C’est la tristement célèbre phrase de Michel Rocard qui sert de fil rouge au petit livre « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort. Lors du grand oral des élections européennes sur BFM TV, Marion Maréchal n’a pas manqué d’y faire référence ; s’adressant à Marie Toussaint, elle lui dit : « Vous aurez tout le temps d’expliquer comment vous allez accueillir toute la misère du monde sur le dos des Français ». Répondant du tac au tac, la tête de liste d’Europe Écologie – les Verts a affirmé quant à elle que c’est « la grandeur de la France d’accueillir une partie de la misère du monde ». Ainsi, les détracteurs les plus audacieux de cette formule mettent jusque-là un point d’honneur à la compléter – « mais on doit y prendre sa part » ; dans tous les cas, il s’agit de reprendre à son compte ou de se contenter de relativiser une sentence — dans les deux sens du terme, comme le montre l’essai — qui n’est guère remise en question. On ne sort pas du piège de ses mots.
À contre-courant du discours dominant sur la politique migratoire française comme européenne, les deux auteurs Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens se donnent pour mission quant à eux de contredire mot par mot — littéralement — cette formule quasi incantatoire, devenue l’alpha et l’oméga de politiques toujours plus répressives.
On peut dire de cet essai qu’il s’agit presque d’un manuel, mettant à disposition des lecteurs et lectrices un arsenal d’arguments rhétoriques, politiques et juridiques pour contrecarrer des affirmations fallacieuses sur ce sujet, qui, à la faveur de la bataille culturelle gagnée par l’extrême droite, ont cessé d’être questionnées. De manière incisive, en s’appuyant à la fois sur l’analyse du discours, les chiffres et les études disponibles (dont certaines publiées par des organismes très officiels comme l’ONU, l’OCDE ou l’Assemblée nationale), c’est tout le discours migratoire de la forteresse Europe qui est ici déconstruit, pierre par pierre. L’essai est ainsi le résultat salutaire de l’analyse d’un philosophe et enseignant français, Pierre Tevanian, dont les écrits témoignent depuis plusieurs années de son engagement antiraciste, et de Jean-Charles Stevens, expert juriste belge, qui a travaillé pendant une dizaine d’années dans plusieurs associations de défense du droit des étrangers.
DE QUI PARLE-T-ON ?
Comme Louis Witter (lire plus bas le compte-rendu de son livre La Battue), Tevanian et Stevens ont le souci du choix des termes, et adoptent pour désigner les étrangers arrivés sur le sol européen celui de « réfugié », et ce
quel que soit le statut légal des personnes concernées […], pour souligner le motif d’une bonne part des migrations : trouver un refuge, autrement dit une protection contre un péril, une menace, qu’elle soit « politique », « économique » ou (bien souvent) les deux ensembles.
Ce choix politique et le pendant de celui, implicite, de la phrase de l’ancien premier ministre socialiste : en usant de ce « on » ou de ce « nous » trop englobant, les détenteurs de l’autorité politique entraînent avec eux toute une société – française, belge, européenne -, pour l’opposer à un Autre réduit à n’être ni des personnes, ni des individualités fuyant la guerre, la répression, la précarité ou le dérèglement climatique, « mais simplement de « la misère » : une « misère » sans nom, sans sexe, sans visage », qui constituerait par son statut même de réfugié⸱e un fléau à garder loin de ses frontières. Ce faisant, c’est bel et bien une sentence xénophobe qu’il faut d’abord dénoncer et déconstruire en tant que telle.
Mais quelle est l’ampleur de cette « misère du monde » qui risque de dévaler sur le vieux continent, menaçant ainsi le bien-être et le vivre ensemble de ses populations ? Tevanian et Stevens reviennent aux chiffres pour montrer le décalage entre le discours politique catastrophiste et la réalité. Selon ceux du rapport du Haut-commissariat pour les Réfugiés de l’ONU paru en 20211 – et qui se confirment encore dans celui de juin 2023 -, ce sont les pays du Sud qui, à l’échelle mondiale, accueillent le plus grand nombre de réfugié⸱es. Ainsi, le top 10 des pays qui, jusqu’en 2020, comptent sur leur territoire le sixième des réfugiés du monde sont dans l’ordre : la Turquie, la Colombie, le Pakistan, l’Ouganda, l’Allemagne, le Soudan, le Liban, le Bengladesh, l’Éthiopie et l’Iran. Rien d’étonnant quand on sait qu’« une grande majorité des réfugié⸱es (73 %) est accueillie dans un pays voisin du pays d’origine », ce qui exclut de fait les pays européens. On est donc loin d’un « raz-de-marée » ou autres « appels d’air » sans cesse agités par des partis qui vont bien au-delà de l’extrême droite classique. Ce classement montre également que ce ne sont pas les pays les plus riches, qui « peuvent » pourtant « accueillir » les réfugié⸱es, qui portent l’essentiel du « fardeau ». Une capacité qui s’est d’ailleurs avérée de l’ordre du « possible » pour les réfugiés ukrainiens fuyant la guerre.
ENTRE RÉPRESSION ET RENTABILITÉ
Mais que signifie déjà « accueillir » ? L’axiome implante dans les esprits de l’existence d’une politique de prise en charge qui comprend déjà tous les réfugié⸱es arrivé.es sur le sol français. Or, ce qui est mis sous silence dans cette dichotomie discursive de l’accueil et de la fermeture des frontières, c’est qu’il s’agit d’abord et avant tout de « laisser tranquille des gens qui arrivent dans ces pays, de ne pas les traquer comme des bandits, de ne pas les enfermer, de ne pas les expulser – de les laisser, déjà, "s’aider eux-mêmes" ». Pourquoi en effet s’acharner à empêcher par la loi ou par l’intervention de forces de l’ordre la solidarité avec les réfugié⸱es et leur intégration professionnelle dans le tissu social, si cet accueil dépasse de fait nos moyens économiques ?
À l’heure où la seule immigration acceptable pour la majorité présidentielle, comme le rappelle la tête de liste aux élections européennes Valérie Hayer, est celle qui concerne les « métiers sous tension », conditionnant la mobilité des individus à une valeur marchande de rentabilité, il n’est pas inutile de rappeler le coût abyssal des politiques migratoires répressives européennes, chiffrées par le sociologue Damien de Blic, comme le rappelle l’ouvrage, à plus de 700 millions d’euros annuels.
Le petit livret de poche de Tévanian et Stevens est un condensé sans fioritures. Chaque paragraphe vient torpiller des phrases répétées comme des mantras par des personnalités dont il devient de plus en plus difficile de distinguer la couleur politique, tant les éléments de langage de l’extrême droite, tabous il y a 20 ans, sont désormais adoptés par ceux-là mêmes qui prétendaient « faire barrage » contre la vague brune. Un essai à mettre entre toutes les mains, à la veille d’un risque de déferlante qui souillera le continent européen.
« ZÉRO POINT DE FIXATION »
Dans La Battue – L’État, la police et les étrangers, le photojournaliste Louis Witter met en évidence la chasse que subissent de manière continue les personnes exilées de Calais à Dunkerque. L’auteur explicite d’ailleurs le choix à contre-courant qu’il fait de ce terme, au détriment de celui de « migrants » : « Ce sont des hommes et des femmes qui ont quitté les leurs, qui se sont arrachés à leurs racines. En exil. »
Cette gestion policière porte le nom de « zéro point de fixation », dont le but est de dissuader les exilé⸱es de s’installer et de se regrouper. Depuis 2016 et le démantèlement du plus grand bidonville d’Europe — surnommé « la jungle » de Calais — par le ministre de l’intérieur du gouvernement socialiste, Bernard Cazeneuve, la stratégie des autorités est claire : les effets de la frontière franco-britannique doivent être invisibles. Aucun nouveau bidonville ne doit émerger.
Traques au petit matin, lacérations de tentes, confiscations des effets personnels, interdictions de distributions de nourriture et d’eau sont autant de stratégies mises en place pour assurer ce « zéro point de fixation ». C’est en documentant la régularité des expulsions — toutes les 48 heures — que l’auteur prouve que celles-ci sont le fruit d’une politique pensée et élaborée :
la stratégie du « zéro point de fixation » est entrée dans l’arsenal légitime des gouvernements successifs contre les exilés, de Ouistreham à Dunkerque en passant par Boulogne-sur-Mer et Calais. Son aspect méthodique et rituel a transformé cette stratégie en ligne politique tolérable et admise, du bureau du ministre de l’intérieur à Paris au fourgon de CRS mobilisé le matin »
DES CHOIX QUI N’EN SONT PAS
Empêchés de traverser la Manche (la France sous-traitant la frontière du Royaume-Uni), mais interdits de rester : les autorités n’offrent ainsi comme possibilité à ces exilé⸱es que l’errance perpétuelle ou — volet « humanitaire » oblige — des « propositions d’hébergement, à destination de différentes villes », toutes situées hors de Calais, alors que la France n’a jamais été leur destination. « Humanité et fermeté » comme le martèle les différents politiques, de Bernard Cazeneuve à Gérald Darmanin. Mais Witter constate : « à l’échelle de Calais, 85 % des moyens sont alloués à la fermeté, 15 % seulement à l’humanité. »
À quelques kilomètres à peine du but, face à ces choix qui n’en sont pas, les exilé⸱es multiplient les risques pour atteindre les côtes britanniques. Depuis 2016 le nombre de décès s’est accentué. L’ouvrage commence avec les noms des 300 personnes qui ont perdu la vie à la frontière franco-britannique depuis 1999. Les années 2021-2022 comptabilisent à elles seules 30 de ces décès, dont 27 lors du terrible naufrage du 24 novembre 2021. Pour rappel, les investigations en 2022 sur les conditions de ce naufrage révèlent que les migrant⸱es ont appelé à l’aide à de nombreuses reprises, mais les secours français ont attendu qu’ils passent dans les eaux anglaises, sans leur envoyer de moyens de sauvetage.
EN FRANCE COMME EN EUROPE
Si le « zéro point de fixation » est français, des stratégies semblables sont mises en place dans plusieurs pays de l’Union européenne (UE) ou frontaliers, comme le Maroc, la Tunisie ou la Libye, « pour tenter de contenir l’arrivée d’exilé⸱es sur leurs territoires ou leur éviter de passer vers d’autres territoires européens ». Une des similarités avec la frontière franco-britannique est celle de « l’usage de la police en principale réaction à des situations exceptionnelles, au détriment d’une réponse plus humanitaire ». Louis Witter constate : « la police vient d’abord, la loi ensuite ». La sous-traitance des frontières est aussi devenue une spécialité de l’UE, malgré « les dénonciations par les ONG des mauvais traitements infligés aux exilé⸱es aux portes de l’Europe ». Depuis 2019, le Maroc est devenu la première porte d’entrée vers l’Europe. Les subventions du vieux continent allouées au royaume pour empêcher l’immigration illégale sont en constante augmentation. Aux 270 millions d’euros déjà touchés par le Maroc depuis 2007, l’UE a accordé « 500 millions d’euros supplémentaires […] sur la période 2021-2027 », qui se rajoutent aux « 30 millions d’euros » de l’Espagne.
L’UE est aussi dotée d’une force européenne chargée de contrôler et réprimer les flux migratoires : l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, plus connue sous le nom de Frontex. Preuve d’un changement de paradigme concernant la politique migratoire, cette agence se nommait auparavant « Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures ». En 2015, avec l’afflux des réfugiés syriens et irakiens fuyant la guerre, ses mandats sont renforcés et ses pouvoirs élargis. Elle devient aussi une des agences les mieux dotées avec un budget alloué de près de 500 millions d’euros. Comme à Calais, la « fermeté » prime sur l’« humanité ». En 2022, un rapport confidentiel de l’Office européen de lutte contre la fraude faisant état de « graves manquements de la part de Frontex » fuite dans les médias : au lieu d’empêcher les pushbacks (le renvoi d’exilés en pleine mer) en mer Égée, l’agence les a non seulement dissimulés au Parlement européen, mais aussi soutenus. En effet, les avions de Frontex ont été peu à peu retirés du survol des eaux — pour ne pas avoir à intervenir en cas de refoulement —, et les embarcations de la marine grecque servant aux renvois ont été achetés avec des financements européens.
Si Fabrice Leggeri, ex-patron de Frontex, est poussé vers la sortie suite à ce scandale, l’agence va continuer à monter en puissance. D’ici à 2027, elle sera constituée de « 10 000 garde-côtes et gardes-frontières armés », contre 2 100 agents actuellement, et son budget annuel moyen devrait atteindre 900 millions d’euros. Quant à son ancien directeur, il est aujourd’hui en troisième position sur la liste du Rassemblement national pour les élections européennes. CQFD.
DES POLITIQUES MORTIFÈRES
En 2019, Amnesty International déclarait dans un rapport que « les politiques migratoires européennes ont mis en danger la vie de milliers de personnes ». Le surinvestissement technologique — drones et capteurs de CO₂, par exemple —, l’utilisation massive de la police et les durcissements des politiques sur l’immigration dans les différents pays de l’Union, montrent surtout « l’incapacité des gouvernements à gérer [les frontières] autrement que par l’outil coercitif ». Au détriment des exilé⸱es, de l’État de droit, de la convention de 1951 sur le statut des réfugiés, de la Convention européenne des droits de l’homme, de notre humanité commune.
Face à ces politiques mortifères, l’ouvrage de Louis Witter rend hommage aux calaisien⸱nes, aux associations locales et plus largement à tous celles et ceux qui, à travers l’Europe, luttent pour faire respecter les droits et la dignité des personnes exilé⸱es.
Calais, ville symbole de ce que le pays peut faire de pire à sa frontière, mais aussi de ce que ses citoyens peuvent faire de meilleur. D’un côté, un État autoritaire et maltraitant, de l’autre, des milliers d’individus prêts à agir au quotidien pour aider des étrangers en demande d’un refuge
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