S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Les athlètes algériens ont profité de la cérémonie d'ouverture de Jeux de Paris vendredi pour rendre hommage à leurs compatriotes tués par la police française en pleine guerre d'indépendance.
La délégation algérienne jetant des roses pour rendre hommage aux victimes du massacre du 17 octobre 1961, cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques, le 27 juillet 2024. (ANNEGRET HILSE / AFP)
Une image politique très forte. La délégation algérienne a jeté des roses dans la Seine, lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris, vendredi 26 juillet 2024, en hommage aux manifestants algériens tués par la police française le 17 octobre 1961 en pleine guerre d'indépendance. Un geste mémoriel rare dans une cérémonie d'ouverture des JO.
"Ce geste est un hommage aux martyrs du 17 octobre 1961. Vive l'Algérie, vive l'Algérie, vive l'Algérie", a déclaré un membre de la délégation algérienne dans une vidéo diffusée sur le compte X d'une chaîne de télévision publique algérienne. Tous les membres de la délégation algérienne qui se trouvaient sur le bateau ont ensuite lancé des roses dans la Seine, à côté d'un pont d'où furent jetés des Algériens par la police française.
"Des crimes inexcusables"
Le 17 octobre 1961, des dizaines de manifestants pacifiques furent victimes d'une répression sanglante et meurtrière, commise sous l'autorité du préfet de police de l'époque, Maurice Papon. Selon les historiens, à côté de nombreux blessés, entre une trentaine et 200 manifestants furent tués et leurs corps jetés dans la Seine. Ces Algériens manifestaient pour l'indépendance de leur pays.
Le 28 mars 2024, l'Assemblée nationale française a approuvé une proposition condamnant le "massacre" d'octobre 1961. En 2012, le président François Hollande avait rendu "hommage aux victimes" d'une "sanglante répression" s'étant abattue sur ces femmes et hommes manifestant pour "le droit à l'indépendance". Son successeur, Emmanuel Macron, avait déclaré en 2021 que "les crimes commis le 17 octobre 1961 sous l'autorité de Maurice Papon (étaient) inexcusables pour la République".
La première et la dernière fois où fut publiquement commémoré ce triste événement remonte au 11 mars 2004, grâce à l’initiative de Hocine Mérabet, président de l’APC d’Arzew et de son adjoint Khalfaoui qui organisèrent, au siège de la mairie, une matinée commémorative lors de laquelle le Cheikh Iyadh Bouabdelli rappela les douloureux événements qu’avait connus la ville d’Arzew, le 11 mars 1962 durant laquelle plus d’une vingtaine de victimes innocentes, hommes, femmes et enfants furent massacrés par l’OAS et l’armée française.
Arzew important centre militaire
En dehors d’Oran, d’Arzew et Mers-el-Kébir étaient les centres de l’ouest algérien où la proportion des Européens était prédominante (soixante pour cent environ) ; mais également, les villes qui accueillaient de très importantes installations militaires des trois armes : armée de terre, marine et aviation.
Arzew petit port de pêche, mais également et surtout place forte militaire marquée notamment par la présence de nombreux centres à caractère stratégique : camp Franchet- d’Esperey, base aéronautique navale, le centre de repos dit «l’Ile d’Elbe»1 et principalement la présence au cœur de la ville du fameux Centre d’Instruction des Opérations Amphibies (C.I.O.A.)2 qui abritait également le sinistre Centre d’Instruction de Guerre de Contre-Guerilla et de Subversion (C.I.G.C.G.S).3
Le mois de mars 1962, la ville d’Arzew n’est pas épargnée
Tandis qu’Oran était mise à feu et à sang ; Arzew, à l’approche de la date fatidique de la signature des Accords d’Évian, et sous le choc du prétendu massacre par le FLN de Mme Ortéga et de ses deux enfants, le 1er mars à Mers-el-Kébir ; la population européenne d’Arzew chauffée à blanc par la propagande OAS, sentant que le rêve d’une Algérie française était en train de se dissiper irréversiblement comme le brouillard au lever du soleil, dans chaque geste, dans chaque parole certains Européens d’Arzew, plus particulièrement les jeunes mourraient d’envie d’en découdre avec les «Arabes» en recourant à la méthode des effroyables «ratonnades» qui ont fait leur preuve à Oran laissent présager le pire.
Préludes de sang
Alors que le Ramadhan tire à sa fin, le lundi 5 mars 1962/28 ramadhan1381, à quatre jours de l’Aïd Seghir, à midi ; un commando OAS se rend à une villa du quartier des Jardins où habitait Kerbouci Mnaouer, 52 ans, Conseiller général, dirigeant de l’OMA et responsable du Bureau de main-d’œuvre du port d’Arzew ainsi que Malki Miloud, 51 ans, garde champêtre qui se trouvait avec lui, et les abat. La population algérienne est sous le choc.
Que s’est-il passé durant cette fatidique journée du 11 mars 1962 ?
À partir de témoignages écrits et oraux nous avons essayé de reconstituer le drame dans ses différentes phases. Deux journaux relatèrent les «événements», L’Écho d’Oran et Le Monde. Sous le titre de «Incidents à Arzew»L’Écho d’Oran4 relate que l’agitation «a régné dans la petite ville depuis vendredi soir [9 mars]. Elle fut déclenchée à la suite d’un attentat FLN commis par deux terroristes dans un bar de la cité où ils lancèrent une grenade qui n’éclata pas. L’auteur de l’attentat et un complice furent poursuivis et malmenés par la foule.» ; quant au journal Le Monde5, il rapporte que «... Les incidents avaient commencé par un attentat FLN manqué dont les auteurs avaient été malmenés par la foule. Des manifestants européens avaient saccagé alors une vingtaine de magasins musulmans, à la suite de quoi des magasins européens situés près du quartier arabe avaient été incendiés.»
Le seul témoignage écrit par un Algérien de ce drame est celui que relate Touhami Derkaoui dans son livre.6 Il écrit à la page 126 «Un autre drame de cette époque, dont je me souviens avec encore plus d’amertume, est celui de l’affaire du jet de grenade au bar Schmitt à Arzew. Un dénommé Hanane Driss, et lors d’une visite chez son beau-frère au bain maure, fera la connaissance avec les trois djounouds, Bourguiba, Mussadek et Nadji. Pris de sympathie pour le jeune homme, Nadji lui fera cadeau d’une grenade vide comme souvenir. Le 9 mars 1962, à Arzew toujours, le jeune Driss consacrera d’abord sa journée à aider un parent à déménager son salon de coiffure vers son domicile. Passant devant le bar Schmit, Driss s’amusa alors à y jeter la «fausse grenade». Il sera poursuivi jusqu’au domicile où il sera arrêté en même temps que Isri Mustapha. Emmené à la base marine dans les locaux du 2ème Bureau, Driss sera torturé et exécuté. Deux autres membres de la famille Hamidèche, les dénommés Amar et Mustapha, parents de Driss, seront aux aussi arrêtés puis relâchés dans les champs, sans aucune explication ni procédure. L’occasion de ce «faux attentat» sera une aubaine et un prétexte pour les brigades de l’OAS qui mèneront une véritable opération punitive en assassinant, au lieu-dit «les jardins de la Guetna», une vingtaine d’Algériens innocents, Pour moi et pour ceux qui gardent en mémoire ce drame, la journée du 11 mars 1962 à Arzew est une journée de deuil.»
Un autre témoin que personne n’a eu la présence d’esprit de questionner pour nous donner la version des faits vue du côté européen c’est Germaine Ripoll, la seule Européenne qui est restée à Arzew jusqu’aux années 2000.7
Le déroulement du massacre
En ce dimanche printanier, du 11 mars 1962 correspondant au quatrième jour de l’Aïd Séghir 1381 ; civils et militaires européens se retrouvaient dans les bars de la ville ; notamment L’Escale et le Cappricio.
Hennane Driss, un jeune fidaï qui venait d’être intégré au réseau reçut de Nadji une grenade désamorcée comme cadeau de bienvenue. Le jeune fidaï inexpérimenté pensait avoir entre la main une vraie grenade. Voulant montrer son ardeur patriotique de néophyte, cible le bar L’Escale qui, à 8h30 accueille déjà ses premiers clients constitués principalement de militaires basés à Arzew ; notamment les Légionnaires, les marins du C.I.O.A. et les stagiaires du C.I.P.C.G.
Hennane Driss accompagné de deux autres camarades, arrivé, au niveau du bar, descendit de voiture et jeta l’engin à l’intérieur de l’établissement et prit la fuite à toute vitesse. La grenade désamorcée ne fit plus de peur que de mal. Les militaires présents, se lancent à sa poursuite et le rattrape au seuil de son domicile. Emmené à la base marine dans les locaux du Centre d’Instruction des Opérations Amphibies. Il sera torturé et exécuté, son corps ne fut jamais retrouvé.8
Deux autres membres de la famille Hammidèche, Amar et Mustapha, parents de Driss, seront aux aussi arrêtés puis relâchés.
Aussitôt la nouvelle de la tentative d’attentat se répandit comme une traînée de poudre parmi la population européenne. Celle-ci, à l’approche de la date fatidique de la signature des Accords d’Évian était déjà chauffée à blanc par la propagande OAS. Peu de temps après, un premier groupe de jeunes européens se forma et se mit à saccager les magasins appartenant à des Algériens; situés près de la Guethna, le quartier «arabe» d’Arzew.
Cependant, ce qu’il a lieu de noter, c’est que la réaction des Européens ne s’était pas limitée aux saccages ; mais, elle prit une toute autre tournure qui se transforma très vite en une vaste chasse à l’homme.
Des groupes d’Européens de tous âges composés d’éléments de l’OAS assistés par des militaires, équipés de véhicules blindés armés de mitrailleuses 12/7 ; commencent à parcourir la ville, tuant tout «Arabe» qui se trouvait sur leur chemin.
Cela a commencé par le quartier mixte des Chevriers où le premier Algérien rencontré fut Hamada Hadj abattu devant sa mère et ses sœurs, en continuant à semer la mort aux quartiers de Tourville et des Jardins, où ils abattent Belkébir Mohamed ; et après lui, Rebbouh Bekhada.
En l’espace de deux heures, de dix heures à midi, la ville d’Arzew a vécu une véritable Saint-Barthélemy qui s’est soldée par plus de 23 morts, tous «Arabes». Un véritable massacre du 8 Mai 1945 à l’échelle d’Arzew. 9
Le bilan des victimes algériennes de cette sinistre journée s’est soldé de 23 morts ; à savoir :
RABAH Sayah, 14 ans et son frère Mohamed 6 ans, - BENCHAA Ghali, 40 ans et son frère Amar, 24 ans - METTAF Mohamed, 18 ans - BENATIA Abdelkader, 29 ans - Hacen BEN MEZIANE, 27 ans - REBBOUH Bekhada, 18 ans - MAANEH Ben Fakir Hamou, 32 ans et son épouse BENT MIMOUN Yamina, 28 ans - BENCHALHI Mohamed, 38 ans - BENKHEIRA Abdelkader - CHOHRA Mohamed - DJOULDEM Abdelkader - ISRI Mustapha - HAMADA Hadj, 19 ans - BELKEBIR Mohamed, 58 ans - HENNI Miloud - BENHADDA Mohamed - BENACHOUR Mohamed - MOUALEK Abdallah - CHENNAF Bouziane, 40 ans - KHADIR Hadj - Victime non identifiée, 23 ans environ
Conséquences de ces tueries
Ce qui venait de se passer à Arzew a provoqué une onde de choc qui s’était très vite propagée dans les villages situés sur la route d’Oran à Arzew ; notamment, Bir-el-Djir (Arcole), Hassi Bounif, et Sidi Chahmi, où les populations algériennes craignant de subir le même sort que leurs compatriotes d’Arzew se sont organisées en comités d’auto-défense munis de moyens hétéroclites ; ces comités que certains organes de presse avaient faussement attribué leurs créations à des émissaires FLN. Les plus importants heurts se sont déroulés à Sidi Chahmi, dans la nuit du 12 mars, quand vers 22 h, des cris stridents ont réveillé la population de Sidi-Chami : le quartier nord du village, entièrement occupé par des musulmans, venait soudainement d’être le théâtre d’une vive effervescence ; où six cents musulmans environ avaient envahi les rues ; ils étaient armés de barres de fer et de fourches.10
Il va sans dire que par ces tueries du mois de mars, l’OAS installe désormais à Arzew un climat de terreur sanglante qui touche non seulement les Algériens musulmans mais également les femmes européennes mariées avec des Algériens, comme c’est le cas de Mme Marie-Louise Bensouag11, 36 ans, abattue le 31 mai 1962 à 15h15, en plein centre de la ville.
Désormais, Arzew par les victimes sacrifiées de l’aveuglement meurtrier de l’OAS venait de payer sa dette de sang pour l’indépendance de l’Algérie.
*Ancien P/APC d’Oran - Socio-Historien - Chercheur associé au CRASC
Bibliographie : DERKAOUI Touhami, Un moudjahid raconte : De la terre... à la guerre ou la vie d’un soldat «inconnu», Oran, Éd. Dar El Gharb, 2006,
1- Ancien Dépôt des convalescents de la Légion étrangère, destiné à recevoir pour se reposer les soldats convalescents des régiments de la Légion étrangère; notamment ceux du 5e R.E.I. (Régiment étranger d’infanterie). 2- C’est au C.I.O.A. commandé par André Patou , qu’ en 1952, le capitaine Robert Maloubier alias Bob Maloubier et le lieutenant de vaisseau Claude Riffaud, introduisent dans le programme d’instruction le cours de «nageurs de combat». Formés en unité, ces dernières s’installent un an après, en 1953, à la base aéronavale de Saint-Mandrier-sur-Mer, près de Toulon. Le C.I.O.A. est actuellement le siège de l’entreprise Région Industrielle d’Arzew anciennement E.G.Z.I.A. (Entreprise de Gestion de la Zone Industrielle d’Arzew), relevant de Sonatrach. 3- Un deuxième centre de ce genre existait à Skikda où, lors des événements du 20 Août 1955, Paul Aussaresses y exerça ses sales besognes de tortionnaire et de tueur. 4- L’Écho d’Oran, Édition du Dim. 11, lundi 12, mardi 13 mars 1962. 5- Le Monde , 14 mars 1962, «Les dramatiques incidents d’Arzew auraient fait quinze morts». 6- DERKAOUI Touhami, Un moudjahid raconte : De la terre... à la guerre ou la vie d’un soldat «inconnu», Oran, Éd. Dar El Gharb, 2006, p. 126, 135 7- Germaine Ripoll, née en 1932 à Guessibah, commune de Sidi Benyebka (ex. Kléber), de père espagnol né à Sidi Benyebka. Elle était la propriétaire du restaurant bien connu «La Germainerie» , hérité de son père et qui portait le nom de «Cappricio». Elle, qui souhaitait mourir à Arzew, elle décède le 11 janvier 2023 à l’âge de 91 ans à Châteauneuf-du-Pape, commune du Vaucluse, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle n’a jamais fait mystère de ses opinions «Algérie française» et, reprochait même aux autorités algériennes de ne pas lui avoir octroyée la nationalité algérienne. 8- Selon la liste des chahids de la Wilaya d’Oran, il serait né le 16 octobre 1939 à Béthioua, fils de Khatir et de Khadidja bent Mohamed. 9- Je remercie vivement Monsieur BELKHEIR Djillali, Président de l’APC d’Arzew et son équipe qui nous ont permis de consulter le registre de décès de l’année 1962. 10- Le Monde, 15 mars 1962. 11- Epouse de BENSOUAG Ahmed, née Marie-Louise GOASDONE. Son fils, Sliman, âgé de 13 ans à l’époque dit que les passants avaient reconnu le tueur comme étant Scotto un ancien policier activiste OAS.
Les travaux du séminaire international sur la Révolution algérienne dans sa dimension africaine intitulé "l'Algérie et l'Afrique... une mémoire commune, un sort commun et un avenir prometteur" se poursuivent mercredi à Alger, avec la participation de plusieurs délégations africaines et d'experts algériens et étrangers.
Au deuxième jour de cet évènement, plusieurs personnalités nationales et africaines interviendront sur les thèmes liés à la dimension africaine de la Révolution algérienne, l'importance de la mémoire collective et du destin commun dans l'édification d'un avenir prometteur, notamment à la lumière des défis régionaux et internationaux actuels, et de la guerre pour le pillage des richesses du continent.
Aussi, des experts algériens et étrangers animeront également des conférences sur plusieurs thèmes, dont "Les dimensions civilisationnelles des liens religieux dans les relations algéro-africaines" et "L'Algérie et les mouvements de libération africains: un apport continu et un soutien total".
Organisé par le ministère des Moudjahidine et des Ayants droit en coordination avec le ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger avec la collaboration de l'Association internationale des amis de la Révolution algérienne à l'étranger, ce séminaire international sera sanctionné par une déclaration finale et des recommandations sur les conclusions des participants à cet évènement.
Les participants au séminaire international sur la dimension africaine de la Révolution algérienne avaient unanimement convenu mardi que l'unification de l'Afrique et la décolonisation du Sahara occidental, dernière colonie du continent, est la clé de l'intégration économique et de la construction d'un continent sûr et prospère.
Lire aussi: Unification du rang africain et décolonisation: vers l'édification d'un continent sûr et prospère
Lors de la séance d'ouverture de cette rencontre internationale, ils ont longuement plaidé pour la fin de l'occupation marocaine du Sahara occidental et la libération de la Palestine de l'occupation sioniste, mettant en exergue le rôle de l'Algérie dans le soutien aux mouvements de libération et la dimension africaine de sa Révolution, qui a constitué une source d'inspiration pour les peuples africains, rappelant que l'Algérie n'a jamais manqué de soutenir les causes justes de l'Afrique et ses aspirations légitimes à un lendemain meilleur.
Dans une allocution prononcée à l'ouverture des travaux du Séminaire, le ministre des Moudjahidine et des Ayant-droits, M. Laid Rebiga a déclaré que "l'indépendance du Sahara occidental, dernière colonie en Afrique, demeurera une dette pour tout Africain fidèle au message des leaders du continent comme Ahmed Ben Bella, Nelson Mandela, Nkrumah Kwame, Patrice Lumumba et Amilcar Cabral, pour ne citer qu'eux".
A cette occasion, le ministre a salué la position de l'Afrique en faveur de la juste cause du peuple palestinien et de son droit légitime à l'établissement de son Etat indépendant avec El Qods pour capitale.
Dans une allocution lue en son nom par l'Inspecteur général au ministère, M. Abdelhamid Ahmed Khodja, à l'ouverture des travaux du Séminaire, le ministre des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger, M. Ahmed Attaf, a, pour sa part, mis en avant la fidélité de l'Algérie à sa profondeur africaine, notamment à travers son soutien indéfectible aux causes justes sur le continent pour la réalisation d'une renaissance globale et intégrée associant l'ensemble des enfants de l'Afrique qui permette de hisser le continent aux plus hauts rangs et de l'ériger en acteur clé à l'échelle mondiale.
Pour le ministre des Affaires étrangères, la glorieuse Révolution algérienne n'aurait pas eu un tel retentissement dans le monde si elle n'avait pas été une révolution humanitaire, prônant des valeurs nobles et défendant des idéaux partagés par toutes les nations: le droit à la vie, le rejet du racisme et le droit des peuples à l'autodétermination.
En ces temps où les chemises brunes et un avenir sombre menacent notre société, voici un livre qui vient à point pour expliquer d’où vient l’extrême-droite française.
Jean-Philippe Ould Aoudia, dont le père a été assassiné par un commando OAS, publie OAS, archives inédites et révélations, aux éditions Tirésias.
Très documenté, riche en détails historiques et en informations inédites, cet ouvrage montre que le terrorisme et l’obscurantisme des idées peuvent survenir à tout instant, alors même qu’on s’en croit protégé par un système, soit-il démocratique.
Préfacé par Sylvie Thénault, l’ouvrage démontre aussi que ne pas dénoncer et accepter les idées qui mènent au fascisme est « une faute contre la République »…
Jean-Philippe Ould Aoudia né le 4 septembre 1941 à Alger. Médecin à la retraite il est l’auteur de plusieurs ouvrages aux éditions Tirésias-Michel Reynaud. Et a collaboré à plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie. Il préside l’association Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons qui honore l’œuvre et la mémoire de six dirigeants des Centres sociaux éducatifs, — créés Germaine Tillion dont ces cendres entrent au Panthéon en mai 2015 —, assassinés par l’OAS sur leur lieu de travail et dans leur mission d’éducation.
OAS Archives Inédites, Révélations Auteur : Jean-Philippe Ould Aoudia Préface : Sylvie Thénault Illustrations : nombreux documents et lettres manuscrites Format : 16x24. 182 pages ISBN : 979-10-96330-22-7 Date de parution : 2024 Éditions Tirésias
Dans la tourmente algérienne, pendant les trois mois de la Période Transitoire
par le non-respect de l’OAS, du Cessez le feu en Algérie du 19 mars 1962-
- un militaire du contingent de 2e classe, natif de Vouneuil-sous-Biard 86, qui avait été mutés d’office par l’Armée Française, dans l’unité 434 de la force locale Algérienne * comme Militaire Français du contingent de Métropole, pour aides et pacification, en subissant une énorme et inoubliable humiliation
– en ayant l’obligation en plus comme mission, tous les jours de recevoir un Lieutenant de l’ALN émissaire du GPRA de Tunis, pour le conduire à son capitaine FSE pour les rassemblements
a été oublié ensuite, comme ses camarades militaires du contingent FSE mutés comme lui en force locale,
et qui de plus, ont été déclarés déserteurs en juillet 1962, car cette période militaire transitoire n’est pas inscrite sur nos livrets militaire individuel
témoigne dans ce livre avec un Militaire Algérien du contingent d’Alger, sur le parcours qu’ils ont effectué ensemble dans les Aurès avant le 19 mars 1962 pendant la guerre d’Algérie à Tifelfel, ou la guerre avait débuté en 1954, et, ensuite dans la force locale Algérienne à Tifelfel, Tkout et Guyotville, jusqu’à l’indépendance.
*(Accords d’Evian )-10% FSE -90 % FSNA - dans les 114 unités constituées par plus de 91 régiments de l’armée Française sur toute l’Algérie, pour cette période transitoire du 19 mars a juillet 1962
En 1954, la France vit des jours heureux, les années noires de la Deuxième Guerre mondiale sont derrière elle, l'économie est en plein essor et les salaires augmentent. Aux confins de son empire colonial, un conflit s'achève dans la plus grande indifférence : la guerre d'Indochine. Entre les accords de Genève reconnaissant l'indépendance du Vietnam signés le 20 juillet, aux débuts du soulèvement armé en Algérie, en novembre, 100 jours font craquer l'Empire français et annoncent la fin d'un monde. S'inspirant de l'exemple vietnamien, des militants algériens, puis marocains et tunisiens, décident de passer àl'action pour obtenir l'indépendance.
Nous sommes début Mai 1962. La ville d’Alger est en guerre. Les européens sont affolés : ils vont devoir quitter « leur » pays, l’Algérie. Après 8 ans d’une guerre qui ne voulait pas dire son nom, les plus lucides réalisent enfin qu’ils n’étaient pas vraiment chez eux ici. Les accords d’Evian viennent d’être signés et le cessez le feu entre en vigueur le 19 mars.
Les plus ultras ne savent rien de la misère des algériens et les considèrent comme des citoyens de seconde zone. Dans un réflexe suicidaire, ils ont suivi le Général Salan, fondateur de l’OAS (Organisation Armée Secrète), qui maintenant tue aveuglément et fait sauter les édifices publics : c’est la politique de la « terre brûlée ». Les gens du petit peuple européen d’Algérie, les « pieds noirs », sont sous-informés, manipulés par le lobby des possédants et par les journaux qui sont à leur solde. Ils sont persuadés que le FLN (Front de Libération Nationale) n’est composé que d’assassins sanguinaires et lui dénient toute lucidité politique. Ils croient que, s’ils restent en Algérie, comme le leur permettent les accords, ils se feront massacrer. A partir du mois de mai 1962, s’engage alors un exode anarchique. Ils doivent tout laisser derrière eux et n’auront droit qu’à deux valises par personne lors de la traversée en bateau vers la métropole.
Et c’est à ce moment que commence ma petite histoire !
Nous sommes le matin du vendredi 4 mai 1962, en classe de seconde au lycée Gauthier, Alger. C’est le dernier cours, car tout le monde se prépare à quitter l’Algérie. L’ambiance est lourde, quelques élèves pleurent. La fin du cours arrive et M. Chalmey nous fait ce discours d’Adieu, dont je me suis toujours souvenu. Le soir même, je l’écrivais dans mon cahier de français.
« Mes enfants, nous allons tous devoir partir et quitter ce pays. Je sais bien, comme vous tous, que nous traversons des temps troublés. Il y a de la violence autour de nous et en nous. Nos émotions sont exacerbées. Personne n’a plus confiance en personne et nous risquons de devenir des ennemis les uns pour les autres.
C’est dans cette ambiance que nous allons nous quitter. Vous savez que les autorités nous limitent à deux valises par personne pour ce départ. Moi, ce matin, c’est d’une autre sorte de bagages que je voudrais vous parler. Oui, quels bagages emporterez vous dans votre cœur ? C’est là l’essentiel. Ne l’oubliez jamais. Que garderez vous, au fond de vous, et qui est le plus important ? Les souvenirs de votre vie ici, sans doute. Les liens d’amour avec vos parents, d’amitié avec vos amis, c’est certain.
Mais je vous en conjure, pensez aussi à votre vie lycéenne de ces dernières années, ces années qui ont fait de vous des hommes. A côté de l’éducation que vous ont donnée vos parents, il y a celle que vous a donnée l’école de la République. Vos professeurs ont fait de leur mieux pour vous enseigner ce que tout citoyen doit savoir et comment tout homme doit se comporter. Ils vous ont communiqué ce qu’on appelle une culture. Une culture, c’est un trésor précieux qui ne tiendra pas dans les deux valises, mais qui est plus importante que vos chemises et votre trousse de toilette. Je vous demande de la conserver au plus profond de vous : elle ne cessera d’y grandir. Elle marquera ainsi toute votre vieet celle de vos proches.
Adieu, mes enfants … »
A la fin de cette phrase, ce petit homme aux cheveux courts et frisés et à la timide moustache, ce grand homme qu’était mon professeur, avait les yeux mouillés de larmes. Et nous aussi.
Papa qu'as-tu fait en Algérie ? (détail couverture du livre)
Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?: le titre de ce livre, fruit d’une enquête de cinq années à propos d’une guerre et de ses conséquences individuelles et familiales, ne peut qu’interpeller le lecteur. La démonstration est ferme, nuancée, précise. Pour celles et ceux auront le désir de s’engager dans ces 500 pages, d’autres livres peuvent être lus, sur le même sujet traité différemment. Aussi, je ponctuerai mon compte-rendu de couvertures de onze livres de fiction ou de témoignage non cités dans l’ouvrage : Favrelière (1960), Zimmermann (1961), Cabu (1973), Higelin (1987), Mattei (1994), Daeninckx et Tignous (2002), Mauvignier (2009), Jenni (2011), Tencin (2012), Serfati (2015), Giraud (2017). Ils ne contredisent pas les paroles de ceux qui ont répondu à l’enquête de Raphaëlle Branche mais les renforcent.
L’objectif de l’historienne est de retrouver les traces de la guerre d’Algérie dans les familles : l’enquête porte sur le soldat lui-même mais aussi ses proches : « Comprendre ce qui s’est joué dans les familles et comment la guerre a été vécue puis racontée et transmise, c’est éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française ». Il n’y a pas de vérité inscrite dans le marbre mais un récit évolutif de 1962 à aujourd’hui ; jusqu’en 2000, ce qui a été dominant est le silence : « ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien ». Pour mener à bien ce travail, il faut cerner le dit et le non-dit dans les familles et pour cela, la recherche s’appuie sur l’analyse d’autres guerres : les deux conflits mondiaux et la Shoah, la guerre des États-Unis au Viêt Nam, la guerre de l’URSS en Afghanistan et le retour des soldats soviétiques.
Raphaëlle Branche rappelle d’entrée de jeu que la guerre qui se mène en Algérie est une guerre coloniale dans une colonie de peuplement. L’engagement dans l’armée française a touché toute une génération avec son 1,5 million de conscrits. La fin de cette guerre est une « défaite fondatrice » pour la France. L’enquête se centre sur le soldat et ses proches puisque ces derniers l’observent à son retour à partir d’éléments concrets comme les objets rapportés, les maladies (paludisme, par exemple), les cauchemars, une sensibilité différente, des goûts nouveaux. La correspondance a une place à part. L’enquête concerne l’adelphie, terme venu de la botanique venant ensuite désigner ensuite les enfants d’une même fratrie : Jusqu’à récemment, le mot adelphe était peu utilisé en ce sens, mais il a été repris par la communauté LGBT+ parce qu’il présente la particularité de désigner une personne sans indiquer son genre. Le Conseil Constitutionnel, en 2015, a proposé de conduire une réflexion sur l’usage du terme « fraternité » dans la devise de la République, suggérant « aldelphité » (et « solidarité ») parmi les alternatives.
Trois cents questionnaires ont été envoyés : 39 familles ont répondu et c’est sur ces réponses que l’enquête s’appuie, en s’aidant également d’une enquête orale réalisée en 2005 par Office National des Anciens combattants ainsi que la consultation d’associations ou d’ouvrages se basant sur les méthodes de l’enquête orale comme ceux de Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée (1999) et Florence Dosse, Les Héritiers du silence. Enfants d’Appelés en Algérie, en 2012.
Les familles sont de deux sortes : la famille de l’Appelé célibataire quand il part et la famille qu’il crée à son retour : « ce sont en particulier ces nouvelles familles qui donnèrent son visage à la France des années 1960 et continuent à la marquer depuis » (17). Ont été exclus du corpus d’étude les conscrits nés en Algérie et aux Antilles ou des militaires de carrière, dans un souci d’homogénéité. L’historienne pense pouvoir participer ainsi à une « Histoire de la France contemporaine » car s’il y a divergences d’un cas à l’autre, il y a aussi des caractéristiques communes : une même génération au sens sociologique, « un destin commun » ; une « normalisation de l’expérience militaire par les familles, sur fond d’indifférence tranquille » ; ces familles se trouvent à une « articulation d’une mutation majeure de la société française » car elles sont prises dans un cadre renouvelé, dans les années 1960, du couple et de la famille. Ce n’est qu’aux deux tiers de son étude que Raphaëlle Branche précise ce que le lecteur a pu déjà constater : « L’étude ne peut être que qualitative et on se gardera de toute généralisation ou même d’estimation chiffrée. Il s’agit plutôt de se demander si des gestes ou des paroles ont été insérés dans une normalité comportementale masculine après la guerre et s’ils ont été identifiés dans les familles, comme renvoyant à l’expérience algérienne » (331). L’ouvrage lui-même se construit chronologiquement en trois grandes parties : le temps de « la guerre » (près de 200 pages) ; les premières années du « retour » (155 pages) ; les transmissions postérieures (« l’héritage », 90 pages). Il n’est pas dans mon propos d’entrer dans la minutie et la précision de cette enquête mais de pointer ce qui m’a retenue dans cet ouvrage exceptionnel.
La guerre
Il faut tout d’abord cerner ce qu’est une génération. Les Appelés qui partent en Algérie sont des enfants qui ont grandi à l’ombre des deux guerres mondiales : la mère est généralement au foyer, le père est l’autorité qui, dans ces années, va être ébranlée. Le fils a une obéissance filiale. La position des garçons n’est pas celle des filles. Partir à la guerre, c’est faire son devoir. Le service militaire obligatoire n’est pas contesté donc partir dans ces années-là en Algérie apparaît comme une situation normale d’autant que le
danger n’est pas évident.
Il est rappelé aussi que le droit à l’objection de conscience n’existe pas. On compte, dans la guerre d’Algérie, 1 % de réfractaires. Le PCF n’encourage pas au refus. Il est intéressant de lire à ce sujet les ouvrages de Tramor Quemeneur (2007) et de Marius Loris (2018). La conscience que c’est une guerre et qu’on peut y mourir vient lentement et progressivement de 1959 à 1961. Le récit de Noël Favrelière, en 1960, Le Désert à l’aube, est quasiment une exception.
Les Appelés ont le souci de garder un vrai contact avec la famille par les lettres. La correspondance a une importance extrême. Avoir du courrier, c’est rompre la solitude. Le téléphone est peu utilisé car il n’a pas du tout la même facilité d’usage qu’aujourd’hui. Le télégramme est réservé aux urgences. Cet entretien régulier des relations familiales passe par la lenteur du courrier, par les colis qui contiennent nourriture, journaux, livres ; par la fréquentation de l’aumônier. Les lettres aux femmes aimées sont plus nombreuses que celles à la famille.
L’Appelé apprend aussi à partager son temps entre ennui et violence car l’arrivée en Algérie lui a montré qu’il ne participait pas à un simple maintien de l’ordre : il affronte très vite la réalité de la guerre. Aussi le calendrier d’avant la guerre est complètement chamboulé : le retour, le métier, le mariage, les enfants à venir. L’abstinence sexuelle est la règle. Les Appelés arrivent dans un pays que, comme la majorité des Français, ils ne connaissent pas : cette réalité méconnue est, au mieux, « exotique ». Ils sont frappés par la lumière et les couleurs – l’Algérie est un beau pays –, mais aussi par la misère de la population. Ils envoient des cartes postales. Ils ont des appareils photos de plus en plus perfectionnés. Ils rapporteront des objets qui, selon les familles, auront une valeur symbolique différente : tapis, poufs, poteries, cuivres, bijoux. On ne considère pas cela comme des cadeaux : le cadeau est que le soldat revienne vivant. Pendant un certain temps, la guerre elle-même est perçue dans du flou : dangereuse et non dangereuse.
Au fur et à mesure aussi des correspondances, on choisit ce que l’on dit aux familles car le soldat côtoie la mort et la honte. Seuls quelques journaux intimes lus montrent que c’est là que s’écrit l’impensable et l’insoutenable : « L’écriture intime offre une protection à ceux qui la pratiquent. Elle est une digue perpétuellement dressée face à un environnement qui peut attaquer leurs valeurs les plus profondes, leur estime d’eux-mêmes, leur confiance en eux et en l’humanité » (197). Le récit du pire est, en général, contrebalancé par une phrase affirmant que le FLN en fait autant. C’est donc dans ces journaux intimes que se disent les tortures et les violations des droits humains. Plus rares sont ceux qui prennent des photos-témoins. Les sentiments qui dominent sont la honte et la lâcheté. Beaucoup ne comprendront jamais ce qui se joue réellement en Algérie.
Le Retour
Au retour, la plupart d’entre eux se fixent d’oublier cette période car l’objectif essentiel est d’être rentré sain et sauf : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour ; il y faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé
antérieur » a écrit Marc Augé dans Les Formes de l’oubli. Le souci de la majorité des soldats libérés est de mettre l’expérience algérienne derrière eux pour se remettre en lien avec les leurs. Le plus difficile souvent est de casser les liens tissés dans l’armée ; certains ont, en le faisant, un sentiment d’abandon. Cette « fraternité » est bien rendue dans le récit de Georges Mattéi en 1994.
Le retour se fait en trois phases : les retrouvailles, la reprise d’une activité professionnelle (le choix surtout car le chômage est très bas donc ils trouvent du travail), l’engagement dans une vie de couple. Raphaëlle Branche cite alors l’exemple – première fiction évoquée (232) –, du film Les Parapluies de Cherbourg, en 1964, premier et rare film à évoquer la guerre d’Algérie comme le rappellent quelques éléments du synopsis :
«
Première partie : le départ Cherbourg en novembre 1957. Geneviève est amoureuse de Guy, mécanicien dans un garage. Sa mère désapprouve la relation quand elle l’apprend. Il est alors appelé pour faire son service militaire en Algérie. Les deux amoureux, qui se sont promis un amour éternel, se font des adieux poignants sur un quai de gare Deuxième partie : l’absence Affecté à un secteur dangereux, Guy écrit rarement. Enceinte, désemparée parce qu’elle a peu de nouvelles, Geneviève épouse Roland Cassard. Ils quittent Cherbourg pour s’installer à Paris. Troisième partie : le retour Blessé à la jambe, Guy est démobilisé en mars 1959 après un séjour à l’hôpital. Rentré à Cherbourg, il découvre ce qui s’est passé en son absence. Il épousera Madeleine ».
Dans son enquête, l’historienne relève que c’est la même injonction qu’on retrouve, quelles que soient les trajectoires personnelles, familiales et sociales : « Il faut regarder vers l’avenir ». Avec les ascendants masculins, particulièrement, il y a une sorte de contrat implicite : « la guerre est dure ; d’autres l’ont connue. Il ne faut pas en parler ». Une des épouses de l’enquête confie : « J’ai épousé un homme qui n’était plus mon fiancé d’avant la guerre […] J’ai épousé un homme que je ne connaissais pas ». Le soldat qui revient découvre tous les changements qui affectent alors la société française tant dans le monde agricole que dans le monde industriel. Deux faits peuvent être rappelés qui soulignent les changements : depuis 1965, les droits des femmes s’affirment et, en 1970, l’autorité paternelle est effacée au profit de l’autorité parentale. Les permissions dont ont bénéficié les soldats n’ont pas réduit l’écart mais tous
espèrent que le retour définitif changera cela.
Mais, dans la majorité des cas, cela ne se produit pas. Les proches remarquent des changements physiques et psychologiques. Ils sont nerveux, bagarreurs, déphasés comme s’ils avaient intégré en eux la violence de la guerre. Un récit de 2012 de Claire Tencin en donne un exemple fort. Le retour n’est pas la fin de la guerre – concrètement, la guerre continue en Algérie –, ils ne sont pas accueillis en héros dans leurs villages mais dans la discrétion ou l’indifférence. Quelques-uns vont s’engager à leur retour soit pour l’indépendance de l’Algérie, soit pour témoigner de ce qu’est cette guerre. C’est ce que fait Daniel Zimmermann, en 1961, avec un texte qui sera très vite saisi et interdit : 80 exercices en zone interdite.
Mais ces engagements sont rares et réprimés. La fin de Corvée de bois de Didier Daeninckx et Tignous en donne un exemple saisissant, en 2002. Il a fallu attendre 1974 pour que le statut d’anciens combattants soit reconnu aux Appelés de la guerre d’Algérie car il n’y a pas eu, dans l’immédiateté, reconnaissance de cette expérience collective qui a cimenté une génération. Il n’y a pas eu de communion collective par rapport à cet engagement : « Le lien armée-nation est réduit à une contrainte dont le sens survit socialement, mais qui ne résonne plus avec les valeurs de la nation ou le fondement d’une communauté politique clairement identifiée ».
L’état de guerre a été nié et remplacé par la notion de « maintien de l’ordre » ; il n’y a pas eu de
mobilisation générale mais des vagues successives de services militaires. Aussi au retour, beaucoup
ressentent solitude et injustice.
Et pour ceux qui rentrent après le cessez-le-feu, c’est encore pire puisque c’est un retour d’une guerre perdue comme l’Algérie est perdue. On note « l’indifférence de l’institution militaire » et ce déni de guerre a de nombreuses implications que l’on peut comprendre si on compare avec les deux conflits mondiaux.
Raphaëlle Branche cite alors un second exemple fictionnel, le récit de Philippe Labro, Des Feux mal éteints, en 1967 qui demande la reconnaissance du statut d’Anciens combattants : « Tous des anciens combattants ! Ils ne portaient ni béret, ni brassard, ils n’iraient ranimer aucune flamme sous aucun arc de triomphe, mais chez tous il y avait quelque chose de changé […] Quelque expérience qu’il ait eue, à peine en était-il sorti que chaque bidasse se voyait enveloppé dans le silence et dans l’oubli, car aucun adulte ne voulait franchement assumer la responsabilité de l’avoir envoyé là-bas, n’acceptait de préciser au nom de
quoi cet enfant avait vécu ce qu’il avait vécu ».
L’historienne rappelle aussi, qu’en 1966, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo n’a été acceptée par aucun distributeur. Alexis Jenni, Prix Goncourt 2011, lui a réservé une critique au vitriol dans L’Art français de la guerre, preuve s’il en est que le matériau traité ne passe toujours pas ! L’année après son récit, Philippe Labro fait un film avec une conclusion lapidaire : « Je pensais qu’ils avaient en Algérie perdu leur jeunesse et leur innocence. Qu’avaient-ils gagné ? ». Cabu invente son personnage « Le Beauf » qu’il définit ainsi : « L’ancien d’Algérie dans son aspect le plus négatif ». En 1972, René Vautier sort un film, Avoir vingt ans dans les Aurès, inspiré de l’expérience de Noël Favrelière ; en 1973, Yves Boisset, RAS. Les débats houleux qu’ils déclenchent montrent combien le sujet est encore brûlant.
Livrés à eux-mêmes sans suivi psychiatrique ou autre, les Anciens d’Algérie avancent comme ils le peuvent soit en rompant avec leur vie antérieure et en prenant un autre chemin de vie, soit en s’enfonçant dans les aspects les plus négatifs de l’expérience, soit en prenant des positions antiracistes :
pour certains, vis-à-vis des Algériens qui viennent en France après 1962, il y a une volonté de réparation. Il manque trop d’éléments dans l’enquête pour s’interroger sur névrose et trauma. Les intéressés et les proches notent des télescopages inattendus avec des sons, des paysages, des rencontres d’Algériens qui sont les signaux d’un danger, d’une menace. Un racisme tenace s’installe. On note des cauchemars, l’alcoolisme, la violence, les dépressions, les suicides. En 2009 d’abord avec Des hommes de Laurent Mauvignier puis en 2015, avec celui de Michel Serfati, Finir la guerre, on affronte souffrances et vérités.
L’Héritage
Le père est désormais à inventer d’autant que le désir d’enfant change, début 1970, avec la contraception aussi bien pour les hommes que pour les femmes : « les fondements de la famille française » bougent et, dans cette partie, la recherche s’appuie sur d’autres recherches qui n’ont pas été focalisées sur la guerre d’Algérie. L’épisode algérien se dit par bribes mais rarement dans un récit continu. A l’âge de la retraite, certains pères se livrent plus, en particulier à partir des années 1990 ; et à partir des années 2000, la guerre d’Algérie est plus visible dans l’espace public : « Les pères qui le souhaitent peuvent alors prendre le temps de retrouver la voie des mots ». Certains ont donné des prénoms en lien avec l’Algérie comme Myriam, Olivier. Pour ces enfants, ce qu’ont raconté les pères ne leur permet pas de lier : avoir été en Algérie et guerre. Les objets sont là. Le couscous fait son entrée à la table familiale, des mots d’arabe. Ce n’est que lorsque les enfants comprennent qu’il y a eu guerre que la question qui donne son titre à l’ouvrage, peut être posée (389). Les enfants ont d’autres représentations de la guerre d’Algérie dans une société qui s’intéresse de plus en plus à son passé algérien. Cette visibilité de la guerre d’Algérie est favorisée par la télévision : ainsi, en 1982 le documentaire en 3 parties de Denis Chegaray, « Guerre d’Algérie – Mémoire enfouie d’une génération ». Dès 1983, on enseigne la guerre d’Algérie dans les classes de terminale. En 1992, le film de Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, révélant au grand public la torture, est un électrochoc.
Bien entendu cela ne libère pas une narration continue, une représentation complète. Ce qui se dit, ce sont des « cryptes », « des morceaux d’expérience enfermés à l’intérieur de la personnalité d’un individu » selon la définition de Nicolas Abraham et Maria Torok : « ce qui est encrypté doit être remis en mots, re-lié pour apparaître au grand jour ». L’ouvrage note aussi que, depuis les années 1980 et surtout les années 1990, les psycho-traumatismes de guerre sont reconnus et l’ouvrage de Bernard W. Sigg, Le Silence et la honte en 1988, a été primordial. Les années 2000 marquent un tournant. Les enfants entrent dans le processus de transmission : « il s’agit plus radicalement de s’interroger sur la capacité des générations à communiquer entre elles, quand ceux qui échangent dans un présent donné se rattachent à des temporalités différentes, notamment dans leurs socialisations primaires et leurs expériences fondatrices ». L’enquête a montré qu’au sein d’une même adelphie, images et représentations divergent et cela n’est pas dû seulement à un fonctionnement interne aux familles mais aussi à ce qui vient de l’extérieur.
Dans le binôme guerre/père, se glissent de nombreuses ambivalences : racisme ≠antiracisme, pour ou contre l’armée. La distance qui s’est installée par rapport à ce passé du père devient un réflexe de mise à distance ou, au contraire, une recherche de proximité, en évitant de remettre en cause l’équilibre familial
car lorsque les questions sont trop frontales, elles peuvent provoquer une rupture irréversible.
Ce n’est qu’en 1999, que l’État français reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu et pas seulement des « événements ». La torture revient aussi sur le devant de la scène avec le témoignage de l’Algérienne Louisette Ighilahriz et tout ce qu’il déclenche. Mais la question au père : « as-tu torturé ? » ne sera pas posée : « La place de la guerre d’Algérie est un scotome. Ce qu’on ne voit pas et qui est pourtant au centre » (431). Il faut attendre la mort du père pour que des fictions puissent s’écrire : les représentations sont alors élaborées à partir d’une « post-mémoire » comme dans le récit de Brigitte Giraud qui touche plusieurs constats de l’enquête, en 2017.
La conclusion à laquelle parvient l’enquête, à propos des Anciens d’Algérie est que « leurs écrits et leurs paroles (sont) conditionnés par la nature des liens avec leurs proches et leur désir de les préserver « (461). On ne peut donc parler des silences des pères mais des silences des familles. On peut discerner trois configurations : la première c’est lorsque l’expérience de guerre et la famille sont « en consonance ». Il y a alors « un profond partage familial ». Les deux autres configurations, c’est lorsque expérience et famille sont « en dissonance » : les silences peuvent être alors de protection et la possibilité de les dépasser ; ou alors de les dire et de les maintenir au risque de l’équilibre familial. À partir de 2000, des récits s’écrivent et vont s’écrire. « Finir la guerre », écrivait Michel Serfati : peut-être pas vraiment encore !
Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? – Enquête sur un silence familial, La Découverte, septembre 2020, 507 p., 25 €— Lire un extrait
Les éditions Ardemment, créées en 2021, privilégient des fictions et essais d’autrices qui ont été « invisibilisées » au cours de l’Histoire mais aussi des textes plus récents, leur objectif étant de « constituer un matrimoine en vis-à-vis du patrimoine dominant ». Elles viennent de publier Affreville de Claire Tencin, un récit très singulier sur la guerre d’Algérie.
Affreville reprend et développe Je suis un héros j’ai jamais tué un bougnoul (2012), monologue douloureux et sans concession d’une fille sur son père. D’un récit à l’autre, Claire Tencin a épaissi le contexte de l’expérience algérienne du père en insérant de nombreuses informations sur la réalité d’alors, blasonnant quelques faits saillants de cette Histoire avec à propos et engagement. Donnant, en fin de parcours, deux références bibliographiques dont la thèse de Raphaëlle Branche sur la torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, le récit nous plonge dans l’ambiance de certaines pages de la même Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? – Enquête sur un silence familial (2020).
« Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, a-t-il déclaré avec bonhomie en me regardant droit dans l’œil. Quelque chose a basculé dans la cuisine. L’oxymore avait mis un point d’honneur à la sempiternelle jactance haineuse, assis à la place du chef, comme il l’avait toujours été, dominant, éructant, figure de proue de la galère familiale. Depuis l’enfance, je l’entendais rugir de cette place-là au bout de la table, la place du chef comme il aimait dire, ici c’est la place du chef, beuglant toutes sortes d’anathèmes, sortis d’on ne sait où, de sa grosse bedaine énervée, qu’on ne comprenait pas d’où lui sortait cette colère qui ne s’épuisait pas, même pas quand il mangeait, même pas quand il dormait. Cette colère ne le lâchait pas, ni la nuit, ni le jour. Ses ronflements tonitruants de l’autre côté du mur de ma chambre résonnaient comme des hurlements dans mon sommeil ».
Le lecteur reprend son souffle après cet incipit qui décrit « le monstre » et sous-entend, dans le portrait dressé, la colère et la sidération de la narratrice. Le simple mot de « bougnoul » ne peut que renvoyer à la guerre d’Algérie. L’enquête qui suit, car Affreville est une enquête, creuse deux mots : « héros » et « tuer ». Le second titre, Affreville, est moins brutal que le premier… et élargit l’enquête au lieu où le père s’est transformé.
Douze chapitres structurent cette lente et implacable remontée dans le passé du père car mettre à nu la vérité est une épreuve qui ne se fait pas en un jour. Faire revivre le lieu de son « séjour » algérien est une étape qui familiarise avec le pays que la France ne veut pas perdre. Claire Tencin ne se contente pas des impressions du vécu du père mais donne des traces de l’histoire de la ville vue du côté des dominants, dans le chapitre IV : « Sous Napoléon III, on y installe un camp de détenus politiques, les quarante-huitards condamnés aux travaux forcés. Ironique provocation ou rachat d’État ? Déportés à Affreville pour ouvrir des routes dans la plaine du haut Chélif, prise entre le mont Zacar et les premiers contreforts de l’Ouarsenis, les bagnards relaient le terrible travail de défrichement entrepris par les colons ». Après avoir trouvé ce gros bourg laid, le père-gendarme s’est familiarisé avec son activité. Après le 1er novembre 1954, Affreville n’entre pas tout de suite dans la danse mais le feu couve néanmoins.
L’interlocutrice ou plutôt la réceptrice de cette histoire est la fille aînée, née en 1963 au retour de la guerre du père. Alors, il était normal, « rieur, joueur, généreux » ; puis, très vite, la guerre l’a rattrapé pour devenir le quotidien du microcosme familial avec un « père aphasique, la langue coupée, un volcan en sommeil qui allait exploser en borborygmes et en onomatopées au milieu de la cuisine, un volcan qui n’allait pas s’éteindre pendant quarante ans ».
Peu avant sa mort, sa fille l’a enregistré sans écouter ce qu’il avait dit. Puis elle a visionné l’enregistrement sans mettre le son, pas assez armée encore pour supporter sa parole aussi terrifiante pour elle que son silence. Enfin, elle s’est décidée à écouter le son dont elle transcrit l’essentiel sous les titres : « Le juteux chef », « La torture », « suite », « Les opérations ». Elle décrit sa gestuelle et lit d’autres livres ou films dont L’Ennemi intime, « ça fait partie de mes films culte, tout ce qui traite de la guerre d’Algérie est mon affaire, mon fond de commerce affectif ».
Elle va jusqu’au bout de la spirale, elle boucle la boucle : « La mort d’un père est une traversée, le bout de la ligne a rejoint son origine, un héros est né et la fille aînée a refermé le cercle. Les images de la vidéo ont été effacées, les mots ont été dits, les lumières ont été teintes ». Les derniers mots ciblent l’Etat français, responsable du devenir de ces (ses) soldats par un ironique, « Vive la France ! », particulièrement iconoclaste.
La guerre en Algérie, ici celle engagée par la France pour conserver son territoire d’outre-Méditerranée, est un passé actif depuis plus d’un demi-siècle, nous dit, à sa manière, ce monologue d’une force incroyable. Il signe, après tant de récits sur cet aspect de cette guerre-là, une mise en accusation, à hauteur d’homme et de famille, de ce que fut l’aventure coloniale finissante de la France.
On connaît les méfaits de l’amnésie en ce qui concerne les effets non assumés de la violence de la guerre. La violence fait d’autant plus retour que la parole et la mémoire se bloquent et que l’acteur – mais aussi le pays –, refuse de regarder en face les traumatismes du passé engendrant à leur tour des gestes de violence non résorbés parce que non affrontés. Comme la littérature s’intéresse avant tout aux humanités complexes et contradictoires et pas seulement à la justesse d’une lutte – justesse elle-même à géométrie variable selon le point de vue de l’acteur –, le récit est l’écho d’une parole-regard décapante et lucide.
Ma lecture est entrée en écho avec la mise en garde de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre : « […] Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend l’Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? » Dans ce chapitre 5 des Damnés de la terre, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Frantz Fanon pense d’abord aux « plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste ». Si les cas qu’il présente sont essentiellement algériens, il en est un qui revient à l’esprit en lisant Claire Tencin, le cas n° 5, « Un inspecteur européeen torture sa femme et ses enfants ». Ce n’est pas inutile de le (re)lire.
Revisiter le passé est un impératif pour éclairer et mettre à distance les violences actuelles. C’est ce que fait Claire Tencin en organisant autour de la figure du père tout ce qui a fait de la guerre d’Algérie un héritage mal assumé : le départ vers une France qui n’est pas la France, tous les soldats en ont témoigné ; la confrontation à une sale guerre avec un maintien de l’ordre musclé, la corvée de bois, le viol, la torture…
Le récit de Claire Tencin inaugure un vrai travail de mémoire difficile à affronter, ce qui explique, qu’en 2012, son premier récit n’ait pas eu l’écho qu’il aurait dû rencontrer. Les esprits sont-ils mieux préparés, dix ans après ? Cela ne fait que commencer et autour d’un tel sujet, études, témoignages et fictions doivent encore forger des perspectives complémentaires pour nourrir une « approche nouvelle et actuelle » de cette guerre-là en Algérie. Affreville est une pièce maîtresse de ce travail de mémoire.
Dans son essai de 2022, Sensible, Nedjma Kacimi note, après avoir évoqué « le choc Mauvignier » (Des Hommes) : « ça n’aura échappé à personne. La guerre d’Algérie sort gentiment des souterrains où l’avaient enfouie vivante ceux qui l’avaient menée. Elle ressort par l’opération d’écrivains qui, pincettes en mains et masque chirurgical sur le nez, l’extirpent de la gangue d’un silence amorphe […] Eux, ils y vont, ces écrivains, Joseph Andras, Maïssa Bey, Yves Bichet, Jérôme Ferrari, Laurent Gaudé, Brigitte Giraud, Alexis Jenni, Michel Serfati, Zahia Rahmani ». Elle ne cite pas ces noms au hasard. Et il faut lire De nos frères blessés, Entendez-vous dans nos montagnes, Indocile, Où j’ai perdu mon âme, Écoutez nos défaites, Un loup pour l’homme, L’Art français de la guerre, Finir la guerre, Moze… Elle y associe les noms des historiens lus : Yves Courrière, Benjamin Stora… et puis ceux d’écrivains algériens, Feraoun, Mammeri, Dib, Kateb, mais aussi des acteurs français incontournables comme Alleg et Vidal-Naquet ; d’autres encore. A la fin du livre, elle prévient qu’elle n’en a pas fini… : « je dois encore vous parler de Zohra Drif et de Hassiba Ben Bouali ». Elle devra encore aussi nous parler d’Affreville…
Les pères partent à la guerre et laissent derrière eux la vie dite normale. Plusieurs récits ont déjà confié aux mots de la fiction les maux engendrés par la guerre, en particulier dans le rapport qu’une fille peut entretenir avec un père guerrier. Que faire de ce père, à l’âge adulte, quand son absence ou son retour ont provoqué un traumatisme durable qu’on ne parvient à affronter par l’écriture qu’à l’âge adulte ? La réparation est-elle de la même nature quand on est fille d’appelé ou de gendarme ou fille de militant, quand le père s’est battu dans ce conflit, volontairement ou contre son gré. L’écriture, en permettant de contrôler ce qui hante, de remplir le vide provoqué par le trauma, arrive-t-elle à la maîtrise de la perturbation ?
Ce père, on peut l’admirer tout en accusant son absence comme responsable d’une absence de paternité ; on peut aussi découvrir son passé comme le fait le Rafael d’Arnaud Catherine, en 1999, dans L’Invention du père, qui va en Espagne après la mort du père. L’enquête à laquelle il se livre lui laisse sur les bras un père à l’opposé du héros qu’il espérait, un père proche des franquistes et, somme toute, peu recommandable. La conclusion peut converger avec la démarche de Claire Tencin : « Je n’aime pas mon père, mais je suis avec lui. Je l’accompagne. Il n’a jamais été question de sentiment. On ne peut aimer cet homme-là.[…] Un lien me tenaille, que je ne peux esquiver. J’avance, j’avance. Je suis les pas du temps. Le temps qui l’a foudroyé et m’en délivrera. J’invente l’horizon. Devant moi. »
Est-ce ce désir d’inventer l’horizon, une fois le parcours accompli lorsqu’on a été jusqu’au bout de la connaissance recherchée qui éclaire l’écriture d’Affreville ? Représenter le père, à partir de la question qui ouvre l’enquête de Raphaëlle Branche, « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? », rendre visible son image, faire parler ses silences ou ses éructations, réveiller une admiration de la petite fille puis la honte, le dégoût de l’adulte mais toujours tenir, par les mots. Comment construit-on sa vie de fille avec les vociférations qui témoignent que la guerre n’a pas pris fin et que le soldat traumatisé la poursuit au sein de sa famille ?
A
ffreville est un texte postcolonial français d’une force jamais égalée sur ce sujet. La France et l’Algérie en rupture de colonisation invitent à réfléchir aux retombées post-coloniales qui concernent tous les « groupes » en présence et aux fractures identitaires et sociétales provoquées par le traumatisme vécu. Claire Tencin rejoint, avec l’avantage de la littérature de plonger dans l’humain et de faire mouche par un livre coup de poing, les études incontournables sur ce sujet de Florence Dosse, en 2012, Les Héritiers du silence. Enfants d’Appelés en Algérie, celle de Raphaëlle Branche, en 2020, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Ce second ouvrage a montré que, livrés à eux-mêmes sans suivi psychiatrique ou autre, les Anciens d’Algérie avancent comme ils le peuvent soit en rompant avec leur vie antérieure et en prenant un autre chemin de vie, soit en s’enfonçant dans les aspects les plus négatifs de l’expérience, soit en prenant des positions antiracistes. Un racisme tenace peut s’installer aussi. On note des cauchemars, l’alcoolisme, la violence, les dépressions, les suicides. Ce n’est qu’en 1999, que l’État français reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu et pas seulement des « événements ». Il faut attendre la mort du père pour que des fictions puissent s’écrire : les représentations sont alors élaborées à partir d’une « post-mémoire ». Revient-on de la guerre ? C’est une réponse détonante, lucide et percutante que nous offre Claire Tencin. Ayons le courage de lire ce récit incontournable pour qui a le désir d’affronter un passé qui nous concerne toutes et tous, quelles que soient nos convictions, pour combler « ce trou noir dans l’enseignement de notre histoire nationale », qui, comme le dit la narratrice, « m’a toujours agacée et indignée ».
Au moment où Affreville paraît sort aussi un Dictionnaire de la guerre d’Algérie chez Bouquins — et c’est la force d’un livre d’entraîner dans son sillage d’autres lectures à faire ou à reprendre ; un livre n’est pas riche qu’en lui-même mais dans l’étoilement qu’il provoque vers d’autres livres. Le chapitre XII d’Affreville nous plonge dans le viol et ses conséquences : « Peut-être ai-je un frère ou une sœur en Algérie ! C’est possible, tout est possible dans la guerre. […] Et les enfants nés d’un viol ? Nés d’une jeune fille perdue dans un camp de regroupement, ou d’une mère dans la misère que les soldats violaient sans vergogne. C’est le tribut de la guerre, un ventre dans lequel vider sa haine d’un peuple ». Deux entrées du Dictionnaire de la guerre d’Algérie nous interpellent : « Viols des femmes en Algérie » (signé Ouanassa Siari Tengour) et « Garne, Affaire Mohamed » (par Sylvie Thénault). Ce dernier retrace l’histoire de cet homme, né en 1960 des viols répétés d’une jeune fille de 16 ans, dont l’histoire a été médiatisée en 2001 et qui a écrit un livre en 2005, Lettre à ce père qui pourrait être vous. Il a obtenu une indemnisation après tout un parcours très dur, seule victime à avoir obtenu cela. Il avait été adopté, à l’âge de 5 ans, par Assia Djebar et son mari. Sylvie Thénaud écrit : « l’histoire de l’indemnisation des victimes de cette guerre reste à écrire ».
El Hadj M’hamed El Anka (1907-1978), surnommé le « Cardinal » du chaâbi pour en avoir été un précurseur et un de ses meilleurs représentants, interprète ce morceau pour la première fois dans la casbah d’Alger, le 3 juillet 1962. Soit le soir de la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie par le général De Gaulle. Face à une foule en liesse, il chante « Louange à Dieu, le colonialisme n’existe plus dans notre pays » et, pour un Maghreb uni, dédie son chant à l’Istiqlal — le premier parti politique marocain qui a lutté pour l’indépendance du Maroc et soutenu celle de l’Algérie.
Messages
1. la force locale algérienne 19 mars 1962 juillet 1962 , 26 juin, 15:57, par priou yvon
Dans la tourmente algérienne, pendant les trois mois de la Période Transitoire
par le non-respect de l’OAS, du Cessez le feu en Algérie du 19 mars 1962-
- un militaire du contingent de 2e classe, natif de Vouneuil-sous-Biard 86, qui avait été mutés d’office par l’Armée Française, dans l’unité 434 de la force locale Algérienne * comme Militaire Français du contingent de Métropole, pour aides et pacification, en subissant une énorme et inoubliable humiliation
– en ayant l’obligation en plus comme mission, tous les jours de recevoir un Lieutenant de l’ALN émissaire du GPRA de Tunis, pour le conduire à son capitaine FSE pour les rassemblements
a été oublié ensuite, comme ses camarades militaires du contingent FSE mutés comme lui en force locale,
et qui de plus, ont été déclarés déserteurs en juillet 1962, car cette période militaire transitoire n’est pas inscrite sur nos livrets militaire individuel
témoigne dans ce livre avec un Militaire Algérien du contingent d’Alger, sur le parcours qu’ils ont effectué ensemble dans les Aurès avant le 19 mars 1962 pendant la guerre d’Algérie à Tifelfel, ou la guerre avait débuté en 1954, et, ensuite dans la force locale Algérienne à Tifelfel, Tkout et Guyotville, jusqu’à l’indépendance.
*(Accords d’Evian )-10% FSE -90 % FSNA - dans les 114 unités constituées par plus de 91 régiments de l’armée Française sur toute l’Algérie, pour cette période transitoire du 19 mars a juillet 1962