du mois de mars, « un exemple macabre des actions indiscriminées du Kremlin », en référence à l’invasion de Kiev par Moscou le 24 février dernier. Cette retenue confirme une chose : l’État hébreu reste aux yeux des États-Unis et de l’Europe, en dépit de tout – après plus d’un demi-siècle d’occupation, de colonisation, d’expropriations –, un État de droit, la fameuse « seule démocratie du Moyen-Orient » qu’ils affectionnent tant. Quand bien même la responsabilité d’Israël dans l’assassinat de Shirine Abou Akleh serait officiellement reconnue, elle serait perçue comme accidentelle, indépendante du système israélien.
Dans le contexte palestinien, il s’agit pourtant d’un meurtre relativement ordinaire d’une femme qui ne l’était pas, tuée le même jour qu’un adolescent de 16 ans, Thaer Maslat – dixième enfant cette année – et au lendemain de la destruction d’une résidence d’une famille palestinienne à Jérusalem-Est, laissant 35 personnes sur le carreau. Israël est en outre coutumier des atteintes à la liberté de la presse. En avril 2018, deux journalistes palestiniens qui couvraient la marche du retour dans la bande de Gaza ont été tués par l’État hébreu : Ahmad Abou Hussein, de Radio Sawt ach-chabab, et Yasser Mourtaja, fondateur de Ain Media, une agence indépendante. Plus généralement, il peut s’enorgueillir d’un tableau de chasse pour le moins conséquent en matière de répression. D’après les travaux de la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah, près de 40 % des hommes de Cisjordanie ou de la bande de Gaza ont été détenus entre 1967 et aujourd’hui.
Tout le monde
Du Maghreb au Machrek, la mort de Shirine Abou Akleh a suscité une vive émotion. Un élan de colère et de tristesse largement partagé sur les réseaux sociaux et rappelant combien Israël ne sera jamais considéré comme un État « normal » par ses voisins aussi longtemps que perdureront l’occupation et la colonisation. Et ce malgré toutes les démarches normalisatrices qui ont eu lieu ces dernières années. Tant que les Occidentaux, à commencer par Washington – seul acteur international qui a la capacité d’influer sur la politique israélienne –, continueront à défendre inconditionnellement leur allié ou à se vautrer dans la lâcheté des discours mettant sur un pied d’égalité la violence de l’occupant et celle de l’occupé, leur recours à tout-va aux « droits humains » dans d’autres circonstances sera toujours reçu avec circonspection, voire hostilité, par des franges non négligeables du monde arabe. Et il donnera du grain à moudre à tous les anti-impérialistes pavloviens prêts à suivre n’importe quel tyran, pourvu qu’il montre les muscles face à Washington, quitte à soutenir les invasions russes en Syrie ou en Ukraine.
La tendance du deux poids, deux mesures – ou, pire, de la mise en concurrence des épreuves des uns et des autres – ne peut mener qu’à l’abîme. Elle déshumanise les victimes transformées en variables d’ajustement à des fins de confort idéologique et remet en cause le sens de la solidarité mondiale dans un monde qui en a plus que jamais besoin. De par le caractère universel de leurs aspirations, Palestiniens et Ukrainiens ont plus en commun que ne le laissent à penser les petits calculs géopolitiques. S’il est évident que l’invasion de l’Ukraine représente aujourd’hui un enjeu autrement existentiel pour les Occidentaux que l’occupation de la Palestine – même si l’Europe a une responsabilité historique immense dans le drame palestinien –, il existe une différence de taille entre hiérarchiser ses priorités et faire preuve de complaisance, voire de complicité avec le colonialisme israélien. Observer les mêmes qui accusaient hier le mouvement Boycott, désinvestissements, sanctions (BDS) d’antisémitisme s’interroger aujourd’hui sur le bien-fondé du boycott des artistes russes est à cet égard assez révélateur. Selon plusieurs organisations internationales, le régime israélien répond à la qualification juridique d’apartheid. Ce même État fait aujourd’hui l’objet d’une enquête de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens. Malgré tout cela, rien ne change. De la rive du Jourdain à la mer Méditerranée, Israël exerce son contrôle en toute impunité sans s’inquiéter du droit international. Or, il n’y a rien, absolument rien, qui justifie le laisser-faire qui lui est accordé. La liberté et la justice ne sont pas divisibles. Elles en perdraient sinon leur sens. Car, en somme, pour reprendre la célèbre citation de la militante afro-américaine des droits civiques aux États-Unis Fannie Lou Hammer (1917-1977) : « Personne n’est libre jusqu’à ce que tout le monde soit libre. » « Tout le monde », c’est-à-dire les Palestiniens aussi.
Très sollicité en cette année de commémoration du soixantième anniversaire des Accords d’Evian qui ont mis fin à la Guerre d’Algérie, “le” grand historien de l’Algérie, Benjamin Stora, lui-même né en Algérie, à Constantine, très précisément, était à l’auditorium du musée de Saint-Romain-en-Gal, jeudi 12 mai.
L’occasion d’évoquer longuement, dans le cadre d’une semaine séfarade organisée par le restaurant “Mama Trötter”, à Vienne, l’histoire des juifs d’Algérie, ceux que l’on appelle “Séfarades” pour les distinguer des “Askhénazes”, originaires, eux, d’Europe centrale.
Et ce, à travers une Bande Dessinée qui a été consacrée à cette histoire des Juifs d’Algérie dont les auteurs sont Nicolas Le Scanff et Benjamin Stora (“Histoire dessinée des Juifs d’Algérie” aux éditions La Découverte) qui a servi de point d’appui à l’Historien et au dessinateur, pour raconter, illustrer, commenter, détailler, toute une destinée, toute une riche culture qui s’est terminée par un départ de l’Algérie, suite à la signature des Accords d’Evian.
L’occasion de constater, à écouter le passionnant Benjamin Stora que ce que n’appelait à l’époque pas une guerre -400 000 militaires français stationnés en Algérie !- mais “les événements d’Algérie” ont été occultés dans toutes leurs multiples dimensions, des deux côtés de la Méditerranée, tant en France qu’en Algérie. Sûr que ceux qui étaient présents à cette conférence ont appris ce soir là beaucoup de choses qu’ils ignoraient…
Une de ces dimensions pour une grande part perdue est donc celle des Juifs d’Algérie porteurs d’une véritable histoire, d’une véritable culture, indigènes parmi les indigènes en Algérie, avant d’être déclarés Français par la loi Crémieux de 1870, avec toutes les conséquences que cela a impliqué, et dont cette conférence a restitué le parcours au cours des siècles et le riche souvenir.
La suite de cette semaine séfarade à Vienne :
-Cuisine séfarade au restaurant Mama Trötter, 13 rue du collège à Vienne, du samedi 14 au dimanche 22 mai.
-Exposition des dessins de Nicolas Le Scanff avec des planches originales : au restaurant Mama Trötter, également. Les planches resteront exposées jusqu’au 30 septembre.
Photo : sur la scène de l’auditorium du Musée de Saint-Romain-en-Gal, Murielle Gobert (librairie Paserelles) ; Nicolas le Scanff, dessinateur de la BD “Histoire dessinée des Juilfs d’Algérie” ; l’Historien Benjamin Stora ; Fabrice Matron (librairie “Bulles de Vienne”) et Ryma Prost-Romand (restaurant “Mama Trötter”),.
Histoire dessinée des juifs d'Algérie De l'antiquité à nos jours
Benjamin Stora, Nicolas Le Scanff
Alors qu’il numérise des photos de famille, David retrouve le portrait, peint en 1878, d’une « jeune femme indigène » d’Algérie. En découvrant qu’il représente sa lointaine aïeule, l’adolescent, descendant de juifs des Aurès, entreprend une quête de ses origines, qui se transforme bientôt en véritable enquête historique dans un passé riche, complexe et douloureux. À mesure que les fils des mémoires et de l’histoire se tissent, une fresque civilisationnelle deux fois millénaire apparaît, dont la source remonte à l’exil antique de juifs d’Israël/Palestine et à la conversion de Berbères au judaïsme, suivis de l’arrivée des Séfarades à la fin du XVe siècle. Après la longue domination arabe puis ottomane, la conquête de l’Algérie par la France en 1830 transforme profondément la destinée des « israélites indigènes » : l’attribution de la citoyenneté française par le décret Crémieux en 1870 ne marque pas seulement leur émancipation ; elle crée également une déchirure par rapport à leurs traditions religieuses et culturelles, mais aussi vis-à-vis des Berbères et Arabes musulmans avec lesquels ils avaient partagé des siècles durant une existence commune. L’assimilation paradoxale des juifs d’Algérie à une identité « pied-noire » après leur exode et leur « rapatriement » en 1962 a enfoui cette mémoire collective. C’est à remédier à sa perte que s’emploie magistralement cet ouvrage, en restituant une histoire largement méconnue.
Algérie, Maroc et Tunisie : Ces trois pays d'Afrique du Nord constituent une destination privilégiée pour la diaspora et touristes étrangers à l’occasion des vacances d’été. Après plus de deux années de fermeture en raison de la crise sanitaire, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie se préparent à accueillir à nouveau leurs visiteurs, pour la saison estivale 2022.
C’est une évidence. Le coût de la vie a toujours été moins cher en Algérie, au Maroc et en Tunisie comparativement aux pays européens. C’est l’une des raisons d’ailleurs qui font que ces trois pays du Maghreb sont très visités par leurs diasporas respectives, mais aussi par des touristes européens durant l'été. Mais avec la crise économique qui frappe de plein fouet la majorité des pays, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le coût de la vie en Algérie, au Maroc et en Tunisie avant de planifier leurs vacances pour cet été.
En Algérie, le coût de la vie est 65 % moins cher qu’en France. En mai 2022, 1 euro vaut près de 160 dinars au change officiel et peut atteindre 215 dinars au marché parallèle. Il est possible de changer vos devises dès votre arrivée auprès des bureaux de change des aéroports, des ports, dans les principales banques algériennes (Banque d’Algérie, BNA, BEA, CPA, BADR... ), ainsi qu’à la réception des grands hôtels.
Quels prix vous attendent pour vos vacances d’été en Algérie ?
Bien que son économie ait été affectée à l’instar de tous les pays par la guerre en Ukraine, l'Algérie reste une destination où tout est moins cher pour un touriste en provenance de l’étranger. Un litre de gasoil coûte 19 centimes d'euro. Le litre d’essence est affiché dans les stations-service à 30 centimes d'euros. Toujours dans le transport urbain, un ticket de bus ne dépasse pas une dizaine de centimes d’euros.
Pour ce qui est de la restauration, un menu de trois plats dépasse rarement les 10 euros, selon les estimations du quotidien français La Dépêche. Un prix très raisonnable comparativement à certains pays touristiques en Europe. À titre d’exemple, le prix moyen d'un déjeuner au restaurant en Espagne est de 11 euros. Si vous cherchez en Algérie un menu de luxe, cela vous coûtera dans les 4 000 dinars, soit 25,98 euros.
Concernant l’hébergement, les prix sont variables. Vous trouverez des hébergements aux alentours de 17 euros la nuit pour une qualité moyenne et jusqu'à 160 euros pour du grand luxe. Selon Le Guide du Routard un hébergement bon marché vous coûtera entre 5 000 et 8 000 dinars par nuit et entre 8 000 et 15 000 dinars pour un hébergement à prix moyen. L’hébergement luxueux est de 15 000 à 25 000 dinars et très luxueux au-delà de 25 000 dinars.
Globalement, les prix en Algérie sont relativement peu élevés. Prévoir un budget minimum de 25 à 30 euros par jour et par personne et entre 40 et 50 euros pour un séjour confortable, indique la même source. Les prix des vêtements sont affichés à des prix cassés. Vous pouvez acheter des habits de marques pour seulement 30 euros. Mais faites attention, depuis quelques années, des produits contrefaits (textiles, cosmétiques, montres, etc.) sont répandus sur le marché algérien, précise le Guide du Routard.
Voici le budget qu’il faudra pour des vacances au Maroc
Au Maroc, le taux de change des devises est stable depuis plusieurs années. 1 euro vaut un peu moins de 11 dirhams (MAD). En comparant le cours de l'euro à celui du dirham marocain, on remarque que l'inflation a fait quelques dégâts depuis quelques mois. En mai 2022, un litre de gasoil coûte en moyenne 1,307 euros et celui de l’essence est affiché à 1,47 euro le litre.
Selon les estimations du quotidien français « La Dépêche », en moyenne, le coût de la vie au Maroc est 40 % moins cher qu'en France. Dans les restaurants marocains, les prix sont variables avec 2,86 euros en moyenne pour un menu dans un restaurant bon marché et environ 19 euros pour deux personnes dans un restaurant de gamme moyenne.
Globalement le Maroc reste une destination raisonnable en termes de budget. On compte en moyenne 75 € par jour pour deux personnes, selon Le Guide du Routard. Ce budget comprend un hôtel correct, les visites et la nourriture. Si vous souhaitez vous loger dans un Riad ou un hôtel plus luxueux, il faut prévoir un budget journalier de 120 à 150 euros.
Ce qu’il faudra débourser pour passer les vacances d’été en Tunisie
En Tunisie, le cours des devises est relativement stable. Actuellement le dinar tunisien (DT) vaut environ 0,33 euro au change officiel. On trouve des comptoirs de change un peu partout, dans les banques, les bureaux de poste ainsi que dans certains hôtels. Pour se procurer de l’argent liquide avec Visa et Mastercard, il y a des distributeurs automatiques dans toutes les villes en Tunisie.
La vie en Tunisie est moins chère qu’en France et dans la majorité des pays d’Europe. Avec un budget moyen, on peut s’en sortir sans problème pour 50 à 60 euros par jour pour 2 personnes, selon le Guide du Routard. Le budget se décompose comme suit : 25 euros pour la chambre avec petit déjeuner, repas pour 20 à 27 euros, le reste étant consacré aux boissons, visites, transports, etc. En optant pour un voyage économique, on peut même se contenter d’un budget de 30 à 40 euros par jour pour 2 personnes, précise la même source.
Tu es plus libre que tes geôliers. Roman de Jamila Rahal. Casbah Editions, Alger 2022. 478 pages, 1.100 dinars
Un simple roman ? Non. C'est un roman historique et non un livre d'histoire ou une autobiographie; tous les personnages sont fictifs mais... et ce, même s'ils évoluent dans un contexte historique bien déterminé, qui est celui de l'Algérie coloniale (1890-1954). La matière historique évidemment, c'est le matériau essentiel, le fil conducteur pour construire ce récit romanesque.
En fait, le volet réel consiste en des évènements très importants survenus à l'époque, comme la conscription obligatoire des musulmans en 1912, les Guerres mondiales 1ère et 2ème, avec leur sinistre épilogue du massacre des Algériens du 8 mai 45, le crash boursier de Wall Street, la montée du mouvement national avec toutes ses couleurs jusqu'à l'explosion finale du 1er Novembre 1954. Tous ces évènements ont impacté les personnages de trois familles, les Hassar, les Lassaci et les Senhadji, décrites certes avec sympathie mais tout en restant critique à l'endroit de certains comportements.
Ces familles -du moins les membres les plus impliqués dans le combat anticolonialiste- ont elles-mêmes «croisé» ou «connu», ici et là, à Tlemcen, à Nedroma, au Maroc, en France, et au «Cham» souvent lors d'exils forcés, les personnages politiques nationales de l'époque dont Messali, Abbas, Ben Badis... L'autrice précise que ce travail «colossal» et l'écriture lui ont pris trois ans dont une bonne partie a été consacrée à la recherche documentaire. On la croit à la lecture du livre.
L'Auteure : Née à Berkane (Est marocain). Etudes à Saïda et à l'université d'Oran. A touché plusieurs secteurs de la culture et de la communication : l'organisation d'événements, le journalisme, l'édition, l'écriture pour la jeunesse... Premier roman.
Extrait : «La France savait cacher ses actes les plus infâmes par des termes passe-partout» (p 346), «Il paraît que c'est pour avoir le contrôle sur les FFL que de Gaulle a décidé de les intégrer dans l'armée régulière. Contrôler, mais aussi flatter l'amour-propre des Français non ? C'est mieux pour leur ego de se dire que leurs libérateurs sont des soldats bien blancs et non des noirs et des basanés» (pp 346-347).
Avis : Un «pavé» de 478 pages et un titre qui pourraient rebuter et/ou prêter à confusion, l'ouvrage étant, surtout, chargé d'Histoire, les sagas familiales qui s'entrecroisent et se mêlent servant de «carburant».
Une formule assez nouvelle et que le public pourrait apprécier. Surtout lorsque le texte est écrit avec grâce et clarté. On sent l'amour de l'écriture et de la précision.
Citations : «Dépossédés de leur bien le plus précieux (note : la terre), ils devinrent une poussière d'individus» «(p 59), «Lorsqu'on a tout juste vingt ans et que la vie n'est encore qu'une promesse, comment consentir au don de soi si le sens des choses se perd ?» (p. 71), «Il y a eu plein de petits pas, petites demandes, petites pétitions, petites protestations... nous avons donné nos vies pour demander quoi ? Un peu de justice pour nous, un traitement, un peu moins inégalitaire, une représentation parlementaire, un peu plus conforme à la réalité démographique.
Qu'avons-nous obtenu ? Rien» (p.176), «Si l'amour et la bonté irradient de façon naturelle, la noirceur, elle reste tapie dans les recoins les plus secrets» (p 215), «Comme toujours, ce ne sont pas les héritiers qui posent problème mais ceux qui se tiennent derrière eux» (p.445).
Les Nadis de Tlemcen. Des noms et des lieux à l'aube du XXe siècle. Essai de Benali El Hassar, Anep Editions, 2019, 239 pages (dont un cahier photos de 14 pages. (non indiqué en p 4 de couverture) (Fiche de lecture
déjà publiée. Pour rappel)
C'est un peu l'histoire de Tlemcen, mais c'est aussi l'histoire de toute une région, de tout un pays à travers le mouvement des «Jeunes» politisés -à Tlemcen, peut-être bien plus qu'ailleurs- lesquels, dans leurs nombreux cercles ou nadis de la ville, porteurs d'idées neuves, épris de connaissances, au cœur de problématiques modernes, ont permis -s'opposant parfois sinon souvent aux «anciens», mais en toute démocratie- la libération de la parole.
Les « Nadis» : des refuges presque effacés de notre histoire, alors qu'ils représentent un moment clef de la politisation et de l'apport des idées nouvelles des «Jeunes».
Rien qu'à Tlemcen, il y en eut plusieurs au début du XXe siècle: du salon littéraire au nationaliste et au progressiste en passant par le néo-conservateur, l'identitaire, le communiste, le religieux conservateur, le libéral, le patriotique... retrouvés parfois dans d'autres villes du pays (exemples de Constantine, Alger...), tous encore aux noms flamboyants. Bien sûr, cela avait été facilité par l'existence d'un circuit ancestral, celui des «masriya», lieux mythiques séculaires, îlots au cœur de chaque quartier de la vieille médina où l'on se réfugiait entre soi offrant traditionnellement le cadre de rencontres où le moindre fait du jour, la moindre parole est traquée, le soir, à l'instar des autres lieux mythiques comme les «fondouks» et les petites sociétés de groupe dans les cafés.
Plusieurs fortes personnalités vont émerger, prenant une part active à la création des premières cellules de l'ENA puis du PPA, premiers frémissements du mouvement révolutionnaire. De la politique, toujours sous couvert de littérature, d'art, de sport, d'actions caritatives car, toujours sous l'œil vigilant de l'administration coloniale prête à la répression et à l'interdiction au moindre faux pas détecté. La représentation d'une véritable société civile indépendante. Tout un art perdu au début des années 60, balayé par la «pensée unique» du parti unique.
A noter que l'ouvrage met en relief l'action d'un personnage culturellement et journalistiquement flamboyant de la première moitié du XXe siècle, Benali Fekar (juriste, économiste, politologue..., bardé de diplômes), ainsi d'ailleurs que son frère Larbi (instituteur) qui créèrent à Oran (le 3 juin 1904) le premier journal Jeune Algérien, «El Misbah» (La Lanterne ou Le Flambeau), un organe de presse défendant les libertés comme un symbole de la libération des peuples. Un journal qui fut, peut-être, le premier non «officiel», non «indigénophile», non un «instrument» du pouvoir colonialiste, et surtout le premier à revendiquer le nom d' «Algériens», avec une ligne éditoriale axée sur «l'instruction, fer de lance pour la libération de l'homme algérien». Il cessera de paraître le 17 février 1905 après trente quatre numéros.
L'Auteur : Né à Tlemcen en 1946. Journaliste, ancien responsable du bureau Aps de Tlemcen. Auteur de plusieurs essais politiques et historiques. Nombreuses contributions dans la presse.
Extraits : «Le temps des «Jeunes» avait ses similitudes partout dans les milieux de la nouvelle génération post-colonisation en Egypte, en Tunisie... Les cercles faisaient partie du quotidien, des vieilles médinas. Le temps des cercles fut considéré partout comme un grand moment de résurrection dans les pays arabes sous hégémonie occidentale, c'est-à-dire interdits d'institutions représentatives permettant l'accès à la parole politique» (p.59), «La chronique des «nadis» a marqué de son sceau un stade d'évolution dans la société. Elle créa une atmosphère politique et intellectuelle donnant la chance à de nombreux talents d'émerger dans les domaines de l'art et de la littérature» (p.77), «Cette génération nouvelle, autrement formatée, qui avait l'obsession du temps, de la rigueur morale et de la rationalité, commençait à avoir un nouveau regard sur l'islam, desserrant l'étau des conformismes et réinventant l'esprit critique. Au milieu d'un puritanisme ambiant, elle était favorable à une réinterprétation des principes juridiques fondamentaux à la lumière des temps modernes» (p 95).
Avis : Un travail de recherche et d'investigation minutieux et riche qui recrée toute une atmosphère, qui redonne vie à toute une époque et qui rend justice aux efforts culturels et à l'engagement politique de toute la jeunesse d'alors. Ecriture un peu difficile, mais ne pas se décourager.
Citations : «Dominant la langue, les concepts à forte connotation idéologique : «assimilation», «émancipation» n'ont cessé de changer de sens, installés progressivement dans l'argumentation idéologico-politique coloniale. Transformés en symboles, ces thèmes ont été utilisés pour donner des habits à la colonisation» (p.9), «La mouvance des «Jeunes» dans les cercles n'était pas une force organisée, mais une sensibilité innovante, un peu révolutionnaire, par rapport à l'esprit encore trop conservateur de l'époque» (p.53), «La modernité recherchée est celle qui libère l'homme et lui donne une identité nouvelle à travers l'expression de sa dignité, son savoir, son humanité orientée vers le progrès, dans le paysage contemporain novateur» (p.154), «La religion musulmane ne s'oppose pas au progrès, le seul et unique obstacle consiste en l'ignorance profonde dans laquelle sont plongés les musulmans depuis plusieurs siècles. C'est cette ignorance qui est la source de tous leurs maux» (p 188). Benali Fekar cité, in «L'usure en droit musulman», Lyon 1908).
Né à Constantine, l’intellectuel a vécu au plus près le drame algérien et reste frappé par « la solitude de ceux qui l’ont traversé » : Algériens, immigrés, pieds-noirs, juifs, harkis, appelés.
20 juillet 1962 : des pieds-noirs arrivent à Marseille après l’indépendance de l’Algérie. (KEYSTONE-FRANCE)
Le faitd’avoirvécu mes douze premières années en Algérie,d’avoir dessouvenirs de la guerre, des couvre-feux, des fouilles de l’armée, des attentats de l’OAS,d’avoir connu l’exil,a forcément influencé mon travail d’historien.Je me considère comme Français d’origine algérienne, ayant appartenu à un monde « indigène » etaccepté l’acculturation française. Quand les juifs, présents depuis l’Antiquité, quittent l’Algérie en 1962, ils sont français depuis six générations. J’appartiens à cette histoire.
J’habitais Constantine, une ville de l’intérieur, à majorité judéo-musulmane, où les Européens étaient moins présents qu’à Alger ou Oran, sans la mer, le sable, le soleil ; une ville perchée à 600 mètres d’altitude, où il faisait froid et neigeait l’hiver. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, les premières lettres que j’ai lues étaient en hébreu, à l’école du Talmud Torah, j’ai appris l’arabe en famille, avec mon père qui avait passé son baccalauréat en arabe littéraire, ma mère qui parlait l’arabe de la ruemais ne savait pas le lire. La seule langue que nous lisions et parlions était le français. Du côté de ma mère, les Zaoui, des bijoutiers, on était très attaché à la culture arabe, à la musique de Cheikh Raymond. Du côté de mon père, les Stora, des minotiers des Aurès, on était plus « assimilé », davantage lié aux notables musulmans, comme Ferhat Abbas, qui était un ami personnel de mon grand-père.
La famille de Marthe Zaoui, la mère de Benjamin Stora, en 1914.
Au point de départ de mon métier d’historien, l’Algérie n’est pas présente. A Nanterre, j’étudie l’histoire, discipline très à la mode avec la sociologie à la fin des années 1960, je me passionne pour la politique et les mouvements révolutionnaires, qui sont les vecteurs de mon intégration. Aux côtés des Jeunesses communistes, je fais ma première marche pour la paix au Vietnam en 1967, et j’ai enfin l’impression de me sentir totalement français en 1968, quand j’entends la rue qui scande « les frontières, on s’en fout », « nous sommes tous des juifs allemands ». Mes parents avaient le sentiment que la France les avait trahis, que de Gaulle avait abandonné l’Algérie française. Ils avaient cru à une Algérie égalitaire, citoyenne, « camusienne ». Ils arrivent en France dans l’amertume, sans que je partage ce sentiment. En entrant en politique, jetrouve une dignité, je deviens un militant. Je ne suis plus dans la solitude de la victime qui pleure sur son sort et qui accuse les autres. Ce que j’entendaissouvent chez moi.
La chance de ma vie
L’Algérie me rattrape quand le leader nationaliste Messali Hadj meurt en 1974. Je suis étudiant en maîtrise et militant à l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Je cherche un sujet de mémoire dans le socialisme ouvrier, l’Amérique latine, le Vietnam. Pierre Lambert, fondateur et dirigeant de l’organisation, qui sait que je suis né en Algérie, me dit : « Toi qui fais des études d’histoire, regarde dans le centre d’archives de l’OCI si tu peux retrouver des textes de soutien à Messali Hadj et des documents du Mouvement national algérien (MNA) ». Il me propose de rencontrer sa fille, Djanina, qui a conservé les Mémoires de son père, écrits à la main, encore inédits. Ce fut la chance de ma vie ! Mon directeur de maîtrise, Jean-Pierre Rioux, qui connaissaitbien l’histoire de l’Algérie, me met en contact avec René Rémond qui m’encourage. Je me souviens encore de ses mots :
« Puisque vous aimez tant la révolution, pourquoi vous ne faites pas des recherches sur la révolution algérienne ? »
C’est la première fois que j’entends le terme « révolution algérienne ». Je prends la mesure de l’ampleur du combat des Algériens. J’écris donc mon mémoire de maîtrise sur le MNA, puis ma thèse de troisième cycle sur Messali Hadj.
Elie Stora, le père de Benjamin, à 24 ans dans les Aurès (assis en costume).
Le monde universitaire des spécialistes de l’Algérie coloniale est alors bienpetit. Jusqu’à la fin des années 1980, cela n’intéresse pas grand monde. Nous étions une dizaine, guère plus. Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, René Gallissot, Claude Liauzu, Abdelmalek Sayad… On se retrouvait au séminaire de Charles-Robert Ageron, le samedi matin, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Ageron n’avait à l’époque que deux étudiants, Guy Pervillé et moi. Il y avait aussi Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret, en province. C’était un moment pionnier.
L’Algérie ma rattrape une seconde fois
Mon travail prend une nouvelle tournure en 1985, lorsque jepublie mon « Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954 ». Je retourne en Algérie pour la première fois en 1982, vingt ans après en être parti. Je me rends compte que le nationalisme algérien n’est pas simplement la lutte des classes, mais qu’il y a aussi l’islam, la dimension anthropologique, des histoires de familles, d’assimilation culturelle… Les Algériens ont été tellement dépossédés de leur culture, jusqu’à la perte de la langue, que le recours à la violence a été un des moyens de lutte. Quand, avec mon dictionnaire biographique, je suis descenduà hauteur d’homme, les explications idéologiques devenaientinsuffisantes.
A la fin des années 1980, l’Algérie me rattrape une seconde fois. Deux phénomènes progressent parallèlement. En France, la montée du Front national, où on ne parle, déjà, que des immigrés et des Algériens, et, en Algérie, celle du Front islamique du Salut (FIS). A partir de 1991, quand le pays plonge dans la « décennie sanglante », dans l’horreur, que des amis algériens meurent, les souvenirs de mon enfance remontent, la peur de la mort des êtres chers, l’angoisse de l’exil. L’Algérie redevient synonyme de guerre et de solitude, de façon plus intime. C’est aussi lemoment du décès de ma fille. Je passe à l’histoire-mémoire et je publie « la Gangrène et l’Oubli ». Parce que je me suis aperçu que tous les acteurs de l’Algérie coloniale, à commencer par les membres de ma famille, répétaient que personne ne parlait d’eux. Pourquoi ce divorce entre la production académique, qui n’était pas négligeable, et le sentiment de vide, de solitude, la sensation d’abandon des porteurs de mémoires de l’Algérie ?
" Le petit Benjamin Stora et sa sœur Annie à Constantine, en 1953.
Je me suis dit qu’il fallait combler ce fossé et essayer de transmettre une histoire plus complexe qu’une version simplifiée, fantasmée, identitaire et quasi légendaire. A cette époque, il y a toujours très peu d’universitaires spécialisés. Ceux qui vont régulièrement en Algérie, qui connaissent ses acteurs, ou qui y sont nés sont encore plus rares. C’est le début de ma « notoriété ». « La Gangrène et l’Oubli » est publié à La Découverte, un éditeur grand public. Je passe pour la première fois de ma vie à la télé dans « le Divan » d’Henry Chapier. On commence à préparer l’année 1992, le trentième anniversaire des accords d’Evian. L’Algérie de la guerre civile ne quitte plus l’actualité. Je suis menacé de mort. Je pars en 1995 au Vietnam, puis au Maroc avec ma famille.
Les juifs d’Algérie entre l’assimilation et l’effacement
Quand je reviens en France, en 2002, je commence à écrire des récitsplus personnels, « les Trois Exils. Juifs d’Algérie », « les Guerres sans fin. Un historien, la France et l’Algérie », « les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine ». Des récits où je retrouve mes parents :mon père, que j’avais vu des journées entières allongé sur son lit, enfermé dans le silence, à son arrivée en France, ma mère, qui était devenue dépressive. Le fait qu’une mémoire « indigène » particulière, celle des juifs d’Algérie, est en train de se perdre me travaille. C’est une mémoire dont pluspersonne ne tient compte, ni les Français, qui ne la connaissent pas, ni les Algériens, qui ont effacé les juifs de leur histoire, ni les juifs eux-mêmes, qui sont dans une dynamique assimilationniste. Or l’histoire des juifs d’Algérie n’est pas celle des Français d’Algérie. « Les Trois Exils » sort en 2006, dans un moment troublé : révolte des banlieues, déclarations de Nicolas Sarkozy sur le Kärcher, montée de l’antisémitisme, assassinat d’Ilan Halimi.
A ce moment-là, de nombreux historiens émergent, brillants, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault… A l’Inalco, où j’enseigne entre 2002 et 2009, j’ai une quinzaine d’étudiants en thèse : Tramor Quemeneur, Malika Rahal, Marie Chominot, Lydia Aït Saadi, Naïma Yahi, Linda Amiri, Emmanuel Alcaraz… L’appétit de connaissances sur la question coloniale, l’islam, la guerre d’Algérie, est désormais là. Les enfants de l’immigration maghrébine accèdent enfin au savoir et arrivent dans les universités avec l’envie de connaître l’histoire du pays de leurs parents. Il y a de plus en plus de livres d’historiens, tandis que les récits et les témoignages des acteurs, qui meurent peu à peu, se font moins nombreux.
La famille Stora réunie à l’été 1961. Benjamin est juste derrière sa mère.
Parfois je peux être « fatigué » de l’Algérie, quand j’ai l’impression que c’est toujours la même histoire, des choses que j’ai déjà dites. Mais le travail de l’historien est aussi de répéter la même chose. La lutte contre l’oubli en histoire est fondamentale. La nouvelle génération de chercheurs, qui a entre 35 et 55 ans, ne cherche pas à « déconstruire », pour reprendre un terme à la mode, mais à connaître davantage, explorer des pensées, des territoires, des éléments nouveaux, sur la justice, la torture, la presse, l’administration, le fonctionnement de l’appareil d’Etat, le drame des pieds-noirs ou des harkis, l’armée, la police, les représentations et les imaginaires. Personne ne leur interdira cette recherche au nom de je ne sais quelle idéologie. La recherche, forcément, « déconstruit » et remet en question les idées reçues, c’est le fondement même de la science historique.
Il me reste une grande interrogation, qui me renvoie une fois de plus à ma propre histoire, peut-être mon prochain livre : l’assimilation culturelle. Comment la France a-t-elle pu fabriquer une idéologie assimilationniste aussi puissante ? Quand j’arriveenfant de ce côté de la Méditerranée, je me sens à la fois français et étranger, comme une sorte d’immigré dans mon pays. Ma mère disait souvent « les Français » pour désigner ses concitoyens. Mon père s’angoissait de ne pas connaître les codes de la société dans laquelle il se retrouvait, de ne pas savoir à quelle porte frapper, à quelle personne s’adresser. On n’ose pas dire qui on est, d’où on vient, on veut effacer son accent… C’est la solitude de tous ceux qui ont traversé l’histoire de l’Algérie coloniale. Les Algériens, les immigrés, les pieds-noirs, les juifs, les harkis, les appelés. Cela a peut-être été un moteur de mon travail d’historien de ne pas les abandonner. Ce sont des vaincus de l’histoire.
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