Notre journaliste Anna a emmené Rim’K au Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris, pour parler de son histoire, de la relation complexe entre la France et l’Algérie mais également de l’immigration dans l’Hexagone au sens large. Bon visionnage !
« Tous les tragiques événements qui se sont passés (Paris, Tunisie, Mali…) et tous les endroits du monde où la paix est fragile m’ont inspiré quelques pensées, j’en ai fait un morceau qui s’appelle « tristesse ». Mon ami et réalisateur Threzor Eils a réalisé un montage sur ce titre que je tenais à vous partager, bonne écoute, paix sur vous et vos familles. »
C’est avec ces mots que Rim’K a décidé de partager son nouveau morceau, et de s’ouvrir aux yeux de tous. Entre compassion et dégoût, le cœur de Rim’K balance et ce dernier a une vision bien sombre de son avenir. Le rapper du 113 nous avait habitué à jouer l’épicurien dans ces derniers tracks. Ici, il nous prend au tournant avec ce titre poignant revenant sur les multiples attentats de ces dernières années.
n hommage à tous mes nombreux amis issus de l’immigration (maintenant ce sont les descendants).
Michel Dandelot
Par micheldandelot1 dans Accueil le 3 Novembre 2023 à 07:30
Le monde doit s’ouvrir sur lui-même, ouvrir ses frontières et devenir terre de migrations.
Il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de soi, pour observer ces formes de sociabilité dans les lieux où se réinvente constamment le lien social et politique. Dans les quartiers de la Terre, les individus créent des espaces de sens, de créativité, de valeurs… Dans tous les lieux où le collectif se reflète et produit un discours sur lui-même.
Tous ces lieux de production d’un discours social et politique ne sont pas repérés ou canonisés comme tels. Ils ne relèvent pas d’institutions reconnues comme l’université, les lieux de littérature ou de politique, mais n’en sont pas moins des sources de production organique d’un discours sur soi inscrit dans le temps – qui rejoint d’ailleurs la civilisation de l’oralité.
Pour penser la Terre autrement, évoquons une rupture radicale dans nos postures, nos paradigmes, nos façons de nous lire à travers les yeux de l’autre. Mais le radicalement neuf ne se fait qu’avec des matériaux existants. Une telle transformation ne pourra pas faire table rase du passé. L’aventure est ambiguë et les gens sont censés représenter les tensions culturelles.
Les gens sont pris en tenaille entre deux aliénations, avec un pied chez eux et un pied ailleurs, sans savoir où est leur tête. Cette situation est assez symptomatique d’une forme de schizophrénie que nous vivons.
Aucun futur n’est envisageable si les gens ne pensent pas par eux-mêmes et pour eux-mêmes leur présent et leur devenir. La liberté doit être une passion désormais, parce que le peuple en a été privé trop souvent avec le progrès et les colonisations. On ne peut pas continuer d’être à la remorque des rêves des autres.
Rappelez-vous à vous d’abord et, à tous les autres ensuite, votre souci et le souci du monde.
Dans la difficulté les individus et les communautés se dépassent pour donner le meilleur.
Pas facile de restituer toute la chaleur humaine et conviviale liée à un tel événement, tous les éclats de rire, les étreintes, les joutes, les blagues, les apartés, les bises, les cortèges, les repas collectifs, les pas de danse, les photos de groupe ou les selfies.
Après de telles retrouvailles, difficile de se quitter et le dialogue se prolonge jusqu’au bout de la nuit.
La question planétaire sur le plan philosophique et esthétique ne sont rien d’autre que l’événement du XXIe siècle.
Pendant ces quelques heures, vous aurez le privilège de saisir la respiration de votre ville, en nocturne, au milieu de sons urbains et familiers, et de me mettre à l’écoute de cette force presque tellurique qu’est une métropole. Cette affaire de respiration est d’une importance capitale, car elle nous fait toucher du doigt ce qui menace de nous étouffer ici et ailleurs, au propre comme au figuré.
Le souci de notre pays et du monde va de pair avec le souci de soi, l’attention portée sur nos infrastructures psychiques et physiques. Pas seulement à la tête, mais également au cœur, au corps tout entier. Réfléchir, agir individuellement ou collectivement, poser un geste artistique, tout cela est aussi une affaire de respiration. Parce que la respiration est le signe d’un corps vivant, il s’agit pour chacun d’entre nous d’aller chercher au fond de soi l’oxygène nécessaire pour faire éclore les émotions et pensées, les concepts, les pratiques et les mouvements qui demain changeront la face et l’allure du monde. Penser, écrire, respirer, tel est le but de la pensée !
Souvenez-vous que vous êtes des citoyens du monde, et travaillez à le quitter meilleur que vous ne l’aurez trouvé.
Être citoyen du monde, c’est s’autoriser à être d’ici et d’ailleurs pleinement, à hériter de l’humanité entière et contribuer à l’enrichir de là où nous sommes. C’est concilier le singulier et l’universel, le différent et l’en-commun, c’est refuser les assignations identitaires.
La conversation comme manière de vivre, tout ce qui fait la richesse de la conversation, là où se joue le lien à soi-même et à autrui et où se noue la relation, nous fait tenir l’un à l’autre par la parole.
Comme une traversée, une attitude face au réel, l’envie d’y déceler le multiple et le divers, de percevoir le potentiel et le non-encore-exprimé, de démêler le confus et le non-dit afin de permettre au possible d’éclore. Et de laisser place aux utopies émancipatrices.
L’idée est de contribuer à recréer une communauté intellectuelle afin de faire éclore un penser-ensemble, dans sa diversité et ses tensions, autour des questions qui nous concernent et nous semblent urgentes.
Dans ce monde qui est censé être le nôtre à tous, certains nous demandent encore ce que nous apportons. Il importe donc de mettre en évidence que d’une partie spécifique du monde, de géographies particulières, de visages singuliers de l’expérience humaine, des femmes et des hommes ont apporté des choses importantes pour eux-mêmes et pour les autres.
Être, c’est lier en toute conscience son sort à celui des autres et aller à la rencontre du monde. Nous laisser habiter par cette question, apprendre à vivre avec elle dans son irrésolution si nous voulons être heureux.
Mais pour être cohérent, cela suppose que l’on puisse circuler, s’établir dans un pays comme dans un autre et qu’on ait le sentiment que, dans ces espaces-là, nous sommes les bienvenus.
La démocratie et l’élection n’apparaissent pas comme un critère central. On sait très bien que l’élection ne garantit pas l’expression de la volonté du plus grand nombre. Sans compter qu’elle est devenue une technologie que l’on peut capturer, biaiser et manipuler, la transformant alors en outil antidémocratique.
Quel avenir proposera-t-on à la nouvelle génération ? Que voulons-nous lui transmettre ? Quel type de citoyenneté allons-nous construire avec elle ? Si nous ne relevons pas ce défi, nous aurons des hordes de fanatiques et d’autres mouvements nihilistes.
La défaillance des gouvernances accable sérieusement l’espoir.
Bientôt un an que l’Italie est gouvernée par l’extrême droite et sa principale promesse – mettre un frein au « flux migratoire » – se heurte chaque jour un peu plus à la réalité.
Le 14 septembre, Lampedusa voyait 6000 personnes débarquer en une seule journée – la capacité d’accueil de l’île est de l’ordre de 400 places. En une semaine, ils seront plus de 11 000 à accoster sur ce sol italien. Un « record absolu », écrit Mediapart. Impossible pour Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres italien depuis le 22 octobre 2022, de gérer seule la situation, alors elle en appelle… à l’Europe. D’autant plus que l’Allemagne a mis en suspens tout accueil de personnes en provenance d’Italie. Pour faire face, la cheffe de l’exécutif italien s’est carrément affichée aux côtés de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Lampedusa. Un affront antifasciste !
En parallèle, dimanche 17 septembre, c’est un autre duo qui parade : Marine Le Pen et Matteo Salvini. Désormais vice-président du Conseil, en charge des Transports, le numéro 1 de la Ligue du Nord joue sur les deux tableaux. D’un côté, il est partie prenante du gouvernement de Meloni – cela dit, il a toujours tenu une ligne beaucoup plus ferme sur cette question que Meloni –, de l’autre, il se targue d’avoir été en 2018-2019 un ministre de l’Intérieur qui ne laissait rien passer. Et il le redit, lui, promis juré, n’accueillerait « pas un seul migrant ».
Sur un an, le « blocus » promis par Meloni affiche un bilan calamiteux (de son point de vue) : plus de 127 000 personnes sont arrivées sur le sol italien, le double par rapport à l’année précédente1. Face à cette déconfiture de la mise en pratique de promesses fascisantes, l’extrême droite française commence donc à prendre ses distances avec son homologue italienne. Plaçant ses pions pour l’horizon 2027, Marine Le Pen ne s’incommode pas de cette mise en concurrence de ses amis transalpins. En meeting dans le Gard la veille, elle a assuré qu’« il est vain d’en appeler à l’Union européenne pour résoudre la crise migratoire comme un enfant appelle maman quand il a un problème ». Prends ça Giorgia !
Car Meloni doit désormais jouer les équilibristes, elle qui est à la tête d’une coalition qui va de la droite à l’extrême droite. Un modèle dont rêvent Le Pen et Salvini à l’échelon européen mais pour lequel la droite européenne « traditionnelle » s’oppose encore assez fermement.
Et c’est tout bonnement la Macronie qui s’entiche de celle qui se veut dans la ligne héritière de Mussolini. « Quand la Première ministre italienne appelle l’Europe à l’aide sur les migrants, il faut répondre », glisse un marcheur influent au journaliste Nils Wilcke.
Prenant à rebours la réaction allemande, Emmanuel Macron se fait le champion de l’Europe en rappelant chaque pays à son « devoir de solidarité ». Là aussi, on manie habilement l’art de la contradiction sans sourciller. Car le 18 septembre, Gérald Darmanin donnait un autre son de cloche sur Europe 1/CNews : « La France ne s’apprête pas à accueillir » une partie des migrants de Lampedusa. Pour rappel, le ministre de l’Intérieur, déjà pas peu fier de trouver Marine Le Pen « trop molle », avait également jugé Meloni « incapable de régler les problèmes migratoires », parce que trop permissive.
Dans cette surenchère à qui sera le plus extrême dans le non-accueil de son prochain, la lutte est acharnée. Une histoire dont ils laisseront tous leurs noms : l’histoire du plus grand cimetière à ciel ouvert au monde.
Selon le ministère de l’Intérieur italien, 42 750 migrants sont arrivés entre le 1er janvier et le 15 septembre 2021 ; 66 237 pour la même période de 2022 ; 127 207 pour ce qui concerne 2023. ↩︎
Migrants : la Méditerranée cimetière depuis 2010
Image du chalutier de migrants avant son nauffrage
le 14 juin 2023.
Le naufrage, mercredi 14 juin, d'une embarcation surchargée de migrants au sud-ouest de la Grèce, qui pourrait avoir fait des centaines de victimes, s'inscrit dans une très longue liste de tragédies similaires en Méditerranée ces dernières années.
L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) recense depuis le début de l'année 1166 décès ou disparitions en mer de migrants en Méditerranée. Le bilan s'élève à 26 924 morts et disparus depuis 2014.
Voici les pires naufrages de migrants en Méditerranée depuis 2010 :
Jusqu'à 900 morts dans les eaux de Libye
En avril 2015, entre 800 et 900 migrants périssent au large des côtes libyennes lors du naufrage d'un chalutier de 25 mètres, percuté par un cargo portugais envoyé à son secours. Le bateau de pêche a coulé à pic sous les yeux de l'équipage qui n'a pu sauver que 28 personnes.
Toujours dans les eaux libyennes :
- En mai 2011, des réfugiés arrivés sur l'île italienne de Lampedusa affirment avoir assisté au naufrage d'un autre bateau de migrants dans les eaux libyennes. L'embarcation, qui transportait 600 personnes, est portée disparue.
- En avril 2015, près de 400 migrants meurent dans le naufrage d'une embarcation de fortune à environ 150 kilomètres au large des côtes libyennes.
- En mai 2016, des dizaines de migrants sont portés disparus après le naufrage d'un bateau de pêche surchargé au large de la Libye. Les gardes-côtes italiens évoquent "350 personnes à la mer".
- En février 2015, plus de 300 migrants disparaissent en mer lorsque les bateaux pneumatiques dans lesquels ils avaient pris place chavirent au large de la Libye et 29 autres meurent de froid pendant leur sauvetage dans des conditions extrêmes par les garde-côtes italiens.
Avril 2016 : 500 noyés en Italie
Environ 500 personnes meurent en avril 2016 au large de l'Italie, dans le naufrage d'un grand bateau surchargé, selon des témoignages de rescapés. 41 personnes ont pu être sauvées après avoir dérivé durant trois jours dans un autre bateau.
Egalement dans les eaux italiennes, en octobre 2013, un bateau de pêche parti de Libye et transportant plus de 500 migrants prend feu et fait naufrage en pleine nuit, à 550 mètres des côtes de l'île sicilienne de Lampedusa. 366 personnes, dont beaucoup de femmes et d'enfants, se noient, pris au piège dans les cales, seules 155 personnes survivent.
Septembre 2014 : 500 disparus à Malte
Un bateau parti d'Egypte avec 500 personnes à bord, dont seulement dix survivent, coule au sud-est de Malte en septembre 2014, après avoir été embouti par les passeurs à bord d'une autre embarcation. Le drame survient après que les passagers ont refusé un transfert dans une petite embarcation pour se rendre en Italie.
Juin 2016 : 320 victimes en Grèce
Au moins 320 migrants sont morts ou disparus en juin 2016 dans le naufrage d'un bateau venant d'Afrique et transportant au moins 700 personnes, à 75 milles au sud de la Crète (Grèce). Cinq bateaux marchands qui participaient aux recherches recueillent toutefois 340 rescapés et neuf corps.
Par micheldandelot1 dans Accueil le 19 Septembre 2023 à 17:33
Au moment où des milliers de personnes débarquent à Lampedusa, Tunis déplace des centaines de Subsahariens de la ville de Sfax vers les principaux points départ pour l’Italie.
Le 10 août 2023 à Sfax, des migrants subsahariens interceptés en mer par les forces de l’ordre tunisiennes. FETHI BELAID / AFP
Au moment où les arrivées d’embarcations de migrants sur l’île de Lampedusa se multiplient depuis la Tunisie, Tunis intensifie ses opérations à l’encontre des ressortissants subsahariens encore présents à Sfax, la deuxième ville du pays. Photos à l’appui, le ministère de l’intérieur a annoncé, dimanche 17 septembre, avoir évacué le centre historique de la ville, où des centaines de migrants avaient trouvé refuge après avoir été expulsés de leur logement début juillet. Ceux-ci avaient alors fait, avec le soutien des forces de l’ordre, l’objet d’une chasse à l’homme. « Cette campagne de sécurité a été bien accueillie par les habitants de la région, en particulier après le rétablissement de l’ordre public et l’évacuation des places publiques », s’est félicité le ministère de l’intérieur dans un communiqué publié en fin de journée.
Plus tôt dans la semaine, ce dernier avait déjà prévenu les organisations venant en aide aux migrants et, selon un volontaire présent sur place ayant requis l’anonymat, empêché les bénévoles de leur porter assistance. Acheminées samedi et dimanche dans des bus de la société régionale de transport de Sfax, des centaines de personnes ont été ainsi déplacées vers les zones rurales à quelques dizaines de kilomètres de là, particulièrement dans les localités de Jebeniana et Al-Amra.
« Une réponse purement sécuritaire »
« Il n’y a pas eu de résistance car on leur a fait croire qu’ils allaient être pris en charge dans des camps, alors qu’ils ont été jetés au milieu des champs d’oliviers », décrypte Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), une ONG locale. Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrent des habitants de ces localités protester contre l’arrivée de bus, escortés par des véhicules de la garde nationale, transportant les migrants délogés du centre de Sfax et déposés au milieu de la route en pleine campagne. « La réponse des autorités tunisiennes est purement sécuritaire et semblable à la politique européenne. On reproduit les mêmes erreurs », dénonce M. Ben Amor.
Après les journées d’extrême tension qui avaient suivi la mort d’un Tunisien le 3 juillet, tué dans une rixe avec des migrants subsahariens d’après la version officielle, des centaines de ressortissants d’Afrique subsaharienne avaient été expulsés de Sfax et conduits dans le désert aux frontières de l’Algérie et de la Libye. Abandonnés sans eau, ni nourriture sous une chaleur caniculaire, au moins 25 d’entre eux avaient péri, selon des sources humanitaires, tandis que des centaines d’autres avaient parcouru des dizaines de kilomètres à pied avant d’être secourus, placés dans des centres d’accueil plus ou moins officiels ou relâchés.
Cette fois, les migrants ont été déplacés vers des zones côtières, au nord de Sfax, connues pour être des points de départ privilégiés vers les côtes italiennes, particulièrement l’île de Lampedusa, située à moins de 150 km. « Il y a des centaines de migrants qui étaient déjà ici à Al-Amra depuis ce qui s’est passé en juillet, ils y séjournent des jours, voire des semaines, avant d’embarquer, c’est l’une des principales zones de départ dans la région », témoigne Wahid Dahech, un militant présent sur place. « On dirait qu’ils les poussent à partir, alors qu’ils n’ont même pas les moyens de payer leur traversée. On les mène à la mort », fustige Romdhane Ben Amor.
« Propagande »
Depuis le 11 septembre, la petite île de Lampedusa, qui compte 7 000 habitants, a enregistré un nombre record d’arrivées d’embarcations de fortune en provenance de Tunisie. En moins de soixante-douze heures, elle a accueilli jusqu’à 6 800 personnes, majoritairement originaires d’Afrique subsaharienne. Deux mois après la signature d’un mémorandum d’entente entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) visant à accroître le contrôle des frontières au sud de la Méditerranée, les autorités tunisiennes semblent dépassées par un nombre croissant de départs à destination de l’Europe.
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En juillet, le porte-parole de la Garde nationale tunisienne avait indiqué au Monde que plus de 30 000 migrants avaient été interceptés dans les six premiers mois de l’année 2023, un nombre qui a plus que décuplé depuis 2019. « Il y a un épuisement du dispositif sécuritaire qui manque de moyens et travaille en continu depuis plusieurs mois », estime Romdhane Ben Amor, alors que l’UE s’était engagée, en des termes imprécis, à « fournir un appui financier additionnel adéquat notamment pour les acquisitions, la formation et le soutien technique nécessaires pour améliorer davantage la gestion des frontières tunisiennes », comme le stipule l’accord conclu entre les deux parties et qui tarde à être appliqué.
Selon plusieurs ONG en Tunisie, ces départs massifs ont été favorisés par une météo clémente et une chute du prix de la traversée proposée en moyenne à 1 500 dinars par personne (moins de 500 euros) contre près de 2 000 euros en moyenne en 2022. Une baisse qui s’explique par l’utilisation de barques en métal, moins chères à produire mais aussi plus fragiles. Ces départs s’expliquent également par les conditions de vie des migrants subsahariens « qui se sont largement détériorées depuis qu’ils ne peuvent plus ni se loger ni travailler. Certains d’entre eux pensaient organiser leur projet migratoire sur un temps long mais ont dû précipiter leur départ », explique le responsable du FTDES. Pour ce dernier, le discours officiel sur la lutte contre les réseaux de passeurs, tant de la part de la Tunisie que de l’UE, relève de la « propagande ».
Le secrétaire général des Nations unies (ONU), M. Antonio Guterres a déclaré ce mardi être « profondément préoccupé par l’expulsion de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile de Tunisie » et appelle Tunis à « [respecter] pleinement leurs droits humains, quels que soient leurs statuts, conformément au droit international ». Ces déclarations font suite à la recrudescence des violences envers les migrants subsahariens qui se trouvent en Tunisie, comme l’illustrent les affrontements violents entre civils et migrants début juillet à Sfax. Depuis ces évènements, au moins « 1 200 ressortissants subsahariens » (selon l’ONG Human Rights Watch) ont été arrêtés. Expulsés et reconduits à la frontière, ils sont un nombre croissant à être abandonné sans vivres et sans eau en zone désertique, à la frontière libyenne. Thierry Brésillon revenait dans notre livraison de février 2023 sur la progression du racisme envers les Subsahariens en Tunisie, dans un climat de peur instillé par un microparti complotiste d’extrême droite et dont les théories sont reprises jusqu’au sommet de l’État : « Dans le cadre d’une rhétorique fasciste au sens exact du terme, le Parti national tunisien entend démontrer que la Tunisie est soumise à ‘‘une colonisation subsaharienne’’ (…) et il accuse des organisations de défense des droits humains d’imposer au gouvernement des politiques favorables aux migrants. »
Flambée xénophobe sur fond d’autoritarisme
Indésirables Subsahariens en Tunisie
Le 17 avril, M. Rached Ghannouchi, chef du parti islamo-conservateur Ennahda, était arrêté à son domicile puis placé sous mandat de dépôt. Ce nouveau tour de vis à l’égard des opposants au président Kaïs Saïed intervient alors que les flux migratoires clandestins augmentent entre la Tunisie et l’Italie. Nombre de candidats à l’exil sont originaires d’Afrique subsaharienne.
Dans une atmosphère saturée de tensions entre Tunisiens et migrants subsahariens, quelques phrases de M. Kaïs Saïed ont suffi à mettre le feu aux poudres. À l’issue d’un conseil national de sécurité consacré aux « mesures urgentes » pour juguler la « présence d’un grand nombre de migrants illégaux originaires d’Afrique subsaharienne », un communiqué publié sur la page Facebook de la présidence le 21 février dernier a avalisé une version tunisienne de la théorie du « grand remplacement » : dans le cadre d’« un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle », y lisait-on, « certaines parties [auraient] reçu de grandes sommes d’argent depuis 2011 pour l’établissement des immigrants irréguliers subsahariens en Tunisie » afin « de réduire la Tunisie à sa dimension africaine et de la dépouiller de son appartenance arabe et islamique ».
Alors que la police menait déjà depuis mi-février des opérations de contrôle des migrants, la garde nationale annonçait, le lendemain du communiqué présidentiel, « une campagne d’arrestations contre les Tunisiens qui hébergent ou emploient des migrants en situation irrégulière ». Les jours suivants, des centaines, voire des milliers, de Subsahariens ont été expulsés de leur logement par leur propriétaire, souvent en pleine nuit, sans préavis, sans pouvoir rien emporter ni a fortiori récupérer leur caution. Parfois avec le concours violent de voisins venus prêter main-forte, saccager les biens des locataires et les dépouiller de leurs économies. Dans certains cas, des groupes de citoyens « vigilants » ont secondé, voire devancé, des opérations de contrôle policier alors que les arrestations se multipliaient.
Pendant plusieurs semaines, des milliers d’autres Subsahariens sont restés cloîtrés chez eux, par peur des arrestations et des agressions, ne pouvant compter que sur la solidarité de groupes d’entraide tunisiens pour se ravitailler. Les ambassades de Côte d’Ivoire, de Guinée-Conakry, du Sénégal et du Mali ont affrété des avions pour rapatrier leurs ressortissants désireux de rentrer au pays. Manière aussi pour ces États de répondre à l’émotion suscitée dans leurs opinions par des propos que le président de la Commission de l’Union africaine Moussa Faki Mahamat a condamnés (1).
Le locataire du palais de Carthage a alors cru devoir rappeler que seuls les migrants en situation irrégulière étaient visés par ses déclarations, qu’ils sont les premières victimes de l’exploitation par les employeurs locaux et les passeurs, que la Tunisie ne saurait renier son appartenance africaine, que ses propos ont été délibérément mal interprétés pour lui nuire ; le ministre des affaires étrangères, M. Nabil Ammar, a, lui, donné des assurances aux ambassades des pays subsahariens et aux organisations internationales sur l’engagement de la Tunisie à respecter les droits humains. Mais les autorités persistent à dénoncer une campagne menée contre la Tunisie et se refusent à condamner explicitement les agressions à caractère raciste — tout juste ont-elles mis un numéro vert à disposition des victimes d’abus. Surtout, elles refusent de reconnaître le problème que pose la constitution de la migration en instrument d’un « plan criminel ».
Complotisme en haut lieu
Cette « théorie » n’est pas le produit de l’imagination de M. Saïed. Elle circule en Tunisie depuis plusieurs mois, articulée et popularisée par un microparti créé à l’initiative de deux personnes en 2018. Dans le cadre d’une rhétorique fasciste au sens exact du terme — haine de la démocratie, apologie de la violence contre les adversaires politiques et de la guerre comme moyen de mobiliser les énergies nationales… —, le Parti national tunisien entend démontrer que la Tunisie est soumise à une « colonisation subsaharienne » avec le soutien de financements européens destinés à maintenir les immigrés en Afrique, et il accuse des organisations de défense des droits humains d’imposer au gouvernement des politiques favorables aux migrants.
Grâce à une audience médiatique croissante, construite d’abord dans les réseaux sociaux, ce parti a imposé un débat public sur la présence de 700 000 Subsahariens dans le pays. Une aberration quand on sait que cette population aurait triplé en Tunisie de 2010 à 2021, passant de 7 000 à 21 000 individus selon l’Institut national de la statistique (le département des affaires économiques et sociales des Nations unies avance, lui, le chiffre de 57 000 personnes en 2019). Et des considérations de ce type ne se cantonnent pas aux discussions de café. M. Mabrouk Korchid, ministre des domaines de l’État de septembre 2017 à novembre 2018, lançait, le 2 janvier dernier, sur l’antenne d’une radio tunisienne : « On amène les Africains en Tunisie pour qu’ils se marient et changent la morphologie du peuple tunisien. » Dans un registre plus expert, l’universitaire tunisien Taoufik Bourgou, enseignant en science politique à l’université Lyon-III, estimait dans une tribune publiée le 15 février que « les arrivées massives incontrôlées prennent l’allure d’une submersion qui va en cinq ans, au maximum, inverser l’équilibre démographique de la Tunisie (…) eu égard aux chiffres d’arrivées et d’implantations, entre 1,2 million à 1,7 million en cinq ans (2) ».
À l’appui de sa thèse, le Parti national tunisien renvoie à d’anciennes vidéos où des figures controversées de la mouvance dite afrocentrique affirment la nécessité d’extirper au Maghreb son arabité : « L’Afrique n’a toujours été que noire. [Les Maghrébins] n’ont qu’à retourner chez eux en Arabie saoudite. » Ou encore : « La Tunisie est noire, le Maroc est noir, la Libye est noire. Nous appelons notre peuple à la reconquête territoriale. » Ces discours, en réalité très marginaux, inspirés par une lecture discutable des écrits du grand penseur Cheikh Anta Diop, constituent le plus souvent une forme de réaction au racisme subi dans les pays du Maghreb (3). Les relations entre Arabes et Noirs y demeurent marquées par la mémoire de l’esclavage (quand bien même certaines populations berbères du Sud avaient aussi la peau noire (4) ). La perception des corps noirs comme une force brute à domestiquer, et donc à rabaisser, s’exprime encore dans les insultes couramment proférées : kahlouch (terme que l’on pourrait traduire par « noiraud », mais dont la portée péjorative est souvent comparable à celle du mot « négro » (5) ), oussif (« esclave »)… Sans compter les crachats et les jets de pierre. Les agressions, les viols, les meurtres restent trop souvent non élucidés quand il s’agit de Noirs. « La police m’a demandé comment j’osais venir porter plainte contre des Tunisiens dans leur propre pays et m’a renvoyée », nous a confié la victime d’un viol collectif début février. Une loi pénalisant le racisme a pourtant été votée en octobre 2018, mais il faudra davantage qu’un texte pour changer les mentalités.
C’est dans cette atmosphère que le chef de l’État a repris à son compte les éléments du Parti national tunisien (qui les lui avait transmis dans un rapport quelques semaines plus tôt). En s’en emparant, le président de la République donnait du crédit au fantasme afrocentrique ; surtout, il officialisait une relecture complotiste d’une mutation bien réelle de la réalité migratoire en Tunisie.
De pays d’émigration, cette dernière est devenue depuis les années 1990 un pays de transit pour les migrants subsahariens, en raison de sa proximité avec l’île italienne de Lampedusa, puis un pays d’immigration. Après la relocalisation à Tunis de la Banque africaine de développement (BAD) en 2003, consécutive à la crise politique en Côte d’Ivoire, « qui a constitué le point de départ d’une immigration africaine, principalement ivoirienne, par le biais de réseaux (6) ». Puis à la suite du choix de la Tunisie du temps de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali d’attirer dans les établissements privés en plein essor les étudiants issus des classes moyennes émergentes africaines. Plus récemment, la cruauté des conditions de détention sous le joug des milices libyennes (7) et les expulsions en plein désert pratiquées par l’Algérie ont détourné vers la Tunisie les routes de la migration clandestine en provenance d’Afrique de l’Ouest et du Sahel. Les migrants interceptés en mer sont désormais débarqués en Tunisie, même quand ils sont partis de Libye. En quelques années, certains quartiers de Tunis et de Sfax, ville industrieuse et favorablement située pour gagner Lampedusa, ont ainsi vu leur composition changer.
La grande majorité des Subsahariens se trouve dans une situation administrative irrégulière. Même les personnes éligibles à un titre de séjour ont toutes les peines à l’obtenir en raison des lenteurs bureaucratiques. Tous sont redevables de 20 dinars (environ 6 euros) de pénalités par semaine de retard à quitter le territoire. La dette ainsi accumulée, jusqu’à plusieurs milliers de dinars, fait pour eux de la Tunisie une prison à ciel ouvert. Ces migrants précarisés, contraints de gagner sur place de quoi financer soit leur retour, soit la poursuite de leur voyage vers l’Europe, sont devenus de plus en visibles dans les métiers de la construction, de la restauration, la domesticité, acceptant des salaires en moyenne 30 % inférieurs aux Tunisiens. Leurs conditions d’existence favorisent aussi l’exercice d’activités illégales (prostitution, trafic de drogue…) et, par voie de conséquence, la xénophobie.
La traversée de la Méditerranée demeure l’objectif principal de ces migrants. En 2022, ils représentaient la moitié des 38 000 personnes interceptées au large des côtes tunisiennes. Cette industrie de la harga est aux mains de réseaux bien rodés, implantés notamment à Sfax. Ils en contrôlent toutes les étapes — construction des bateaux, achat des moteurs, location des maisons, informations obtenues des forces de l’ordre pour éviter les interceptions — et réalisent un chiffre d’affaires qui se monterait aux alentours de 1 million d’euros par mois.
Climat de peur
Pour sa part, l’Europe a entrepris depuis la fin des années 1990 de confier la gestion de sa frontière sud aux pays du Maghreb. Plus présentable que la Libye, plus coopérative que l’Algérie, la Tunisie en transition démocratique depuis 2011, et signataire d’accords de partenariat avec l’Union européenne, représente une interlocutrice idéale. La coopération avec la politique migratoire européenne est devenue une condition de plus en explicite à l’obtention de l’aide économique. Tandis que le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) gèrent respectivement le tri des réfugiés et les retours « volontaires », les États membres et l’Italie en particulier allouent toujours plus de moyens à Tunis pour densifier un dispositif de contrôle maritime de mieux en mieux coordonné entre Européens et Tunisiens.
« Mais, pour les Italiens, ces dispositifs ne suffisent plus », estime M. Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Afin d’« assécher » le réservoir de candidats à l’exil, « Rome encourage les autorités tunisiennes à faire pression sur les migrants subsahariens, poursuit-il. Le plus simple est de créer un climat de peur pour inciter ceux qui sont là à partir et dissuader les autres de venir ». Le 18 janvier dernier, soit un mois avant le début de la campagne policière de contrôle des sans-papiers, M. Antonio Tajani, le ministre des affaires étrangères italien, et M. Matteo Piantedosi, son collègue de l’intérieur, étaient à Tunis pour évoquer la lutte contre la migration clandestine. La déclaration de la présidence du 21 février répondait ainsi autant aux attentes d’une opinion chauffée à blanc qu’à celles de l’Italie (et plus généralement de l’Union européenne).
Le gouvernement de Mme Giorgia Meloni s’est engagé à plaider la cause de la Tunisie, au seuil du défaut de paiement, devant les bailleurs de fonds. Une cause difficile : alors que le Fonds monétaire international (FMI) conditionne l’octroi d’un prêt de 1,9 milliard de dollars sur quatre ans à la mise en œuvre de mesures d’austérité, le président de la République a dénoncé le 6 avril dernier « les injonctions de l’étranger qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement ».
De son côté, la diplomatie tunisienne s’emploie à gommer les effets de cette communication présidentielle abrupte auprès des États africains. Des dispositions ont été annoncées le 5 mars pour faciliter la régularisation des Subsahariens qui peuvent prétendre à un titre de séjour (en particulier les étudiants) et alléger l’obligation des pénalités de retard. Mais l’objectif demeure bien de repousser les candidats à la migration loin de la Tunisie.
Les rodomontades en tous genres de M. Saïed retardent la capacité des Tunisiens à traiter la question de la migration en sortant du dilemme approche sécuritaire (la migration, c’est dangereux) ou injonction morale (le racisme, c’est mal), pour formuler leur propre politique, concertée à l’échelle continentale et adaptée à la nouvelle réalité migratoire africaine, dans laquelle la Tunisie se trouve de fait insérée.
Plus de 11 000 migrants sont arrivés sur l’île italienne de Lampedusa en moins d’une semaine. Un record absolu, qui illustre les impasses de la politique migratoire de la cheffe d’extrême droite du gouvernement Giorgia Meloni.
17 septembre 2023 à 11h30
(Ancône, Italie).– Les journaux télévisés ont déjà ouvert leurs éditions du soir lorsque la cheffe du gouvernement Giorgia Meloni prend la parole, solennellement, sur ses réseaux sociaux. Ce vendredi 15 septembre, sur toutes les chaînes, les mêmes images et les mêmes informations se répètent, en boucle, depuis le début de la semaine. La cheffe de file des Frères d’Italie le sait, elle doit rendre des comptes à ses électeurs. Sur l’île italienne de Lampedusa, ce petit bout de Sicile et d’Europe à 110 kilomètres au nord des côtes tunisiennes, les arrivées de migrants atteignent des records. Plus de 11 000 personnes ont posé le pied sur l’île depuis lundi, dont près de la moitié pour la seule journée de mardi. C’est autant que le nombre total des arrivées en 2019.
« La pression migratoire que l’Italie subit depuis le début de l’année est insoutenable », commence-t-elle. L’air grave, elle défend coûte que coûte sa politique migratoire. Elle, qui avait promis une ligne dure à ses électeurs, elle, qui jurait qu’un « blocus naval » permettrait de clore le dossier, se retrouve, un an plus tard, avec des flux migratoires que l’Italie n’avait plus connus depuis 2015 et 2016. Depuis le début de l’année, plus de 127 000 migrants sont arrivés sur les côtes italiennes. C’est près du double des arrivées de l’année précédente à la même période.
Alors, pendant son intervention, elle déroule un discours bien rodé aux airs de justification : une « conjoncture internationale très difficile », une « masse énorme de personnes que l’Italie et l’Europe ne peuvent pas accueillir » et, surtout, un travail « structurel » de son gouvernement pour « arrêter en amont les trafiquants d’êtres humains et arrêter l’immigration de masse ». L’Italie a réussi à imposer à l’Union européenne un « nouveau paradigme », promet-elle. Mais ses mots pèsent bien peu face à la réalité qui s’impose depuis plusieurs semaines : sa politique migratoire est un échec.
En avril, déjà, l’Italie avait déclaré l’état d’urgence pour une période de six mois face à la hausse des arrivées de migrants. Du nord au sud du pays, les centres d’accueil ont alors improvisé pour pousser les murs et trouver une place aux nouveaux arrivants. Qui en montant de grandes tentes de toile devant le centre d’accueil en dur, qui en installant à la hâte des centres d’urgence dans des containers. Des appels d’offres ont été lancés tous azimuts pour monter de nouvelles structures. En vain.
Le budget alloué pour gérer ces centres a encore été revu à la baisse avec un décret-loi de mars dernier. Les intéressés se font rares. Les expulsions de ceux dont la demande d’asile a été rejetée – cette grande promesse de l’extrême droite au pouvoir – restent infimes : 3 200 ces douze derniers mois. À ce rythme, il faudrait 51 ans pour renvoyer dans leur pays d’origine tous les migrants arrivés en Italie au cours de la dernière année, selon les calculs du chercheur Matteo Villa, spécialiste des questions migratoires.
La théorie de l’« appel d’air » mise à mal
Depuis son élection, le pari de Giorgia Meloni est le suivant : ne plus se demander comment gérer l’accueil des migrants, mais faire en sorte qu’ils n’arrivent plus. Le coupable était tout trouvé : les « taxis de la mer », ces ONG qui opèrent des sauvetages en mer pointés du doigt par les gouvernements successifs et plus encore depuis l’arrivée au ministère de l’intérieur de Matteo Salvini, en 2018. D’ailleurs, celui qui est devenu ministre des transports n’en démord pas. Ces derniers jours, il l’a répété à l’envi : ces arrivées sont de la faute de l’Allemagne, qui finance des ONG qui amènent des migrants en Italie. Mais le scénario actuel met à mal cette théorie de l’« appel d’air », induit par les sauvetages en mer.
Depuis lundi, le navire Aurora, affrété par l’ONG Sea Watch, a débarqué 84 migrants au port de Catane, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée a amené 68 migrants jusqu’au port d’Ancône, et à Lampedusa, ce sont le Sea Punk 1, le Nadir et le ResQ People qui ont respectivement amené à terre 44, 85 et 96 personnes. Ces chiffres dérisoires sur l’ensemble des personnes arrivées en Italie n’ont rien d’exceptionnel. Selon les chiffres établis par la fondation Openpolis, en 2022, les sauvetages effectués par les ONG ont représenté environ 10 % du total des arrivées. Cet été et ces derniers mois, leur présence en Méditerranée centrale a été réduite à peau de chagrin. Et pourtant, les arrivées ont continué. De manière autonome.
C’est l’une des principales différences avec les années précédentes. Pour beaucoup d’Italiens, les images de ces derniers jours à Lampedusa ont rappelé celles de 2011, pendant les printemps arabes, lorsque les Tunisiens sont arrivés par milliers à bord de petites embarcations de bois. «Les arrivées enregistrées en Italie cette année sont semblables à celles de 2015 et 2016 », souligne Flavio Di Giacomo, porte-parole pour l’Italie de l’Organisation internationale des migrations, sur le réseau social X (ex-Twitter). « En 2016, seules 9 440 des 115 000 personnes sont arrivées à Lampedusa de manière autonome, la plupart avaient été sauvées en mer et amenées ensuite dans de grands ports siciliens, plus adaptés à ces débarquements. » Inévitablement, cela concentre toutes les arrivées au même endroit, une petite île de 7 000 habitants environ, dotée d’un centre d’accueil d’une capacité maximale de 400 personnes. Comme un effet loupe sur la petite île de Lampedusa.
C’est aussi la conséquence du changement de route empruntée en Méditerranée centrale ces derniers mois : la Libye n’est plus qu’un point de départ secondaire, largement dépassé par la Tunisie. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur italien, les départs depuis les côtes tunisiennes ont augmenté de 360 % par rapport à 2022. Ces derniers jours, le long du quai Favaloro de Lampedusa, ce sont surtout de petits bateaux de fer qui ont amarré, seuls. Transportant une quarantaine de passagers, en moyenne, ils ont presque totalement remplacé les canots pneumatiques, particulièrement utilisés ces dernières années lors des départs des côtes libyennes.
Ces carcasses rouillées, arrivées par centaines ces dernières semaines, racontent à elles seules l’échec de la stratégie diplomatique de Giorgia Meloni pour limiter les flux migratoires. Car ces petits bateaux de fer, particulièrement dangereux pour les passagers, sont tous partis de Tunisie. Lorsque la météo est clémente et la traversée sans encombre, il leur faut entre huit et dix heures pour rejoindre Lampedusa depuis Sfax. Or, au mois de juillet, l’Union européenne a signé un memorendum d’entente avec la Tunisie, pour limiter les départs. L’initiative a été fortement soutenue par Giorgia Meloni. Mais, en dépit des promesses diplomatiques, depuis la signature de l’accord, les flux sont restés assez stables.
Ce qui semblait, il y a quelques semaines encore, être une victoire diplomatique pour Giorgia Meloni, apparaît aujourd’hui comme un camouflet a minima, comme un « acte de guerre » pour le chef de file de la Ligue et allié de gouvernement Matteo Salvini. « Quand 120 bateaux arrivent en quelques heures, ce n’est pas un épisode spontané, c’est un acte de guerre. 6 000 personnes n’arrivent pas en 24 heures par hasard. Le trafic est organisé en amont, sur les côtes nord-africaines, avec quelqu’un qui finance », estime le ministre des transports qui remet sur le tapis l’idée de faire intervenir la marine militaire.
Politiquement, le revers est important pour Giorgia Meloni. En prenant soin de ne pas nommer Matteo Salvini à son ministère de prédilection, le ministère de l’intérieur, elle a gardé la main sur un dossier cher à l’électorat de centre-droit. Elle doit aujourd’hui en assumer l’entière responsabilité.
Même si le chef de la Ligue reconnaît que la cheffe du gouvernement « fait tout son possible » pour endiguer le flux migratoire, il a multiplié cette semaine les prises de position fermes, là où Giorgia Meloni a privilégié les voies diplomatiques depuis le début de son mandat. Surtout, il a pris soin de rappeler son bilan personnel : «Quand j’étais ministre de l’intérieur, les arrivées représentaient un dixième de ce que l’on voit aujourd’hui. » Dans les rangs de la Ligue, les condamnations sont plus fermes. Le maire-adjoint de Lampedusa, fidèle de Matteo Salvini, demande la démission de l’actuel ministre de l’intérieur. À quelques mois des élections européennes, le parti d’extrême droite entend bien s’imposer comme le seul capable de réduire les arrivées de migrants sur les côtes du pays.
Migrants : qui se soucie encore de quelques centaines de morts ?
Les naufrages se suivent et se ressemblent aux portes de l’Europe. Malgré les faux-semblants, rien ne change et les pays européens continuent de vouloir garder portes closes. L’ampleur du drame survenu au large des côtes grecques dans la nuit de mardi à mercredi appelle pourtant à repenser nos politiques migratoires.
C’estC’est l’un des pires naufrages – dont on ait connaissance – survenus dans cette zone de la Méditerranée, où depuis 2015 des milliers de personnes tentent de rallier les portes de l’Europe. Des centaines de personnes ont perdu la vie après que leur embarcation a chaviré, dans la nuit de mardi à mercredi, alors qu’elle se trouvait dans les eaux internationales, au large des côtes grecques, au sud-ouest du pays.
Selon les derniers chiffres communiqués, 104 personnes ont été secourues en mer, tandis que 78 corps sans vie ont été récupérés. Selon les rescapé·es, le bateau en bois pourrait avoir eu à son bord près de 700 personnes, dont une centaine d’enfants, laissant présager le pire quant au nombre de personnes disparues sous les eaux.
Le bateau, qui serait parti de Tobrouk en Libye le 9 juin, transportait des ressortissantes et ressortissants égyptiens, syriens et pakistanais (entre autres). « Les principales nationalités qu’on retrouve pour les départs depuis Tobrouk », relève Sara Prestianni, directrice « advocacy » au sein du réseau EuroMed Droits, qui a beaucoup travaillé sur cette route migratoire. « Autour de 13 000 personnes ont emprunté cette route depuis Tobrouk depuis le début de l’année. On y observe de plus en plus de Syriens. »
L’embarcation aurait dérivé plusieurs jours en mer, sans doute après une panne sèche ou une panne de moteur. Pour se protéger, les femmes et les enfants se trouvaient dans la cale du bateau. Jeudi, les autorités portuaires grecques ont annoncé l’arrestation de neuf personnes de nationalité égyptienne, soupçonnées d’être des passeurs ou le capitaine de l’embarcation.
Face à l’ampleur du drame, les autorités grecques ont annoncé trois jours de deuil national. Une réaction qui pourrait sembler, de loin, à la hauteur de l’événement. Mais ces effets d’annonce dits de « réaction » ne suffisent plus. Il est temps d’agir, de ne plus se contenter de compter les morts et de les regretter ensuite, comme si les politiques mises en place n’avaient pas contribué à faucher des vies dont on ne voulait pas, au prétexte que leur origine, leur couleur de peau ou leur religion ne convenaient pas.
L’exemple de l’accueil mis en place pour les ressortissant·es d’Ukraine fuyant leur pays et l’agression russe qui ravageait leur quotidien en est l’illustration.
Comment a-t-on pu, en un rien de temps, organiser l’accueil de plusieurs millions de personnes en Europe, déclenchant au passage une protection temporaire leur permettant de circuler librement et gratuitement et d’obtenir une autorisation provisoire de séjour dans les différents pays d’accueil, comme la France, mobilisés pour organiser cet accueil à l’échelle européenne ? Pourquoi une telle politique d’accueil ne pourrait-elle pas être transposée pour d’autres nationalités et d’autres profils, que l’on préfère laisser mourir en mer et sur les routes migratoires, sans trop avoir d’états d’âme ?
De l’indignation à l’indifférence générale
Difficile de ne pas se souvenir de la vive indignation qu’avait suscitée la mort du petit Alan Kurdi, dont le corps avait été retrouvé sans vie, couché face contre terre, sur une plage en Turquie en 2015. À l’époque, nombre de personnalités politiques s’étaient emparées de ce drame et avaient partagé leur émotion, à l’heure où l’Europe était confrontée à l’arrivée de nombreux Syriens et Syriennes qui fuyaient la guerre.
Début 2023, pourtant, nos révélations concernant une fillette, dont le corps a été retrouvé dans la même position qu’Alan Kurdi sur une plage de Kerkennah, une île au large de Sfax, ont davantage suscité l’indifférence générale qu’une remise en question des politiques migratoires de l’UE et des pays tiers, Libye, Tunisie, Maroc ou encore Turquie chargés de protéger ses frontières, alors qu’ils bafouent régulièrement les droits de leur propre population, et a fortiori des migrant·es.
Le 2 juin dernier, un nouveau corps d’enfant a été retrouvé par les gardes-côtes tunisiens au large de Sfax, cette fois-ci flottant dans l’eau, enveloppé dans une combinaison rose bonbon, des baskets bleues encore vissées aux pieds. Il n’aura fait l’objet que d’un tweet rédigé le lendemain par un doctorant tunisien relayant la photo de la fillette et dénonçant « l’externalisation meurtrière de la politique européenne des frontières » et la « corruption des autorités ». « Les frontières tuent », rappelle ce tweet peu partagé, qui aurait dû faire le tour du monde. Le silence et, de nouveau, l’indifférence l’ont emporté.
Il y aurait eu tant à dire. Depuis des mois, la morgue de l’hôpital de Sfax croule sous les cadavres, lorsqu’ils ne sont pas abandonnés en mer ou sur les plages et retrouvés par des pêcheurs. Les départs depuis la Tunisie n’ont jamais atteint un tel niveau. Le pays est désormais la principale porte d’entrée pour l’Europe, brassant différents profils, à commencer par les Tunisiennes et Tunisiens eux-mêmes, mais aussi les migrants subsahariens. Les discours xénophobes et stigmatisants de Kaïs Saïed à leur égard n’ont pas permis de stopper ces flux ; au contraire, ils ont parfois poussé certains à quitter la Tunisie, autrefois terre de passage devenue, pour une partie d’entre eux, un pays de destination.
Giorgia Meloni s’en est allée négocier à coups de millions d’euros avec le chef d’État tunisien, le 6 juin, pour tarir à la source les migrations. Car les autorités enregistrent, sur les trois premiers mois de l’année 2023, une augmentation de 5 % des interceptions en mer par rapport l’an dernier. C’est sans compter les personnes ayant réussi la traversée vers Lampedusa, mais aussi les vies englouties par la Méditerranée, qualifiée dans une litanie tristement banale de « cimetière ». La mer a cela de pratique qu’elle peut « avaler » les corps et cacher au reste du monde ce qui se résume à une tuerie de masse, s’agissant de victimes dont la vie a finalement moins de valeur que d’autres.
Une « omission de secours devenue la règle »
Ce type de naufrage, dont on a connaissance et pour lequel une opération de sauvetage peut avoir lieu a posteriori, appelle une réaction politique, compte tenu du nombre de disparu·es, tout comme celui survenu en Sicile en février dernier, qui a causé la mort d’au moins 86 personnes. Durant des semaines, les corps avaient continué de s’échouer sur une plage de Calabre. Il y a quelques mois, enfin, des images effroyables de corps adultes, recrachés par la mer à la suite d’un naufrage au large de la Libye, avaient été relayées sur les réseaux sociaux, suscitant peu de réactions politiques à travers le monde.
Une énième fois, pointe Sara Prestianni, « ce naufrage au large de la Grècedémontre une absence réelle de plan et de volonté de sauvetage, avec des États qui ne prennent pas leurs responsabilités et qui interviennent après, quand c’est trop tard ». « L’omission de secours semble être devenue la règle », regrette-t-elle, rappelant que le nombre de morts en Méditerranée est « accablant » cette année (1 166 à ce jour, contre 3 800 pour toute l’année 2022).
Cette fois, les gardes-côtes grecs ont pris soin de préciser qu’aucune des personnes à bord de l’embarcation ne disposait d’un gilet de sauvetage. Les autorités ont indiqué que le bateau serait parti depuis la Libye pour rejoindre l’Italie et qu’un avion de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, l’aurait repéré mardi après-midi. Mais, selon les autorités, les exilé·es auraient refusé « toute aide ». Frontex s’est dite « profondément émue » après l’annonce du naufrage.
Les autorités omettent aussi de dire que la Grèce est régulièrement accusée de refouler des migrant·es en mer, pouvant ainsi leur faire craindre, derrière une aide supposée, d’être en réalité éloigné·es du territoire – une pratique illégale au regard du droit international maritime et de la Convention de Genève, qui doivent permettre à toute personne en situation de détresse d’être secourue et acheminée vers un port dit « sûr » et de pouvoir, si elle le souhaite, déposer une demande d’asile dans le pays qu’elle tentait de rallier.
En mai dernier, des révélations du New York Times ont mis en lumière cette pratique, grâce à une vidéo d’un « push-back » prise sur le fait. Mediapart avait documenté un cas semblable en 2022, qui avait provoqué la mort de deux demandeurs d’asile.
Des migrants toujours plus instrumentalisés
Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs, sans songer à repenser la politique européenne en matière de migrations et d’asile, pour permettre à celles et ceux qui fuient leur pays de rejoindre l’Europe en sécurité, sans mettre leur vie en péril ni aux mains de passeurs parfois peu scrupuleux. « C’est ce qui ressort de la dernière version du Pacte européen pour l’asile, appuie la représentante d’EuroMed Droits. On est toujours plus dans l’externalisation des frontières, avec la gestion de ces dernières accordée à des pays tiers. »
Tant pis si cela vient légitimer les dirigeants de régimes autoritaires sur la scène internationale. « Bien souvent, il y a une augmentation des départs, celle-ci fait monter la pression sur un pays européen, qui se retrouve obligé d’ouvrir un dialogue avec un responsable politique comme Haftar en Libye », poursuit Sara Prestianni. Nos propres dirigeants s’enfoncent de leur côté dans une surenchère politique et médiatique visant à laisser entendre que l’on accueillerait « trop » – oubliant de préciser une réalité encore trop ignorée : la majorité des déplacements de population se fait à l’intérieur d’un même pays ou d’un même continent.
Il faudrait donner la possibilité aux personnes exilées, comme s’il s’agissait de leur faire une fleur, de demander l’asile en dehors de l’Europe, depuis le pays qu’elles fuient ou les pays voisins, afin qu’elles ne rejoignent notre sol qu’une fois la protection accordée, et qu’elles ne puissent pas « profiter du système » (mais lequel ?) en restant dans le pays d’accueil en cas de rejet de leur demande. En Grèce, dans le contexte des élections législatives qui se tenaient en mai, le premier ministre Kyriákos Mitsotákis a fait de la lutte contre l’immigration un cheval de bataille, promettant l’extension du mur « antimigrants » déjà existant à la frontière terrestre séparant la Grèce de la Turquie.
En Italie, plusieurs lois sont venues concrétiser les discours politiques contre l’immigration (lire notre reportage), dont une qui contraint les ONG ayant un navire humanitaire en Méditerranée centrale, pour secourir les migrant·es en détresse, de les débarquer dans des ports parfois très éloignés, au nord du pays, les obligeant à naviguer plusieurs jours supplémentaires. Le décret, surnommé « Decreto Immigrazione », vise aussi à ne plus accorder de protection « spéciale » aux migrant·es n’ayant pas obtenu le statut de réfugié·e mais ayant montré suffisamment de signes d’intégration et d’insertion sociale dans le pays, tout en accélérant les expulsions en renforçant les centres dédiés dans chaque région.
En France, le débat public a été émaillé de saillies plus outrancières les unes que les autres. L’accueil de l’Ocean Viking en novembre à Toulon, le navire humanitaire de l’association SOS Méditerranée que l’Italie avait refoulé, a illustré un manque de volonté criant en matière d’accueil : la droite et l’extrême droite ont regretté le choix du ministre de l’intérieur, tandis que ce dernier a souhaité les rassurer, expliquant que les personnes n’ayant pas vocation à rester sur le territoire seraient expulsées manu militari. Ce fut le cas de Bamissa D., dont Mediapart a relaté le parcours, et qui a été renvoyé au Mali.
Le film de Rachid Bouchareb est basé sur l’histoire de Malik Oussekine tué à l’âge de 22 ans par des policiers - Photo : D. R.
Les images d’archives insérées, comme à brûle pourpoint, sont là pour rappeler que l’on n’est pas en mode fiction.
Nos frangins, le dixième long métrage de Rachid Bouchareb, est le dernier d’un triptyque consacré à ce qu’a subi l’immigration algérienne en France. Il y rapporte ce qui s’est appelé dans les médias l’affaire Malik Oussekine, une «bavure» policière commise contre un jeune d’origine algérienne qui, de surcroît, la nuit du 5 au 6 décembre 1986, n’était impliqué en rien dans les manifestations estudiantines opposées à une réforme de l’éducation.
Malik périt à la suite d’une brutale intervention d’une brigade de voltigeurs, des couples de policiers à moto, dont l’un conduit et l’autre, installé à l’arrière, bastonne à la volée sans retenue, armé d’un redoutable gourdin. Le scandale a été tel que ce corps de répression a été dissous. Néanmoins, il a été reconstitué presque deux décennies après à la faveur des manifestations des gilets jaunes.
D’où le film coup-de-poing de Bouchareb qui, à l’occasion, y rappelle une autre bavure commise au même moment contre Abdel Benyahia mais passée sous silence, d’ailleurs les policiers impliqués dans les deux affaires n’ont jamais été punis. Bouchareb, qui venait de réaliser son premier long métrage en 1985, avait pris date pour en faire témoignage le moment venu, lui dont la préadolescence avait été durablement marquée par ce qui se racontait lors des massacres, un certain octobre 1961, contre de paisibles manifestants algériens pour l’indépendance.
Il lui a semblé important de rappeler d’abord ce qu’ont vécu les grands parents desvictimes, ceux qui ont combattu le nazisme pour libérer la France, ce qui a donné Indigènes, en 2006, vingt ans après. Puis, en 2010, c’est le tour des parents avec Hors la loi, qui restitue les affres de la guerre d’Algérie s’invitant en France même. Enfin, le dernier du triptyque est dédié aux petits enfants. Et alors que dans les premiers, Bouchareb a privilégié la forme de la fresque, plutôt consensuelle, même si Hors la loi a réveillé les vieux démons des pro-Algérie française, avec Nos frangins, le petit enfant Bouchareb sort la grosse artillerie cinématographique.
Il y a du André Cayate pour l’aspect réquisitoire, mais en plus somptueux. La caméra est nerveuse, le montage heurté, en parallèle parfois. Les mages d’archives insérées, comme à brûle pourpoint, sont là pour rappeler que l’on n’est pas en mode fiction.
La colère de Rachid perce à gros bouillons mais reste digne à l’instar des personnages des parents. Du grand art comme dans ces séquences renvoyant une brutalité inouïe soulignée par une surprenante musique venant en contre poing plutôt qu’en contre point. Mais le titre du film et la chanson de Renaud sont là pour rappeler à la fraternité et la solidarité entre opprimés. Enfin, les comédiens ? Tous d’une rare justesse dans pourtant un film tourbillon. Plus précisément, si les têtes d’affiche Réda Kateb et Lyna Khouidri sont égaux à eux-mêmes, Samir Guesmi est impressionnant dans un rôle de composition.
À Bejaïa, les jeunes Algériens sont tournés vers la mer. La Méditerranée charrie son lot de rêves dorés, qui traverse toutes les strates de la société. Le journaliste du “Times” s’est rendu dans cette ville de Kabylie, dont une partie de la famille du jeune Nahel est originaire, afin de sonder cette jeunesse qui ne rêve que d’ailleurs.
Le plus vieux café de Béjaïa [En Petite Kabylie, dans l’est du pays] est encadré de bâtiments en ruine datant de l’époque coloniale française. La clientèle est masculine : les plus âgés y boivent du café très sucré en fumant des cigarettes, tandis que les jeunes font défiler les vidéos sur TikTok. Parfois, ils lèvent les yeux et regardent vers le port, au nord, et plus loin vers l’Europe.
C’est de cette ville balnéaire de presque 200 000 habitants que sont partis les ancêtres de Nahel Merzouk. [La mort par balle du jeune homme de 17 ans tué par un policier] à Nanterre, en juin dernier, a déclenché dans toute la France des émeutes d’une ampleur inégalée depuis plus de dix ans. Le président Macron a d’abord qualifié le décès du jeune homme d’“inexplicable” et lancé un appel au calme. Puis, lorsque les manifestations contre les violences policières ont dégénéré en incendies et en pillages, il a déployé plus de 45 000 policiers dans les rues et instauré des couvre-feux.
Le sort de Nahel a attristé les clients du café, mais ne les a pas surpris. Le jeune homme était né et avait grandi à Nanterre, une banlieue parisienne. C’est là qu’il a été abattu, après avoir refusé d’obtempérer lors d’un contrôle routier.
“Nous n’avons pas été étonnés par son assassinat, ni par les émeutes qui ont suivi”, commente Idir, 42 ans, entrepreneur, avant de se lancer dans une liste très précise d’exemples de violences commises par l’État français contre des Algériens. C’est “la routine”, ajoute-t-il.
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Un dixième de la population française est né à l’étranger. Les Algériens sont les plus nombreux : ils représentent 13 % des immigrés.
Dans les semaines qui ont suivi sa mort, Nahel est devenu un symbole des inégalités raciales en France : plus d’un quart (28 %) des habitants qui sont nés à l’étranger vit dans la pauvreté relative et un cinquième (21 %) des jeunes issus de cette population est au chômage, contre 11 % dans les deux cas pour les personnes nées en France. Ces écarts sont considérablement plus importants qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Pourtant, chaque année, des dizaines de milliers d’Algériens partent pour le pays de l’ancien occupant colonial. Pourquoi ?
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L’Algérie est un pays jeune : la moitié de ses 45 millions d’habitants a moins de 30 ans. Et bien que riche en ressources, c’est aussi un pays pauvre, avec un revenu par habitant d’un peu plus de 3 000 livres sterling (ou 3 500 euros), soit 8 % des 36 000 livres sterling (42 000 euros) de la France.
Dans toutes les familles algériennes, il y a des harraga (littéralement “ceux qui brûlent” [leurs papiers]), des personnes qui ont détruit leurs documents d’identité avant de prendre le bateau pour l’Europe [pour échapper à l’expulsion]. Le mot est très utilisé dans les chansons, les clips musicaux et sur les vitrines des magasins qui ciblent les jeunes en colère et frustrés. Dans un pays rongé par la corruption et le népotisme, nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a pas vraiment d’autre façon de réussir.
L’exil sur un air de Soolking
TikTok est inondé de vidéos de harraga qui filment leur traversée. Une vidéo de jeunes garçons en route pour l’Espagne sur un petit bateau à moteur a été vue plus d’un million de fois. Une autre montre des migrants filmer avec leur smartphone des dauphins qui sautent près d’une embarcation en bois.
Certaines vidéos sont accompagnées par la musique du rappeur algérien Soolking. Il a vécu dix ans dans la clandestinité en France avant de régulariser sa situation et de devenir célèbre. “Sans visa, sans papiers, on viendra même à pied. [...] Sans adresse, sans visa, emmenez-moi loin de la misère”, dit-il dans sa chanson, Sans visa.
Abdel, un enant de dix ans qui vit dans la banlieue d’Alger, la capitale, regarde sur Facebook des selfies pris au pied de la tour Eiffel. Tous les exemples de réussite qu’il a vus dans sa courte vie lui ont été donnés par ceux qui gagnent de l’argent à l’étranger et l’envoient au pays.
Ce qu’il ne voit pas, c’est le nombre de personnes disparues pendant le voyage (au cours des cinq dernières années, six migrants par jour en moyenne sont morts en essayant de rejoindre l’Espagne par la mer, depuis l’Algérie), ni la solitude et la paranoïa qui sont le lot des sans-papiers, ni l’exploitation des travailleurs clandestins, ni les logements surpeuplés.
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“Je vais aller en Europe, gagner de l’argent et m’acheter ma propre voiture”, dit-il en battant de ses longs cils. L’odeur qui vient d’une plateforme pétrolière toute proche, la fumée des feux de forêt et de la montagne de déchets plastiques brûlant derrière lui le font tousser pendant qu’il rêve des terres qui l’attendent de l’autre côté de la Méditerranée. “C’est vraiment le paradis ?” demande-t-il.
Fuite des cerveaux
Le père d’Abdel, 42 ans, ne veut pas que son fils parte et se bat pour lui offrir une vie meilleure que la sienne. Mais, comme 38 % des Algériens en âge de travailler, il ne trouve que des emplois non déclarés et cherche jour et nuit à se faire embaucher comme plombier ou plâtrier.
L’envie de partir a gagné presque toutes les couches de la société et vide le pays de ses meilleurs talents, comme les médecins et les ingénieurs. Plus de 15 000 médecins algériens exercent en France, dont 1 200 arrivés l’année dernière.
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Khouria a 17 ans. C’est une jeune fille de la classe moyenne originaire de Bejaïa. Elle constate :
“Tous les élèves de ma classe veulent s’enfuir d’ici.”
Elle parle plusieurs langues et rêve de devenir architecte. “Même lorsque vous venez d’une bonne famille et que vous sortez d’une bonne école, votre candidature est rejetée au profit des fils ou des neveux issus des élites. Alors, à quoi bon ?”
Beaucoup de jeunes femmes de son âge, poursuit-elle, attendent que leur amoureux parti en Europe revienne avec suffisamment d’argent pour leurs noces, comme promis, puis elles apprennent qu’il s’est marié à l’étranger pour régulariser sa situation.
Un pays riche, une population pauvre
L’Algérie est une république présidentielle, mais sous la férule de l’armée et du parti au pouvoir. L’ONG américaine Freedom House l’a classée parmi les pays “non libres”. Les sondages politiques réalisés en Algérie même ne sont pas fiables mais selon le Baromètre arabe, un réseau de chercheurs indépendants, 95 % des Algériens pensent que le système politique a besoin d’être réformé.
La corruption est le problème le plus urgent à leurs yeux, suivie par le déclin de l’économie.
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Bien que l’Algérie soit le plus grand pays d’Afrique et le neuvième exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, elle n’a pas réussi à diversifier son économie : le pétrole et le gaz représentent 93 % de ses exportations.
Le salaire moyen est d’environ 230 livres sterling par mois. Les Algériens les mieux payés, avec 620 livres sterling par mois en moyenne, sont ceux qui travaillent dans l’extraction du pétrole et du gaz. Seules 16 % des femmes ont un emploi bien que 67 % d’entre elles suivent des études supérieures, contre seulement 41 % des hommes.
L’approvisionnement alimentaire dépend en partie des importations, notamment le blé, le sucre et l’huile de tournesol. Le principal pays fournisseur étant l’Ukraine, les consommateurs ont vu les prix augmenter jusqu’à 17 % à la suite de l’invasion russe. L’Algérie s’est pourtant abstenue de voter la résolution de l’ONU condamnant la guerre.
Les autorités du pays coopèrent rarement avec les gouvernements européens qui cherchent à expulser les Algériens en situation irrégulière, ce qui a poussé le président français Emmanuel Macron à réduire [en septembre 2021] le quota de visas accordés aux ressortissants de l’Algérie.
Depuis 2009, il est illégal de quitter le pays sans visa, mais l’argent envoyé par les migrants à leur famille est bien accueilli par un État qui peine à offrir des opportunités économiques à ses citoyens.
Le nombre de traversées illégales recensées a triplé depuis 2019, dépassant les 13 000 en 2021. Selon l’agence européenne de protection des frontières (Frontex), deux tiers des migrants détectés sur les côtes espagnoles sont algériens. Le chiffre réel, en incluant les entrées non détectées, est probablement beaucoup plus élevé.
Les Algériens ont présenté l’année dernière trois fois plus de demandes de visa Schengen que les années précédentes, avec presque 400 000 dossiers déposés, et déboursé pour cela 31 millions d’euros en frais. L’Algérie est le cinquième plus gros demandeur de visas pour l’Europe, derrière la Russie, la Turquie, l’Inde et le Maroc. Elle a aussi le taux de refus le plus élevé parmi ces pays, avec 80 %. L’année dernière, la France a accordé 111 000 visas à des ressortissants algériens.
Le commerce lucratif des passeurs
La détermination des jeunes Algériens à partir travailler à l’étranger et la faible chance d’y parvenir par la voie légale ont fait prospérer le trafic d’êtres humains.
Said Bahari, un jeune homme de 20 ans au visage poupin qui se fait appeler “Monsieur Sea” [Monsieur Mer], n’est qu’un petit poisson dans ce domaine. Il a commencé à l’âge de 15 ans, lorsqu’il a été payé 500 livres sterling pour garder un bateau en attendant que les passeurs trouvent le bon moment pour partir. Il voulait gagner de l’argent pour faire lui-même la traversée un jour et rejoindre la France, où il a des cousins.
Mais il a vite compris que conduire des bateaux chargés de migrants lui rapporterait bien plus que de travailler dans la cuisine d’un restaurant français pour moins que le salaire minimum.
La première fois, il a amené dix personnes en Espagne depuis Oran et gagné 6 000 livres sterling, soit l’équivalent de plus de deux années de travail pour un Algérien moyen.
Après quelques traversées à peine, il avait de quoi construire une maison de quatre étages pour sa famille. Les passeurs comme lui peuvent gagner de l’argent aussi bien à l’aller en transportant des migrants vers l’Espagne, qu’au retour en ramenant en Algérie des produits illicites comme le cannabis.
Passeur cherche clients sur TikTok
Après avoir déposé un baiser sur le front de sa mère rayonnante de fierté, le jeune homme montre sa nouvelle terrasse avec vue sur Oran. Il n’a pas grand-chose à faire pour trouver des clients et dort jusqu’au milieu de l’après-midi, lorsque la chaleur commence à décliner.
Sa clientèle a bondi depuis qu’il propose ses services sur TikTok. “C’est beaucoup plus facile à organiser maintenant, explique-t-il. Et on peut toucher tout le pays. Nos clients sont majoritairement des Algériens, mais beaucoup de Marocains prennent d’abord un billet d’avion pour venir ici parce que les traversées sont beaucoup plus surveillées chez eux. Il y a aussi beaucoup de Syriens.”
Les prix sont les mêmes pour les Algériens comme pour les étrangers et vont de 2 000 à 5 000 livres sterling pour un “service rapide” sur un bateau avec un meilleur moteur. Les clients corpulents et lourds sont facturés plus cher que les légers :
“Si on veut un billet bon marché, il faut se mettre au régime.”
“Monsieur Sea” veut casser l’image du passeur de clandestins qui recherche uniquement le profit et ne se soucie pas de la sécurité de ses clients : “Lorsque vous êtes vous-même un passager, vous faites attention à la sécurité”.
Il a récemment fait demi-tour peu de temps après avoir pris la mer parce que le bateau a commencé à se remplir d’eau, une décision qui lui a coûté plusieurs milliers d’euros.
“Cette blessure qui ne guérira jamais”
L’année dernière, le jour de Noël, Mohammed Hawari, 41 ans, a quitté le port de Mostaganem [dans le nord-ouest de l’Algérie] pour l’Espagne. Il voulait rejoindre ses frères en France. Rester chez lui et ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants était pire que tout ce qui l’attendait peut-être en France.
Il a cessé de donner des nouvelles au bout de vingt-quatre heures. Le bateau sur lequel il avait pris place avait disparu. Sa femme a donné naissance à leur quatrième enfant peu de temps après, un garçon qui ne connaîtra peut-être jamais son père. “S’il vous plaît, parlez de lui au présent, demande sa mère. Il est drôle. Il est gentil. C’est mon fils.”
Dans la maison où il vivait, une bâtisse délabrée sans chauffage ni eau courante, on voit encore les dessins de ses enfants griffonnés sur les murs et leurs sandales Hello Kitty oubliées sur le sol. “Chaque jour, je suis assaillie de nouvelles pensées qui ne me lâchent plus”, confie-t-elle.
“Parfois je me dis qu’il a été capturé par la police, puis je me demande pourquoi il n’a pas appelé. Et parfois, je le vois au fond de la mer”.
“Aucune sanction contre les passeurs ou les assassins prise par la France n’empêchera les gens de partir, poursuit la mère de Mohammed. Nous avons besoin d’opportunités et de liberté en Algérie, c’est le seul moyen d’empêcher que d’autres familles connaissent elles aussi cette souffrance, cette blessure qui ne guérira jamais.”
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