Historien de la période moderne, M’hamed Oualdi aborde dans ce livre la délicate question de l’esclavage dans les mondes musulmans. L’ouvrage est intéressant à plus d’un titre : il montre à la fois comment les sociétés musulmanes ont dominé et utilisé les esclaves, comment ces sociétés ont été et demeurent travaillées par les hiérarchies produites par l’esclavage, mais aussi combien nous sommes encore tributaires des clichés de l’Européen libérateur et du musulman esclavagiste.
Articulé autour de quatre axes, le livre traite des origines des esclaves et des routes empruntées. Il porte aussi sur le rôle des esclaves dans les mondes musulmans (leur fonction domestique, leur charge dans les armées et dans les gouvernements, leur place dans l’économie rurale). Dans un troisième temps, l’auteur s’intéresse aux abolitions et aux luttes contre l’esclavage au cours du XIXe siècle. Enfin le dernier chapitre est relatif à ce que M’Hamed Oualdi désigne par « ce qui hante et survit encore aujourd’hui dans nos sociétés et rend douloureux ce long passé d’esclavage » dans ces mondes musulmans.
POIDS DU SILENCE ET PHÉNOMÈNE DE RACIALISATION
La question de l’esclavage est-elle taboue pour les musulmans ? L’auteur commence son propos en réinterrogeant la question du silence sur le sujet, tout en précisant que ce silence n’est pas total, puisqu’il existe une quantité importante de romans qui portent sur cette thématique, essentiellement en arabe. Il explique que derrière cette « gêne », traduite par une censure de la part de ceux qui écrivent sur l’esclavage, se cache des séquelles et de nombreux « traumas » que les sociétés de cette zone peinent à affronter. Pour certains, la difficulté réside dans la reconnaissance des pratiques d’esclavage dans les demeures de leurs ancêtres, tandis que pour d’autres il est difficile d’admettre que leurs ancêtres ont été esclaves.
Mais la difficulté tient surtout à voir, à travers l’esclavage, la question du racisme anti-noir dirigé contre des citoyens noirs du monde arabe, ou contre les migrants qui viennent d’autres régions du continent africain et transitent par la Méditerranée pour aller en Europe.
M’hamed Oualdi écrit qu’il y a pourtant un « lien fort, évident et crucial entre l’histoire longue de l’esclavage et la profondeur historique du racisme anti-noir ». En effet, les termes racistes utilisés pour humilier et marginaliser des hommes et des femmes noirs sont directement issus du vocabulaire de l’esclavage. Par racisme, il entend
une idéologie, une structure et un processus par lesquels des inégalités inhérentes à des structures sociales plus larges sont expliquées de manière déterministe, par des facteurs biologiques et culturels attribués à ceux qui sont perçus d’une « race » ou d’une « ethnie » différente.
Mais alors, comment penser les phénomènes de racialisation dans les mondes musulmans qui furent eux aussi à l’origine de processus de domination d’esclaves, de violences contre des femmes et des hommes soumis, mais selon d’autres formes d’exploitation et d’autres discours de légitimation de cette domination ?
DIFFÉRENTS TYPES D’ESCLAVAGE
Trois types d’esclavage sont considérés : l’esclavage domestique, le militaire et administratif, et le rural. L’esclavage militaire et administratif est composé d’hommes et de femmes venus des steppes asiatiques du Caucase et de la rive nord de la Méditerranée. Ils sont convertis à l’islam, éduqués, et parfois promus aux plus hautes charges au sein du gouvernement et des armées, ce qui peut les conduire à commander des populations d’hommes et de femmes libres, comme le sultanat mamelouk en Égypte par exemple.
L’esclavage rural, lui, est décrit comme très différent de l’esclavage de plantation, même s’il a pu se transformer en esclavage de plantation au XIXe siècle.
Tous ces esclaves qui coexistaient étaient racialisés. Leurs maîtres aussi, comme d’autres membres de ces sociétés établissant des distinctions importantes en fonction des origines géographiques, entre les Habashis (Abyssins), les Qurjis (Géorgiens), les Jinwis (Génois) etc. La distinction se faisait aussi en fonction des couleurs de peau, plus ou moins foncées.
Toutefois, malgré ces traits communs dans ces mondes musulmans — une aire d’un seul tenant, et un cadre juridique et normatif commun s’agissant de l’esclavage — l’auteur précise qu’il serait erroné de parler de « traites orientales » ou « islamiques , » dans la mesure où les pratiques sont très différentes selon les régions considérées. Il précise que le cadre juridique qui régit les trafics d’humains et l’exploitation des esclaves n’est pas né d’une seule matrice (Coran et Sunna). Il faut aussi prendre en compte d’autres sources méditerranéennes antiques (grecques, romaines, hébraïques), et considérer également des coutumes préislamiques comme dans la péninsule arabique, par exemple.
Enfin, en Méditerranée, et surtout à partir du XVIe siècle, les puissances musulmanes (sultanat du Maroc, différentes provinces ottomanes, puissances chrétiennes de la péninsule ibérique) se sont affrontées sur mer par le biais des corsaires. Ils capturaient et faisaient des prisonniers de guerre, comme le célèbre écrivain espagnol Miguel de Cervantès, qui fut captif à Alger de 1575 à 1580. Ces captifs, qu’ils aient été chrétiens ou musulmans, pouvaient passer le restant de leurs jours sous le statut d’esclave s’ils ne disposaient d’aucun moyen financier pour obtenir leur libération, et si leur pays d’origine n’avait pas signé de traité diplomatique avec le pays qui les avait faits captifs.
« DÉRIVES INTERPRÉTATIVES »
M’Hamed Oualdi montre que si de nombreuses sources ont pu nourrir une littérature importante sur la dure condition de vie des esclaves chrétiens en terre d’islam, l’inverse n’est pas vrai. En effet, le sort des esclaves originaires de l’Afrique du Nord et de l’Empire ottoman en Europe (juifs ou musulmans) a fait l’objet de peu d’études. Les lettres que ces captifs ont rédigées ou fait rédiger sont bien moins disponibles, ce qui explique la rareté des récits. Se pose donc la question des sources que peuvent mobiliser les chercheurs pour appréhender la question de l’esclavage dans cette région.
L’autre difficulté pour l’historien porte sur la fiabilité des sources disponibles. En effet, les consuls européens, auteurs des rapports diplomatiques, ont exagéré le nombre d’esclaves ayant fait l’objet d’un trafic dans le Sahara. Ils trouvaient ainsi, dans la question de l’esclavage et son abolition, le moyen d’étendre leur influence dans la région.
L’auteur invite à la vigilance quant aux méthodes d’évaluation utilisées dans de nombreux récits ayant disculpé l’esclavagisme « européen » et chargé « l’esclavagisme musulman ». L’auteur montre comment historiens et chercheurs ont pu instrumentaliser la question des traites pour accuser les sociétés musulmanes et réduire la gravité historique de la traite atlantique, et plus largement encore des politiques de domination et d’extermination pensées et développées en Europe .
Il donne différents exemples, dont le livre de Robert C. David1, qui fut promu en France dans la presse conservatrice et les milieux d’extrême droite, et aux États-Unis par les suprématistes blancs. Cet ouvrage a notamment été cité dans une vidéo sensationnaliste et mensongère postée sur YouTube, visionnée plus d’un demi-million de fois l’année de sa publication en 20212.
Il cite aussi le livre de Tidiane N’Diaye, Le Génocide voilé, publié chez Gallimard en 2008, dans lequel l’économiste reproche à ce qu’il appelle « les Arabes » d’avoir fait le « malheur de l’Afrique » en conduisant « le continent noir vers le patriarcat » et en y généralisant la « polygamie ». N’Diaye les accuse également d’avoir perpétré un « génocide », sans citer la moindre source précise pour étayer son propos. Pour M’Hamed Oualdi, le fait que les éditions Gallimard aient publié un livre dénué de toute méthode scientifique « en dit long sur un racisme savant et diffus qui peut prendre place dans les maisons d’édition françaises pourtant perçues comme des institutions culturelles de référence ».
L’auteur s’indigne du fait que les livres de David et N’Diaye soient devenus des références dans certains milieux académiques, et notamment pour les panafricanistes, soutiens de la cause noire, en ce qui concerne l’ouvrage du second. Il précise que ces deux ouvrages ont été précédés par d’autres livres accusatoires à l’encontre des sociétés musulmanes, et en particulier celui de Bernard Lewis, Race and Slavery in the Middle East, An Historical Enquiry, publié en 19903. Dans ce dernier, Lewis considère que l’avènement de l’islam correspondait à une séquence de diffusion d’idées racistes à mesure que l’empire politique des musulmans s’étendait dans le monde.
Pour Oualdi, ces « dérives interprétatives » s’expliquent par une volonté de comparer traite « islamique » et traite « atlantique », sans nuances aucune. D’ailleurs, précise-t-il,
la notion de « traite islamique » apparaît au XIXe siècle, au temps de l’expansion coloniale européenne, et alors qu’un orientalisme savant essentialisait les mondes musulmans, les transformant en « l’Autre », en un ennemi du monde occidental.
ABOLITIONNISME
L’idée selon laquelle les abolitions ont été d’abord suscitées par les Européens est très répandue. De même que celle de la difficulté de mettre fin à l’esclavage en islam. L’auteur conteste cette appréciation, car dit-il,
cela revient à « enfermer l’islam et les musulmans dans une pensée esclavagiste, incapables de se détacher des traites et de l’esclavage, incapables d’entrer dans la »modernité", tant qu’ils ne se seront pas détournés de leurs textes sacrés et des dogmes qu’ils instaurent.
Il explique qu’à partir du XIXe siècle, les pensées abolitionnistes se répandent, gagnant les sociétés musulmanes où l’on voit naître des ambitions de libération et d’affranchissement collectif des esclaves, puis la mise en place de toute une réflexion sur la manière de mettre un terme à l’esclavage. Mais, dans un paradoxe apparent, la seconde moitié du XIXe siècle a également été un moment de fort regain des trafics d’esclaves, aussi bien dans le Sahara que dans l’est de l’Afrique. Cette recrudescence du nombre d’esclaves, enlevés et vendus, montre que les déclarations d’abolition, comme les débats autour de cette question, n’ont pas suffi à mettre un terme à cette longue histoire de traites d’asservissement.
Plus tard, l’expansion coloniale européenne sur l’ensemble du continent africain constituera la raison majeure du déclin du commerce transsaharien, et par ricochet de celui des traites d’esclaves. Un déclin à mettre en relation avec les transformations profondes que connaissent les économies locales durant la colonisation européenne, avec la mise en place de structures d’exploitation capitaliste. Mais qui s’explique aussi par le discours de nombreux leaders nationalistes qui évoquent l’esclavage comme un vestige du passé qui dénote par rapport à la société moderne à l’occidentale qu’ils entendent bâtir.
« POST-ESCLAVAGE »
M’Hamed Oualdi explique que l’expression « post-esclavage » est utilisée par les historiens pour désigner les présences et les survivances de différentes formes d’asservissement et de servitude qui s’inscrivent dans une longue histoire de l’esclavage. Dans le dernier chapitre du livre, il revient sur ce qu’il appelle « l’esclavage moderne » qui survit dans les sociétés contemporaines, comme survit un racisme anti-noir. Ce « post-esclavage » témoigne des traces culturelles de l’esclavage millénaire d’hommes et de femmes d’Afrique subsaharienne dans la région.
Il révèle aussi la marginalisation sociale dont sont victimes les descendants des femmes et des hommes issus d’Afrique subsaharienne et des migrants dans de nombreux pays musulmans. En se demandant ce que signifie s’identifier ou être identifié comme « blanc » ou « noir », dans les sociétés contemporaines du Maghreb et du Proche-Orient, lorsque les catégories dominantes d’identification sont celles de « musulman », d’« Arabe », de « Turc », ou de « Persan » ?
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