Plus de 1 000 personnes sont mortes en Arabie saoudite sous des chaleurs caniculaires, pendant le pèlerinage de La Mecque.
Les pèlerins à La Mecque pour le hajj, en juin 2024. Photo AFP
Précédant de cinq jours la fête de l'Adha, le pèlerinage du hajj s’est tenu cette année dans une atmosphère étouffante en raison de températures atteignant plus de 50 °C en journée. Parmi les 1,8 million de pèlerins rassemblés dans le désert saoudien, plus de 900 sont morts à La Mecque entre le 14 et le 19 juin, en accomplissant le cinquième pilier de l’islam. À l’heure où le pèlerinage a pris fin, plusieurs réseaux d’entraide ont vu le jour pour tenter de localiser les personnes encore disparues ou non identifiées, réparties entre les morgues et les hôpitaux de la zone.
Qui sont les victimes ?
Le décompte à ce jour effectué par l’Agence France-Presse recense plus de 1 000 pèlerins décédés, selon des chiffres transmis par une dizaine de pays dont sont originaires les victimes. Fait étonnant, 658 d’entre eux, soit les deux tiers, sont égyptiens. Outre l’Égypte, les décès concernent aussi l’Indonésie, l'Inde, la Jordanie, l'Iran, le Sénégal, la Tunisie ou encore le Soudan. Si la cause des décès n’a toujours pas été officiellement divulguée, la forte chaleur aurait provoqué des insolations, des crises cardiaques ou encore des complications liées à l'hypertension artérielle dans la majorité des cas. Un certain nombre de victimes, âgées ou malades, s’étaient malgré tout déplacées à La Mecque, en dépit des températures suffocantes. Les deux précédentes années avaient vu le nombre de morts s’élever à environ 300.
Des pics de chaleur inhabituels ?
Si la température à La Mecque a augmenté de 2 °C ces trente dernières années, soit bien davantage que la moyenne mondiale, ce n’est pourtant pas la première fois que la période du hajj tombe sur des dates estivales aux températures difficiles à supporter. Des chaleurs extrêmes avaient déjà été observées en 1990, puis plus récemment en 2015 lorsque des bousculades mortelles avaient provoqué la mort de plus de 2 000 personnes. Face au réchauffement climatique, les dates du hajj, qui évoluent au fil des années, se retrouveront bientôt en plein cœur de l’été saoudien exposant les pèlerins à un « danger extrême », alertent des chercheurs américains dans une étude publiée dans Geophysical Review Letters. Les conditions exceptionnelles de cette année pourraient donc devenir la norme dès 2050, dixit une analyse menée l’année dernière par le Washington Post et l’organisation à but non lucratif CarbonPlan.
Quelles sont les failles logistiques ?
Alors que l'organisation du pèlerinage avait déjà attiré des critiques par le passé à propos de la logistique, les conditions météorologiques extrêmes de cette année ont fait apparaître les failles d’une organisation qui se voulait pourtant bien huilée et qui fait la fierté du royaume wahhabite depuis 1925. Riyad a pourtant aménagé ces dernières années un certain nombre d’infrastructures sur le parcours du pèlerinage, censées protéger les pèlerins qui passent jusqu’à 30 heures par jour dehors. Des brumisateurs, qui fonctionnent en continu, avaient donc été placés dans les espaces extérieurs et certains sites avaient même été élargis pour réduire l’effet d’agglutinement à certains endroits. Malgré ces aménagements, les autorités saoudiennes ont affirmé cette année avoir soigné plus de 2 700 pèlerins souffrant de stress thermique durant la seule journée de dimanche. Un certain nombre de pèlerins ont quant à eux dénoncé le manque d'installations sanitaires et de refroidissement adéquates dans les tentes d’habitation surpeuplées.
Un autre facteur a également joué sur le nombre de victimes lors de ce dernier pèlerinage. Chaque année, des dizaines de milliers de fidèles parviennent à participer au hajj sans avoir obtenu les permis nécessaires, octroyés selon des quotas par pays en fonction de la taille de leur population musulmane, et qui donnent accès notamment aux installations climatisées. En 2023, 1 371 520 permis avaient été distribués, tandis que l’événement avait rassemblé 1,8 million de pèlerins, indiquant l’ampleur du phénomène. Cette année, 630 des 658 Égyptiens décédés durant le pèlerinage n’avaient pas de permis, selon un diplomate arabe cité par l’AFP, passant à travers les mailles du contrôle des forces saoudiennes, qui ont pourtant annoncé avoir refoulé cette année de La Mecque plus de 300 000 pèlerins non enregistrés, dont 153 998 étrangers. Ces derniers sont passés par l’intermédiaire de compagnies de voyage frauduleuses qui organisent des visites en dehors des circuits officiels, ne comprenant ni bus ni logement, avec à l’appui un unique visa touristique.
Quelle réponse des autorités saoudiennes ?
À l’avenir, les autorités saoudiennes pourraient être contraintes de revoir à la baisse le nombre de participants autorisés, qui était passé sous la barre symbolique du million en raison du Covid-19, durant les deux ans qu’avait duré la pandémie mondiale, ou de renforcer les contrôles face aux pèlerins clandestins. Mais Riyad, pour qui le tourisme religieux représente la deuxième source de revenus après le pétrole, ne semble pas pressé de tirer des leçons de ce pèlerinage. Jusqu’à présent, les autorités saoudiennes sont restées quasiment muettes depuis la fin du hajj à propos des nombreux décès de cette année et l’agence de presse officielle a préféré saluer le succès du pèlerinage et de « tous les plans liés à la sécurité, à la prévention, à l'organisation, à la santé, aux services et à la gestion du trafic ». Et si le roi Salmane a été grandement remercié pour l’organisation du pèlerinage, le président égyptien Abdel Fattah el-Sissi a toutefois annoncé le 20 juin avoir formé une unité de crise pour enquêter sur les décès.
OLJ / Par Tatiana KROTOFF, le 21 juin 2024 à 20h25
Après avoir mené depuis 2015 une campagne militaire particulièrement meurtrière au Yémen, et s’y être enlisé, le pouvoir saoudien a changé de ton. Depuis six mois, face aux opérations en soutien à Gaza de leurs ennemis houthistes en mer Rouge, les Saoudiens semblent tétanisés. Ils veillent à préserver les perspectives de leur retrait du front yéménite, défaits et avec la bénédiction quelque peu cruelle des houthistes.
La nouvelle Arabie saoudite, dirigée de facto par le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), attire les regards du monde, souvent imprégnés d’une fascination pour la multiplication de projets « tape à l’œil », allant de l’embauche de stars du football à l’organisation d’événements sportifs et musicaux mettant en vedette les interprètes les plus célèbres. Mais les projets les plus extravagants et les plus discutables sont les nombreux projets de tourisme de luxe de MBS, dont beaucoup se situent sur la côte et les îles de la mer Rouge. Il s’agit notamment de projets urbains inspirés par la science-fiction tels que The Line, dans la nouvelle région de Neom, sans parler de la station de sports d’hiver Trojena, qui doit accueillir les Jeux asiatiques d’hiver en 2029.
La réalisation de ces plans demeure bien incertaine en raison de l’augmentation des coûts et de la stagnation du prix du pétrole. L’un d’entre eux au moins est toutefois désormais achevé : en mai 2024, la Carlton Reserve a ouvert l’hôtel de luxe le plus cher de la région, sur l’île isolée d’Ummahat, à environ 180 km au nord-ouest de Yanbu, dans la partie septentrionale de la mer Rouge. Le prix de la nuitée, qui commence à 2 600 USD (2 425 euros) et s’élève à 20 000 USD (18 660 euros), n’est manifestement pas conçu pour la classe moyenne soucieuse de l’environnement, et à la recherche de coraux et de vie sous-marine.
Au-delà de leurs caractéristiques chimériques et des contraintes techniques et financières qui se rappellent au pouvoir, ces projets éclairent des aspects récents de la politique régionale saoudienne. Ils permettent notamment de comprendre le silence — par ailleurs surprenant — de l’Arabie saoudite concernant les interventions militaires des houthistes yéménites en mer Rouge et dans le Golfe d’Aden en soutien à la Palestine. Lorsque la guerre contre Gaza a commencé en octobre 2023, le régime saoudien et les houthistes étaient sur le point de finaliser un accord qui devait officiellement mettre fin à près d’une décennie d’implication saoudienne dans la guerre civile au Yémen. Les premières attaques des houthistes dans la mer Rouge n’ont pas interrompu le processus pour les parties concernées.
Au fur et à mesure que les frappes houthistes devenaient plus efficaces et nombreuses, avec notamment la capture du Galaxy Leader (toujours amarré au Yémen avec son équipage et devenu une attraction touristique locale), et qu’elles endommageaient d’autres navires (avec notamment le naufrage du Rubymar), le conflit de la mer Rouge est devenu une question internationale de premier rang. De plus en plus de navires ont ainsi été contraints de se détourner du canal de Suez pour emprunter la route plus longue du cap de Bonne-Espérance — ce qui a pour conséquence de rallonger la durée du voyage d’environ 10 jours, ainsi que les coûts opérationnels pour les cargaisons voyageant entre l’Asie et l’Europe. Autre effet, l’Égypte se voit privée de revenus dont elle a désespérément besoin.
UNE RÉPONSE MILITAIRE INEFFICACE
L’intervention internationale directe contre ces attaques a commencé officiellement en décembre 2023 avec l’opération « Prosperity Guardian » menée par les États-Unis. Celle-ci se distinguait par deux caractéristiques principales : tout d’abord, son très faible impact sur la situation dans la mesure où la capacité de nuisance des houthistes est intacte, et deuxièmement, l’absence de tout État riverain de la région concernée parmi ses participants. En janvier 2024, elle a été suivie par l’opération américano-britannique « Poseidon Archer » qui a considérablement aggravé la situation, puisqu’elle impliquait des frappes aériennes directes sur le territoire yéménite. Entre janvier et fin mai, 177 d’entre-elles ont été menées, principalement par les États-Unis.
Bien que les destructions collatérales aient été apparemment largement évitées, aucune donnée fiable sur les victimes n’a été rendue publique. Toutefois, la réapparition des frappes aériennes a ébranlé l’impression de calme dont les Yéménites pouvaient jouir depuis le début de la trêve négociée par les Nations unies en avril 2022, bien qu’elle ait officiellement pris fin en octobre de la même année. Cela faisait en effet plus de 18 mois que la coalition emmenée par l’Arabie saoudite avait cessé de bombarder le Yémen, actant le gel du conflit.
Dans ce contexte, le régime saoudien parait être dans une impasse, enferré dans ses contradictions : ses négociations avec les États-Unis en vue d’une « normalisation » avec Israël visent (de manière irréaliste) à offrir aux Israéliens la « récompense » de la reconnaissance, en échange d’un engagement prétendument sérieux en faveur d’un État palestinien. La « solution à deux États », sans cesse répétée, ignore le rejet tout aussi répété par les dirigeants israéliens de toute forme d’État palestinien, aussi tronqué et symbolique soit-il. Contrairement à l’embargo pétrolier décrété lors de la guerre de 1973, le régime saoudien actuel n’a pris aucune mesure concrète pour soutenir les Palestiniens, ce que ses citoyens ont évidemment remarqué.
TRACTATIONS SECRÈTES AVEC ISRAËL
Les déclarations saoudiennes appelant à la mise en œuvre de l’initiative du roi (alors prince héritier) Abdallah de 2002 sont simplement réitérées régulièrement, après avoir été érigées à l’époque en position officielle de la Ligue arabe. Cette initiative implique l’établissement de relations diplomatiques par tous les États arabes avec Israël dans ses frontières d’avant juin 1967, en échange de la création d’un État palestinien pleinement indépendant. Pourtant, dans ses échanges avant le 7 octobre et les tractations secrètes qui semblent se poursuivre avec les Israéliens et avec le soutien américain, MBS n’avait pas fait de ces points une condition de base de la « normalisation » avec Israël. Il gâchait là une opportunité d’apparaître comme le défenseur des droits historiques des Palestiniens. Si tel avait été le cas, gageons que chacun dans les mondes arabes et musulmans aurait oublié son manque de respect pour les droits humains les plus élémentaires.
Dès lors, la passivité du régime (et en fait de tous les autres États arabes) contraste avec l’indignation des citoyens face au génocide israélien perpétré à Gaza au vu et au su du monde entier. Alors que les Saoudiens sont activement empêchés de manifester leur soutien aux Gazaouis, le régime ne peut se permettre de s’opposer ouvertement aux actions des houthistes, car ces derniers sont la seule autorité de la région à agir en faveur de la Palestine, même si, de fait, leurs interventions ont plus d’impact sur le commerce mondial que directement sur Israël. Elles n’empêchent en effet aucunement celui-ci de bombarder les Gazaouis.
Ainsi, par son silence, le pouvoir saoudien reconnaît la popularité des actions des houthistes. Les critiquer serait perçu comme un soutien ouvert à Israël et viendrait mettre en péril le retrait saoudien du bourbier yéménite. C’est sans doute là une des raisons principales pour lesquelles les Saoudiens ont également interdit l’utilisation de leur territoire pour les frappes américaines et britanniques au Yémen, et pourquoi ils ont nié l’implication saoudienne dans l’interception des missiles iraniens visant Israël le 13 avril 2023.
LA STABILITÉ À DÉFAUT DE PAIX
La détermination saoudienne à mettre fin à son implication au Yémen est manifeste depuis au moins trois ans. N’ayant pas réussi à vaincre les houthistes militairement et à ramener au pouvoir le gouvernement internationalement reconnu (GRI), les dirigeants saoudiens, MBS en particulier, se sont clairement détournés de la question yéménite. L’échec de cette politique venait rappeler l’imprudence de la politique régionale saoudienne de ses premières années. Toute l’énergie diplomatique déployée vise depuis à faire réussir ses projets économiques, dits « Vision 2030 ». Dès lors, il convient de mettre fin à sa participation à la guerre au Yémen et d’assurer la stabilité à ses frontières.
Ainsi les Saoudiens négocient-ils directement avec les houthistes depuis plus d’un an, marginalisant en outre le GRI. Leur approche rappelle d’ailleurs l’accord conclu par l’administration américaine Trump avec les talibans afghans en 2020, qui avait totalement ignoré le gouvernement du pays (pourtant mis en place par les États-Unis) et dont le résultat a été la débâcle d’août 2021, lorsque les talibans ont pris Kaboul. Par ailleurs, il existe d’autres similitudes entre les houthistes et les talibans, en particulier leur idéologie extrémiste et leur utilisation du discours religieux pour justifier une théocratie autoritaire, sans aucun respect pour les droits humains, en particulier des femmes. Reste néanmoins une différence : dans l’affaire saoudo-yéménite, la nature de l’accord discuté — un arrangement cosmétique — se voit camouflée par la mise en scène d’un accord formel qui serait signé entre les houthistes et le GRI, dans lequel les Saoudiens ne seraient que des « témoins », dès lors non participants.
Ayant persuadé les houthistes d’accepter cette redéfinition du rôle de l’Arabie saoudite, les dirigeants de celle-ci évitent de se voir potentiellement accusés devant les tribunaux internationaux de crimes de guerre pour les actions commises entre 2015 et 2020. Pour les houthistes, un tel accord viendrait acter leur victoire dans un conflit qu’ils ont toujours désigné comme une guerre entre leur pays et l’Arabie saoudite, se considérant comme les représentants légitimes de l’État yéménite.
Le format de cet accord, qui a été imposé à la fois au GRI et aux médiateurs de l’ONU, affaiblirait encore davantage les premiers, plaçant indéniablement les houthistes en position de force pour aborder l’étape suivante : les négociations de paix inter-yéménites sous l’égide de l’ONU. Par ailleurs, outre leur force militaire et l’exercice d’un contrôle exercé sur plus de 70 % de la population du pays, ils jouissent désormais du statut international que leur confère leur soutien à la Palestine. Inversement, le GRI divisé et affaibli a peu de chances de bénéficier d’un soutien diplomatique ou politique significatif, et encore moins d’un soutien militaire, de la part des Saoudiens.
ATERMOIEMENTS AMÉRICAINS
Depuis janvier 2024 et le début des frappes américaines, Washington a envoyé des messages contradictoires sur l’opportunité de finaliser l’accord entre les houthistes et les Saoudiens : initialement soutenu, son report ou même son annulation a été demandé, avant de plaider pour sa mise en œuvre. La détermination saoudienne à aller de l’avant pourrait être à l’origine du changement de position des États-Unis.
L’une des principales raisons pour lesquelles les houthistes ne parviennent pas à un accord final avec les Saoudiens réside dans les difficultés financières rencontrées actuellement par les premiers. L’aide humanitaire est nettement moins importante que les années précédentes, avec fin mai 2024 seulement 21 % du plan d’intervention humanitaire des Nations unies, déjà réduit, a pu être financé. La réduction du trafic commercial dans les ports yéménites de la mer Rouge a également un impact sur les recettes douanières. Dans ce contexte, le paiement par l’Arabie saoudite de tous les salaires de l’État, y compris ceux du personnel militaire et de sécurité pour une période pouvant aller jusqu’à un an, constitue une incitation majeure à la conclusion de l’accord proposé.
La possibilité de l’accord est toutefois affectée depuis janvier 2024 par la désignation par les États-Unis des houthistes comme « groupe terroriste mondial spécialement désigné », ce qui compliquera inévitablement les procédures habituelles de transactions financières. Les houthistes sont également conscients des graves contraintes subies par le GRI en raison des retards de décaissement des contributions promises par les Saoudiens, en particulier depuis la formation du Conseil présidentiel de direction en avril 2022. Il est donc probable qu’ils fassent de leur mieux pour éviter une situation similaire en exigeant des garanties.
S’ACCOMMODER DE LA DÉFAITE
Bien qu’il ne démontre pas le succès de son entreprise yéménite, l’accord entre les houthistes et les Saoudiens répondrait aux principales demandes actuelles de ceux-ci : une frontière sûre le long de la zone occidentale densément peuplée du Yémen et la liberté de se concentrer sur ses projets économiques internes. L’enjeu lié à la région du Hadhramaout avec laquelle elle a une longue frontière explique la détermination continue de l’Arabie saoudite à empêcher cet important gouvernorat de tomber sous le contrôle des forces soutenues par les Émirats arabes unis. L’Arabie saoudite bénéficie d’un soutien important de la part de forces politiques, sociales et militaires du Hadhramaout, qui ont empêché que cela ne se produise jusqu’à présent. C’est ainsi dans cette grande province que les divergences croissantes avec les Émirats arabes unis sont les plus marquées. Reste à voir si ces derniers maintiendront leur engagement envers diverses factions mutuellement incompatibles une fois que les Saoudiens ne seront plus impliqués.
Il convient enfin de se demander si le nouveau régime socialement « libéral » saoudien s’accommodera d’un voisin islamiste, étant donné que les houthistes ne sont pas des wahhabites sunnites mais des extrémistes zaydites. Il existe certes des différences théologiques, mais leurs pratiques quotidiennes sont indéniablement similaires, socialement et politiquement. Bien que MBS ait mis au pas ses propres acteurs religieux, il n’a pas renoncé à l’utilisation de l’islam en tant que moyen de contrôle social.
Tout à leur volonté de préserver la perspective de cet accord, mutuellement avantageux, les Saoudiens ont donc depuis début 2024 veillé à ne pas s’opposer à l’aventurisme houthiste en mer Rouge, ils ont également veillé à acter le rapprochement avec l’Iran. Néanmoins, il semble entendu que cet accord laissera le conflit interne au Yémen intact, actant l’inquiétant déséquilibre entre les parties en conflit. Il ne fait guère de doute que, comme cela a été le cas tout au long de la décennie passée, les principales victimes en seront le peuple yéménite.
L’attaque du 7 octobre et la guerre contre Gaza ont porté un coup d’arrêt aux tentatives de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, au grand dépit des États-Unis. Mais le royaume cherche depuis déjà plusieurs années à suivre un cours plus indépendant dans un contexte marqué par l’affaiblissement de l’Occident.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken (à gauche) rencontre le ministre saoudien des affaires étrangères, le prince Fayçal Ben Farhan, à Riyad, le 14 octobre 2023.
Jacquelyn Martin/POOL/AFP
Conseiller à la sécurité nationale du président Joe Biden, Jake Sullivan se félicitait récemment de la stabilité du Proche-Orient. Il écrivait dans le numéro de septembre-octobre 2023 de la revue Foreign Affairs : « Bien que la région soit confrontée à des défis permanents, elle n’a jamais été aussi calme depuis des années ». Ces lignes ont été écrites quelques jours avant les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 qui ont bouleversé la région : des dizaines, voire des centaines de morts à Gaza par jour, la Cisjordanie au bord de l’explosion, le Hezbollah engagé contre Israël, des groupes islamistes qui visent des militaires américains en Irak, en Syrie et en Jordanie, les Houthistes du Yémen qui lancent des roquettes sur des navires marchands dans le golfe d’Aden.
FAUX CALCULS DES ÉTATS-UNIS
Comment se fait-il que les États-Unis, avec leurs experts spécialisés en relations internationales et leurs multiples agences de renseignement, aient développé une perception si erronée de la région et ne soient pas arrivés à prendre la mesure de la conflictualité au Proche-Orient ? Avant le 7 octobre, comme l’atteste l’article de Jake Sullivan, les États-Unis étaient confiants et prévoyaient de se désengager de la région, supposée stabilisée, pour se consacrer au « containment » de la Chine et de la Russie. La question palestinienne n’était plus centrale, se réduisant à des affrontements sporadiques en Cisjordanie et des frictions périodiques à Gaza. La perception américaine était que le Hamas et l’Autorité palestinienne, rivaux permanents, n’avaient plus la capacité de formuler des revendications politiques en cohérence avec leurs discours nationalistes. Cette dynamique a été voulue par les Israéliens et les Américains, satisfaits que les Palestiniens, démonétisés, ne soient plus un adversaire politique à craindre.
S’il y avait une crainte, c’était celle de l’Iran et de son bras armé au Liban, le Hezbollah, qui a acquis de nouvelles armes offensives. Dès lors, le Proche-Orient devenu relativement calme, il fallait consolider la fragile stabilité dans la région, en encourageant les pays arabes à établir les relations diplomatiques avec Israël afin de l’intégrer dans la géopolitique locale. Cela dissuaderait l’Iran chiite d’attaquer les Arabes sunnites désormais alliés à Israël, susceptible de leur venir en aide. C’est dans cet esprit qu’ont été conçus les accords d’Abraham signés en 2020 sous l’administration Trump et que son successeur démocrate, Joe Biden, a cherché à élargir à l’Arabie saoudite. L’espoir des États-Unis — et aussi d’Israël — est que les riches monarchies du Golfe investissent en Cisjordanie et à Gaza, ce qui profiterait économiquement aux Palestiniens et politiquement aux Israéliens. Néanmoins, telle une catastrophe naturelle, les attaques meurtrières du 7 octobre perpétrées par le Hamas ont fait découvrir un autre visage du Proche-Orient.
LES LIMITES DES ACCORDS D’ABRAHAM
Au vu des réactions des pays arabes après les attaques du 7 octobre, il semble évident que les accords d’Abraham n’ont pas vraiment servi puisqu’aucun des pays signataires ne s’est rangé derrière Israël et ne lui a apporté un soutien diplomatique, même si la coopération sécuritaire entre Israël et les États du Golfe continue, et même si des informations confirmées par Israël font état d’un « pont terrestre » permettant de transporter des marchandises d’Abou Dhabi jusqu’au port de Haïfa, à travers les territoires saoudien, jordanien (ce qu’Amman a démenti) et égyptien, pour contourner le passage de la mer Rouge.
Cependant, les États du Golfe ont tous exprimé leur solidarité avec la population de Gaza et demandé l’arrêt des bombardements de l’aviation israélienne. Seuls les Émirats arabes unis (EAU) ont condamné les attaques du Hamas. Leur représentante auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU) a même défendu, le 12 février 2024, le maintien des relations entre Abou Dhabi et Tel Aviv, tout en exprimant les inquiétudes des pays du Golfe quant à la guerre sur Gaza. Mais les Émirats ont aussi défié Israël en présentant au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution appelant à un cessez-le-feu, qui a été rejetée en raison du véto américain.
Par ailleurs, aucun pays arabe, à l’exception de Bahreïn qui abrite une base navale américaine, n’a désapprouvé les attaques des Houthistes contre les navires traversant le détroit de Bab-el-Mandeb, ni accepté de se joindre à la coalition militaire contre eux. Même l’Égypte, dont les revenus ont été affectés par la baisse de l’activité dans le canal de Suez, a exprimé son irritation suite aux bombardements du Yémen par les États-Unis et le Royaume-Uni.
Force est de constater que les accords d’Abraham ont eu un rendement politique nul et n’ont pas fourni l’aide diplomatique qu’Israël attendait de ses nouveaux partenaires. Il est à se demander si ces accords ne contenaient pas un non-dit qui limite leur portée. Israël n’attendait-il pas des signataires qu’ils renoncent à la solidarité avec les Palestiniens ? Les États arabes signataires n’espéraient-ils pas inciter Tel Aviv à reconnaître, sous une forme ou sous une autre, un État palestinien ? Mais Israéliens et Américains ont persisté à croire que les accords d’Abraham avaient définitivement marginalisé la question palestinienne, souhaitant que l’Arabie saoudite s’y rallie à son tour. Cet espoir ne tient cependant pas compte de la volonté de Riyad d’équilibrer ses alliances stratégiques et de modifier le jeu géopolitique régional pour affirmer son autonomie.
VELLÉITÉS D’AUTONOMIE D’UN ALLIÉ STRATÉGIQUE
Les États-Unis et l’Arabie saoudite ont des intérêts communs dans la région depuis 1945 au moins. Les Américains avaient besoin du pétrole des Saoudiens, et ces derniers avaient besoin d’un allié puissant pour se défendre contre des voisins hostiles, que ce soit l’Égyptien Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 et 1960, ou l’ayatollah Rouhollah Khomeiny dans les années 1980 et 1990. Le pacte informel de protection a fonctionné jusqu’à ce que deux événements introduisent le doute à Riyad.
La réaction de l’administration Trump a été jugée décevante après les attaques des puits pétroliers dans le royaume, le 14 septembre 2019. Les Saoudiens ont pointé du doigt l’Iran qui a démenti. L’autre déception est venue de l’administration Biden qui n’a pas soutenu le prince héritier Mohamed Ben Salman (alias MBS) dans l’affaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. De là est née la volonté des Saoudiens de rééquilibrer leurs relations géopolitiques. Puisque l’Iran est allié à la Russie et à la Chine, le jeu a consisté à se rapprocher de ces deux puissances, sans pour autant rompre avec Washington, leur allié stratégique. Dans cette perspective, le royaume a rétabli ses relations diplomatiques avec l’Iran au mois de mai 2023, au grand dam d’Israël et des États-Unis qui voulaient isoler Téhéran.
Riyad a développé des relations économiques avec la Chine devenue son premier client, avec 66 milliards de dollars à l’exportation et 40 milliards à l’importation. Il attend que Pékin lui fournisse des technologies qu’il ne peut pas acquérir en Occident. Contre toute attente, le royaume a rejoint en janvier 2024 les BRICS dont les membres souhaitent un changement de l’ordre international dominé par l’Occident. Mais ce qui inquiète le plus les Américains, c’est le rapprochement avec la Russie dans l’organisation OPEP+ qui fixe le niveau du volume d’hydrocarbures sur le marché. Intervenant sur CNN le 10 octobre 2022, le sénateur démocrate Chris Murphy pressait l’Arabie saoudite de ne pas choisir la Russie au détriment des États-Unis.
Mais le prince héritier Mohamed Ben Salman n’a pas suivi le conseil et a intensifié les relations avec Moscou. Affichant une position neutre dans le conflit en Ukraine, il n’a pas condamné l’invasion russe, irritant au plus haut point les Américains. Début décembre 2023, il a reçu Vladimir Poutine à Riyad pour parler d’échanges économiques et militaires, ce qui a encore déplu aux capitales occidentales investies à isoler le président russe. Toutefois, la divergence avec les États-Unis porte surtout sur la question palestinienne. Dès le lendemain des attaques du 7 octobre, et suite aux bombardements israéliens sur l’enclave, le ministère des affaires étrangères condamnait « la poursuite de l’occupation, la privation des droits légitimes du peuple palestinien et les provocations répétées contre les lieux saints » (« Attaque du Hamas : le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite à l’épreuve de la guerre », Hélène Sallon, Le Monde, 9 octobre 2023).
Et ce n’est pas un hasard de calendrier si la suspension des négociations sur la normalisation avec Israël a été annoncée le 14 octobre 2023, le jour même où le secrétaire d’État américain Antony Blinken était à Riyad. Tous ces éléments indiquent que les États-Unis ont perdu de l’influence sur l’Arabie saoudite. Tout en étant souple sur la forme, le prince héritier MBS se montre intransigeant sur le fond. Ce que les officiels américains et la presse occidentale ne perçoivent pas, c’est qu’en tant que centre spirituel du monde musulman, le royaume ne peut pas se permettre de se désolidariser des Palestiniens et de ne pas soutenir leur revendication sur Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam.
DES CONDITIONS DIFFICILES À REMPLIR
Dans un entretien avec la chaîne américaine Fox News en septembre 2023, MBS a déclaré que les négociations au sujet des relations diplomatiques avec Israël étaient en bonne voie, mais qu’il ne fallait pas oublier l’importance de la question palestinienne. Les journalistes ont abondamment commenté la première partie de la déclaration tout en minimisant la seconde. L’examen des conditions posées par l’Arabie saoudite indique que la normalisation des relations n’est pas pour demain, car elles sont inacceptables pour Tel-Aviv et pour Washington : un État palestinien souverain avec Jérusalem-Est comme capitale, l’acquisition d’une industrie nucléaire civile et un traité de défense militaire avec les États-Unis. Les deux premières conditions seront refusées par le gouvernement Nétanyahou qui ne veut pas d’un État palestinien souverain, et ne veut pas déplacer les plus de 700 000 colons installés en Cisjordanie.
Par ailleurs, Israël s’opposera au principe qu’un pays de la région ait accès à l’énergie nucléaire, même civile. Quant aux États-Unis, ils ne souhaitent pas être liés par un traité militaire de défense mutuelle avec un pays situé dans une région très conflictuelle. Ils craignent d’être entrainés dans une guerre contre l’Iran ou les Houthistes du Yémen, dans le cas où ceux-ci attaqueraient le royaume. Mohamed Ben Salman savait qu’au moins deux de ses conditions avaient peu de chance d’être satisfaites. Mais en acceptant l’idée de négociations, il a répondu de manière polie aux pressions des États-Unis, son allié stratégique. L’Arabie saoudite a désormais conscience que sa puissance financière lui permet de jouer un rôle diplomatique dans la géopolitique régionale sans être alignée sur un pays ou sur un autre. Dans le monde bipolaire de la guerre froide, elle n’avait pas le choix de ses alliances. Dans le monde multipolaire de l’après-guerre froide, elle peut moduler ses alliances en fonction de ses besoins stratégiques.
L’Arabie saoudite était, avant le 7 octobre, engagée dans une normalisation de ses relations avec Israël. La remise en cause de ce projet et l’expression d’une solidarité avec les Palestiniens ne sauraient toutefois entrainer un bouleversement des plans de transformation économique et sociale sur lesquels le prince héritier Mohamed Ben Salman joue sa survie politique. D’où son extrême prudence dans ses engagements concrets en faveur de Gaza.
Le ministre saoudien des affaires étrangères, le prince Fayçal Ben Farhan Al-Saoud prend la parole lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU sur la situation au Proche-Orient et à Gaza le 29 novembre 2023
Andrea Renault/AFP
La réponse publique de l’Arabie saoudite aux événements du 7 octobre a d’abord pris un ton de défi. Loin des propos alignés sur Israël qui ont afflué des capitales occidentales (et d’Abou Dhabi), la position adoptée à Riyad a fait porter la responsabilité de ce qui s’était passé en Israël sur les privations infligées au peuple palestinien. La déclaration officielle du ministère des affaires étrangères a également réaffirmé ce que Fayçal Ben Farhan Al-Saoud, à la tête de la politique étrangère du royaume avait déclaré à l’ouverture de la 78e assemblée générale des Nations unies à l’automne 2023 : malgré les insinuations contraires — c’est-à-dire l’affirmation du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) selon laquelle l’Arabie saoudite était prête à normaliser ses relations avec Israël à condition que ce dernier accepte de « faciliter la vie des Palestiniens » — le royaume demeure attaché aux principes de l’initiative de paix arabe de 2002. Si Washington et Tel-Aviv veulent achever un processus entamé avec Anouar El-Sadate à Camp David en 1978, Israël devra se replier sur les frontières de 1967 et résoudre la question des réfugiés conformément à la résolution 194 de l’assemblée générale de l’ONU.
BLOQUER TOUTE MESURE CONCRÈTE
Le message de Riyad a suscité l’espoir dans la région. Il en va de même de la conversation téléphonique de MBS avec le président iranien Ebrahim Raïssi le 12 octobre. L’idée que l’Arabie saoudite rejoindrait « l’axe de résistance » de Téhéran était, bien sûr, fantaisiste. La perspective d’un déploiement de l’arme pétrolière n’était toutefois pas déraisonnable, même si les partisans de cette idée en avaient surestimé la viabilité. En 1973, bien avant que la capacité de production pétrolière des États-Unis n’atteigne les niveaux inégalés d’aujourd’hui, ce n’est qu’en raison d’effets contingents de second ordre — à savoir des paris spéculatifs sur les marchés des matières premières et des contrôles de prix malavisés — que l’embargo de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a entraîné une augmentation des prix des produits dérivés du pétrole et, partant, a permis de faire pression sur le plan politique. Néanmoins, à une époque marquée par la capitulation et le recul des pays arabes, il était tout à fait naturel que des opinions publiques atterrées par ce qui se passe à Gaza se prennent à souhaiter un front uni en solidarité avec les Palestiniens.
Alors que les semaines passaient et que le nombre de morts ne cessait d’augmenter à Gaza, la confiance placée dans l’Arabie saoudite s’est révélée étonnamment mal placée. Bien qu’elles ne soient pas sourcées, des informations émanant de médias liés à Doha1 suggéraient que Riyad, en collaboration avec trois autres « pays influents », avait œuvré pour bloquer les propositions appelant les membres de la Ligue arabe à geler les relations diplomatiques et commerciales avec Israël, à interdire l’utilisation de l’espace aérien et des bases militaires (américaines) pour le réapprovisionnement de l’armée israélienne, et à exprimer publiquement sa volonté d’appliquer un embargo sur le pétrole.
Le régime a également maintenu un contrôle aussi strict que possible sur le public saoudien. D’une part, cela a impliqué de tirer parti des vastes pouvoirs de surveillance de l’État et de ses autorités juridiques au pouvoir discrétionnaire — découlant de l’absence persistante de code pénal — pour maintenir encadrée la liberté d’expression. D’autre part, il a fallu prendre des mesures plus personnalisées visant les principaux groupes d’intérêt nationaux. S’adressant aux musulmans, le régime a dépêché Abdul Rahman Al-Sudais, chef des affaires religieuses de la Grande Mosquée, le 10 novembre, pour rappeler aux participants à la prière du vendredi que les commentaires sur ce qui se passe à Gaza est la prérogative des seuls dirigeants de l’Arabie saoudite, auxquels tous les citoyens sont tenus d’obéir en vertu de l’islam.
Plutôt que d’actionner des leviers économiques pour contraindre les puissances occidentales à changer de politique, le prince héritier et ses collaborateurs ont pris toutes les mesures nécessaires pour que le deuxième producteur mondial de pétrole continue à faire des affaires comme d’habitude. Une rencontre rassemblant des investisseurs internationaux s’est déroulée comme prévu et une campagne, jusque dans les rues de Paris, a pu célébrer la désignation de Riyad comme hôte de l’exposition universelle en 2030. Après la Coupe du monde de football prévue cette même année pour laquelle l’Arabie Saoudite demeure seule en lice, c’est là un autre signe qui ne manque pas de soulever des critiques dans les sociétés arabes. Des tentatives de boycott de la chaîne MBC et de la plateforme populaire de streaming Shahid ont été lancées sur les réseaux sociaux alors que l’annonce de l’organisation d’un exceptionnel concours canin — les chiens ayant une image très ambiguë dans l’imaginaire populaire de la péninsule — donnait lieu à quelques insultes sur les Saoudiens.
Ainsi, dans le contexte de la nouvelle Nakba palestinienne, le régime semble évoluer en mélangeant acquiescement, autoflagellation et marques de vertu. Il déplore les horreurs perpétrées. Il plaide pour la fin de la violence et organise des réunions et des appels pour avoir l’air préoccupé, plaidant toujours en faveur d’une solution à deux États. Pendant ce temps, conscient de ses propres intérêts, il renonce à toute action susceptible d’avoir un impact matériel sur la cause palestinienne, condamnant les habitants de Gaza (et de plus en plus de Cisjordanie) à subir seuls leur sort.
LOGIQUE DE SURVIE DU RÉGIME
Pour expliquer cette forme d’attentisme, l’inertie générée par des décennies de partenariat sécuritaire avec les États-Unis intensifiée par des collaborations clandestines avec Israël, qui s’est efforcé discrètement d’aider Washington à transférer des technologies nucléaires à Riyad au cours des derniers mois joue certainement un rôle. La méfiance saoudienne persistante à l’égard de l’Iran, nonobstant la récente détente négociée par la Chine, joue également un rôle. Il y a tout juste un an, de hauts responsables militaires saoudiens s’étaient réunis en secret avec leurs homologues bahreiniens, émiratis, qatariens, jordaniens, égyptiens et israéliens lors d’une réunion organisée par les États-Unis afin de coordonner une stratégie commune pour contrer l’Iran. Le mépris aigu de la famille dirigeante saoudienne pour l’idéologie des Frères musulmans et le Hamas est également pertinent dans le contexte actuel.
Dans le même temps, les décisions du régime saoudien à un niveau plus structurel reposent sur deux des piliers sur lesquels MBS a construit sa stratégie de légitimité et de contrôle à moyen et à long terme.
Le premier pilier est un projet de développement. Selon les dernières estimations, le taux de chômage des jeunes s’élève à 23,8 % alors qu’ils sont empêchés d’accéder à la fonction publique bien rémunérée et que les revenus des personnes âgées de quarante ans et moins sont également faibles. Conscient de la dépendance persistante de l’économie à l’égard des rentes pétrolières et de la crise sociale, en 2016, le prince héritier a misé son avenir sur la Vision 2030. Au-delà des références farfelues aux plages de sable fin et aux îles peuplées de dinosaures animés, cette « vision » prévoyait la transformation complète de secteurs allant du tourisme à l’énergie en passant par l’industrie manufacturière. Elle devait réorienter les ressources publiques. En fait, les plus gros investissements de l’État doivent commencer en 2025, date à laquelle le fonds souverain de l’État allouera 175 milliards de dollars (161 milliards d’euros) par an au financement d’une série de mégaprojets, dont le plus célèbre est la ville futuriste de Neom.
La probabilité que les objectifs poursuivis soient jamais atteints est faible : 150 millions de touristes par an et un mix énergétique composé à 50 % d’énergies renouvelables d’ici la fin de la décennie, une industrie des véhicules électroniques compétitive au niveau mondial, la saoudisation de la main-d’œuvre, la réception de milliards d’investissements directs étrangers, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, pour qu’il y ait une chance d’avancer sur cette voie, l’Arabie saoudite elle-même et ses environs régionaux doivent être suffisamment sécurisés. Les attaques de drones contre les installations pétrolières d’Aramco à Abqaïq et Khurais en 2019 ont révélé la réalité persistante de l’instabilité. C’est dans ce cadre que les Saoudiens ont cherché à se réconcilier avec l’Iran. Et c’est en tenant compte de la sensibilité des investisseurs et de la Vision 2030 que le régime saoudien mène actuellement sa politique à l’égard de Gaza.
Le deuxième pilier qui explique l’attentisme saoudien sur la Palestine est lié à la nécessité de préserver une garantie de sécurité extérieure. Or, le prince héritier a profité de l’émergence d’un ordre mondial multipolaire. Les liens de sécurité avec la Chine institutionnalisés par l’adhésion de l’Arabie saoudite à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en tant que partenaire de dialogue en mars 2023 sont loin d’être négligeables. Ils ont été en partie consacrés par les transferts technologiques et scientifiques clés (drones, télécommunications, satellites, trains à grande vitesse) effectués par Pékin vers le royaume. L’Arabie saoudite étant devenue le deuxième exportateur de pétrole brut vers la Chine au cours de la dernière décennie — l’établissement récent d’une ligne d’échange de devises de 7 milliards de dollars (6,47 milliards d’euros) et la teneur des négociations en cours sur un nouveau contrat d’approvisionnement à terme laissent penser que l’Arabie saoudite occupera bientôt la première place. On peut également s’attendre à ce que les relations bilatérales avec la Chine en matière de sécurité s’approfondissent.
LES ÉTATS-UNIS TOUJOURS INDISPENSABLES
Quoi qu’il en soit, pour MBS comme pour ses prédécesseurs, le seul protecteur étranger vraiment crédible reste les États-Unis. Avant le bouleversement du 7 octobre, les discussions sur un traité de défense mutuelle semblable à ceux que les États-Unis ont avec la Corée du Sud et le Japon avançaient dans le cadre des négociations sur un accord de normalisation avec Israël. Compte tenu de l’agitation qu’il devrait susciter, le coût de l’obtention d’une signature saoudienne en faveur de la paix avec Israël dans la conjoncture actuelle n’a fait qu’augmenter. S’il est certain qu’il se heurtera à des obstacles considérables au Congrès américain, il pourrait même nécessiter l’accord de Washington sur un pacte de défense à toute épreuve, semblable à celui de l’OTAN.
Pour MBS, les conditions créées par les souffrances de Gaza sont toutefois paradoxalement propices. S’il joue bien ses cartes, les avions et les chars américains pourraient bientôt être obligés de soutenir son régime contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. À l’heure où Washington tente de se désengager du Proche-Orient, cela constituerait un coup remarquable, quand bien même il impliquerait de tourner le dos aux milliers de victimes, dont déjà plus de 6 000 enfants, tués par l’armée israélienne à Gaza.
Les abus systématiques contre les Éthiopiens pourraient constituer des crimes contre l’humanité
Les gardes-frontières saoudiens ont tué au moins des centaines de migrants et demandeurs d’asile éthiopiens qui ont tenté de franchir la frontière entre le Yémen et l’Arabie saoudite entre mars 2022 et juin 2023.
Les autorités saoudiennes tuent des centaines de femmes et d’enfants à l’abri des regards du reste du monde, alors qu’elles dépensent des milliards pour acheter des sportifs afin d’améliorer leur image.
L’Arabie saoudite devrait immédiatement et de toute urgence revenir sur sa politique meurtrière à l’encontre des migrants et des demandeurs d’asile. Les pays concernés devraient demander des comptes et l’ONU enquêter.
By
Nicolas Beau
-
Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)
L’initiative de la Chine oblige les Américains et les Occidentaux à reconnaître son influence croissante au Moyen-Orient.
Le président chinois Xi Jinping assiste à la présentation des membres du nouveau Comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois, le 23 octobre 2022 (AFP)
À l’aube du troisième mandat du président Xi Jinping, entamé à la mi-mars, il semblerait que la Chine ait abandonné sa politique étrangère autrefois discrète et cherche désormais à s’affirmer en tant qu’État impérial qui préserve ses intérêts à l’échelle mondiale.
La projection de cette image est au cœur de l’ambitieuse initiative de nouvelle route de la soie dessinée par le pays.
L’Iran, destination terrestre essentielle de ce projet, revêt une grande importance, tandis que l’Arabie saoudite et la région du Golfe forment des maillons clés de la route maritime de la soie.
La Chine cherche désormais à s’affirmer en tant qu’État impérial qui préserve ses intérêts à l’échelle mondiale
La visite cruciale de Xi Jinping à Riyad à la fin de l’année dernière a été déterminante pour ouvrir la voie à une percée dans l’impasse de longue date entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Initialement, l’Iran et les États-Unis étaient préoccupés par les liens croissants entre la Chine et l’Arabie saoudite et avaient des points de vue divergents à ce sujet. Cependant, la visite de Xi Jinping a changé la donne et a permis à la Chine de négocier un accord visant à rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays clés du Moyen-Orient après sept ans d’éloignement et d’escalade.
L’intérêt stratégique de la Chine au Moyen-Orient réside dans l’obtention de sources et de marchés dans le secteur des énergies. Elle est le premier acheteur de pétrole brut saoudien, avec des importations de 81 millions de tonnes en 2021, pour un montant de 43,93 milliards de dollars.
Le rôle affaibli des États-Unis
La Chine ne cherche pas à nuire au rôle américain au Moyen-Orient, mais profite du déclin relatif de l’influence américaine dans la région, en particulier des changements intervenus sous les trois derniers présidents américains.
Obama a donné la priorité à un accord sur le nucléaire avec l’Iran au détriment des intérêts de l’Arabie saoudite et du Golfe. Sous Obama, les alliés de l’Iran dominaient l’Irak, la Syrie et le Liban, tandis que les Houthis au Yémen progressaient vers Bab el-Mandeb.
Donald Trump a annulé l’accord avec l’Iran et lancé un faible projet de paix avec Israël qui a mis à mal le principe de « la terre contre la paix » et placé l’Arabie saoudite, dont l’Initiative de paix arabe était fondée sur ce concept, dans une situation embarrassante.
Rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, après plus de quatre décennies de tensions
Lire
Le président américain Joe Biden, qui s’était engagé durant sa campagne électorale à renouer les liens avec l’Iran et à traiter l’Arabie saoudite comme un État paria, s’est retrouvé à Riyad pour demander au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane d’augmenter la production de pétrole dans le contexte des retombées de la guerre en Ukraine et a reçu un accueil glacial de la part du royaume.
Après ces trois expériences, la Chine s’est ouverte à l’Iran, à l’Arabie saoudite et à Israël, au détriment du rôle américain dans la région.
Les États-Unis ne cessent d’exprimer leur inquiétude quant à l’influence croissante de la Chine dans la région, notamment en ce qui concerne ses liens avec l’Iran, qui entretient des relations tendues avec Washington depuis la révolution islamique de 1979, ainsi que ceux avec l’Arabie saoudite, allié de longue date des États-Unis avec lequel des tensions sont toutefois apparues sous Obama et Biden.
De même, Washington exerce des pressions persistantes pour limiter le développement de la coopération économique sino-israélienne.
Si la Chine connaît des différends avec des voisins proches tels que l’Inde, le Japon et le Vietnam et cherche à établir un réseau d’influence en Asie centrale, baptisé « Sinostan » dans un livre de Raffaello Pantucci et Alexandros Petersen, elle doit également coexister avec l’hégémonie russe dans cette région. Cependant, le Moyen-Orient représente une vaste opportunité pour la Chine en raison de ses ressources abondantes et de sa position stratégique.
Alors que la Chine œuvre à la réconciliation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, il convient de se demander s’il ne s’agit pas d’un moment historique comparable à la rencontre sur le croiseur USS Quincy en 1945 entre le fondateur de l’Arabie saoudite, le roi Abdelaziz ben Saoud, et le président américain Franklin D. Roosevelt, qui a forgé une alliance durable entre les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Aujourd’hui, les efforts déployés par la Chine pour rétablir les relations irano-saoudiennes soulèvent la question de savoir si le moment passé par Xi Jinping avec MBS pourrait être un prélude à une « quatrième » itération de l’État saoudien – après la « troisième » de son grand-père –, fondée sur une diversification des relations économiques et des intersections politiques du royaume à l’échelle mondiale, à la suite d’une relation de longue date avec les États-Unis en tant que principal partenaire mondial.
Des opportunités et des obstacles
La récente entreprise chinoise visant à réconcilier l’Arabie saoudite et l’Iran soulève également des questions quant à la portée de cette réconciliation. Visera-t-elle uniquement à rétablir le statu quo d’avant 2016 ou amènera-t-elle une résolution des conflits par procuration qui gangrènent la région dans le sillage de cette rivalité ?
L’initiative chinoise oblige les Américains et les Occidentaux à reconnaître l’influence croissante de la Chine au Moyen-Orient, qu’ils disposent ou non d’une stratégie pour la région.
En dépit de ce rôle important dans le rapprochement entre deux rivaux moyen-orientaux, les problèmes compliqués et anciens entre les deux régimes ne peuvent être résolus facilement. Il est donc essentiel de reconnaître l’existence de plusieurs obstacles et défis qui doivent être abordés et surmontés dans ce processus.
Rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran : pourquoi l’heure était venue
Lire
Si l’arrêt des attaques des Houthis sur son territoire constitue une priorité absolue pour l’Arabie saoudite, il est important de noter que cela ne suffit pas à résoudre la situation politique générale au Yémen. L’Arabie saoudite n’est pas disposée à accepter une domination des Houthis sur la majeure partie du Yémen comme contrepartie à l’arrêt de leurs attaques contre le territoire saoudien.
En revanche, le rétablissement des relations saoudo-iraniennes pourrait rebattre les cartes en Irak de manière à apaiser les choses. L’apaisement en Irak pourrait permettre à Bagdad de retrouver son pouvoir régional sans être limité par la domination iranienne ou l’influence saoudienne.
La situation en Syrie est cependant plus problématique. Si les pays arabes utilisent leur ouverture à l’égard de Bachar al-Assad pour tenter de l’éloigner de l’Iran, que se passera-t-il une fois qu’ils seront ouverts à l’Iran ? L’Iran coopérera-t-il à l’élaboration de l’avenir de la Syrie après Assad ?
Au Liban, la question est encore plus complexe. Le Hezbollah étant un acteur clé des intérêts régionaux de l’Iran, y aura-t-il un accord pour pratiquer une « taqiya » (« dissimulation ») géopolitique ? D’autre part, où se situe Israël ? La position de la Chine amènera-t-elle Israël à adopter une position plus dure à l’égard de l’Iran et de son programme nucléaire, ou la Chine créera-t-elle un nouveau précédent dans ses relations avec Israël ?
Un graal à décrocher
Face à cette foule de questions, il reste un fait fondamental, à savoir que l’influence américaine dans la région, en dépit de son déclin relatif, y reste dominante.
Sa force se reflète dans la présence ininterrompue de bases militaires américaines dans le Golfe et dans l’ancrage militaire américain en Irak, en Syrie et en Jordanie.
La question qui se pose ici est de savoir si l’initiative de la Chine lui ouvre la porte vers l’établissement d’une base militaire dans la région du Golfe
Sur ce terrain, la Chine a marqué des points en 2017 en ouvrant une base militaire à Djibouti, près du Yémen.
La base chinoise à Djibouti coexiste avec sept autres bases militaires étrangères dans ce petit pays membre de la Ligue arabe. La Russie, qui dispose de plusieurs bases en Syrie, travaille à l’installation d’une base pour sa flotte au Soudan. S’il ne s’agit pas du seul prisme permettant d’observer l’influence de ces pays, la géopolitique ne peut se lire sans la carte des bases militaires étrangères implantées dans la région.
La question qui se pose ici est de savoir si l’initiative de la Chine visant à rapprocher l’Iran et l’Arabie saoudite lui ouvre la porte vers l’établissement d’une base militaire dans la région du Golfe, après une longue histoire de présence militaire britannique puis américaine dans cette région. Nous n’en sommes pas encore là, mais la question sera inévitablement soulevée tôt ou tard.
Le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) a développé, en politique étrangère, des qualités de funambule. Son dernier numéro d’équilibriste est sans doute le plus risqué. À la surprise générale, l’Arabie saoudite et l’Iran, ainsi que la Chine, ont annoncé que les deux pays rétablissaient leurs relations diplomatiques rompues en 2016.
L’accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran a été conclu lors d’une réunion en Chine des conseillers à la sécurité nationale des deux pays. Ce rare succès d’une médiation chinoise dans les conflits du Proche-Orient est un cadeau fait à Pékin par les deux pays. L’Arabie saoudite a rompu ses relations avec l’Iran après la prise d’assaut de l’ambassade du royaume à Téhéran en 2016, pour protester contre l’exécution d’un éminent religieux chiite saoudien.
RENFORCEMENT MILITAIRE DU ROYAUME
Le rétablissement des relations irano-saoudiennes est intervenu alors que l’Iran est préoccupé de la menace saoudienne. Téhéran s’inquiète des dépenses massives de l’Arabie saoudite pour créer une industrie de défense nationale, et de sa coopération avec les États-Unis pour transformer l’armée saoudienne en une force de combat efficace. Outre l’acquisition par Riyad de systèmes d’armes sophistiqués américains et européens auxquels l’Iran n’a pas accès, le royaume a pour objectif de créer des capacités qui ciblent l’épine dorsale de la stratégie de défense iranienne, à savoir les drones et les missiles balistiques.
Ces dernières années, l’Arabie saoudite a convenu avec la Chine de construire une usine de fabrication de drones dans le royaume. Il s’agira de la première usine de production chinoise à l’étranger. Et les États-Unis et l’Arabie saoudite ont l’intention d’organiser leur tout premier exercice expérimental de lutte contre les drones à la fin de ce mois.
Les images satellite de ces dernières années suggèrent que le royaume a construit des bases de missiles avec l’aide de la technologie chinoise.
Côté iranien, les efforts déployés dans le Golfe pour éviter une escalade n’ont pas empêché la République islamique d’accroître ses capacités militaires, avec l’ajout récent d’un nouveau navire et de 95 vedettes rapides lance-missiles à sa marine de guerre. On parle aussi de l’acquisition d’avions de combat russes Sukhoi-Su-35. En outre, l’armée iranienne et le corps des Gardiens de la révolution islamique sont aguerris et ont fait preuve de créativité pour compenser les handicaps résultant des sanctions sévères imposées par les États-Unis.
UN BILLARD À TROIS BANDES ?
Sur le plan stratégique, toutefois, la réconciliation irano-saoudienne fait suite à des informations selon lesquelles l’Arabie saoudite aurait suggéré d’établir des relations diplomatiques officielles avec Israël en échange d’un engagement juridiquement contraignant des États-Unis en faveur de la sécurité du Golfe, d’un soutien américain à un programme nucléaire pacifique saoudien et d’une augmentation des ventes d’armes américaines au royaume1. Téhéran considérerait cet accord, s’il venait à se concrétiser, comme visant la République islamique.
Si l’accord irano-saoudien a un sens, c’est de positionner l’Arabie saoudite et l’Iran comme des acteurs constructifs dans la réduction des tensions régionales. À condition que leur réconciliation contribue à mettre fin à la guerre au Yémen et aux guerres par procuration dans d’autres régions. Il pourrait permettre de relancer les négociations sur le nucléaire iranien. Mais pour cela, il faudrait aussi que les Saoudiens modifient leur proposition faite aux États-Unis. Israël reste pour Riyad un joker, même si l’importance d’une contribution significative d’Israël à la sécurité dans le Golfe, dans le cadre de l’établissement de relations diplomatiques formelles entre l’Arabie saoudite et l’État juif reste incertaine.
L’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis, voit d’un œil favorable la guerre secrète d’Israël contre l’Iran, qui implique des attaques contre des cibles dans la République islamique et en Syrie. Dans le même temps, les États du Golfe craignent d’être la cible de représailles iraniennes. Un engagement des États-Unis en matière de défense pourrait atténuer cette crainte. Il pourrait également enhardir Israël à un moment où le rétablissement des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran pourrait modifier la dynamique de la rivalité entre les deux pays.
« NOUS RIPOSTERONS DOUBLEMENT »
Au début du mois, l’amiral Alireza Tangsiri, commandant de la marine des Gardiens de la révolution, a mis en garde les pays du Golfe contre tout soutien à la guerre secrète d’Israël. « S’ils souhaitent nous attaquer depuis le territoire de n’importe quel pays ou profiter de l’espace aérien de n’importe quel pays… nous riposterons doublement. Nous riposterons doublement et nous écraserons toute zone d’où proviendraient les complots contre les intérêts de l’Iran » a déclaré Tangsiri.
Les craintes de représailles iraniennes pourraient toutefois passer au second plan dans le cadre de la négociation d’un accord américano-saoudo-israélien. Les avantages d’un accord tripartite sont évidents. Il permettrait à Mohamed Ben Salman (MBS) de répondre à ses besoins les plus immédiats en matière de défense, de redessiner de manière significative la carte géopolitique du Proche-Orient et d’établir un cadre pour les relations du royaume avec les États-Unis et la Chine.
S’il était conclu, l’accord créerait un pilier du nouvel ordre mondial du XXIe siècle, initialement bipolaire et, à terme, tripolaire, avec les États-Unis et la Chine comme superpuissances initiales, rejointes par l’Inde à un stade ultérieur, et de multiples puissances moyennes, comme l’Arabie saoudite, dotées d’un pouvoir et d’un effet de levier accrus. Il ouvrirait également la voie à la reconnaissance d’Israël par de nombreux États à majorité musulmane, en particulier en Asie. Tout aussi important, l’accord rétablirait la confiance du Golfe dans la fiabilité des États-Unis en tant que garant de la sécurité régionale.
Cette confiance a été entamée par plusieurs facteurs : l’accent mis par les États-Unis sur la Chine en tant qu’adversaire stratégique ; la priorité accordée plus récemment à la guerre en Ukraine ; la réticence passée des États-Unis à répondre aux attaques iraniennes contre des cibles saoudiennes et émiraties ; les désaccords sur les niveaux de production pétrolière et les droits humains.
LES RÉTICENCES DES ÉTATS-UNIS
Surmonter les multiples obstacles à l’accord proposé par l’Arabie saoudite impliquerait probablement un changement de politique, voire un changement politique, aux États-Unis, en Arabie saoudite, dans l’ensemble du monde musulman et en Israël. Il semble presque impossible d’obtenir un soutien bipartisan aux États-Unis pour un accord formel avec l’Arabie saoudite, de nombreux membres du Congrès, de part et d’autre de l’allée, se montrant réticents à l’égard du royaume. Pour qu’un engagement soit possible, MBS devra démontrer qu’il est un partenaire fiable.
Les doutes des États-Unis sur l’Arabie saoudite ont été alimentés par la répression brutale de MBS contre la dissidence et la liberté d’expression, sa conduite de la guerre au Yémen et, parfois, des mesures de politique étrangère perturbatrices, notamment le boycott économique et diplomatique du Qatar mené par l’Arabie saoudite pendant trois ans et demi. « Les Saoudiens doivent montrer qu’ils sont un partenaire responsable », a déclaré l’ancien diplomate américain et éminent analyste Martin Indyk. Le royaume « ne peut pas jouer sur les deux tableaux. S’il désire ce genre d’engagement de la part des États-Unis, il doit s’aligner sur les États-Unis… Si notre relation de sécurité avec l’Arabie saoudite doit être approfondie parce que les Saoudiens le veulent, alors il y a certaines obligations qui en découlent ».
MBS pourrait notamment faire preuve de responsabilité en négociant les conditions du soutien américain au programme nucléaire du royaume. L’Arabie saoudite souhaite construire seize centrales nucléaires. En février 2023, le royaume a reçu des offres pour la première installation. L’Arabie saoudite a toujours affirmé que son programme était destiné à des fins pacifiques et que le royaume s’engageait à placer ses futures installations sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Cependant, alors que l’Iran se rapproche de plus en plus d’une capacité de production d’armes nucléaires, l’Arabie saoudite vise également à acquérir les connaissances et les éléments technologiques nécessaires pour être au même niveau que l’Iran si celui-ci franchit le seuil de la production d’armes nucléaires. Les dirigeants saoudiens ont prévenu que l’Arabie saoudite développerait ses capacités si l’Iran devenait une puissance nucléaire.
AMBITIONS NUCLÉAIRES
L’Arabie saoudite a démenti les informations selon lesquelles elle construirait une installation d’extraction de yellow cake d’uranium avec l’aide de la Chine. Elle possède elle-même d’importants gisements d’uranium. Les États-Unis veulent stopper cette évolution en convainquant le royaume d’accepter les garanties exigées par la législation américaine, que les Saoudiens ont jusqu’à présent rejetées. Ces garanties obligeraient l’Arabie saoudite à renoncer à produire du combustible nucléaire, même si elle pourrait l’acheter moins cher à l’étranger. La loi américaine sur l’énergie atomique stipule que les pays qui coopèrent avec les États-Unis dans le domaine de l’énergie nucléaire doivent renoncer à l’enrichissement de l’uranium et au retraitement du combustible usé.
Les autorités américaines craignent que l’insistance des Saoudiens ne revienne à revenir sur un protocole d’accord conclu en 2009 avec les États-Unis, dans lequel le royaume s’engageait à acquérir du combustible nucléaire sur les marchés internationaux.
Pourtant, même si MBS parvenait à convaincre les États-Unis de son sens des responsabilités et à satisfaire aux conditions américaines en matière de coopération nucléaire, Israël reste son joker. Le prince héritier et d’autres hauts responsables saoudiens ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient établir une relation officielle avec Israël, mais cela ne sera possible que si le conflit israélo-palestinien est résolu d’une manière qui tienne compte des intérêts des deux parties, or le premier ministre Benyamin Nétanyahou est à la tête d’un gouvernement qui veut tout sauf cela.
Nétanyahou semble croire que le soutien aux Palestiniens en Arabie saoudite, et ailleurs dans le monde arabe et musulman a diminué au point que, s’il a le choix entre le soutien aux Palestiniens et la coopération sécuritaire et technologique avec Israël, en particulier contre l’Iran, le royaume optera pour Israël.
Ce calcul ne peut fonctionner que dans le cas improbable où les États-Unis s’engagent juridiquement à assurer la sécurité de l’Arabie saoudite et du Golfe et où le royaume remplit les conditions nucléaires imposées par les États-Unis. Pour sa part, MBS peut supposer que si l’Arabie saoudite et les États-Unis s’entendent, Netanyahu fera de même, mais il s’agit là d’un pari risqué. Même si Netanyahou souhaite entretenir des relations officielles avec l’Arabie saoudite, il est peu probable qu’il mette son avenir politique en péril en risquant une crise avec ses partenaires de la coalition, majoritairement d’extrême droite et ultrareligieux, qui veulent se débarrasser des Palestiniens, le plus tôt étant le mieux.
En 2022, sur presque tous les continents, les informations se sont empilées au sujet d’activistes, de journalistes, de personnalités politiques et d’autres individus ayant été des cibles présumées d’attaques de logiciels espions commanditées par des États.
La plupart des attaques commanditées par des États se rapportent à Pegasus et à la fuite d’une liste contenant plus de 50 000 numéros de téléphone (AFP/Nicolas Asfouri)
Nous arrivons au point de rendez-vous que Ghanem al-Masarir nous a donné. Mais il n’y a aucun signe de sa présence. Un chemin bordé d’arbres à l’orée d’un bois sombre ? Oui. Un pré tapissé d’herbe verte ? Oui. Ghanem ? Non.
Lorsque nous avons convenu de nous rencontrer au bord de ce parc dans la campagne du nord-ouest de Londres, il s’agissait d’un plan inhabituel – mais pour Ghanem al-Masarir, cela s’entendait parfaitement.
EXCLUSIF : Le FBI a mis en garde des dissidents saoudiens aux États-Unis après le meurtre de Khashoggi
Lire
En 2018, cet homme de 42 ans qui vit au Royaume-Uni depuis dix-neuf ans était au sommet de sa carrière autodidacte. The Ghanem Show, sa chaîne YouTube qui critiquait de manière acerbe – et parfois loufoque – la famille royale saoudienne, avait atteint 300 millions de spectateurs.
L’un des surnoms qu’il employait pour désigner le prince héritier Mohammed ben Salmane, le dirigeant de facto du royaume – était « Al-dub Al-dasher » (gros ours errant). Il était relayé sur les réseaux sociaux aux quatre coins du monde arabe et même The Economist parlait de lui.
« Aujourd’hui, à l’ère de Salmanco et de son ours errant, également appelé “double slip”, on peut passer des années et des années en prison pour un tweet », plaisantait-il dans un épisode consacré au roi d’Arabie saoudite et à son fils.
Mais un vendredi soir au cours de ce mois d’août, alors qu’il déambulait dans le quartier chic de Knightsbridge à Londres, Ghanem al-Masarir a été agressé par deux hommes devant Harrods. Un troisième homme a filmé l’agression : les images sont rapidement apparues sur les réseaux sociaux, sur des comptes liés au gouvernement saoudien.
Ghanem al-Masarir a la certitude que cette agression a été ordonnée par le prince héritier.
Piraté avec Pegasus
Trois mois plus tard, quelques semaines après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul, la Metropolitan Police s’est rendue au domicile londonien de l’humoriste. Une menace crédible pesait sur son existence, lui a-t-on affirmé. Un mécanisme d’alerte a rapidement été installé.
De plus, il a remarqué quelque chose d’étrange sur ses iPhone. Leur batterie se vidait à vue d’œil. Ils refusaient d’installer les dernières mises à jour.
Perplexe, Ghanem al-Masarir a contacté le Citizen Lab, un groupe de l’université de Toronto spécialisé dans les technologies de communication, les droits de l’homme et la sécurité mondiale.
Le groupe d’universitaires a mené une enquête et découvert que les téléphones avaient été piratés avec Pegasus, le logiciel espion de la société israélienne NSO Group qui transforme les téléphones en dispositifs de surveillance de niveau militaire.
Les enquêteurs ont découvert que l’ensemble des déplacements, conversations, photos et messages de Ghanem al-Masarir avaient été transmis à un serveur saoudien.
Cela fait maintenant quatre ans. Accompagnée d’un caméraman, je m’apprête à rencontrer Ghanem al-Masarir à un point qu’il a marqué sur une carte dans ce parc en pleine campagne.
Pegasus : l’Arabie saoudite vise le chef du bureau de Middle East Eye en Turquie
Lire
Ces jours-ci, me dit-il par le biais d’une application cryptée, il est préférable de ne pas filmer chez lui. J’ai regardé des extraits de son émission et une interview qu’il a accordée à Channel 4 en janvier 2020, dans laquelle il est si bavard que le présentateur est obligé de le couper. Je m’attends presque à le voir jaillir d’un buisson. Ou sortir de la camionnette blanche arrêtée non loin.
Mais où est-il ?
Une silhouette s’avance droit vers moi. L’individu se présente : ce n’est qu’alors que je comprends que cet homme, enveloppé dans une épaisse écharpe et une lourde veste en daim en cette chaude journée de juin, est le présentateur du Ghanem Show – ou, du moins, l’était.
Après avoir trouvé un rondin noueux sur lequel nous asseoir, il m’explique qu’il a arrêté de tourner après les événements de 2018. « Je ne pouvais pas faire mon émission, je ne pouvais rien faire », raconte-t-il, scrutant tour à tour du regard un promeneur avec son chien, une famille et deux hommes qui passent par là.
Menaces de mort
Ce n’était pas la première fois qu’on tentait de le réduire au silence. YouTube a fermé sa chaîne à deux reprises à la demande de la Saudi Broadcasting Authority, affirme-t-il. Il avait reçu des menaces de mort et des appels téléphoniques menaçants.
Vivant sous protection policière et craignant de se rendre à un quelconque endroit du centre de Londres, il a vu sa vie se refermer sur lui. « Ce piratage m’affecte dans ma vie professionnelle, ma vie personnelle, partout », confie-t-il. « Il a détruit mon envie de faire quoi que ce soit, pour être honnête. »
« La surveillance est une forme de violence. Elle porte atteinte à votre vie privée, à votre dignité, à votre capacité d’action. Vous êtes dans un état perpétuel de peur et d’anxiété, non seulement par rapport à vous-même mais aussi par rapport aux autres »
- Marwa Fatafta, Access Now
En 2022, sur presque tous les continents, les informations se sont empilées au sujet d’activistes, de journalistes, de personnalités politiques et d’autres individus ayant été des cibles présumées d’attaques de logiciels espions commanditées par des États.
La plupart se rapportent à Pegasus et à la fuite d’une liste contenant plus de 50 000 numéros de téléphone. Des collaborateurs de Middle East Eye ont notamment été visés.
Cependant, la simple ampleur des Pegasus Papers – qui n’étaient qu’une fuite concernant un seul logiciel espion – ne traduit nullement l’impact du piratage sur la vie de ses cibles.
Parmi elles figurent des dissidents arabes qui se sont installés il y a plusieurs décennies au Royaume-Uni pour fuir un gouvernement répressif, convaincus qu’ils pourraient alors vivre et s’exprimer librement. Aujourd’hui, ils se demandent si leur pays d’adoption est aussi sûr qu’ils le croyaient – ou peut-être, qu’ils voulaient le croire.
Leur crainte, affirment-ils, est exacerbée par le mutisme du gouvernement britannique après les attaques et par l’absence de suivi de la part des autorités britanniques.
De Khashoggi à Médiapart : comment Pegasus a espionné des journalistes ciblés par des États
Lire
Ainsi, se demandent les dissidents, qu’est-ce qui les empêcherait d’être à nouveau pris pour cibles, étant donné que le Citizen Lab affirme maintenant que même Downing Street et le Foreign Office ont été infectés avec Pegasus, probablement par les Émirats arabes unis ?
À l’instar de Ghanem al-Masarir, tous les dissidents interrogés par MEE dans le cadre de cet article avaient le pressentiment, avant d’être piratés, que le Royaume-Uni n’était peut-être pas à l’abri du danger. Un matin, l’un d’entre eux a survécu à une tentative d’incendie criminel visant son domicile familial. Un autre a découvert un grand couteau devant la fenêtre de sa cuisine le jour même où il a reçu des messages indiquant « Bientôt » avec des émojis en forme de couteau.
Deux autres ont vu leurs comptes bancaires britanniques – et ceux de membres de leur famille – fermés après que les Émirats arabes unis ont désigné les organisations établies au Royaume-Uni qu’ils dirigent comme organisations terroristes.
Mais le piratage les a perturbés d’une autre manière, soulignent les dissidents. Le fait que leur vie privée ait été infiltrée dans l’espace virtuel, à leur insu et sans autre témoin, en temps réel, comporte pour eux quelque chose d’incroyablement pénible.
Il s’agit d’un traumatisme invisible, mais bel et bien réel et puissant, que Marwa Fatafta, spécialiste des droits numériques et responsable des politiques pour la région MENA au sein d’Access Now, reconnaît immédiatement lorsque je lui raconte les témoignages recueillis.
« La surveillance est une forme de violence », embraye-t-elle. « Elle porte atteinte à votre vie privée, à votre dignité, à votre capacité d’action. Vous êtes dans un état perpétuel de peur et d’anxiété, non seulement par rapport à vous-même mais aussi par rapport aux autres. »
Un précédent
Les six hommes avec lesquels j’ai échangé ont engagé des actions en justice au Royaume-Uni contre Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, accusés de les avoir ciblés à des occasions différentes. Ils espèrent que les tribunaux britanniques agiront là où ils estiment que le gouvernement britannique et les autorités ont failli.
Un jugement est imminent dans l’affaire que Ghanem al-Masarir a intentée contre l’Arabie saoudite pour les allégations d’usage d’un logiciel espion ainsi que l’agression subie en pleine rue en août 2018.
Les États-Unis craignent qu’un opposant saoudien soit sur le point de divulguer des « secrets d’État »
Lire
Mais il ne s’agira pas d’un verdict définitif : le tribunal se prononcera en revanche quant à la poursuite de l’action engagée par l’humoriste contre le royaume pour des dommages corporels et matériels. Généralement, les États sont à l’abri de la plupart des litiges au Royaume-Uni en raison du State Immunity Act, promulgué en 1978, avant l’apparition des logiciels espions.
Néanmoins, les avocats de Ghanem al-Masarir, du cabinet britannique Leigh Day, soutiennent que ce qui lui est arrivé constitue une exception à cette loi. L’affaire qui le concerne donnera lieu à la première décision d’un tribunal britannique se rapportant à un logiciel espion et à un pays étranger, et pourrait constituer un précédent pour d’autres dissidents au Royaume-Uni qui ont été ciblés. Par ailleurs, selon des avocats et des experts en surveillance, elle pourrait inspirer de futurs litiges dans le monde entier.
Les gouvernements saoudien, émirati et bahreïni n’ont pas répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE au sujet de l’action en justice intentée au Royaume-Uni.
Anas al-Tikriti, 53 ans, est anglo-irakien. Son père était une figure éminente de l’opposition au régime baasiste. Sa famille a quitté l’Irak pour le Royaume-Uni alors qu’il était bébé.
Après avoir passé une grande partie de son adolescence et le début de sa vie d’adulte aux Émirats arabes unis, où il a étudié, Anas al-Tikriti est retourné au Royaume-Uni, où il milite contre la guerre et pour la démocratie au Moyen-Orient, dirige une fondation prônant le dialogue entre l’islam et l’Occident et officie en tant que négociateur d’otages.
Posé et clair dans son propos, comme à son habitude, il s’exprime avec aisance alors même que la pluie s’abat sur nous. Mais ce qui me frappe, c’est que pour la première fois au bout de plusieurs interviews données au fil des ans, je l’entends se confier sur ses sentiments, lorsqu’il explique dans quelle mesure la surveillance numérique l’a affecté.
« C’est quelque chose d’invisible, d’insidieux, qui s’infiltre dans votre espace le plus sûr et le plus sacré. »
Anas al-Tikriti a fondé la Fondation Cordoba en 2005. Celle-ci prône le dialogue entre l’Occident et l’islam et conseille les responsables politiques dans les domaines de la stratégie et de la sécurité au Moyen-Orient. En 2014, elle a été désignée comme une organisation terroriste par les Émirats arabes unis – mais le gouvernement britannique n’a rien dit, à la surprise d’Anas al-Tikriti.
« Au moins, qu’ils se dédouanent, sans même penser à moi ou à Cordoba », lance-t-il à propos du gouvernement britannique. « Cela a marqué ma perception de la valeur de la citoyenneté britannique. Mais c’est probablement le dernier clou dans le cercueil. »
« Il faut faire attention, Anas a son téléphone sur lui »
Anas al-Tikriti a appris l’été dernier que des enquêteurs soupçonnaient les Émirats arabes unis d’avoir piraté son iPhone avec Pegasus. Depuis lors, il demande à ses interlocuteurs de ne pas lui confier leurs secrets, ce qui est un peu délicat lorsque l’on gagne sa vie en proposant des conseils politiques à des dirigeants et en menant des négociations d’otages.
Son goût pour la manipulation d’informations un tant soit peu confidentielles s’est aujourd’hui envolé. « Je leur dis : “Écoutez, je préférerais que [vous ne me disiez rien de privé], sauf si vous le devez, parce que je ne sais pas si je suis le seul à écouter.” »
Comment la technologie d’espionnage israélienne pénètre au plus profond de nos vies
Lire
Avant les événements de l’été dernier, son téléphone était pratiquement collé à son corps, prêt à être dégainé à tout moment. Aujourd’hui, il ne sait plus quand le garder près de lui, ni s’il en a envie. Les proches éprouvent le même sentiment. J’étais avec un groupe d’amis et ils se sont mis à rire : « Il faut faire attention, Anas a son téléphone sur lui. » Il hausse les épaules. « C’est extrêmement inconfortable. »
Mohammed Kozbar, 56 ans, est le président de la mosquée de Finsbury Park, dans le nord de Londres. Deux jours après la fin du Ramadan, nous nous asseyons dans la salle de prière déserte de la mosquée, calme et au sol moelleux, traversée par une brise soufflant depuis une fenêtre ouverte.
Le grand gabarit de Mohammed Kozbar, confortablement juché sur une chaise pliante, dégage aussi un air calme. Pourtant, il est de toute évidence gêné à l’idée de parler de lui-même.
Il est arrivé en Grande-Bretagne en 1990 après avoir quitté le Liban, dévasté par une longue guerre civile. Depuis, il veille au développement de la communauté musulmane en Grande-Bretagne : il est l’un de ceux à qui l’on doit la réhabilitation de la mosquée de Finsbury Park, dominée auparavant par l’Égyptien Abou Hamza.
En tant qu’iman de la mosquée, Abou Hamza encourageait ses fidèles à aller combattre à l’étranger. Il a ensuite été condamné par un tribunal britannique pour incitation à la violence avant d’être extradé aux États-Unis, où il a été reconnu coupable de terrorisme et emprisonné à vie.
Mohammed Kozbar invite régulièrement des délégations internationales de représentants des forces de l’ordre à visiter la mosquée afin d’observer le travail entrepris pour éradiquer l’influence d’Abou Hamza.
En juillet 2021, il a lui aussi découvert que son numéro figurait sur la liste divulguée et qu’il avait probablement été ciblé par les Émirats arabes unis. Le Citizen Lab a analysé son téléphone et confirmé qu’il avait été infiltré par Pegasus. Il n’en connaît pas la raison exacte, même s’il a déjà dénoncé le bilan des Émirats arabes unis en matière de droits de l’homme.
Négociation d’otages
Comme pour Anas al-Tikriti, ses comptes bancaires britanniques ont été fermés lorsque les Émirats arabes unis ont désigné la Muslim Association of Britain, au sein de laquelle les deux hommes occupent un poste de direction, comme une entité terroriste.
Il se souvient du moment où, alors qu’il était assis dans la mosquée, un journaliste lui a raconté ce qui était arrivé à son téléphone. « Je lui ai demandé : “Vous êtes sûr à 100 % ?” Il a confirmé : “Oui, à 100 %.” »
« Même si vous vous êtes installé dans ce qui est considéré comme une démocratie occidentale stable et à l’abri du danger, vous pouvez toujours être pourchassé et persécuté »
– Monika Sobiecki, associée au cabinet d’avocats Bindmans
Quelques heures plus tard, il a expliqué à son épouse et à ses enfants que les photos et les conversations qu’ils avaient partagées n’étaient pas privées. Et c’est cette idée que l’on avait porté atteinte à la vie privée de sa famille qui l’a particulièrement perturbé.
« Qu’est-ce que tu as fait, Baba ? », lui a demandé son fils de 13 ans. « Je n’avais pas de réponse », confie Mohammed Kozbar, la voix enrouée. « J’ai répondu : “Je n’ai rien fait.” » Il se demande s’il existe un fichier contenant les messages et les photos de sa famille, et où celui-ci pourrait se trouver.
Anas al-Tikriti est pour sa part convaincu que les informations recueillies lorsque son téléphone a été infecté sont déjà utilisées. Au moment où les enquêteurs affirment qu’il a été piraté, il participait à quatre négociations d’otages, dont aucune n’impliquait les Émirats arabes unis.
Un effort en particulier, visant à obtenir la libération d’une jeune femme, était arrivé à sa phase finale. Pourtant, explique-t-il, toute communication a été interrompue avant que l’accord ne soit conclu et l’otage libérée. Il s’arrête. « J’ai négocié dans 31 ou 32 affaires et jamais, jamais, ce que je viens de vous décrire ne m’est arrivé. »
Même à l’étranger, les activistes sahraouis et les dissidents marocains craignent d’être poursuivis par le Maroc
Lire
C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, Anas al-Tikriti n’a aucune idée de l’endroit où se trouve cette femme, ni de ce qui est arrivé aux personnes dans la région qui ont tenté de la libérer. « Dans quel genre de danger cela les a-t-il mis ? Dieu seul le sait. »
Anas al-Tikriti n’a cessé de se demander s’il devait annoncer à la famille de cette femme que son téléphone avait été piraté. Même si le fait de savoir comment l’affaire a capoté représente pour lui un fardeau, il a conclu que leur communiquer les détails ne leur serait d’aucune utilité. Il tousse et semble perdre ses mots, chose inhabituelle.
« La personne sur laquelle ils fondaient beaucoup d’espoir n’était pas aussi sûre qu’ils l’espéraient. Je n’aurais rien pu faire. Je ne m’en étais pas rendu compte à ce moment-là. Je ne m’en étais pas rendu compte, même lorsque les choses étaient retombées. »
C’est cette ignorance qui, selon les avocats impliqués dans l’action en justice en cours, a été l’un des coups les plus durs portés à leurs clients, et qui alimente encore aujourd’hui leur anxiété.
« S’il peut être déployé contre vous une fois, qu’est-ce qui vous garantit qu’il ne l’est pas aujourd’hui ? », souligne Monika Sobiecki, associée au sein du cabinet d’avocats britannique Bindmans, qui représente Mohammed Kozbar et Anas al-Tikriti.
« Dans les faits, cela crée un panoptique – une perception du monde comme une prison – et il n’y a aucun endroit où vous pouvez être à l’abri de ceux qui vous persécutent, parce que même si vous vous êtes installé dans ce qui est considéré comme une démocratie occidentale stable et à l’abri du danger, vous pouvez toujours être pourchassé et persécuté. »
Yahya Assiri n’est certainement pas détendu. « Honnêtement, je ne me sens pas en sécurité dans ce pays », me dit-il depuis le bureau londonien d’ALQST, l’organisation de défense des droits de l’homme qu’il a créée en 2014 après avoir cessé sa double vie en Arabie saoudite.
Au premier abord, Yahya Assiri était un officier de l’armée de l’air saoudienne chargé d’acheter des armes. Mais il utilisait également le pseudonyme d’Abou Fares pour exprimer en ligne ses préoccupations sur des questions telles que la pauvreté, le chômage et la répression. Il a finalement été démasqué.
En 2014, alors qu’il étudiait les droits de l’homme à l’université Kingston, dans le sud-ouest de Londres, des amis en Arabie saoudite lui ont appris que les forces de sécurité le recherchaient. Il a alors compris qu’il ne pourrait pas rentrer chez lui.
Depuis huit ans, Yahya Assiri s’affaire à critiquer les politiques et les dirigeants du royaume depuis le Royaume-Uni. En plus d’ALQST, il a lancé Diwan London, une plateforme en ligne qui défend la liberté et la justice dans le monde arabe.
Il est également secrétaire général du Parti de l’Assemblée nationale (NAAS), le seul parti d’opposition en Arabie saoudite, en grande partie dirigé par des exilés.
Cependant, son travail et en particulier les réseaux qu’il a construits font de Yahya Assiri et de sa famille une cible. Ils ont été menacés en public. Leur voiture a été forcée. C’est devant la fenêtre de leur cuisine qu’un couteau a été trouvé.
Des dissidents saoudiens lancent un nouveau parti réclamant la démocratie dans le royaume
Lire
Yahya Assiri a lui-même la particularité peu enviable d’avoir été ciblé par Pegasus non pas une fois, mais deux, d’après les enquêteurs du Citizen Lab.
Ils attribuent ces deux attaques à l’Arabie saoudite. « Le plus douloureux, c’est qu’un grand nombre de défenseurs des droits de l’homme et de dissidents ont été pris pour cible tout au long de cette période, des gens que je considère comme des patriotes, des gens qui travaillent pour le bien de ces pays. »
Dans un courrier préalable à une action en justice adressé en février à Khaled ben Bandar ben Sultan al-Saoud, ambassadeur d’Arabie saoudite au Royaume-Uni, les avocats de Yahya Assiri affirment que la quantité de données qui pourraient avoir été exfiltrées du téléphone de leur client lorsqu’il a été infecté « n’est rien moins que catastrophique » pour leur client et ses contacts dans le royaume.
Parmi ces contacts figure Loujain al-Hathloul, l’éminente activiste saoudienne des droits de l’homme qui a été arrêtée avec au moins une dizaine d’autres Saoudiennes en mai 2018, quelques semaines avant la levée de l’interdiction de conduire contre laquelle elles avaient mené une longue bataille. Loujain al-Hathloul a été détenue pendant dix mois et victime de torture physique avant d’être officiellement inculpée. Son acte d’accusation était truffé de références à ses échanges avec « le renégat Yahya Assiri ».
Selon Yahya Assiri, il est difficile de savoir si les informations provenant de son téléphone ou d’autres appareils ont été essentielles dans l’affaire Loujain al-Hathloul ou toute autre affaire. Les téléphones de Loujain al-Hathloul ont également été piratés à deux reprises depuis 2017.
Yahya Assiri estime néanmoins que tenter de déterminer quelle infiltration de quel appareil a donné lieu à quelle arrestation revient à passer à côté de l’essentiel. « C’est douloureux de savoir que notre travail faisait l’objet d’un espionnage. Mais le plus important n’est pas nécessairement que ces autorités essaient de découvrir nos secrets. C’est qu’elles essaient d’empêcher quiconque de s’exprimer contre eux ou de les défier. »
Des dissidents bahreïnis traqués
Saeed Shehabi pensait avoir trouvé le moyen de ne pas se faire pirater. Activiste pro-démocratique et journaliste chevronné, mais aussi figure de proue du mouvement d’opposition bahreïni, il est membre du conseil d’administration de l’Abrar Islamic Foundation, une organisation caritative enregistrée qui se consacre à l’éducation musulmane au Royaume-Uni.
Mais lorsque j’appelle la fondation, l’homme au bout du fil s’excuse. Saeed Shehabi n’est pas là, explique-t-il.
Je demande s’il peut lui transmettre un message. « Non, désolé. Il n’a pas de portable », répond-il.
Est-on en train d’oublier l’assassinat de Khashoggi ?
Lire
Lorsque nous finissons par nous rencontrer, Saeed Shehabi, 67 ans, explique qu’il n’a jamais eu de téléphone. « J’ai pris mes précautions. Je savais que j’étais visé par notre gouvernement parce que j’ai toujours été un opposant. » La stratégie consistant à ne pas avoir de téléphone s’inscrit dans ses méthodes de la vieille école, ancrées dans le monde réel.
Tous les mercredis après-midi, on le retrouve devant l’ambassade d’Arabie saoudite à Londres, où il a commencé à manifester avec des camarades en mars 2011 après que le royaume a envahi Bahreïn au cours de manifestations pro-démocratiques. Le samedi, il est à Downing Street pour exhorter le gouvernement britannique à cesser de soutenir Bahreïn et de former ses forces de sécurité.
En ce qui concerne la surveillance dont il fait l’objet, il affirme également être un vieux de la vieille. Dans les années 1980, il a reçu chez lui, à Londres, au moins trois appels téléphoniques suspects en provenance de Bahreïn, destinés selon lui à le démasquer.
Une autre fois, lors d’une campagne de répression gouvernementale, un camarade dissident a l’appelé pour organiser un entraînement militaire, ce qui a interloqué Saeed Shehabi, qui a soutenu que ce n’était pas ainsi que l’opposition bahreïnie devait opérer. Il s’est avéré par la suite que l’ami en question l’appelait depuis une prison bahreïnie. « Ils voulaient m’attraper comme ça », explique-t-il à propos de cet appel et des autres qui ont suivi. « La surveillance a toujours été là. »
En 2014, une fuite a révélé que Bahreïn aurait piraté l’ordinateur de Saeed Shehabi à l’aide du logiciel espion FinSpy et aurait eu accès à ses e-mails. Les autorités pouvaient même contrôler la caméra et les micros de son ordinateur portable pour le voir et l’écouter.
Il s’en est pourtant voulu.
« Je me fais vieux et ces années se sont envolées pour rien, tout cela à cause des Saoudiens »
– Ghanem al-Masarir
« “Comment peux-tu être aussi naïf, Saeed ?”, s’est-il demandé à l’époque. “Comment peux-tu laisser tes ennemis s’infiltrer chez toi aussi facilement ?” » Il se retourne vers moi. « Ce n’est pas si facile. Ils ont payé. C’est une procédure qui coûte cher. Mais ils ont réussi. »
Saeed Shehabi explique avoir été particulièrement affecté par la découverte de ce piratage, car en 2009, sa famille avait déjà échappé à un incendie allumé un matin à son domicile. Cet incendie est survenu deux jours après l’agression de deux dissidents bahreïnis dans une ruelle près de la gare d’Euston à Londres.
D’après le témoignage de Saeed Shehabi et des autres dissidents bahreïnis devant la commission britannique des affaires étrangères en novembre 2012, ils avaient été avertis d’une « attaque imminente » avant ces deux événements. Après avoir été attaqués dans la rue, les deux dissidents ont affirmé avoir été informés par téléphone que la prochaine fois qu’ils s’approcheraient de l’ambassade de Bahreïn, « [ils seraient] plus sévèrement punis ».
Saeed Shehabi est certain que ces attaques étaient destinées à les faire taire. « Alors quand cela [un piratage] se produit, à la lumière de ces expériences, on se dit : “Que va-t-il nous arriver ensuite ?” »
Dans le bois à la périphérie de Londres, Ghanem al-Masarir semble plus détendu. En quatre ans, il a raconté les détails de sa vie à des dizaines de journalistes. Une fois que nous avons fini de filmer, il reconnaît que c’est fatigant.
« Je me fais vieux et ces années se sont envolées pour rien, tout cela à cause des Saoudiens », soupire-t-il. « Je ne pourrai pas rattraper ces années, mais j’espère qu’un jour, je me relèverai. »
Il nous propose de prendre un café. Nous avons fait beaucoup de route pour le rencontrer et il souhaite nous montrer son quartier. Alors que nous passons devant la camionnette blanche, je lui explique que je croyais qu’il allait en sortir lorsque nous le cherchions tout à l’heure.
Il s’arrête. Je crains alors d’avoir dit quelque chose de mal. Il finit par sourire et je retrouve un visage familier. « Vous pensiez que j’étais en train de me faire découper en morceaux là-dedans ? », rétorque-t-il en riant.
Nous nous dirigeons vers un coin de banlieue animé. Alors que Ghanem marche entre moi et le caméraman, le soleil illumine furtivement son visage.
Les avocats du département américain de la justice ont établi le 17 novembre que le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, était protégé contre toute procédure civile américaine pour le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, en vertu de son statut de chef d’État. Les partisans de poursuites dénoncent une capitulation.
Jamal est de nouveau mort aujourd’hui. » C’est par ces mots indignés que Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien assassiné, a réagi sur Twitter à la recommandation publiée le 17 novembre par le département d’État. Le service juridique du ministère américain des affaires étrangères y établit que Mohammed Ben Salmane (MBS) bénéficie de l’immunité juridique en cas de procès pour l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018, au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Or, la CIA considère que le prince héritier saoudien a « approuvé » l’opération visant à capturer et tuer du journaliste, perçu comme un dissident par le royaume.
« Les États-Unis informent respectueusement la cour que le défendeur Mohammed Ben Salmane, premier ministre du royaume d’Arabie saoudite, est le chef de gouvernement en exercice et, par conséquent, est immunisé contre ce procès, peut-on lire dans ce document remis au tribunal d’instance de Columbia par l’administration. L’immunité des chefs d’État est un principe bien établi du droit international coutumier. »
« Même Trump n’a pas été aussi loin »
Or, Mohammed Ben Salmane, qui a été vice-premier ministre, ministre de la défense, se trouve être dirigeant de facto du royaume et a été nommé premier ministre par décret royal fin septembre. Une nomination qui a nourri les spéculations selon lesquelles il cherchait justement à esquiver des poursuites découlant d’actions civiles, comme celle lancée par Hatice Cengiz aux États-Unis.
Le département d’État précise dans cette recommandation, non contraignante, qu’il « ne tire aucun avis de la présente procédure et répète sa condamnation sans équivoque du meurtre odieux de Jamal Khashoggi ». « Il s’agit d’une décision juridique (…), a insisté un porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche. Cela n’a rien à voir avec le fond de l’affaire. »
Les proches de Jamal Khashoggi et partisans de poursuites ne l’entendent pas ainsi. « Voilà à quoi ressemblent les promesses de Biden de “demander des comptes”. Même Trump n’a pas été aussi loin dans la protection de MBS », a tweeté Khalid Al Jabri, fils d’un ancien espion saoudien qui a accusé le prince de lui avoir envoyé une équipe de tueurs au Canada. « Nous pensions que nous pourrions peut-être voir briller la lumière de la justice aux États-Unis, mais l’argent l’a encore une fois emporté », a ajouté Hatice Cengiz.
« Vous avez du pétrole et des dollars ? Vous êtes en sécurité »
Même colère du côté de l’ONG américaine Democracy for the Arab World Now (DAWN), fondée par Jamal Khashoggi. « En brisant sa promesse de responsabilité, Biden garantit l’impunité à MBS », s’est insurgée sur Twitter Sarah Leah Whitson, directrice exécutive de DAWN, qui parle d’une « erreur sur le plan juridique », « car le roi est le chef d’État et le chef du gouvernement dans la monarchie absolue saoudienne ». « Céder au stratagème d’immunité de MBS donne un blanc-seing aux tyrans du monde entier, estime-t-elle. Vous avez du pétrole et des dollars ? Vous êtes en sécurité, quels que soient vos crimes. »
Lors de son voyage en Arabie saoudite en juillet, le premier de son mandat, Joe Biden avait déjà été accusé d’avoir sonné la réhabilitation de Mohammed Ben Salmane, considéré pendant des mois comme un paria sur la scène internationale depuis cet assassinat. Car cette visite, inscrite dans le cadre de la relation ancienne et stratégique avec le royaume pétrolier, était aussi dictée par un principe de réalité face à la hausse des prix des hydrocarbures. Joe Biden n’avait alors pas obtenu le coup de pouce escompté.
Depuis, le président américain a même exprimé publiquement son fort mécontentement le 11 octobre, allant jusqu’à évoquer la nécessite de réévaluer la relation bilatérale avec Riyad. Autant de raisons de suivre la prochaine réunion du cartel du pétrole emmené par l’Arabie, en décembre.
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane assiste au sommet de Djeddah sur la sécurité et le développement, le 16 juillet 2022 (AFP)
Le prince héritier saoudienMohammed ben Salmane a été promu la semaine dernière au poste de Premier ministre, confirmant ainsi sa position de dirigeant de facto du royaume. Cette mesure sera synonyme de baisser de rideau pour le roi Salmane, qui deviendra encore plus invisible au cours des prochains mois. L’État, c’est désormais son fils MBS.
En tant que Premier ministre, Mohammed ben Salmane sera plus puissant que jamais, puisqu’il préside désormais les nombreux ministères et postes bureaucratiques du pays. Avec ses deux frères Khaled et Abdelaziz, respectivement à la tête des portefeuilles de la Défense et de l’Énergie, la monarchie saoudienne telle que nous la connaissions a été abolie. Le roi Salmane a passé les rênes à sa descendance.
Aucun dirigeant mondial ne peut désormais contourner le prince héritier au motif qu’il n’est pas la plus haute autorité officielle du royaume
Par le passé, le roi Saoud (1953-1964) avait tenté de placer plusieurs fils à des postes clés du gouvernement, mais n’y était pas parvenu sous la pression du prince Fayçal, qui le forcera à abdiquer au début des années 1960. Il est peu probable que Mohammed ben Salmane soit évincé peu de temps après être devenu l’unique dirigeant, compte tenu de l’absence de concurrents puissants capables de compromettre son règne comme Fayçal a pu le faire avec Saoud.
Sur le terrain, la promotion de Mohammed ben Salmane n’a pas de réelle incidence, puisqu’il est en charge des affaires intérieures du pays depuis 2017. Après avoir été nommé prince héritier, il a progressivement érodé l’autorité des autres princes et pris le contrôle de l’ensemble des fonctions et postes bureaucratiques de l’État, de l’économie à la sécurité.
En revanche, au niveau international, cette promotion change tout. Aucun dirigeant mondial ne peut désormais contourner le prince héritier au motif qu’il n’est pas la plus haute autorité officielle du royaume. Désormais, les dirigeants ne pourront plus chercher à rencontrer un roi invisible, mais devront s’adresser directement au prince héritier. Tous doivent désormais reconnaître que rien ne peut être fait sans l’approbation de Mohammed ben Salmane.
Il n’y a qu’une seule façon de décrire cette nouvelle terreur : un mélange maladroit entre la main de fer de Staline et le capitalisme néolibéral occidental. Les gens sont amenés à croire que ce mélange permettrait de mettre en œuvre le meilleur programme de modernisation que le pays ait jamais connu, d’attirer les investissements étrangers et de créer des emplois dont le pays a tant besoin. Mais il n’est pas certain que ce programme se soit traduit par une sécurité accrue pour les Saoudiens ordinaires.
La réputation du prince héritier s’est effondrée après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018. Le prince était ainsi boudé par l’administration Biden et d’autres dirigeants mondiaux, outre de nombreux investisseurs internationaux. Mohammed ben Salmane était isolé, même s’il s’efforçait de contrer l’image d’assassin qui lui était collée. Il s’est démené pour sortir de cet isolement jusqu’à ce que le président russe Vladimir Poutine lui sauve la mise en février dernier en envahissant l’Ukraine.
Un pétrole transformé en arme
Dans un contexte de crise énergétique mondiale, Mohammed ben Salmane a déployé les abondantes réserves de pétrole de l’Arabie saoudite comme une arme dans sa bataille pour retrouver sa position sur la scène mondiale. Des présidents et Premiers ministres en quête d’une coopération pour atténuer les pénuries d’énergie et empêcher de nouvelles hausses de prix ont commencé à défiler à Riyad. Tout le monde voulait que Mohammed ben Salmane augmente la production de pétrole. Il savait que le moment était venu pour lui de négocier avec le monde depuis une position de force.
Exécutions de masse en Arabie saoudite : le pied de nez de MBS à l’Occident
Outre l’or noir si précieux sur lequel il est assis, le prince héritier-Premier ministre sait qu’il y a d’autres dossiers que lui seul peut contrôler et en fin de compte résoudre. L’intensification de ses liens sécuritaires et économiques avec Israël est un prélude à une normalisation, ce qui plairait à beaucoup d’interlocuteurs en Occident.
Mais Mohammed ben Salmane ne semble pas pressé d’accueillir une ambassade officielle d’Israël à Riyad. Il n’en a pas besoin pour l’instant, puisque toutes ses transactions commerciales et sécuritaires avec Israël sont des secrets de polichinelle. S’il n’y a pas d’urgence de son point de vue, la question est peut-être plus pressante pour Israël.
Le couronnement de Mohammed ben Salmane comme roi n’a pas encore eu lieu, mais sur le terrain, il est désormais le roi. Il devra attendre que les autres princes et les Saoudiens lui prêtent allégeance à la mort du roi Salmane. De nombreux princes accourront pour lui prêter allégeance, craignant pour leur vie s’ils ne se présentent pas à la cour royale. D’autres seront peut-être plus réticents, mais tous seront poussés à afficher ouvertement une loyauté sans réserve envers le nouveau roi. Dans le cas contraire, le prix à payer sera trop élevé, même pour ceux qui font déjà profil bas.
- Madawi al-Rasheedest professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule Arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Madawi al-Rasheed is visiting professor at the Middle East Institute of the London School of Economics. She has written extensively on the Arabian Peninsula, Arab migration, globalisation, religious transnationalism and gender issues. You can follow her on Twitter: @MadawiDr
Madawi al-Rasheed
Lundi 3 octobre 2022 - 13:26 | Last update:4 hours 12 mins ago
Les commentaires récents