Même hommage plein de repentirs du médecin général Jean-Marie Madelaine, dans un témoignage envoyé en 2003 à Laure Monin-Cournil : « Elles s’étaient converties en aides-soignantes, volontaires pour les dangereuses corvées d’eau, évacuant les ordures, le vomi, les excréments, les pansements dégoulinant de pus et de sang, faisant boire ceux qui n’avaient plus l’usage de leurs bras, tenant la main aux mourants… Elles ont été admirables. »

Paul Grauwin, qui les avait occultées dans ses Mémoires de 1954, s’est livré, à la fin de sa vie, à une pareille entreprise de rédemption de celles qu’il présente comme des Marie-Madeleine. « Tous mes blessés, tous mes amputés, mes opérés du ventre étaient à l’abri dans des trous souterrains. Et il fallait qu’ils pissent, qu’ils fassent leurs besoins, qu’ils fassent un peu de toilette. Ce sont ces femmes, ces prostituées transformées en “anges de la miséricorde” qui m’ont aidé à les aider, qui ont permis à nos blessés de supporter leurs misères. Elles les ont fait manger, boire, espérer contre toute espérance », dira-t-il en 1984, cinq ans avant sa mort, à Alain Sanders, un journaliste de Présent, un quotidien d’extrême droite. Il expliquera alors que ses Mémoires avaient été expurgées des dames du bordel sur ordre de sa hiérarchie.

Que sont devenues ces femmes après la défaite ? Personne, pas plus Alejandro Donoso Crespo que les autres, ne le sait. Des soldats affirment qu’elles ont été exécutées d’une balle dans la tête sous leurs yeux par des commissaires politiques les accusant de trahison. D’autres assurent qu’elles ont été faites prisonnières et sauvagement entravées. Elles n’apparaissent en tout cas pas dans la longue reconstitution de la bataille que filmera, avec l’apport forcé des captifs, l’opérateur russe Roman Karmen, venu après coup enregistrer la victoire indochinoise et l’humiliation française. Nulle femme dans les longues files hagardes partant pour les camps de rééducation. Plus aucun de ces soldats ne reverra les femmes du BMC et, à vrai dire, ne s’en souciera vraiment. Quand la France, dans le cadre des accords de Genève, signés le 20 juillet 1954, négociera le rapatriement des prisonniers, il ne sera évidemment fait nulle mention du sort des infortunées.

Mythologie tenace

Près de soixante-dix ans après, Dô Ça Son, soldat du Vietminh, se souvient de celles qu’il appelle dans un français impeccable et daté « des filles publiques ». « Je les ai vues de mes propres yeux. J’ai parlé avec elles », assure-t-il. Il avait 22 ans au moment de la bataille. Ce cadre de section, membre du bataillon 252, régiment 174, division 316, qui vit toujours au Vietnam, se vante d’avoir reçu la reddition du point fort baptisé Eliane 2, le 7 mai 1954, à 17 heures. Il affirme même être passé devant un conseil de discipline pour avoir serré la main d’un officier français, enfreignant les règles dictées par le strict code idéologique. Lui qui avait risqué sa vie a dû admettre publiquement « une erreur ».

Interrogé par M Le magazine du Monde au téléphone, ­l’ancien bo-doï (soldat du Vietminh) affirme que les femmes du BMC « ont été faites prisonnières mais libérées très vite ». Interrogée par René Vautier, Myriam affirme également avoir été envoyée dans un camp de rééducation. Là, elle s’est mariée avec un ancien tirailleur algérien, Saïd, et a mis au monde un enfant à Hanoï. Puis elle est rentrée avec son mari et son enfant en France, dans la banlieue parisienne, où le journaliste l’a donc retrouvée.

Fidèle à son mythe, sans doute prise au piège de celui-ci, Geneviève de Galard, elle, a continué de jouer le rôle qui lui avait été assigné. « Nos adversaires, choqués de voir une femme seule au milieu des hommes, souhaitent me voir rejoindre les jeunes filles Vietminh qui distribuent la nourriture aux blessés », déplore-t-elle dans son autobiographie de 2003. Il faudra attendre un entretien à Paris Match en 2016 pour que Geneviève de Galard qui, encore vivante mais affaiblie, à 98 ans, n’a pu être interrogée par M, concède : « Je suis la seule femme. Avec les prostituées vietnamiennes du bordel militaire de campagne (BMC). Mais cela, je ne l’apprendrai que bien après. »

« On est prisonnier de l’image créée à l’époque, constate Pierre Journoud. On n’ose pas toucher à cette mythologie. » L’histo­riographie vietnamienne ne s’intéressera pas plus à ces femmes qui dérangent tout autant l’écriture officielle d’un peuple levé tout entier contre l’impérialisme. Les prostituées gênent encore, près de soixante-dix ans après. Elles ­restent toujours les fantômes de Diên Biên Phu.

 

Benoît Hopquin