« Il faut alerter sur la situation extrêmement préoccupante en Afrique du Nord »

Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du monde

« C’est très complexe d’évaluer précisément le nombre de migrants qui meurent lors des traversées. En Méditerranée, les chiffres se basent sur les corps retrouvés, ce qui sous-estime considérablement le nombre de morts, et pour ce qui est des déserts, c’est compliqué d’avoir des informations régulières et complètes sur ces territoires très vastes. Est-ce qu’il y a plus de morts en Afrique du Nord qu’en Méditerranée ? C’est difficile à dire, mais l’important c’est surtout d’alerter sur la situation extrêmement préoccupante en Afrique du Nord.

Limiter les arrivées quoi qu’il en coûte

Ces routes à travers le désert du Sahara ne sont pas nouvelles, mais elles sont de plus en plus dangereuses du fait du contexte géopolitique. L’insécurité a considérablement augmenté à cause de la guerre en Libye, de la recrudescence de mafias locales, de la présence de groupes armés et de djihadistes sur les voies de passage. Il y a aussi la question des enlèvements et de la traite d’êtres humains en Libye, qui est désormais documentée.

Le problème, c’est que la politique européenne repose sur la volonté de limiter les arrivées quoi qu’il en coûte. Pour cela, l’Europe est prête à traiter avec des pays qui ne respectent pas les droits humains. C’est ce qu’on a vu en 2016 avec l’accord entre l’Allemagne et la Turquie, ou plus récemment avec celui passé entre l’Union européenne et la Tunisie au mois de juillet.

On confie l’asile à ces pays sans se soucier des conséquences sur la mortalité. Or, ces décisions politiques sont mortifères. Il faut assumer le fait que ces décisions engendrent des morts. Tout comme la criminalisation de l’aide humanitaire. En Italie, par exemple, tout est fait pour compliquer l’aide apportée par les navires des ONG et limiter leur capacité de sauvetage. Cela a évidemment des conséquences sur la mortalité.

Une politique de deux poids deux mesures

Quand on voit parallèlement le dispositif mis en place pour les réfugiés ukrainiens, où les pays européens se sont félicités de pouvoir en accueillir des dizaines de milliers en un temps record, cela pose des questions morales. Pourquoi faire des politiques de deux poids deux mesures ? Est-ce que la vie des habitants du continent africain a moins de valeur que celle des Européens ?

C’est lamentable qu’on soit capable aujourd’hui, de manière aussi décomplexée, d’accepter que des gens se noient en mer ou meurent dans le désert parce qu’ils sont en situation administrative précaire. C’est lamentable de faire passer les ONG pour des criminels. Et cela interroge aussi sur la radicalisation des pays européens et l’avenir de nos démocraties.

D’autant plus qu’avec la situation actuelle au Sahel et la crise au Niger, il risque d’y avoir encore plus de départs et donc encore plus de morts. »