Jeune journaliste, Jacques Duquesne a commencé sa carrière en couvrant la guerre d’Algérie pour le quotidien La Croix. Épreuve difficile, car sa perception des événements ne correspondait pas à la sensibilité de la majorité de ses lecteurs. Épreuve formatrice, car cela l’a conduit à affronter les questions morales et politiques essentielles posées par le métier de journaliste en temps de guerre. Mais cette épreuve a été comme reléguée par lui tout au long de sa vie active. Comme beaucoup des acteurs et témoins de ce conflit, il a cherché à en libérer sa mémoire pour ne pas en rester envahi et continuer à travailler et à vivre. À l’indépendance de l’Algérie, il s’était contenté de remiser soigneusement dans des cartons tous ses papiers de cette période : des centaines de lettres de lecteurs indignés par ses articles dénonçant la torture, des notes sur les multiples témoignages d’appelés sur les exactions de l’armée française, des photos et des documents inestimables, comme le courrier expédié par Josette Audin à La Croix sur la disparition de son mari. Tout cela a dormi cinquante ans au fond d’un grenier et Jacques Duquesne s’y est replongé pour composer ce livre.
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En novembre et décembre 1957, Duquesne a effectué son premier grand reportage en Algérie, sillonnant Alger et les régions rurales, recueillant les témoignages d’Algériens victimes de la répression policière et de la torture. Il en a tiré, en janvier 1958, une série de sept articles dans La Croix, intitulée « Souffrances et espoirs de l’Algérie », où il dénonce ouvertement la torture et les exactions des militaires. Ces numéros sont saisis en Algérie et la rédaction croule sous les lettres de lecteurs qui crient au scandale. On l’accuse de salir l’armée, de trahir la France, de céder à la propagande des communistes… Seule une petite minorité de lecteurs l’approuve, dont certains l’invitent à donner des conférences, parfois troublées par des contradicteurs agressifs. Le livre n’hésite pas à reproduire intégralement quelques lettres, parfois d’une grande violence : « Par respect pour les vrais Français, fermez votre sale gueule, Monsieur ! », lui écrit un capitaine de réserve ; une lectrice le traite de « mauvais Français et mauvais catholique », se réjouit que La Croix ait été interdit en Algérie et regrette qu’il ne l’ait pas été en France ; un prêtre, oui, un prêtre, lui lance : « Si les paras vous coupent les c… et vous brûlent les pieds, ils feront un heureux en la personne de votre abonné ».
3Mais Duquesne persiste et rapporte de nouveaux témoignages que, cinquante ans plus tard, il publie aussi dans ce livre. Par exemple, la lettre au président de la République d’un appelé qui, après avoir vu durant quatorze mois comment se déroulait cette guerre, décide lors d’une permission de refuser de repartir en Algérie. Ou celle d’un capitaine d’active basé à Arris, dans les Aurès, que son épouse a transmise à l’Élysée, dénonçant les responsabilités du haut commandement dans la conduite de cette guerre, qui a valu à son auteur trente jours d’arrêts de rigueur suivi de son renvoi sans solde.
4L’un des témoignages les plus importants que publie ce livre est celui de Huguette Akkache, constitué de 42 pages dactylographiées envoyées en février 1959 à La Croix et qui racontent en termes simples et précis le mois et demi de détention qu’elle a subi dans l’été 1957, durant la bataille d’Alger, à l’école Serrouy, près de la Casbah, transformée par les parachutistes en « centre d’interrogatoire », puis à Ben Aknoun, dans la banlieue de la capitale, dans un ancien camp ayant servi aux troupes américaines. Ce témoignage exceptionnel, qui est un document de la même force que La Question d’Henri Alleg, a été écrit après son retour en France, en 1958, et envoyé à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales qui servait à berner l’opinion, ainsi qu’à différentes personnalités (le général De Gaulle, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Maurice Clavel) et à des journaux (Témoignage Chrétien, Hubert Beuve-Méry au Monde, le R. P. Wenger à La Croix). Si La Croix ne l’a pas publié, Témoignage Chrétien en a reproduit des extraits dans un supplément intitulé « Témoignages et documents », et Le Monde a fait de même en décembre 1959, sous le titre « Le Centre de tri ». Mais il ne sera publié, dans une version quasi intégrale, relue et légèrement remise en forme par l’auteur, qu’en 2004, sous le titre d’Un été en enfer. Barbarie à la française. Alger 1957, par les éditions Exils à Paris, signé du pseudonyme de H. G. Esméralda. Mais, dans cette édition, les noms des tortionnaires n’apparaissent qu’en abréviations et c’est l’un des grands mérites du livre de Jacques Duquesne que de les publier intégralement pour la première fois ainsi que de rétablir certains passages (essentiellement relatifs aux violences sexuelles) absents de l’édition anonyme de 2004.
5L’un des noms les plus souvent cités est celui d’un jeune lieutenant décrit comme dirigeant les interrogatoires, ordonnant aux bourreaux de poursuivre ou de stopper les tortures, et actionnant parfois lui-même la magnéto tout en lançant de violentes diatribes anticommunistes, le lieutenant Schmidt (sic). Or, on sait que le lieutenant Maurice Schmitt commandait en 1957, lors de la bataille d'Alger, une compagnie de parachutistes au 3e RPC du colonel Bigeard, qu’il deviendra par la suite général, et même, de 1987 à 1991, chef d’état-major des armées françaises. Lors du débat qui avait suivi la diffusion sur France 3, le 6 mars 2002, du documentaire de Patrick Rotman, L’Ennemi intime, il n’a pas supporté les témoignages sur la torture de deux acteurs de la guerre d’Algérie (Louisette Ighilariz et Henri Pouillot), qu’il a accusés de mensonge, ce qui lui a valu une condamnation à leur verser des dommages et intérêts. Ce long récit de Huguette Akkache, publié pour la première fois par Jacques Duquesne avec les noms propres entiers des tortionnaires tels qu’elle-même ou d’autres suppliciés les ont entendus prononcer (d’où quelques erreurs orthographiques probables), contient à leur sujet des informations précieuses et inédites. En dehors de celui de ce lieutenant, cité à treize reprises, elle nomme l’inspecteur Lévy de la DST, et d’autres parachutistes du 3e RPC : le lieutenant Fleutiot, le capitaine Chabane, le soldat Chevallier, le lieutenant Sirvant (sic) et le capitaine Petot. Lorsqu’après avoir envoyé ce texte à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales, elle avait été reçue par elle et avait exprimé son exigence de voir les tortionnaires condamnés. On sait qu’il n’en a rien été et que, récemment, lorsque les cendres de Marcel Bigeard ont été dispersées au Mémorial des morts d’Indochine à Fréjus le 20 novembre 2012, en présence de l’ancien président de la République Valery Giscard d’Estaing, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian s’est abstenu de la moindre allusion critique au rôle de ce commandant du 3e RPC lors de la bataille d’Alger. Pourtant, ce récit montre que, quand au début de septembre 1957, les bérets rouges du régiment de parachutistes coloniaux du colonel Bigeard partirent en opération dans le Sud, et le camp de Ben Aknoun passa aux mains des bérets verts d’un détachement parachutiste de la Légion étrangère commandé par un sergent français d’origine allemande, ancien légionnaire, entouré d’Italiens, d’Allemands, de Hollandais, seul le sergent étant français. Une amélioration très nette est alors intervenue dans le respect d’un certain nombre de règles humanitaires élémentaires pour les personnes détenues. Ce qui fait dire à Huguette Akkache que la langue française lui devint alors insupportable : « Les Allemands acquirent la sympathie du camp entier… J’en ressentis une gêne profonde, n’ayant pas oublié leur passé… J’eus mal encore pour la France, que j’avais autrefois aimée, et que je ne pouvais plus défendre à cause d’elle-même. »
6Ne serait-ce que pour ce témoignage exceptionnel, ce livre mérite d’être lu. Pourquoi n’a-t-il pas été davantage publié à l’époque ? L’auteur avait épousé en janvier 1954 un membre du bureau politique du PCA, interdit en septembre 1955 (Ahmed Akkache, lui-même arrêté en février 1957 et dont elle divorcera avant son évasion au début de 1962), et elle était la sœur de militants communistes algériens, juifs, fortement engagés au sein du FLN, les frères Timsit. En 1959, Huguette Akkache-Timsit a certainement communiqué également son récit au PCF et à l’Humanité. Or, la seule référence à son sort dans ce journal est, semble-t-il, le 16 août 1957, à la suite d’un article censuré consacré au sort d’Henri Alleg, alors interné au camp de Lodi, la mention brève de son arrestation : « Nous apprenons d’Alger que, le 6 août, Henriette Timsit (sic) a été enlevée par des parachutistes. Depuis, on est sans nouvelles d’elle » (voir L’Humanité censuré, 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie, coordonné par Rosa Moussaoui et Alain Ruscio, p. 126). Mais de ce récit qu’elle a diffusé en février 1959, après sa venue en France, et qui était si important pour faire connaître les pratiques de l’armée française en Algérie, seuls Témoignage chrétien et Le Monde en ont, semble-t-il, publié des extraits. On touche là à l’histoire complexe du positionnement du parti communiste français durant la guerre d’Algérie, dont beaucoup de zones d’ombre restent à éclaircir.
https://journals.openedition.org/chrhc/3303
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Gilles Manceron
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Le grand reporter Patrick Mesner raconte, trente ans plus tard, dans « L’Horloge du temps » ses voyages pendant la décennie noire en Algérie. Quand l’Histoire se mêle à l’intime pour ce natif d’Alger
Une légère pointe d’accent pied-noir colore la voix de Patrick Mesner. Et pourtant. Il a quitté son Algérie natale très jeune, une première fois en 1962, lors du déracinement général. Il a 9 ans et il est orphelin de mère. Quand son père intègre l’armée à Mers el-Kébir, il revient en Algérie. Il en connaît donc les odeurs, les couleurs, il en a des souvenirs précis, ceux de l’enfance et de l’adolescence qui vous hantent à jamais.
Sur ses années algériennes, celui qui deviendra photographe puis grand reporter pour France 3, a déjà fait paraître deux ouvrages : « La tombe de ma mère » en 2004 et « Le temps suspendu » en 2012. Textes agrémentés de photos. Pour clore une trilogie, sort en ce moment « L’Horloge du temps », texte non illustré et édité par ses soins aux Carnets du sud.
En 1990, il photographie la grande manifestation du Front des forces socialistes.
Patrick Mesner
La tombe de sa mère
Le livre raconte les deux voyages qu’il a entrepris en Algérie en 1990 et 1993, lors de la décennie noire qui a frappé le pays en guerre civile. « En 1990, j’étais reporter à France 3 Marseille et je suis parti pour couvrir les premières élections libres multipartites, raconte le journaliste. C’était la première fois que je revenais en Algérie et nous étions partis un mois avant les autres organes de presse. De ce fait, nous avons eu des interviews du Front islamique du salut (FIS), de Bouteflika… Toutes les autres chaînes ont repris mes images… »
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Le photographe expose son aventure professionnelle et humaine jusqu’au 29 octobre. L’histoire d’un peuple et d’un territoire qu’il côtoie depuis vingt ans.
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Notre consœur Ariane Lavrilleux a été arrêtée le 19 septembre 2023 et retenue en garde à vue par la police française depuis, suite à ses révélations sur l’affaire « Sirli » et la coopération militaire franco-égyptienne. Nous republions cette enquête dont elle est l’autrice en solidarité avec elle. La France est, après les États-Unis, le principal pays fournisseur d’armes à la coalition saoudo-émiratie engagée dans la guerre civile au Yémen depuis 2015. Qui équipe et répare les avions de combat de la Coalition ? Où sont formés les militaires ? Où sont produites les bombes qui frappent les marchés et les habitations yéménites ? Enquête sur les grandes entreprises françaises qui ont profité de la guerre, avec le soutien de l’État français.
Le conflit au Yémen a tué en sept ans 110 000 personnes, dont près de 13 000 civils selon les données d’Armed Conflict Location and Event Data Project (Acled). Depuis le déclenchement, en mars 2015, de l’intervention de la coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthistes, Paris n’a cessé de nier l’implication de la France. « Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite », assurait, en janvier 2019, Florence Parly, la ministre des armées, au micro de France Inter. Les matériels livrés ne serviraient qu’à « assurer la protection du territoire saoudien contre des attaques balistiques venant du Yémen » précisait-elle. Quelques mois plus tard, le 15 avril 2019, l’enquête Made in France de Disclose prouvait le contraire, rapport de la Direction du renseignement militaire (DRM) à l’appui. Non seulement des avions, des hélicoptères, des chars et canons français ont participé à des offensives de la Coalition, mais ces armes ont pu servir à viser des zones civiles.
L’ex-ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est aussi échiné à maintenir la version officielle. Le 13 février 2019, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale –- peu réactive —, il martèle que la France [« ne [fournit] rien à l’armée de l’air saoudienne ». Un mensonge qui passe sous silence les livraisons d’outils de désignation laser du groupe Thales, expédiés à l’Arabie saoudite au moins jusqu’en 20171, ainsi que les milliers de missiles « made in France » fournis à sa coalition militaire.
Au cours de la seule année 2019, l’État français a donné son feu vert à 47 contrats d’exportation de munitions, torpilles, roquettes, missiles et autres matériels explosifs, pour un total d’un milliard d’euros vers l’Arabie saoudite et de 3,5 milliards d’euros vers les Émirats arabes unis. L’année suivante, en 2020, ces autorisations ont bondi de 40 % pour l’Arabie saoudite et de 25 % pour les Émirats. Ces chiffres correspondent aux licences d’exportation accordées par la très opaque Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Ils permettent d’évaluer l’appétit des industriels français et de leurs clients en guerre, même si in fine les contrats signés — et secrets — peuvent souvent être inférieurs.
Jusqu’à présent, le gouvernement français refuse de dévoiler le détail des armes réellement livrées dans chaque pays étranger. Ses rapports publics, présentés chaque année au Parlement, indiquent tout de même l’ampleur du commerce avec deux des pays les plus interventionnistes du Proche-Orient, l’Arabie saoudite et les Émirats, respectivement troisième et cinquième meilleur client de l’armement français. On sait donc qu’entre 2015 et 2021, la France a livré des équipements militaires, des munitions et des services de maintenance pour près de 9 milliards d’euros à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les deux leaders de la coalition arabe formée pour soutenir le gouvernement yéménite contre les rebelles houthistes.
Livraison d’armes françaises à l’Arabie saoudite et aux EAU depuis 2014
Source : Rapports au Parlement sur les exportations d’armes (2014-2021)
Le grand écart de la France entre ses discours et ses actes en matière de respect des droits humains passe de moins en moins bien auprès de l’opinion. À Marseille et au Havre, des dockers ont bloqué des chargements à destination de l’Arabie saoudite. À l’Assemblée, des députés et ONG ont réclamé l’ouverture de commissions d’enquête et la suspension des exportations vers la coalition arabe. Aujourd’hui une majorité de Français est favorable2 à un contrôle renforcé des exportations d’armes. Discrètement, les services français surveillent aussi de plus en plus l’utilisation des armes françaises sur les champs de bataille étrangers, en particulier du Yémen, grâce aux renseignements satellitaires. Sous la pression médiatique, les livraisons d’armes à l’Arabie saoudite ont fini par fléchir en 2020. Elles n’ont pas cessé pour autant. Et l’opacité reste totale. Sans aucun débat démocratique, la guerre continue de se fabriquer près de chez nous.
Trois grandes entreprises françaises et leurs sous-traitants sont impliqués dans le conflit qui a tué plus de 13 000 civils en sept ans : Thales, qui équipe les avions de chasse et livre des munitions, le missilier franco-britannique MBDA, et l’avionneur Dassault, qui entretient les Mirage 2000 et a décroché des contrats records avec les Émirats. Les régions Centre, Nouvelle-Aquitaine et Île-de-France concentrent la plupart de leurs activités. Le 1er juin 2022, quatre ONG ont déposé plainte contre ces trois groupes français pour « complicité de crime de guerre au Yémen ». L’ouverture d’une instruction judiciaire serait une première contre des marchands d’armes de cette envergure. Le seul précédent concerne une PME française, Exxelia, dans le viseur des juges en charge de la lutte contre les crimes contre l’humanité depuis près de quatre ans, et dont les composants de missiles ont été retrouvés dans un bombardement meurtrier à Gaza, en 2014.
« Les entreprises ont beau avoir une licence d’exportation délivrée par l’État français, le choix d’exporter ou non leur revient, et elles ont l’obligation légale de s’assurer que leurs exportations ne vont pas contribuer à des violations des droits humains si celles-ci sont connues et documentées », explique Cannelle Lavite, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR). Le Parlement européen et le groupe d’experts internationaux sur le Yémen ont réclamé à plusieurs reprises l’arrêt des livraisons d’armes à la Coalition, en raison de leur utilisation contre les civils. Contacté par Orient XXI, le groupe Thales rejette la responsabilité sur l’État français, principal actionnaire du groupe. « Thales se conforme strictement au cadre légal et renforce en permanence ses procédures internes de contrôle des exportations », assure à Orient XXI son service communication. En 2020, la direction de Thales s’est engagée, aux côtés de chefs d’entreprise du monde entier, « à s’associer avec les Nations unies pour respecter les droits humains ». Dassault et MBDA n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
25 000 RAIDS AÉRIENS
La guerre au Yémen se joue d’abord dans les airs. Jamais un conflit de l’histoire récente n’avait nécessité autant de missiles, de bombes guidées, d’obus d’artillerie, de drones et de systèmes de défense aérienne, note Lotjse Boswinkel du Arab Gulf States Institute de Washington. Depuis le 26 mars 2015, date du début de l’intervention de la coalition arabe, l’organisme de référence Yemen Data Project a comptabilisé 25 000 raids aériens. Dès les premières semaines de leur intervention, les avions de la Coalition parviennent à détruire l’essentiel des cibles militaires3. Pour traquer les houthistes qui se mêlent à la population, ils attaquent les fermes, des marchés, des centres de santé ou encore des sites d’approvisionnement en eau. Les deux tiers des victimes civiles recensées par Acled jusqu’en 2019 ont été tuées par des bombardements de la Coalition.
Le cessez-le-feu annoncé le 30 mars 2022 par l’Arabie saoudite n’a mis fin ni aux raids de son opération baptisée « Restauration de l’espoir » ni aux attaques des houthistes. En l’espace de cinq mois, près de 400 Yéménites ont été tués et la coalition de Riyad a mené près de 200 frappes aériennes, toujours selon Acled.
Pendant ce temps-là, la France aide les Émirats à refaire ses stocks de missiles. Le 3 décembre 2021, le missilier MBDA décroche un contrat de 2 milliards d’euros pour équiper les 80 avions Rafale commandés à Dassault par les Émirats arabes unis. Même si les Rafale ne seront pas prêts avant plusieurs années, les missiles de MBDA seront utilisables dès leur livraison, sur les avions Mirage employés au Yémen. Pour la présidence française, ce contrat « historique » est « un aboutissement majeur du partenariat stratégique entre les deux pays ».
Le groupe MBDA, codétenu par Airbus, le Britannique BAE Systems et l’Italien Leonardo est le principal fournisseur européen de la Coalition. L’armée de l’air4 émirienne est équipée en missiles de croisière Black Shaheen (une variante du système de croisière autonome à longue portée dit « Scalp » ou Storm Shadow) dotés d’une « grande précision de ciblage grâce à un système de navigation avancé » selon les arguments de vente du fabricant. Également en service dans l’armée saoudienne, ces missiles assemblés dans le centre de la France, sont des atouts majeurs de la Coalition. Chargés de 400 kilos d’explosifs capables de dynamiter un bâtiment en une seule frappe, ils sont opérables sur tous les avions de combat de la Coalition, les Typhoon, Tornado et autres Mirage 2000.
AU COEUR DU SYSTÈME, BOURGES ET SA RÉGION
Comme le missile Storm Shadow/SCALP est un programme franco-britannique, la production des composants est répartie entre les sites industriels d’outre-Manche et ceux de Bourges5, où MBDA emploie 1 700 personnes. C’est dans la préfecture du Cher que l’on produit les systèmes électroniques et informatiques de ces missiles. On y teste aussi les munitions — une fois assemblées — dans des laboratoires qui simulent différentes conditions de vol (en soumettant le missile à des températures extrêmes par exemple). C’est aussi à Bourges que la PMEASB Aérospatiale Batteries fabrique les piles thermiques indispensables à la propulsion de ces missiles à plus de 400 km de leur cible.
L’arsenal saoudien répertorié par l’International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres) compte aussi une des bombes phare du catalogue MBDA : la Brimstone (« soufre » en anglais), déployable sur des avions comme sur des tanks, et fabriquée à Lostock dans la banlieue de Manchester. Les salariés de Bourges ont aussi été mis à contribution pour fabriquer les premiers bancs de tests des Brimstone, expédiés clé en main en Angleterre6.
Bourges et sa commune voisine de la chapelle Saint-Ursin hébergent deux usines Nexter produisant une large variété de munitions d’artillerie. En pleine guerre civile au Yémen, les Saoudiens leur ont commandé des obus de 120 millimètres pour armer leurs chars Leclerc. En 2016, Nexter prévoyait de vendre aux Émirats 53 000 obus et 50 000 composants explosifs — des « fusées d’artillerie » en vocabulaire militaire —, selon une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) datée du 1er juin 2016 et révélée par Disclose. À la Ferté Saint Aubin, au sud d’Orléans, une PME détenue à 49 % par Thales, Junghans, devait pour sa part fournir 41 500 « fusées » de munitions d’artillerie de 155 millimètres7 à la Garde nationale saoudienne, équipée de canons César du même diamètre. Montant total des contrats : 350 millions d’euros. Malgré les réticences de certains diplomates à l’époque, l’État français avait donné son feu vert.
Cette année 2016, le carnet de commandes était tellement plein que Nexter n’avait pas les capacités de production suffisantes. Pour satisfaire le client émirien au plus vite, des obus ont dû être prélevés dans les stocks de la cavalerie française.
MBDA, Nexter et leurs sous-traitants emploient 5 000 personnes dans la métropole de Bourges, soit 10 % de l’emploi de l’agglomération. Le missilier MBDA participe au jury du concours local des start-up de la Défense, Def’ Start, et a même été le parrain de sa deuxième édition. « Après une période de restructuration à la fin des années 1990, les recrutements de la filière Défense ont augmenté fortement depuis cinq ans, explique la présidente de l’agglomération Bourges Plus, Irène Félix, grâce à des commandes de l’armée française et d’autres pays ». Les accusations de complicité de crimes de guerre portées contre le champion régional n’inquiètent pas l’élue divers gauche. « Les industries de défense savent parfaitement dans quel cadre elles peuvent travailler, répond-elle à Orient XXI. La collectivité territoriale soutient le tissu industriel, mais n’intervient pas dans les questions de diplomatie qui sont gérées par l’État ».
À 200 kilomètres de Bourges, dans le département de la Loire, l’entreprise Nexter, détenue à 50 % par l’État français, est un poids lourd de l’industrie locale. À Roanne, où il emploie près de 1 400 salariés, son usine livre les canons César dont l’Arabie saoudite est un des grands clients. Entre 2018 et 2021, le royaume saoudien en a réceptionné 42.
Sous la présidence de François Hollande, le droit international et les vies yéménites ne pesaient pas lourd face aux intérêts économiques français, au sein de la Commission interministérielle sur les exportations d’armements (CIEEMG). À l’été 2016, un an et demi après le début de l’opération saoudo-émiratie, le ministère des armées balaye les craintes des diplomates du Quai d’Orsay qui s’inquiètent du « risque de non-conformité avec nos engagements internationaux ». Impossible de remettre en question les contrats avec des pays représentant « près du tiers de nos volumes d’exportations ». Le cabinet de François Hollande approuve et ordonne même de « ne plus revenir sur la décision de principe de soutenir nos partenaires stratégiques par nos exportations ».
MOTEURS DE MISSILES À TOULOUSE
Après l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, la doctrine Hollande est maintenue à quelques exceptions près. Pendant le premier mandat (2017-2022), la Commission interministérielle (CIEEMG) délivre au moins 77 licences d’exportation de munitions8 vers l’Arabie saoudite et 87 vers son allié émirati. Seuls quelques contrats passent à la trappe. À la Ferté-Saint-Aubin, une usine Thales de munitions a ainsi dû stopper ses livraisons vers l’Arabie saoudite à partir de l’été 2020. « Les services de l’État ont prévenu Thales que la licence d’exportation valable jusqu’en juin 2020 ne serait pas renouvelée ; donc les employés de la Ferté se sont dépêchés d’expédier les commandes en cours pour l’Arabie », raconte un salarié de la branche défense du groupe Thales, détenue à 26 % par l’État français. Ce contrat de quelques millions d’euros n’était pas crucial pour l’usine du Loiret, dépendante à 70 % des commandes du ministère des armées français. Avant les nouvelles directives, cet ancien site de TDA Armements intégré à Thales fournissait des munitions d’artillerie de 120 millimètres aux Saoudiens. Des mortiers photographiés sur les champs de bataille au Yémen, par un photographe de l’agence Associated Press, en avril 2015.
Des soldats saoudiens tirent de l’artillerie en direction de la frontière avec le Yémen à Najran, en Arabie saoudite, mardi 21 avril 2015
Hasan Jamali/AP
Il n’y a pas que la région Centre-Val de Loire qui est mise à contribution dans l’effort de guerre de la coalition saoudo-émiratie. À Toulouse, l’usine de Safran Power Units assemble les pièces du puissant moteur TR60, conçu spécialement pour propulser les missiles Storm Shadow/Scalp. « Sa fiabilité et ses performances opérationnelles ont été démontrées sur le terrain lors de nombreux conflits », se félicite le leader européen des turboréacteurs sur son site internet. Combien de fermes et habitations yéménites Safran a-t-il aidé à détruire ? L’entreprise n’a pas répondu à Orient XXI. « Ça ne nous regarde pas » botte en touche Jean-Paul Lopez, président de l’Association des amis du patrimoine historique de Microturbo, l’entreprise familiale inventrice du moteur propulseur de missile rachetée par Safran.
Pourtant, plusieurs années après la livraison, les fabricants gardent des liens étroits avec leurs clients. Comme le détaille le fabricant MBDA dans une offre d’emploi, « lorsqu’un client achète un système d’arme, il est nécessaire de le former à l’utilisation et à la maintenance de son système. MBDA doit également intervenir chez le client pour effectuer les niveaux de maintenance qui ne sont pas de sa responsabilité ou tout simplement pour réparer ou changer les équipements en panne ». Des visites de contrôle et mise à jour sont à prévoir au moins tous les deux ans. À l’heure actuelle, selon nos informations, MBDA continuerait d’assurer la maintenance des stocks de missiles Black Shaheen. Installé sur la corniche d’Abu Dhabi, MBDA y envoie régulièrement des équipes françaises et britanniques en mission. Des employés de Thales font aussi la navette pour réparer les systèmes de radar et missiles sol-air Crotale montés sur châssis pour les Saoudiens et les Émiriens. Les deux pays en ont plus de deux cents à disposition. Quand les changements sont trop complexes, les pièces sont rapatriées dans la petite bourgade de Fleury-Les-Aubrais, dans le Loiret, où Thales a installé le service client de ces munitions.
DASSAULT, SES MIRAGES ET SON SERVICE APRÈS-VENTE
Autre fleuron de la défense française présent en permanence aux Émirats : Dassault. Et pour cause, le petit État du Golfe a été le premier client étranger des avions de combat Mirage, en 1986, deux ans après leur mise en service au sein de l’armée française. Les Émirats en possèdent aujourd’hui 56, dont les derniers modèles « 2000-9 », acquis à la fin des années 2000, sont équipés de radars et technologies de pointe. Encore plus que les missiles, ces appareils bourrés d’électronique doivent être contrôlés et mis à jour constamment par les ingénieurs du groupe Dassault. Y compris en pleine guerre au Yémen, ces avions de chasse étant des maillons essentiels de la flotte émirienne. Partenaire sans faille des Émirats depuis quarante ans, l’avionneur français forme non seulement les équipes locales à Abou Dhabi, mais accueille aussi des stagiaires sur son site d’Argonay en Haute-Savoie, pour leur apprendre à réparer les Mirage 20009.
Le service après-vente assure de confortables revenus aux industriels. Le contrat de modernisation d’une trentaine de Mirage émiriens, signé en 2019 avec l’accord de l’État, a rapporté 418 millions d’euros à Dassault. Son PDG, Éric Trappier, promettait de « répondre aux besoins opérationnels des Émirats ». En clair, les ingénieurs français améliorent les systèmes radar et de détection de cibles pour permettre au cheikh Mohamed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, de poursuivre ses interventions militaires, entre autres au Yémen et en Libye. La même année, les Émirats envoyaient leur armée de l’air soutenir l’autocrate de l’est libyen, Khalifa Haftar. Parmi les victimes : 44 migrants tués dans le bombardement de leur centre de détention par un Mirage 2000. L’attaque avait suscité l’indignation internationale et été dénoncée dans le rapport des experts de l’ONU au Conseil de sécurité.
En 2015, l’année où la Coalition arabe décidait d’aller pilonner les villages yéménites, une trentaine de militaires émiriens sont venus se former dans le plus grand campus français de la filière aéronautique et spatiale, à Latresne, près de Bordeaux. Une nouvelle promo est attendue en 2023. Cette fois, l’école va accueillir plusieurs centaines de stagiaires venus des Émirats, qui se succéderont pendant plusieurs années, pour se familiariser à l’entretien des futurs escadrons de Rafale commandés fin 2021. Les apprentis pourront même aller vérifier l’état d’avancement de leurs futurs avions, assemblés de l’autre côté de la Garonne, à Mérignac. Former une armée accusée de crimes de guerre, est-ce compatible avec les valeurs de l’école financée en partie par des fonds publics ? « Nous ne formons pas de stratèges militaires ni des pilotes, mais des maintenanciers d’avion, se défend la directrice d’Aérocampus Anne-Catherine Guitard. Quand Dassault vend des Rafale, il s’arrange aussi pour vendre une partie formation « made in France » à Latresne. Sur l’« aérocampus », créé par la région Nouvelle-Aquitaine et des industriels du secteur — Dassault et Airbus en tête —, les formations proposées aux clients étrangers émiriens, qataris ou indiens servent à financer les diplômes de 350 étudiants français en aéronautique. Difficile dans ces conditions de bouder les généreux clients du Golfe. « Je me verrais mal refuser des demandes qui ont été validées par le ministère [des armées] et la présidence de la République », explique la directrice.
Les Saoudiens préfèrent quant à eux le climat lorrain. L’État français les a convaincus de venir se former au maniement de leurs tourelles canons à Commercy, ancienne base militaire dépeuplée depuis le départ d’un régiment français. Le centre spécialement construit pour les Saoudiens, grâce à des fonds publics, devait booster l’emploi local. À peine une vingtaine de postes ont été créés sur les cent promis, selon l’enquête d’Amnesty International et de La Revue dessinée10.
LA CGT POUR UN MORATOIRE SUR LES VENTES D’ARMES
Pour justifier la poursuite de leurs contrats avec l’Arabie Saoudite et les Émirats, les industriels n’hésitent pas à invoquer la sauvegarde des emplois en France. Or, l’argument est loin d’être validé par les syndicats. Au sein de Thales, la CGT mène la fronde depuis plusieurs années pour obtenir un moratoire sur les ventes de matériels de guerre à l’Arabie saoudite et aux Émirats utilisés dans la guerre au Yémen. Car en plus des bombes fabriquées dans le centre de la France, le groupe Thales est aussi le fournisseur officiel d’outils de ciblage, ou « pod Damocles », pour les forces aériennes saoudiennes et émiraties. Ces systèmes d’optique de pointe servent à guider avec précision les tirs des avions de chasse et à éviter les dommages collatéraux. Sauf quand les civils font partie des cibles désignées. Comme le bus transportant des écoliers, déchiqueté par une frappe de la Coalition, en août 2018. L’Arabie saoudite a acheté une soixantaine de pods français, dont les derniers ont été livrés en 2017, pour équiper ses avions Typhoon et Tornado (selon le Sipri). Idem pour les Mirage de la flotte émirienne. Et depuis 2017, Thales continue d’assurer leur maintenance.
Toutes ces nacelles — dont les Émirats ont déjà commandé la nouvelle version « Talios » — ont été produites à Élancourt, à quarante kilomètres de Paris. Dans cette commune des Yvelines de 25 000 habitants, les laboratoires secret-défense de Thales s’étalent sur près de 40 000 mètres carrés. Cet énorme site, qui réunit plus d’un millier d’ingénieurs et techniciens de haut niveau, est aussi le berceau des drones Spyranger commandés il y a quelques mois par la Garde nationale saoudienne11. Ces contrats s’élèveraient à plusieurs centaines de millions d’euros. Pas vraiment une source de fierté pour Grégory Lewandowsky, coordinateur CGT du groupe Thales. « Ce n’est pas parce que l’État français autorise ces ventes que nous devons les accepter. Il y a un risque juridique pour Thales de fournir des armes qui sont utilisées dans un massacre, estime le syndicaliste, le renoncement à ces contrats militaires pourrait être compensé par des investissements dans le civil comme les technologies et équipements médicaux ». Mais cette proposition de diversification n’aurait pas les faveurs de Patrick Caine, le PDG de Thales, qui rechigne à s’aventurer sur des marchés incertains et privilégie « la rentabilité à court terme », selon la CGT.
La rhétorique des industriels a d’autant plus de mal à passer que leurs bénéfices records échappent aux salariés. En 2021, Dassault Aviation a totalisé près de 700 millions d’euros de bénéfices, soit deux fois plus qu’en 202012 et ses actionnaires ont reçu 208 millions d’euros de dividendes. Mais l’avionneur n’avait rien prévu pour ses employés. Il a fallu qu’ils se mettent en grève pendant près de trois mois pour que l’industriel se décide à augmenter les salaires d’une centaine d’euros. Ce mouvement social inédit s’est aussi propagé dans les usines de production d’armements de Thales et MBDA. Elancourt est devenu l’épicentre de la colère, avec la plus longue grève de l’histoire de Thales pendant près de deux mois et demi. « L’attitude de Thales qui voulait faire des économies sur la politique salariale a été totalement incomprise par les salariés au moment où les chiffres du groupe sont excellents et où l’argent versé au capital avoisine les 1,3 milliards d’euros », témoigne Grégory Lewandowsky de la CGT Thales.
L’alliance qui commence à se dessiner entre des syndicats et ONG promet de secouer une industrie pour l’instant surprotégée par l’État français, lui-même actionnaire de plusieurs fleurons de la filière. D’autant qu’en interne, la pression de l’opinion publique commence à inquiéter les directions des ressources humaines. Certaines entreprises critiquées pour leurs armes utilisées au Yémen auraient de plus en plus de mal à recruter de jeunes diplômés.
Ce film revient sur les mois qui ont suivi la proclamation de l’indépendance en Algérie, le 5 juillet 1962. Quarante ans après, une dizaine d’acteurs de la révolution algérienne -leaders historiques de la rébellion, chefs des maquis de l’intérieur, cadres de l’Armée des frontières, responsables de la fédération de France du FLN -, interrogés par l’historien Benjamin Stora, évoquent, devant la caméra de Jean-Michel Meurice, cet été pendant lequel les nationalistes qui venaient d’en finir avec la guerre contre le colonisateur se sont affrontés dans une terrible bataille pour le pouvoir, jusqu’à la victoire de Ben Bella en septembre 1962.
À l’occasion des cinquante ans des attentats racistes qui ont été commis à Marseille et dans le reste de la France, le journal La Marseillaise a consacré le 25 août ses trois pages d’ouverture au souvenir de ces ratonnades. Dans ce contexte, j’ai été interviewée. Voici le texte.
« Le contexte fait que les souvenirs ressurgissent »
Ancienne militante des étudiants communistes et syndicaliste CFDT, la romancière Dominique Manotti a longuement enquêté sur les assassinats racistes de l’été 1973 à Marseille et en a tiré un roman, “Marseille 73”. Elle alerte sur les résurgences toujours actuelles de cette haine.
La Marseillaise : Il y a cinquante ans, une vague de crime racistes s’abattait sur Marseille. Comment en est-on arrivé là ?
Dominique Manotti : C’était une atmosphère relativement courante en France. On n’est pas loin de la guerre d’Algérie, une guerre qui reposait sur un contrôle ultra-violent de la population à travers des déplacements en masse, une utilisation systématique de la torture, la politique des disparitions. Tout ça, réalisé par des Français qui vont revenir en France. La police marseillaise était composée en partie non négligeable de policiers revenant directement d’Algérie, de même que le corps préfectoral. Ensuite, il y a un deuxième aspect très important, c’est la fin des années d’expansion des Trente glorieuses. Et donc dans un contexte de crise, l’étranger est désigné responsable de toutes les catastrophes qui arrivent. À Marseille, c’est une crise très violente et très réduite dans le temps, mais une vague va toucher la France entière dans la deuxième moitié de l’été 1973. Il y a 18 morts à Marseille en trois semaines, il y en a une cinquantaine dans la France entière en trois, quatre mois. C’est une réalité française. Il y a un racisme violent qui est une composante quasi permanente de l’Histoire de France depuis le XIXe siècle et qui est masquée, parce qu’il y a une forte tendance au déni.
Quelle a été la réaction des syndicats face à ces crimes racistes ?
D.M. : Il n’y a jamais eu d’appel raciste, pas plus à la CGT qu’à la CFDT, ça c’est clair. Par contre, il y avait un discours général qui disait, pas de revendication spécifique : on ne divise pas la classe ouvrière. Mais il y a quelque chose d’incroyable qui s’est passé à Marseille.Il y a eu une grève de travailleurs immigrés, seuls, contre les massacres, contre les assassinats. Le premier appel a été aux chantiers navals. Il y avait 1800 travailleurs immigrés aux chantiers de La Ciotat et il y a eu 1800 grévistes. Le chantier a été obligé de s’arrêter. Cette grève a eu lieu au début du mois de septembre et dans la foulée, le Mouvement des travailleurs arabes a lancé une grève sur l’ensemble du département des Bouches-du-Rhône. Ils ont eu 30000 grévistes. Je ne sais pas si vous l’imaginez, le MTA, c’était une organisation quasi inexistante ! Ça traduit la profondeur du désespoir des travailleurs immigrés. Là-dessus, ils n’ont eu aucun soutien. Il y a eu une journée de dépôt de pétitions dans les directions d’entreprise, mais c’était un geste symbolique.
Vous avez rencontré la famille de Ladj Lounès, tué le 29 août. Quel souvenir en garde-t-elle ?
D.M. : Le souvenir reste un souvenir qui ne passe absolument pas. Ladj Lounès a été assassiné par un brigadier-chef de la sûreté nationale, qui après une soirée bien arrosée, a pris son arme de service, sa voiture personnelle et est allé tuer un inconnu. C’est dire à quel point les tueurs étaient absolument sûrs de leur impunité. C’est le seul assassin qui a été retrouvé, pour la bonne raison que c’est la famille qui l’a retrouvé. Ils ont mis un an et demi, mais ils y sont arrivés. Mais il n’est pas arrivé au procès parce qu’il avait un problème cardiaque. Il a été enfermé en préventive, on ne lui a pas donné son traitement et il est mort. Aucun assassin n’a été jugé.
Quelle mémoire reste-t-il de ces crimes ?
D.M. : C’est en train de revenir. Quand j’ai commencé à écrire le roman il y a à peu près quatre ans, il y avait une mémoire presque totalement inexistante à Marseille même. Les seuls qui s’en souvenaient, c’est des gars qui avaient vécu ça d’une façon militante, une toute petite minorité. Les jeunes générations ne s’en souvenaient absolument plus. Mais il y a un contexte de violences policières, le fait que le gouver- nement Macron repose à peu près exclusivement sur sa police qui fait que les souvenirs ressurgissent. J’ai été très frappée de voir à quel point il va y avoir des évènements sur 1973 dans les prochains mois.
On ne peut justement s’empêcher les parallèles avec la période actuelle…
D.M. : C’est ça qui ranime la mémoire. Les gens qui en parlent sont écoutés, mais ce n’est pas l’histoire qui intéresse, ce sont les échos d’aujourd’hui. Aujourd’hui, la violence policière est extrêmement racisée. Le gouvernement est prêt à faire des concessions sur des cas individuels, mais actuellement, ce qui est en place, ce sont des mécanismes institutionnels pour développer le racisme, comme quand vous basez l’action de la police de « proximité » sur les contrôles d’identité au faciès. On n’a pas idée, quand on ne les subit pas, de la violence du mécanisme. C’est quelque chose d’incroyable. C’est l’humiliation permanente. Il ne peut pas y avoir de pacification dans ce cadre, c’est impossible. C’est pour ça que j’ai une peur terrible de l’élection de 2027.
Niger, Burkina Faso, Mali : ces trois pays du Sahel ont été considérés comme le « pré carré » de la France en Afrique. Après une série de coups d’État, ils refusent la présence française, notamment militaire. Une récente polémique sur les visas est venue encore tendre les relations.
La France est massivement rejetée au Sahel après une décennie d’interventions militaires contre le djihadisme. Des putschs militaires remettent en cause la présence française. La récente polémique sur les visas pour les artistes et étudiant·es burkinabé·es, malien·nes et nigérien·nes a encore accru les tensions.
« Tout ça ne tient qu’à un fil » : au Niger, la grogne gagne les troupes françaises
Bloqués dans trois bases, 1 500 soldats vivent dans une précarité croissante, victimes du bras de fer entre la junte nigérienne au pouvoir depuis août et Paris qui ne la reconnaît pas.
s soldats français sur l’aéroport de Niamey lors de la visite du chef d’état-major des armées.
Abandonnés ! L’humeur est visiblement morose au sein du contingent français au Niger. Principalement, confinés sur la BAP (la base aérienne projetée) située près de l’aéroport de Niamey, les quelque 1 500 soldats français sont au cœur d’un bras de fer entre l’Élysée et les putschistes du 26 août qui souhaitent le départ des forces françaises et qui ont dénoncé plusieurs accords de coopération militaire conclus avec l’ex-puissance coloniale.
Côté français, Emmanuel Macron, intransigeant, maintient qu’un éventuel redéploiement des forces françaises au Niger ne sera décidé qu’à la demande du président Mohamed Bazoum toujours considéré par la France comme le légitime chef de l’État.
En attendant un accord politique, la situation des militaires français se dégrade depuis le début du mois de septembre : relève compromise, réserves qui s’épuisent, encadrement sous stress, peur d’une sortie de crise violente…
A cela s’ajoute la crainte d’être débordés par les manifestants nigériens qui bloquent tous les accès au camp français. Le problème, c’est la foule. Elle se fait manipuler par le mouvement M62 principalement qui fait monter le sentiment anti-français. Ce sont ces mêmes manifestants qui ont stoppé le boulanger et qui empêchent les personnels locaux de venir travailler sur la BAP. Alors que les personnels locaux peuvent encore travailler pour les Allemands et les Italiens. Le filtrage n’est pas effectué par les forces armées nigériennes mais par les manifestants , explique un ancien militaire, qui travaille sur place.
Ravitaillement aléatoire
Sur la BAP, les conditions de vie sont de plus en plus compliquées : Aucun mouvement d’avion, les mouvements entre la zone vie et la zone technique sont surveillés et filtrés par l’armée nigérienne, un fossé antichar a été creusé, plus de ravitaillement alimentaire, évidemment pas d’autorisation de sortie. La base vivait sur les réserves des congélateurs jusqu’à cette semaine. Désormais pas de pain, le papier toilette rationné , a résumé un soldat français à sa famille.
Nous avons encore un stock conséquent de carburant pour les groupes électrogènes, nous sommes aussi autonomes concernant l’eau potable et sanitaire et il y a encore de quoi manger un certain temps, précise toutefois l’ancien militaire avant d’ajouter: En revanche, la situation sur les deux bases avancées (Ouallam et Ayorou) devient intenable : plus de ravitaillement en eau, nourriture et carburant. Bientôt plus d’électricité pour eux. Et il est impossible de les approvisionner .
A Ouallam, au nord de Niamey, près de 200 soldats vivent de plus en plus chichement, leur autonomie passée devenant un souvenir. Tout ça ne tient qu’à un fil. Ce qui me pose problème, c’est que nos capacités se dégradent un peu plus tous les jours, décrit un sous-officier qui préfère garder l’anonymat. La mission : “Tenir”, c’est OK ; mais il nous faut de quoi manger, se laver et un minimum de confort… ! Dimanche, l’électricité coupe et nous n’aurons plus de moyen de recharger nos appareils une fois que nos batteries seront déchargées. Nous attendons juste une direction de manœuvre ; rien que ça, ça nous redonnerait le moral ».
En deux jours, 1079 personnes, dont 577 Français, ont été évacuées en août par les forces françaises de Niamey.
Des députés inquiets
L’état-major des armées (EMA) relativise ces difficultés, reconnaissant des approvisionnements compliqués , tout en se voulant rassurant : L’état des capacités de combat, dont l’état du moral des militaires, est suivi par le commandement à tous les niveaux. Aujourd’hui, la posture des militaires français au Niger permet de répondre à toutes les éventualités, notamment en cas de besoin d’utiliser la force.
L’EMA précise aussi que les militaires en opérations sont confrontés par nature à une forme d’incertitude et aux changements de situation. Ils sont formés et entraînés pour agir dans des conditions parfois très rustiques et dans des environnements sécuritaires difficiles. La préparation et la planification des missions intègrent cette complexité.
Malgré tout, plusieurs députés français se sont émus de la dégradation des conditions de vie du contingent français au Niger. Ainsi, le député brestois Jean-Charles Larsonneur a fait part de ses inquiétudes dans un courrier de lundi au ministre des Armées Sébastien Lecornu.
httpPar micheldandelot1 dans Accueil le 21 Septembre 2023 13:18://www.micheldandelot1.com/la-france-degage-changement-d-ere-au-sahel-a214807695
enri Pouillot : « Je suis retourné à Alger, "en pélerinage", à la Villa Susini. Cette photo où je retrouve Louisette IGHILAHRIZ, a été prise à cette occasion"
Viols pendant la guerre d'Algérie
un scandale occulté • FRANCE 24
Il y a soixante-et-un ans, l'Algérie prenait son indépendance. Si beaucoup d'ouvrages et de documentaires ont été réalisés sur la guerre d'Algérie, très peu ont abordé la question du viol. Honte des anciens soldats de l'armée française, censure ou auto-censure des femmes en Algérie, Florence Gaillard de France 24 a mené l'enquête sur ce sujet tabou.
Henri Pouillot : "J'avais 20 ans quand on torturait dans la villa Susini"
Né en 1938 en Sologne (Loiret), Henri Pouillot est jeune appelé, pendant la Guerre d’Algérie. Affecté de juin 1961 à mars 1962 à la Villa Susini à Alger., il est témoin de la torture - Auteur de 2 livres témoignages sur cette période. Auteur d’un livre fiction "Hamed, Sale fils de Français", parti d’un fait concret, dramatique. Militant des droits de l’homme, antiraciste et anticolonialiste, il raconte "son Algérie à lui". Entretien réalisé par Samia Arhab.
La disparition forcée, arme de guerre de l’armée française durant la « bataille d’Alger »
Illustration : Saint-Eugène (Bologhine), 14 mars 1957. Des parachutistes français du 3e régiment de parachutistes coloniaux du colonel Marcel Bigeard « interrogent » Omar Merouane, dit "Le Mince", membre du groupe de choc de Zghara, porté disparu (Jacques Grévin/AFP).
Le crime de disparition forcée a été massivement employé dans les dictatures latino-américaines dans les années 1970 et 1980. Durant la guerre d’indépendance algérienne, il avait été l’arme privilégiée de la guerre « antisubversive » menée à Alger par l’armée française contre la population algérienne.
Durant la longue guerre menée par le Front de libération nationale (FLN) pour obtenir l’indépendance de l’Algérie (1954-1962), l’administration coloniale française ne cessa jamais de fonctionner. Ainsi, tout au long de l’année 1957, la préfecture d’Alger adressa chaque semaine au général Jacques Massu des liasses de singuliers documents. Un formulaire indiquait les nom, prénom, âge, adresse et profession d’une personne, la date et les circonstances de son « arrestation » par des militaires et enfin le nom d’un membre de sa famille, « à prévenir en cas de découverte ». En une année, 2 039 de ces étranges avis de recherche furent émis par la préfecture, dans l’attente de réponses de l’armée sur le sort de l’intéressé. L’attente fut souvent vaine. Le dénommé Rambaud, responsable du service compétent, le déplorait dans une note interne : dans 70 % des cas, l’armée n’avait pas répondu ou bien ses réponses se révélaient « non valables » ou « insatisfaisantes ». « Il ne m’a pas été possible depuis longtemps de faire simplement connaître à un seul avocat si le client auquel il s’intéresse est mort ou en vie », écrivait-il.
Conservée aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), une partie ce fichier de « détenus-disparus » signalés par leurs familles en 1957 est le point de départ du projet historiographique Mille Autres, mené par Malika Rahal et Fabrice Riceputi. Elle a été mise en ligne sur un site dédié, avec un appel à témoignage en arabe et en français, interrogeant les proches et descendants des personnes enlevées par les militaires, qu’elles aient été ensuite libérées ou qu’elles aient disparu définitivement. Au-delà de cette information, les familles racontent aussi, dans leurs nombreuses réponses, les circonstances d’enlèvement par les militaires, leurs stratégies de résistance à la terreur, leurs démarches de recherche et leur vécu, depuis lors, de la disparition souvent définitive d’un parent.
S’appuyant sur ces témoignages de familles algériennes très peu sollicitées jusqu’ici par les historiens français, ainsi que sur diverses archives coloniales, le projet Mille Autres permet aussi de renouveler l’histoire de la séquence historique baptisée « bataille d’Alger », en rompant avec un point de vue encore largement dominant, y compris dans les livres d’histoire : celui des acteurs militaires de l’époque.
ÉRADIQUER LE NATIONALISME À ALGER
Le 7 janvier 1957, carte blanche est donnée par le gouvernement de Guy Mollet au général Massu pour rétablir l’ordre colonial à Alger. Celui-ci y est en effet gravement menacé par une augmentation depuis l’automne 1956 de l’activité dite « rebelle » — des actions de guérilla urbaine et des attentats —, et surtout, à cette date, par la perspective politiquement cauchemardesque pour les autorités françaises d’une grève anticoloniale de huit jours, par laquelle le FLN peut démontrer qu’il dispose d’une implantation de masse.
L’armée dont la mission était jusqu’alors principalement d’affronter les maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN) dans les zones rurales doit cette fois « pacifier » Alger, selon les termes de l’époque. C’est-à-dire détecter et détruire l’organisation clandestine à la fois politique et paramilitaire du FLN, immergée parmi les 400 000 Algériens de la ville. Les méthodes employées dans les campagnes ne sauraient être les mêmes en milieu urbain, dans la grande ville de l’Algérie coloniale, peuplée pour moitié d’Européens et sous le feu des projecteurs. Inspirée par la « doctrine de la guerre révolutionnaire » ou contre-insurrectionnelle élaborée après la défaite française en Indochine, une arme de répression politique violente, mais pouvant être menée en secret est privilégiée : l’enlèvement en masse des Algérois suspects de liens avec l’insurrection en cours.
Le lieutenant-colonel Roger Trinquier, l’un des officiers idéologues inspirant l’opération, prescrit au ministre Robert Lacoste « une épuration » de la population « musulmane » d’Alger. Celle-ci doit être selon lui entièrement passée au crible. À la mi-janvier, il estime à 20 000 le nombre de suspects à enfermer dans des camps, soit un nombre bien supérieur à celui, estimé, des membres du FLN à Alger1.
À cette fin, l’armée obtient sans peine du pouvoir politique la mise en place d’un dispositif d’exception, parfois appelé « système arrestation-détention ». Au nom de l’efficacité, elle est dispensée de toute contrainte légale. Elle peut s’introduire dans les domiciles, perquisitionner, arrêter, détenir et interroger comme bon lui semble. Et ceci sans avoir de compte à rendre à quiconque sur ses motifs et sur l’identité et le sort des « suspects » arrêtés. Hormis, une fois le fait accompli et sans que nul ne puisse vérifier ses dires, à une préfecture simplement chargée d’officialiser les détentions. Les militaires disposent d’un temps « d’exploitation » du détenu avant de déclarer son arrestation à la préfecture. C’est ce système qui permet la généralisation de la torture, des viols et des exécutions suivies de la dissimulation ou de la destruction des corps.
L’armée expérimente ainsi à grande échelle une pratique de répression qui ne sera identifiée et qualifiée que bien plus tard, quand elle sera à nouveau employée dans les années 1970 et 1980, principalement en Amérique latine où, on le sait, ces mêmes militaires français allèrent ensuite l’enseigner : la disparition forcée. Depuis 2010, l’ONU définit comme un crime contre l’humanité « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi ».
DES ENLÈVEMENTS EN MASSE POUR TERRORISER
En janvier et février 1957, lors de la répression de la grève organisée par le FLN, une première vague d’arrestations — des enlèvements du point de vue des Algériens, ainsi que de celui du droit — se fait sur la base d’un fichier de police des opinions politiques et appartenances aux diverses organisations interdites ou considérées comme subversives : le FLN, le Mouvement national algérien (MNA), le Parti communiste algérien (PCA), l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema) et l’association des oulémas. Malgré la terreur, la grève du FLN est un succès, mais désigne aux militaires, parmi les grévistes, de nouveaux suspects à interroger. Les enlèvements visent bientôt aussi les activités humanitaires comme les centres sociaux créés par l’ethnologue Germaine Tillion. Ils reprennent de plus belle durant l’été et l’automne 1957, lorsqu’il s’avère que le FLN algérois n’est pas mort malgré l’évacuation de la ville par sa direction, puisqu’il a encore la capacité de répliquer par de nouveaux attentats.
Tous les quartiers dits « musulmans », et pas seulement la Casbah, sont frappés par des rafles et des enlèvements ciblés, le plus souvent réalisés nuitamment et avec une brutalité ostentatoire. Les familles qui témoignent aujourd’hui en ont souvent gardé ou transmis le souvenir : portes défoncées, vols, violences envers les proches, propos glaçants sur le sort funeste de celui qu’on embarque dans un camion bâché, où se trouve souvent un indicateur cagoulé (surnommé par les témoins « bou shkara »2). On enlève aussi sur la voie publique ou sur les lieux de travail. Adolescents et vieillards ne sont pas épargnés. Toutes les couches de la population colonisée sont touchées. Le nombre d’enlèvements atteint en une année plusieurs dizaines de milliers. La plupart de ces « suspects », jamais jugés, sont enfermés dans des camps. Certains n’en sortiront qu’en 1962, après avoir été plusieurs fois transférés d’un lieu à un autre du vaste système concentrationnaire, en particulier lorsque la résistance des détenus devait être brisée et ces derniers dispersés.
LE COMBAT DES FAMILLES
Le mode opératoire des militaires atteint toute la population, qu’on veut arracher à l’influence nationaliste. Il ne neutralise pas seulement les « suspects » enlevés, il terrorise aussi leurs familles et, par capillarité, tous les habitants de leurs quartiers. Car l’on sait très vite que ceux qui sont pris risquent la torture et même la mort, dans des dizaines de centres disséminés dans et autour d’Alger où les personnes sont interrogées. Casernes, villas, écoles, fermes coloniales… : partout où des militaires cantonnent, les militaires torturent et, bien que les caves soient privilégiées, les cris des suppliciés sont parfois entendus par le voisinage. Le projet Mille Autres a d’ailleurs entrepris de recenser ces centres et de cartographier la terreur à Alger et dans ses environs.
Bien des récits collectés disent comment des épouses et des mères sillonnèrent alors la ville à la recherche de leur détenu-disparu, et stationnaient parfois des heures durant devant ces lieux, dans l’espoir de l’apercevoir ou d’obtenir une information. Quelquefois, elles y parvenaient, mais il arrivait aussi qu’elles soient chassées ou qu’un militaire leur signifie brutalement qu’il ne fallait plus espérer. Les détenus libérés pouvaient fournir des informations. Parfois, les familles recevaient des lettres de leur proche et pouvaient même lui rendre visite dans un camp durant quelque temps, puis n’avaient soudainement plus aucune nouvelle.
Pour beaucoup de familles, l’espoir d’une réapparition ne se dissipera qu’après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, lorsque les camps libéreront leurs milliers de prisonniers, sans qu’elles voient revenir leurs proches.
Les familles, souvent avec l’aide d’un écrivain public, écrivaient beaucoup : à la préfecture, au ministre Lacoste, aux généraux Raoul Salan et Massu, à Suzanne Massu3, à l’archevêque d’Alger, et à toutes les autorités en métropole. Qu’elles implorent ou exigent des nouvelles, leurs lettres — disséminées aujourd’hui dans les archives civiles ou militaires — recevaient rarement une réponse. À partir de mai 1957, la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels créée par Guy Mollet pour enquêter sur « d’éventuelles exactions » à Alger, selon ses termes, reçut nombre de leurs requêtes. Elle se contenta de leur transmettre les réponses qu’elle obtenait de l’armée. Celle-ci affirmait le plus souvent avoir « libéré » l’intéressé4, n’éprouvant pas le besoin, dans leur cas, d’échafauder un scénario mensonger comme il leur fallut le faire en juin 1957 pour « l’évadé » Maurice Audin. Lorsqu’un des membres de cette commission demanda à consulter le fichier « des disparus » dont il avait eu vent de l’existence, cela lui fut refusé par la préfecture.
L’ampleur de la terreur répandue devait rester secrète. Une enquête à partir de ce fichier aurait permis de découvrir que certaines des personnes recherchées avaient disparu corps et âme durant leur détention. À ce jour, sur près de 1 200 cas rendus publics sur le site 1000autres.org où cette enquête longtemps impossible est finalement menée, environ 400 sont identifiés comme des cas de disparition définitive. Encore ne s’agit-il que d’un échantillon, puisqu’une partie seulement des familles concernées s’adressa à la préfecture. La dissimulation fonctionna si bien que nul ne sait le nombre total des « disparus de la bataille d’Alger ». L’estimation célèbre de Paul Teitgen (3 024 disparus) ne représente qu’un ordre de grandeur plausible5.
LA LUTTE ANTITERRORISTE COMME JUSTIFICATION DE LA TERREUR
En 1957, si l’armée garde un silence absolu sur les enlèvements massifs, elle communique abondamment durant l’opération sur les saisies d’armes et de bombes. Les membres du « réseau bombe » arrêtés sont exhibés devant la presse et présentés, quant à eux, devant les juges. L’armée élabore ainsi un narratif selon lequel la bataille d’Alger est un affrontement entre l’armée française et un FLN identifié au « terrorisme », car réduit, ou peu s’en faut, à ses poseurs de bombes. Cette version des faits est diffusée au printemps 1957 lors de la campagne contre la torture née en métropole. Elle est consolidée après la guerre par Massu et ses officiers dans des mémoires à grand succès, en riposte à l’accusation d’exactions6. Selon cette défense, la nécessité de faire cesser les attentats par la recherche impérieuse de renseignements sur les poseurs et poseuses de bombes aurait expliqué et justifié l’emploi de méthodes « exceptionnelles »7. Cette justification de la terreur par une nécessaire lutte antiterroriste a été encore plus ancrée dans l’imaginaire collectif, après 1962, par une surabondante littérature héroïsant les « paras »8, ainsi que par le cinéma. Le film culte de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger fait la part belle à cet aspect des choses, même si c’est pour le dénoncer.
Selon cette grille de lecture des événements, qui occulte la dimension de terreur politique de l’opération, la mort des derniers membres du « réseau bombe » en octobre 1957 (dont celle d’Ali La Pointe) aurait, fort logiquement, mis fin à l’opération « antiterroriste » commencée en janvier. Ce découpage chronologique de la bataille d’Alger, porteur d’une interprétation des faits, est largement admis encore9. Or, les archives comme les témoignages analysés dans le projet Mille Autres conduisent pour le moins à le remettre en cause. En effet, alors que le réseau bombe est bel et bien détruit en octobre, la répression politique ne se poursuit pas moins à Alger sur le même mode : les signalements de disparitions forcées restent nombreux jusqu’en décembre 1957 et se poursuivent en 1958. Et loin de prendre fin en 1958, cette pratique, validée par le gouvernement français, se généralise ensuite à toute l’Algérie jusqu’à 1961 au moins.
UN CRIME LARGEMENT DISSIMULÉ
Le crime de disparition forcée a été analysé et qualifié juridiquement très tardivement, grâce surtout aux mobilisations des familles victimes, notamment argentines. Son emploi durant la guerre d’indépendance algérienne ne le fut jamais. En métropole, même si l’affaire Maurice Audin permit à Pierre Vidal-Naquet de décrire le système de la disparition à partir de 1958, c’est l’usage de la torture qui émut une partie de l’opinion, beaucoup plus que la disparition forcée.
Avant 1962, en dépit de leurs efforts, les familles algériennes victimes de cette pratique ne purent jamais se faire entendre. Après 1962, leur sort ne fut pas particulièrement distingué dans l’océan des deuils de la guerre de libération : leur disparu reçut, comme tous les autres morts, le statut de martyr. Enfin, l’auto-amnistie décrétée dès la fin de la guerre par la France annula les plaintes déposées et empêcha toute évocation de ces faits et audition de victimes et de témoins devant les tribunaux et l’opinion.
En 2018, la République française a reconnu officiellement sa responsabilité dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin, universitaire d’origine européenne. En 2020, elle a fait de même pour l’avocat Ali Boumendjel, dont le meurtre déguisé en suicide avait été dénoncé par un célèbre juriste français, gaulliste de gauche, René Capitant. Un « système » permettant ces crimes a été également reconnu. Mais les milliers d’autres Audin et Boumendjel, tous ceux dont la disparition ne fut jamais une « affaire » en métropole restent inconnus des livres d’histoire. Les Algériens et Algériennes rencontrés à l’occasion de l’enquête Mille Autres expriment très souvent leur émotion quand leur histoire restituée est visible du monde entier sur un site internet. Elles n’en vivent pas moins toujours la douleur d’ignorer ce qui est arrivé à leur disparu et de n’avoir pas de sépulture sur laquelle se recueillir.
POUR ALLER PLUS LOIN
➞ Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Fayard, 2002 ➞ Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne, La Découverte poche, 2022 ➞ Malika Rahal et Fabrice Riceputi, « La disparition forcée durant la guerre d’Indépendance algérienne. Le projet Mille autres, ou les disparus de la “bataille d’Alger” (1957) », Annales Histoire Sciences Sociales, 2022/2 ➞ Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte poche, 2008 ➞ Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022 ➞ Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, 1958SOURCE : La disparition forcée, arme de guerre de l’armée française durant la « bataille d’Alger » - Malika Rahal - Fabrice Riceputi (orientxxi.info)France-Algérie, deux siècles d’histoirela France
L’historienne et spécialiste de l’Algérie Malika Rahal reçoit le samedi 8 octobre 2022 le Grand prix des Rendez-vous de l’histoire du festival de Blois, pour son ouvrage Algérie 1962. Une histoire populaire (La Découverte, 2022).
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