La guerre d'Algérie, longtemps sans nom, longtemps tue, s'est achevée il y a soixante ans. Les petits-enfants de ceux qui l'ont vécu de près n'ont, pour la plupart, pas reproduit « le cloisonnement des populations et donc des mémoires » de leurs grands-parents, relève le politiste Paul Max Morin. « C’est, insiste-t-il, surtout l’orientation politique, bien plus que leur origine familiale, qui détermine leur perception du passé. »
« Pas moins de 39 % des 18 à 25 ans en France ont un membre de leur famille marqué par la guerre d’Algérie », rappelle le politiste Paul Max Morin. « Le cloisonnement des populations et donc des mémoires, poursuit-il, s’arrête avec eux. Les jeunes partagent une vision assez consensuelle de la colonisation et de la guerre. C’est surtout l’orientation politique, bien plus que leur origine familiale, qui détermine leur perception du passé. » « Chez les petits-enfants d’appelés, détaille-t-il, la guerre est une parenthèse dans l’histoire familiale, certes bouleversante, mais une parenthèse, de fait, moins structurante. Pour les petits-enfants de pieds-noirs, la défense de la colonisation n’est plus tenable hors de milieux d’extrême droite ou de droite dans lesquels, de par leur hétérogénéité, ils ne se retrouvent pas tous. »
Les militaires putschistes à part
« Les petits-enfants de harkis, spectateurs de la douleur de leurs aînés, vivent dans l’inconfort d’une histoire collective à trous, poursuit le politiste. Chez les petits-enfants d’immigrés comme de harkis, les difficultés matérielles et l’humiliation sociale ont altéré la figure virile des grands-pères souvent enfermés dans le silence. Ces jeunes votent plus à gauche, en raison de leurs conditions ouvrière ou immigrée bien plus que d’une histoire familiale anticoloniale. »
« S’agissant des petits-enfants de membres de l’OAS, conclut-il, cette histoire appartient au passé au sein des familles des pieds-noirs engagés clandestinement dans le terrorisme, pas encore au sein des familles des militaires putschistes, un milieu fermé et homogène, très marqué à droite, nationaliste et nostalgique des colonies. Mais ceux-là sont trop peu nombreux pour qu’une guerre des mémoires éclate chez les jeunes ! »
Afin de retirer de l’oubli l’image de nos glorieux martyrs et dégager leurs souvenirs de la poussière des années, nous venons fêter aujourd’hui, avec émotion, les 92 ans de Taleb Abderrahmane. Nous venons par ce bref témoignage évoquer le parcours de Abderrahmane Taleb, qui offrit sa vie et sa jeunesse au service de l’indépendance de son pays : l’Algérie. Ce héros mérite qu’on en parle un peu plus, en mettant en avant ses engagements, ses exploits, son courage afin que la jeunesse algérienne mesure les vertus et s’approprie le sacrifice de nos martyrs. Et que le pouvoir, de son côté, se saisisse de leurs images pour en faire le patrimoine historique de la véritable Algérie moderne. Nous pensons, ce jour, à ce géant de notre histoire qui fut décapité, il y a 64 ans, pour nous permettre de vivre libres, debout, fiers et dignes. Taleb Abderrahmane reste, curieusement, méconnu et absent de la mémoire commune de la plupart de la jeunesse de son pays.
Le jeudi 24 avril 1958 à 4h10 mn, à l’aube. Les deux assistants du bourreau pénétrèrent dans la cellule. Le condamné Taleb était-il en train de dormir ? Etait-il en train de sommeiller en restant éveillé ? Comme s’il craignait que la vie allait lui échapper par surprise pendant son sommeil. Tout le cortège attendait, en silence, dans une chambre mitoyenne. La stature digne de Taleb, les mains entravées derrière le dos, imposait le respect ; ni docile ni outrancier ; il parcourut d’un regard circulaire toute l’assistance qui composait le cortège. Le regard des grands qui marquent leur entrée dans l’histoire des hommes. Un jeune garçon, à travers ses lunettes, filtrait un regard intelligent, serein de ceux qui détiennent la vérité, ceux qui luttent pour libérer leurs peuples de la servitude et de l’injustice de la force.
Le visage livide, les cernes sous les yeux, signes de fatigue d’une attente pernicieuse et de l’étonnement de vivre ses derniers moments. Le garçon n’était pas un brigand, ni un tueur ; c’était plutôt un beau garçon, aux traits d’un honnête intellectuel, un combattant révolté contre l’injustice faite à son peuple qui inspirait la sympathie. Le silence et le calme apparent de Taleb introduisaient le doute dans les esprits chagrins de tous les assistants : sommes-nous face à un terroriste ou, au contraire, face à un jeune garçon qui défendait la noble cause de son peuple ? Serait-il, plutôt, un combat légitime, aux idées modernistes, qui méritait tous les honneurs ? Courageux, ni cris ni protestations, Abderrahmane Taleb donnait l’image d’un héros qui forçait l’admiration silencieuse sur toute la délégation présente. Il se laissait diriger vers la chambre de la guillotine sous une gêne manifeste des représentants d’un pouvoir aux relents criminels. A chaque pas vers la guillotine, il laissa derrière lui le spectre de la Révolution, un feu qui ne peut finir que par la victoire de l’indépendance.
Le jeune homme avançait sans résistance sous la garde musclée de la police politique coloniale. On entendait le bruit des pas traînés, par les contraintes, sur le couloir rugueux du sous-sol de la prison Barberousse, là où se trouvait la guillotine. Suivi d’une délégation de responsables de la politique coloniale d’Alger ; parmi ces derniers, un imam désigné d’office, le Livre sacré à la main, lisait les sourate derrière le condamné. La gêne était palpable ; à travers les lunettes du jeune homme de 28 ans, on percevait un regard profond empreint d’une détermination qui défie l’insolence de la colonisation.
Avant d’être encadré par les aides du bourreau, on lui demanda s’il avait quelque chose à vouloir ou à dire. Il se retourna et s’adressa avec un ton presque méprisant à l’imam qui continuait de lire, à haute voix, les versets du Coran : «Pose ce Livre, prends un fusil et va rejoindre le FLN.»
Abderrahmane Taleb était resté conscient des valeurs vertueuses de son combat jusqu’à la porte de la mort.
A ce moment, tout alla vite. Le sinistre bourreau, Fernand Meyssonnier, lui retira les lunettes. On dénuda tout le haut du dos de la victime, les mains restaient liées derrière le dos, on le mit à plat ventre, la tête en avant, prisonnière et le cou exposé, comme une cible parfaite, à la lame tranchante de la machine. Le procureur général, un militaire au grade de colonel, opina des yeux pour donner l’ordre d’exécuter la sentence. Un bruit sourd se fit entendre, la tête tranchée fit un bond de quelques mètres. On se précipita de mettre la tête avec le corps amputé dans un sac et on le ferma vite pour dégager l’image de la honte. Le sang partout sur le parterre fut lavé, rapidement, par des jets d’eau pour effacer vite le sang des braves. Abderrahmane Taleb avait cessé de vivre. L’imam était ému, le regard médusé, comme s’il regrettait, déjà, d’avoir participé, honteusement, à une farce.
Le bourreau, l’esprit semblait être ailleurs, subitement, bousculé par l’injustice de la scène, continuait de tenir les lunettes dans les mains. Pour rappel, le bourreau Fernand Meyssonnier, par une sympathie non habituelle et par le respect que Abderrahmane Taleb imposa à l’assistance, garda en souvenir les lunettes du condamné.
Tout était fini. Mais rien n’était fini en réalité ; Abderrahmane Taleb venait de signer l’irrévocable testament des martyrs pour une Algérie indépendante.
Taleb Abderrahmane est né le 5 mars 1930, rue des Sarrazins, dans la Casbah d’Alger. D’une famille très modeste, originaire de la région d’Azeffoun, du village Ighil Mehni. Son père était un salarié dans une boulangerie et pâtisserie à la Casbah. Il était d’une constitution fragile et d’une santé précaire. Sa mère était une femme au foyer en charge de quatre enfants. Toute la famille vivait dans une seule pièce. Elle faisait partie des familles les moins aisées du quartier. Il commençait, à six ans, son cycle primaire à l’école Braham-Fatah, boulevard de la Victoire. Abderrahmane se révéla studieux avec des résultats exemplaires à l’école. Il fut admis, sans difficulté, à l’examen de sixième. Au moment de la guerre d’indépendance, il poursuivait des études de chimie à la Faculté d’Alger.
Il fut proche des nationalistes, indépendantistes et des communistes. Il fréquenta le «cercle des étudiants marxistes» à l’université. Il adhéra, cependant, au PPA et au MTLD. Il était désigné au bureau politique des jeunes du MTLD avec Didouche Mourad. Il quitta les bancs de l’université en deuxième année pour rejoindre le maquis des monts de Blida de la wilaya IV.
Abderrahmane Taleb fut affecté à l’atelier clandestin, installé à la rue de l’Impasse de la grenade à la Casbah pour fabriquer les bombes artisanales. Abderrahmane Taleb, jeune encore, mais avait déjà une conscience politique saine et juste. Il imposa que ses explosifs ne devraient servir que pour les cibles, exclusivement militaires, témoignait son responsable de l’époque, Yacef Saadi.
Fin janvier 1957, passant à travers les mailles du filet tendu par le général Massu, Taleb Abderrahmane quittait la Casbah et rejoignait de nouveau le maquis de Blida, au djebel Beni Salah. Sur dénonciation, il fut arrêté au mois d’avril par le 3e RPC (Régiment des parachutistes coloniaux) du colonel Ducournau. Ce fut ce même régiment qui assassina son ami Didouche Mourad le 18 janvier 1955.
Soixante ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962 et la fin de la guerre d’Algérie, Ouest-France publie un hors-série exceptionnel, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires. L’occasion de revenir sur l’histoire commune des deux pays. Maintenu sous les drapeaux en Algérie, après un service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin avait tenu un journal pour raconter son quotidien, entre 1955 et 1956.
Stanislas Hutin (ici en janvier 1956) est appelé pour son service militaire en Algérie, où il est instituteur. Son journal sera l’un des premiers témoignages sur la guerre d’Algérie | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
Après son service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin est maintenu sous les drapeaux et envoyé en Algérie. Durant ces six mois « algériens », le jeune séminariste tient un journal, qui sera l’un des premiers témoignages publiés sur la guerre d’Algérie(1). Témoignage.
« C’était en novembre 1955 ; je venais d’avoir 24 ans. J’étais de retour de Madagascar, où je venais de terminer mon service militaire de dix-huit mois. J’étais jésuite, en formation en philosophie dans un séminaire à côté du Puy-en-Velay. J’ai reçu une convocation de « maintenu sous les drapeaux ». Quand j’ai appris que je devais aller au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, je savais qu’il s’agissait de guerres d’indépendance. Je savais pourquoi il y avait des révoltes. Je venais de vivre la colonie. Je me suis posé la question : « Est-ce que je pars ou je ne pars pas ? ».
Le devoir de parole
« J’ai interrogé mon père ; mes supérieurs jésuites : « Si je ne pars pas, suis-je un déserteur ? » Mon père m’a dit : “Tu seras beaucoup plus utile sur le terrain, au milieu des hommes ; si tu désertes, tu ne seras pas du tout entendu. Toi, en tant que séminariste, tu as le devoir de la parole et de la vie. Il faut que tu témoignes.”
Alors j’y suis allé. J’étais entouré de jeunes qui avaient 19-20 ans, pas plus, qui avaient fait leur service militaire dans les colonies de l’époque : Madagascar, Afrique équatoriale, Afrique occidentale. On est parti de Rennes en train pour Rivesaltes, le fameux camp qui a servi tant de fois dans l’histoire… Déjà, on inscrivait sur les trains “Le Maroc aux Marocains !” Enfin, ceux qui lisaient la presse. Ils disaient : “On sort de la guerre de 40, on doit les libérer”. “Ce n’est pas à nous de faire cette guerre”. Ils voulaient rentrer chez eux. Il y avait un tel désespoir, un tel énervement.
Des appelés du contingent en mer vers l’Algérie, en 1955, à bord du paquebot Président Cazalet. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
Quand on est monté sur le bateau, on ne savait toujours pas où on allait… Mon père m’accompagnait. Lui qui s’était engagé en 1914 pour regagner sa Lorraine natale, en 1940 par conviction, c’était la première fois que je le voyais pleurer. Non pas parce que moi, son fils, je partais à la guerre. Mais de voir ces jeunes dans cet état de haine à l’égard de l’armée, à l’égard de ce qu’on voulait leur faire faire, ça l’avait complètement bouleversé. Nous avons découvert notre destination le lendemain de notre départ, en voyant une belle ville blanche. C’était Alger.
« Un gamin de 14 ans qui avait été torturé »
« Pendant le voyage entre Alger et Constantine, on a été pris par une trouille épouvantable. La plupart de mes copains, à ce moment-là, ont basculé dans l’état de guerre. Moi, je suis un peu mouton, je me mets au fusil mitrailleur, la trouille au ventre, comme les autres. On nous a emmenés sur une immense exploitation, avec des espèces de cages à lapins. On découvre que dans ces cages sont logés les travailleurs arabes de l’exploitation. C’est un nouveau revirement de mes camarades. Ce sont des paysans, des Bretons, des Alsaciens… Ils sont révoltés par la façon abominable dont on traite ces gens. Et malgré tout, il y a cette animosité qui parfois tourne à la haine contre ce peuple qui leur fait la guerre.
« Notre premier boulot, ça a été de faire le recensement des hommes de 16 à 60 ans. On allait dans les villages, on raflait les gens, on les livrait à ceux qui devaient établir leur carte d’identité. Ensuite, j’ai été chargé de reconstituer l’école. Mes camarades, eux, faisaient des inspections. Ils ramenaient des suspects, des civils. Ça a été très vite l’engrenage, il fallait leur faire dire où étaient leurs armes. Voilà comment ça a commencé. Une gégène a été installée dans notre compagnie. Une nuit, tout près de ma guitoune, j’ai cru entendre des chacals. Je suis sorti ; c’étaient des hurlements humains. J’appris le lendemain que c’était ce gamin de 14 ans, Boutout, que j’avais vu la veille, qui avait été torturé.
Boutout avait 14 ans lorsqu’il a été torturé, en janvier 1956, dans la compagnie de Stanislas Hutin. Ce dernier a retrouvé Boutout en 2013 lors d’un voyage à Constantine. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
« Je me suis pris le bec avec mon lieutenant, qui avait assisté à la torture. Je ne sais pas si c’est lui-même qui tournait la magnéto… J’ai failli lui fiche mon poing dans la figure. J’ai hurlé contre lui. Non, c’est pas possible… Cette nuit m’a brouillé définitivement avec la hiérarchie.
« Faire l’école avec un fusil à côté du tableau ! »
« Mon lieutenant voulait absolument que je fasse la classe avec un fusil à côté de moi. Faire l’école à des gamins de 10 ans avec un fusil à côté du tableau ! Il a cédé. Je n’ai pas eu de fusil ; j’avais quand même un pétard dans la poche. Qu’est-ce que j’aurais pu faire avec ça ? La preuve : un jour, deux hommes sont venus. Ils m’ont regardé faire l’école. Je n’en menais pas large. Je me suis dit « ça y est, c’est mon tour ». Ils m’ont fait signe de continuer et sont partis. Le lendemain, il y avait un tract accroché à un arbre : « Merci aux militaires de faire de nos enfants de bons petits fellaghas. » J’ai perdu ce tract. Je ne m’en console pas !
Les élèves de tous âges du soldat-instituteur Stanislas Hutin près de l’école, en 1955-1956, dans le Nord Constantinois. | COLLECTION PERSONNELLE DE STANISLAS HUTIN
« J’apprenais aux enfants la base de l’école primaire. J’avais trouvé un livre d’histoire, bien fait, qui racontait l’occupation allemande en France. Il y avait des photos : on voyait des camions bourrés d’Allemands avec leurs fusils, et dans les taillis, des résistants qui se cachaient, avec leurs pétoires. C’était exactement ce que les gamins étaient en train de vivre !
« Au camp, on discutait beaucoup. On me voyait écrire mon journal. Les hommes disaient : « C’est normal que tu penses ce que tu nous dis, parce que tu es curé. » Pour eux, le fait que je sois curé me donnait le droit, le pouvoir, de me révolter et de résister à tout cela.
« Tabasser les prisonniers, les torturer, la corvée de bois, abattre des prisonniers sans jugement… Je leur disais : « Vous pouvez très bien éviter cela, vous rebeller. Vous ne serez pas poursuivis. C’est eux, les officiers, que l’on peut traîner devant les tribunaux. »
« Je ne crois qu’à une chose, la force de la connaissance »
« J’ai pu témoigner parce que j’étais d’un milieu qui le permettait. Mon père était journaliste (fondateur de Ouest-France), militant chrétien. J’écrivais à mes parents, ils me questionnaient, ils étaient à l’écoute. Mon environnement religieux de l’époque voulait savoir. Je vivais dans un climat d’ouverture aux autres et d’interrogations sur l’évolution de la politique, quelle qu’elle soit.
« Les cultures familiales et personnelles sont porteuses de valeurs envers lesquelles on ne peut pas transiger. Ce qui permet de dire non, c’est de savoir faire la différence entre ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas.
« Moi, je ne crois qu’à une chose, c’est la force de la connaissance. Je ne sais pas de quoi sera fait le monde de demain, mais je pense que les jeunes peuvent se révolter, peuvent résister s’ils ont une certaine connaissance.
(1)Stanislas Hutin, Journal de bord – Algérie, novembre 1955-mars 1956. Préface de Pierre Vidal-Naquet. GRHI (groupe de recherche en histoire immédiate, Toulouse.
Le hors-série d’Ouest-France, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires, est disponible dans les points de vente habituels depuis le 24 février et sur le site editions.ouest-france.fr.
Quelques jours avant le début de la bataille d’Alger en janvier 1957, Henri Busnel, de Ploumagoar (commune située près de Guingamp, dans les Côtes-d’Armor) débarquait sur place, jeune appelé. Préservé des pires épreuves de la guerre, il espère que la réconciliation entre les deux pays arrive enfin, à l’occasion du 60e anniversaire du cessez-le-feu.
De ses plus de deux ans passés en tant que soldat à Alger, en pleine guerre d’Algérie, Henri Busnel conserve d’innombrables souvenirs et de très fournis albums photos, notamment du passage du Général de Gaulle pour son fameux discours « Je vous ai compris ». | OUEST-FRANCE
31 décembre 1956. Après vingt-et-une heures de trajet depuis Marseille, le bateau Ville de Tunis débarque un flot de soldats français à Alger. Parmi eux, Henri Busnel, de Ploumagoar, 19 ans : « On avait peur », reconnaît-il aujourd’hui.
Ces jeunes garçons viennent faire la guerre. À la Une du quotidien L’Écho d’Alger, s’étalent les multiples attentats de la veille : « Quatre bombes dans des églises d’Alger » ; « sept bombes locales samedi dans la soirée… »
En Une de l’Echo d’Alger du 31 décembre 1956, de multiples articles relatant les attentats de la veille. | OUEST-FRANCE
Les parachutistes débarquent
Henri est embarqué en camion, direction la base de transit. Toute la journée un haut-parleur égrène les affectations de chaque soldat. Pour lui, les patrouilles, à pied ou en jeep, de la brigade aérienne, sur les hauteurs d’Alger.
Cinq jours plus tard, le président du conseil Guy Mollet confie au général Massu les pleins pouvoirs, civils et militaires. Le 7 janvier, jour où débute la bataille d’Alger, 8 000 parachutistes arrivent d’Égypte, pour « pacifier » la ville.
« J’ai fait mes premières patrouilles vers mi-janvier, se remémore Henri Busnel. D’abord affecté à la radio, je donnais notre position chaque quart d’heure. Par six ou huit, nous allions dans les bidonvilles, à la recherche des principaux leaders du FLN. Il y avait des attentats tous les jours ».
« J’étais invité pour le couscous »
Il devient chef de patrouille, sans faire de zèle : « Le poste de commandement des bérets verts était dans mon secteur… ils n’avaient pas besoin de nous ». Au fil des semaines, les habitants reconnaissent Henri. Les Algérois savent qu’ils n’ont pas grand-chose à craindre des jeunes de l’armée de l’air : « On faisait des fouilles, de la pacification. Je cherchais le bon contact, j’étais parfois invité pour le couscous. Caporal-chef, je n’étais pas un très bon soldat », sourit-il.
« On entendait des gens hurler »
D’autres souriaient moins à l’époque : « Lors de nos patrouilles de nuit, près de la villa Sésini (QG du premier régiment de légionnaires parachutistes), on entendait des gens hurler, c’était atroce. On savait qu’il y avait de la torture, mais on ne connaissait pas les détails. Aujourd’hui, je le sais, j’ai lu… Mais des atrocités, il y en avait des deux côtés. »
La villa Sésini, sur les hauteurs d’Alger, QG des légionnaires du 1er régiment de parachutistes, et lieu de torture des membres présumés du Front de Libération national. | OUEST-FRANCE
En avril 1957, il est « triste » d’apprendre la mise aux arrêts du général pacifiste Jacques de Bollardière, qui s’est élevé contre la torture et qu’il admire. « Mais l’idole, à Alger, c’était Massu, général deux étoiles, comme lui ».
Dans la foule pour de Gaulle
L’arrivée du général de Gaulle à l’aéroport d’Alger, le 4 juin 1958. Ici aux côtés des généraux Rouget, Jouhaud, Allard et Salan. | OUEST-FRANCE
Le salut au général Massu, coiffé de son éternel béret, et idole des Français d’Algérie à l’époque. Le général Salan a le visage fermé. Futur chef de l’organisation armée secrète (OAS), ce dernier aura lutté pour le maintien de l’Algérie française. | OUEST-FRANCE
Le général de Gaulle au balcon du gouvernement général, lors de son fameux discours, « Je vous ai compris » | OUEST-FRANCE
Le 4 juin 1958, fraîchement investi président du Conseil, le général de Gaulle arrive à Alger. Au balcon du gouvernement général, il lance « Je vous ai compris ». Dans la foule, comme la majorité, Henri Busnel comprend que de Gaulle a « presque promis l’Algérie française. C’était une telle liesse. Massu avait gagné la bataille d’Alger, c’était apaisé, je pensais que la guerre s’arrêterait là ».
Sur le bateau du retour, le 5 janvier 1959, Henri repart vers sa vie en France, dans une usine d’éléments de précision, entre Trémuson et le Léguer, où il passera toute sa carrière.
Des centaines de milliers de personnes ont assisté, ce jour-là, au discours historique du général de Gaulle à Alger. | OUEST-FRANCE
La paix attendra la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, et le cessez-le-feu du lendemain. Soixante ans plus tard, Henri pense la même chose : « J’étais déjà pour une Algérie indépendante. Après tout, c’est leur pays. Tout ça aurait dû se terminer beaucoup plus tôt. »
Henri Busnel, ici avec une affiche réalisée spécialement pour la venue du général de Gaulle à Alger, en juin 1958. | OUEST-FRANCE
Régulièrement, il feuillette son album de centaines de photos d’une époque que lui a bien vécue, et garde un espoir en tête : « Une réconciliation définitive entre France et Algérie et qu’enfin, l’on retrouve de la sérénité ».
Très sollicité en cette année de commémoration du soixantième anniversaire des Accords d’Evian qui ont mis fin à la Guerre d’Algérie, “le” grand historien de l’Algérie, Benjamin Stora, lui-même né en Algérie, à Constantine, très précisément, était à l’auditorium du musée de Saint-Romain-en-Gal, jeudi 12 mai.
L’occasion d’évoquer longuement, dans le cadre d’une semaine séfarade organisée par le restaurant “Mama Trötter”, à Vienne, l’histoire des juifs d’Algérie, ceux que l’on appelle “Séfarades” pour les distinguer des “Askhénazes”, originaires, eux, d’Europe centrale.
Et ce, à travers une Bande Dessinée qui a été consacrée à cette histoire des Juifs d’Algérie dont les auteurs sont Nicolas Le Scanff et Benjamin Stora (“Histoire dessinée des Juifs d’Algérie” aux éditions La Découverte) qui a servi de point d’appui à l’Historien et au dessinateur, pour raconter, illustrer, commenter, détailler, toute une destinée, toute une riche culture qui s’est terminée par un départ de l’Algérie, suite à la signature des Accords d’Evian.
L’occasion de constater, à écouter le passionnant Benjamin Stora que ce que n’appelait à l’époque pas une guerre -400 000 militaires français stationnés en Algérie !- mais “les événements d’Algérie” ont été occultés dans toutes leurs multiples dimensions, des deux côtés de la Méditerranée, tant en France qu’en Algérie. Sûr que ceux qui étaient présents à cette conférence ont appris ce soir là beaucoup de choses qu’ils ignoraient…
Une de ces dimensions pour une grande part perdue est donc celle des Juifs d’Algérie porteurs d’une véritable histoire, d’une véritable culture, indigènes parmi les indigènes en Algérie, avant d’être déclarés Français par la loi Crémieux de 1870, avec toutes les conséquences que cela a impliqué, et dont cette conférence a restitué le parcours au cours des siècles et le riche souvenir.
La suite de cette semaine séfarade à Vienne :
-Cuisine séfarade au restaurant Mama Trötter, 13 rue du collège à Vienne, du samedi 14 au dimanche 22 mai.
-Exposition des dessins de Nicolas Le Scanff avec des planches originales : au restaurant Mama Trötter, également. Les planches resteront exposées jusqu’au 30 septembre.
Photo : sur la scène de l’auditorium du Musée de Saint-Romain-en-Gal, Murielle Gobert (librairie Paserelles) ; Nicolas le Scanff, dessinateur de la BD “Histoire dessinée des Juilfs d’Algérie” ; l’Historien Benjamin Stora ; Fabrice Matron (librairie “Bulles de Vienne”) et Ryma Prost-Romand (restaurant “Mama Trötter”),.
Histoire dessinée des juifs d'Algérie De l'antiquité à nos jours
Benjamin Stora, Nicolas Le Scanff
Alors qu’il numérise des photos de famille, David retrouve le portrait, peint en 1878, d’une « jeune femme indigène » d’Algérie. En découvrant qu’il représente sa lointaine aïeule, l’adolescent, descendant de juifs des Aurès, entreprend une quête de ses origines, qui se transforme bientôt en véritable enquête historique dans un passé riche, complexe et douloureux. À mesure que les fils des mémoires et de l’histoire se tissent, une fresque civilisationnelle deux fois millénaire apparaît, dont la source remonte à l’exil antique de juifs d’Israël/Palestine et à la conversion de Berbères au judaïsme, suivis de l’arrivée des Séfarades à la fin du XVe siècle. Après la longue domination arabe puis ottomane, la conquête de l’Algérie par la France en 1830 transforme profondément la destinée des « israélites indigènes » : l’attribution de la citoyenneté française par le décret Crémieux en 1870 ne marque pas seulement leur émancipation ; elle crée également une déchirure par rapport à leurs traditions religieuses et culturelles, mais aussi vis-à-vis des Berbères et Arabes musulmans avec lesquels ils avaient partagé des siècles durant une existence commune. L’assimilation paradoxale des juifs d’Algérie à une identité « pied-noire » après leur exode et leur « rapatriement » en 1962 a enfoui cette mémoire collective. C’est à remédier à sa perte que s’emploie magistralement cet ouvrage, en restituant une histoire largement méconnue.
Né à Constantine, l’intellectuel a vécu au plus près le drame algérien et reste frappé par « la solitude de ceux qui l’ont traversé » : Algériens, immigrés, pieds-noirs, juifs, harkis, appelés.
20 juillet 1962 : des pieds-noirs arrivent à Marseille après l’indépendance de l’Algérie. (KEYSTONE-FRANCE)
Le faitd’avoirvécu mes douze premières années en Algérie,d’avoir dessouvenirs de la guerre, des couvre-feux, des fouilles de l’armée, des attentats de l’OAS,d’avoir connu l’exil,a forcément influencé mon travail d’historien.Je me considère comme Français d’origine algérienne, ayant appartenu à un monde « indigène » etaccepté l’acculturation française. Quand les juifs, présents depuis l’Antiquité, quittent l’Algérie en 1962, ils sont français depuis six générations. J’appartiens à cette histoire.
J’habitais Constantine, une ville de l’intérieur, à majorité judéo-musulmane, où les Européens étaient moins présents qu’à Alger ou Oran, sans la mer, le sable, le soleil ; une ville perchée à 600 mètres d’altitude, où il faisait froid et neigeait l’hiver. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, les premières lettres que j’ai lues étaient en hébreu, à l’école du Talmud Torah, j’ai appris l’arabe en famille, avec mon père qui avait passé son baccalauréat en arabe littéraire, ma mère qui parlait l’arabe de la ruemais ne savait pas le lire. La seule langue que nous lisions et parlions était le français. Du côté de ma mère, les Zaoui, des bijoutiers, on était très attaché à la culture arabe, à la musique de Cheikh Raymond. Du côté de mon père, les Stora, des minotiers des Aurès, on était plus « assimilé », davantage lié aux notables musulmans, comme Ferhat Abbas, qui était un ami personnel de mon grand-père.
La famille de Marthe Zaoui, la mère de Benjamin Stora, en 1914.
Au point de départ de mon métier d’historien, l’Algérie n’est pas présente. A Nanterre, j’étudie l’histoire, discipline très à la mode avec la sociologie à la fin des années 1960, je me passionne pour la politique et les mouvements révolutionnaires, qui sont les vecteurs de mon intégration. Aux côtés des Jeunesses communistes, je fais ma première marche pour la paix au Vietnam en 1967, et j’ai enfin l’impression de me sentir totalement français en 1968, quand j’entends la rue qui scande « les frontières, on s’en fout », « nous sommes tous des juifs allemands ». Mes parents avaient le sentiment que la France les avait trahis, que de Gaulle avait abandonné l’Algérie française. Ils avaient cru à une Algérie égalitaire, citoyenne, « camusienne ». Ils arrivent en France dans l’amertume, sans que je partage ce sentiment. En entrant en politique, jetrouve une dignité, je deviens un militant. Je ne suis plus dans la solitude de la victime qui pleure sur son sort et qui accuse les autres. Ce que j’entendaissouvent chez moi.
La chance de ma vie
L’Algérie me rattrape quand le leader nationaliste Messali Hadj meurt en 1974. Je suis étudiant en maîtrise et militant à l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Je cherche un sujet de mémoire dans le socialisme ouvrier, l’Amérique latine, le Vietnam. Pierre Lambert, fondateur et dirigeant de l’organisation, qui sait que je suis né en Algérie, me dit : « Toi qui fais des études d’histoire, regarde dans le centre d’archives de l’OCI si tu peux retrouver des textes de soutien à Messali Hadj et des documents du Mouvement national algérien (MNA) ». Il me propose de rencontrer sa fille, Djanina, qui a conservé les Mémoires de son père, écrits à la main, encore inédits. Ce fut la chance de ma vie ! Mon directeur de maîtrise, Jean-Pierre Rioux, qui connaissaitbien l’histoire de l’Algérie, me met en contact avec René Rémond qui m’encourage. Je me souviens encore de ses mots :
« Puisque vous aimez tant la révolution, pourquoi vous ne faites pas des recherches sur la révolution algérienne ? »
C’est la première fois que j’entends le terme « révolution algérienne ». Je prends la mesure de l’ampleur du combat des Algériens. J’écris donc mon mémoire de maîtrise sur le MNA, puis ma thèse de troisième cycle sur Messali Hadj.
Elie Stora, le père de Benjamin, à 24 ans dans les Aurès (assis en costume).
Le monde universitaire des spécialistes de l’Algérie coloniale est alors bienpetit. Jusqu’à la fin des années 1980, cela n’intéresse pas grand monde. Nous étions une dizaine, guère plus. Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, René Gallissot, Claude Liauzu, Abdelmalek Sayad… On se retrouvait au séminaire de Charles-Robert Ageron, le samedi matin, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Ageron n’avait à l’époque que deux étudiants, Guy Pervillé et moi. Il y avait aussi Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret, en province. C’était un moment pionnier.
L’Algérie ma rattrape une seconde fois
Mon travail prend une nouvelle tournure en 1985, lorsque jepublie mon « Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954 ». Je retourne en Algérie pour la première fois en 1982, vingt ans après en être parti. Je me rends compte que le nationalisme algérien n’est pas simplement la lutte des classes, mais qu’il y a aussi l’islam, la dimension anthropologique, des histoires de familles, d’assimilation culturelle… Les Algériens ont été tellement dépossédés de leur culture, jusqu’à la perte de la langue, que le recours à la violence a été un des moyens de lutte. Quand, avec mon dictionnaire biographique, je suis descenduà hauteur d’homme, les explications idéologiques devenaientinsuffisantes.
A la fin des années 1980, l’Algérie me rattrape une seconde fois. Deux phénomènes progressent parallèlement. En France, la montée du Front national, où on ne parle, déjà, que des immigrés et des Algériens, et, en Algérie, celle du Front islamique du Salut (FIS). A partir de 1991, quand le pays plonge dans la « décennie sanglante », dans l’horreur, que des amis algériens meurent, les souvenirs de mon enfance remontent, la peur de la mort des êtres chers, l’angoisse de l’exil. L’Algérie redevient synonyme de guerre et de solitude, de façon plus intime. C’est aussi lemoment du décès de ma fille. Je passe à l’histoire-mémoire et je publie « la Gangrène et l’Oubli ». Parce que je me suis aperçu que tous les acteurs de l’Algérie coloniale, à commencer par les membres de ma famille, répétaient que personne ne parlait d’eux. Pourquoi ce divorce entre la production académique, qui n’était pas négligeable, et le sentiment de vide, de solitude, la sensation d’abandon des porteurs de mémoires de l’Algérie ?
" Le petit Benjamin Stora et sa sœur Annie à Constantine, en 1953.
Je me suis dit qu’il fallait combler ce fossé et essayer de transmettre une histoire plus complexe qu’une version simplifiée, fantasmée, identitaire et quasi légendaire. A cette époque, il y a toujours très peu d’universitaires spécialisés. Ceux qui vont régulièrement en Algérie, qui connaissent ses acteurs, ou qui y sont nés sont encore plus rares. C’est le début de ma « notoriété ». « La Gangrène et l’Oubli » est publié à La Découverte, un éditeur grand public. Je passe pour la première fois de ma vie à la télé dans « le Divan » d’Henry Chapier. On commence à préparer l’année 1992, le trentième anniversaire des accords d’Evian. L’Algérie de la guerre civile ne quitte plus l’actualité. Je suis menacé de mort. Je pars en 1995 au Vietnam, puis au Maroc avec ma famille.
Les juifs d’Algérie entre l’assimilation et l’effacement
Quand je reviens en France, en 2002, je commence à écrire des récitsplus personnels, « les Trois Exils. Juifs d’Algérie », « les Guerres sans fin. Un historien, la France et l’Algérie », « les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine ». Des récits où je retrouve mes parents :mon père, que j’avais vu des journées entières allongé sur son lit, enfermé dans le silence, à son arrivée en France, ma mère, qui était devenue dépressive. Le fait qu’une mémoire « indigène » particulière, celle des juifs d’Algérie, est en train de se perdre me travaille. C’est une mémoire dont pluspersonne ne tient compte, ni les Français, qui ne la connaissent pas, ni les Algériens, qui ont effacé les juifs de leur histoire, ni les juifs eux-mêmes, qui sont dans une dynamique assimilationniste. Or l’histoire des juifs d’Algérie n’est pas celle des Français d’Algérie. « Les Trois Exils » sort en 2006, dans un moment troublé : révolte des banlieues, déclarations de Nicolas Sarkozy sur le Kärcher, montée de l’antisémitisme, assassinat d’Ilan Halimi.
A ce moment-là, de nombreux historiens émergent, brillants, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault… A l’Inalco, où j’enseigne entre 2002 et 2009, j’ai une quinzaine d’étudiants en thèse : Tramor Quemeneur, Malika Rahal, Marie Chominot, Lydia Aït Saadi, Naïma Yahi, Linda Amiri, Emmanuel Alcaraz… L’appétit de connaissances sur la question coloniale, l’islam, la guerre d’Algérie, est désormais là. Les enfants de l’immigration maghrébine accèdent enfin au savoir et arrivent dans les universités avec l’envie de connaître l’histoire du pays de leurs parents. Il y a de plus en plus de livres d’historiens, tandis que les récits et les témoignages des acteurs, qui meurent peu à peu, se font moins nombreux.
La famille Stora réunie à l’été 1961. Benjamin est juste derrière sa mère.
Parfois je peux être « fatigué » de l’Algérie, quand j’ai l’impression que c’est toujours la même histoire, des choses que j’ai déjà dites. Mais le travail de l’historien est aussi de répéter la même chose. La lutte contre l’oubli en histoire est fondamentale. La nouvelle génération de chercheurs, qui a entre 35 et 55 ans, ne cherche pas à « déconstruire », pour reprendre un terme à la mode, mais à connaître davantage, explorer des pensées, des territoires, des éléments nouveaux, sur la justice, la torture, la presse, l’administration, le fonctionnement de l’appareil d’Etat, le drame des pieds-noirs ou des harkis, l’armée, la police, les représentations et les imaginaires. Personne ne leur interdira cette recherche au nom de je ne sais quelle idéologie. La recherche, forcément, « déconstruit » et remet en question les idées reçues, c’est le fondement même de la science historique.
Il me reste une grande interrogation, qui me renvoie une fois de plus à ma propre histoire, peut-être mon prochain livre : l’assimilation culturelle. Comment la France a-t-elle pu fabriquer une idéologie assimilationniste aussi puissante ? Quand j’arriveenfant de ce côté de la Méditerranée, je me sens à la fois français et étranger, comme une sorte d’immigré dans mon pays. Ma mère disait souvent « les Français » pour désigner ses concitoyens. Mon père s’angoissait de ne pas connaître les codes de la société dans laquelle il se retrouvait, de ne pas savoir à quelle porte frapper, à quelle personne s’adresser. On n’ose pas dire qui on est, d’où on vient, on veut effacer son accent… C’est la solitude de tous ceux qui ont traversé l’histoire de l’Algérie coloniale. Les Algériens, les immigrés, les pieds-noirs, les juifs, les harkis, les appelés. Cela a peut-être été un moteur de mon travail d’historien de ne pas les abandonner. Ce sont des vaincus de l’histoire.
Le monde a célébré comme chaque année la fin de la Seconde guerre mondiale. Le 8 mai 1945, l’Allemagne nazie a officiellement capitulé, signant la victoire du « monde libre » contre la barbarie des troupes hitlériennes, après six ans de guerre, la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.
Le même jour, un autre crime de grande ampleur est commis par une nation de ce même « monde libre » dans l’une des nombreuses colonies alors sous domination occidentale.
En Algérie, 45 000 personnes ont été massacrées par la police et l’armée françaises pour avoir simplement manifesté pacifiquement, réclamant leur droit à l’indépendance et à une vie digne. Ce crime, aucune nation ne le commémore en dehors de celle qui l’a subi.
Le 8 mai 1945 a marqué la fin d’une époque et le début d’une autre. Les vainqueurs pouvaient écrire l’Histoire, ne retenant, chacun, que ce qui fait sa gloire. Près de 80 ans après, les tiraillements entre les principaux vainqueurs du conflit sont toujours là.
Ils sont encore plus marqués en cette année de guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie, héritière de l’URSS, pour officiellement, protéger ses frontières de la menace que constituerait une probable adhésion de son voisin à l’Otan, dont la création est l’une des conséquences du grand schisme généré par la Seconde guerre mondiale.
Pendant que la Russie de Vladimir Poutine prétend combattre, comme dans les années 1940, la doctrine nazie dont elle accable les dirigeants de l’Ukraine, les Occidentaux ressortent le même argument de la défense du « monde libre » contre l’autoritarisme.
Comme au lendemain de la guerre, les deux camps se disputent toujours le mérite de la victoire, chacun y allant de ses chiffres et de ses faits d’armes.
En Algérie, l’eau a coulé sous les ponts les terribles massacres de 1945. Le pays a obtenu son indépendance en 1962 après une guerre qui trouve ses origines en partie dans ce crime ignoble.
Les Algériens avaient participé à l’effort de lutte contre le nazisme et payé un lourd tribut. Le 8 mai, ils se sont cru en droit de célébrer eux aussi la victoire qu’ils ont contribué à obtenir et réclamer leur droit eux aussi à obtenir.
Mais le colonialisme était ce qu’il était. Aux manifestations pacifiques, les autorités françaises ont répondu par la répression aveugle. À Guelma, Sétif et Kherrata, la police et l’armée françaises ont tiré dans la foule, faisant des milliers de victimes. 45 000 Algériens sont morts sous les balles.
Négationnisme
L’Algérie n’oublie pas et n’oubliera pas. « Les atrocités perpétrées à Sétif, Guelma, Kherrata et dans d’autres villes le 8 mai 1945 sont témoins de massacres hideux qui ne sauraient être oubliés… Ils resteront gravés, par leurs tragédies affreuses, dans la Mémoire nationale », a indiqué le président de la République Abdelmadjid Tebboune dans un message adressé samedi 7 mai aux Algériens à l’occasion de la commémoration des évènements.
De cette date, l’Algérie indépendante en a fait la « journée nationale de la Mémoire ». La mémoire, c’est précisément le dossier qui reste en suspens et empêche les relations avec l’ancien colonisateur d’être apaisées.
C’est que, aujourd’hui encore, le courant nostalgique et négationniste est toujours présent et influent en France. Ces deux dernières années, les présidents respectifs des deux pays ont affiché une volonté d’aller de l’avant dans le règlement du contentieux mémoriel, mais à chaque fois les lobbies des nostalgiques de « l’Algérie française » ont tenté de contrarier les efforts.
Outre l’ampleur des massacres du 8 mai 45 et de tous les autres crimes commis en Algérie après l’invasion française en 1830, ce négationnisme (criminalisé en Occident quand il se rapporte aux crimes nazis) renforce l’attachement des Algériens à leur histoire et à l’exigence de la vérité, comme le souligne ce passage du message du président Tebboune.
« Notre glorieuse histoire, source de notre fierté et inspirant les générations au fil du temps, s’illumine et s’enracine davantage dans notre esprit à chaque fois que la rancœur de ceux qui ne se sont toujours pas débarrassés de leur extrémisme et attachement chronique à la doctrine coloniale désuète et misérable, s’accentue », a-t-il dit dans son message.
ALGER - Le Conseiller du président de la République, chargé des archives et de la Mémoire nationale et Directeur général des Archives nationales, Abdelmadjid Chikhi, a mis l'accent dimanche sur l'impératif pour les experts en archives de permettre "l'accès du grand public à la matière historique".
"Vous avez à votre disposition une matière historique et des preuves...Vous êtes, de ce fait, appelés à réfléchir à la manière dont vous pouvez transmettre cet héritage historique au grand public, pas seulement aux intellectuels et aux historiens", a indiqué M. Chikhi à l'adresse des experts en archives lors d'une Conférence à l'occasion de la Journée nationale de la Mémoire commémorant le 77e anniversaire des massacres du 8 mai 1945, soulignant que l'objectif "est de se réconcilier avec soi-même et de prendre conscience des efforts consentis en vue de la libération et l'édification de l'Algérie".
Après avoir estimé que "l'évocation de la Mémoire nationale à cette occasion permet de se frayer un chemin pour transmettre cet important legs riche de sentiments de tristesse et de joie aux jeunes générations", a-t-il ajouté rappelant les ouvrages disponibles dans la salle de lecture de la Bibliothèque des Archives nationales qui renferme 20 recueils de rapports établis par des généraux français de 1830 à 1954.
Le Conseiller du président de la République a appelé, dans ce sens, à "l'impératif de faire preuve de vigilance et de prudence dans le traitement de chaque document dans le souci de parvenir à une part de vérité historique", soulignant la "nécessité" de présenter les différents aspects de la mémoire "par étapes et de manière progressive, et à l'appréciation des personnes concernées".
L'occasion était pour M. Chikhi de rappeler le grand intérêt accordé par le président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, au dossier de l'Histoire et de la Mémoire, ce qui dénote la responsabilité de l'Etat vis-à-vis de son legs historique, en tant que l'une des composantes de l'identité nationale.
Cet intérêt, a-t-il ajouté, se veut "un message adressé par le Président Tebboune à tout un chacun, pour dire que nonobstant nos idées et nos projets futurs, l'intérêt de l'Algérie est au dessus de toute autre considération et tous les pans de l'Histoire de l'Algérie forment une épopée qu'il convient d'exalter et de préserver".
Par ailleurs, un film documentaire réalisé par des Bulgares durant la Guerre de libération, sur la souffrance des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc, a été diffusé à cette occasion.
Les Archives nationales ont également organisé une exposition sur l'Algérie depuis la Préhistoire à nos jours, comme contribution à la documentation des éléments de la Mémoire nationale et son enseignement aux jeunes générations.
«Le temps est venu de raconter nos histoires et dépoussiérer le roman national»: après Le bureau des légendes et Baron noir, le réalisateur Antoine Chevrollier poursuit son exploration des blessures françaises avec Oussekine, sa mini-série événement.
Composée de quatre épisodes d’une heure chacun, la série va être diffusée dans le monde à partir du 11 mai sur Disney+. Quatre épisodes à la scénographie soignée pour documenter le destin de cet étudiant Français d’origine algérienne de 22 ans, battu à mort par des policiers il y a plus de 35 ans.
Pour cette première adaptation audiovisuelle — avant celle de Rachid Bouchareb (Indigènes) qui sera présentée à Cannes à la fin du mois —, Antoine Chevrollier, né en 1982, assume un parti pris: celui de sortir le nom de ce jeune, aujourd’hui indissociable du combat contre les violences policières, de la case des faits divers.
«Malik Oussekine n’est pas un fait divers. C’est un fait de société majeur qui doit être considéré comme tel», dit-il dans un entretien à l’AFP. Une histoire qu’il rencontre à l’adolescence avec une chanson de rap du groupe Assassin: L’État assassine, un exemple Malik Oussekine.
Autodidacte
Mais ce n’est que quelques années plus tard que le nom d’Oussekine va résonner plus fort en lui, pour ne plus jamais «(l)e» quitter».
«À cette époque, je venais d’arriver à Paris et trainais beaucoup avec des jeunes de quartier qui me parlaient sans cesse d’Oussekine. En tant que provincial prolo, j’ai eu le sentiment qu’on se retrouvait dans l’endroit de l’“invisibilisation”, de l’exclusion et de la non représentation. C’est là que je me suis dit “OK faisons un film”», se remémore-t-il.
Entre temps, cet autodidacte originaire d’un petit village d’Anjou acquiert une certaine notoriété en réalisant plusieurs épisodes des séries à succès Le bureau des légendes et Baron noir. Deux séries qui questionnent, à leur façon, la démocratie française.
C’est là qu’il comprend que le format sériel est plus adapté à son projet sur Malik Oussekine. «En grattant, je me suis rendu compte qu’on pouvait raconter pleins de choses comme la guerre d’Algérie (1954-1962), la situation politique de la France qui vivait une cohabitation, le contexte social... et que seule une série me permettrait de déployer toutes ces histoires», soutient-il.
La façon d’y parvenir? Découper le récit en trois strates distinctes, puis les faire cohabiter.
«Apaiser les tensions»
D’abord le temps présent, qui suit le combat de la famille de Malik jusqu’au procès des deux policiers, puis une autre se concentrant sur les dernières heures du jeune homme. Enfin, la dernière strate inscrit l’histoire individuelle de la famille Oussekine dans celle de la France, comme cette reconstitution poignante du massacre d’Octobre 1961 où des manifestants algériens sont jetés dans la Seine par des policiers.
Pour cela, Antoine Chevrollier s’est entouré de quatre scénaristes: l’autrice Faïza Guène, connue pour ses livres qui explorent l’identité des Français issus de l’immigration maghrébine, le réalisateur franco-burkinabé Cédric Ido, le scénariste Julien Lilti et la jeune réalisatrice Lina Soualem.
Mais surtout, il a pu bénéficier du soutien et des conseils des deux frères et d’une des sœurs de Malik Oussekine. «Pour moi, il était inconcevable de ne pas les associer au projet», rapporte-t-il.
Une série politique? «Ce qui m’intéresse ce sont les injustices. Que ce soit à l’endroit des enfants d’immigrés ou des prolétaires de province... D’ailleurs, je pense que c’est la même. Quoi qu’il en soit, ça y est, le temps est venu pour nous de raconter nos histoires et dépoussiérer le roman national» explique-t-il.
Et de conclure: «J’espère que la série permettra d’apaiser les tensions qui agitent le pays. Il est temps qu’on commence en France à soigner ces métastases de l’histoire.»
Si le 8 mai 1945 marque la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, cette date porte une toute autre signification en Algérie, notamment dans les villes de Sétif, Guelma et Kherrata où plusieurs milliers d'Algériens ont perdu la vie, victimes de la répression française. Pour évoquer cet épisode sombre qui a marqué la mémoire algérienne et amorcé les prémices de la guerre d’indépendance, Marc Perelman reçoit l'historien Benjamin Stora. Pour lui, des oppositions mémorielles perdurent.
Toujours un plaisir de relayer sur notre site la « Lettre culturelle franco-maghrébine » qui se propose de mettre régulièrement en lumière les productions littéraires, cinématographiques et théâtrales franco-maghrébines. Voici donc le 65e numéro de la Lettre.
« PAR LE FIL JE T’AI COUSUE » par Fawzia Zouari, éditions Plon, 2022
L’auteure, franco-tunisienne, est déjà connue pour quelques autres livres et pour ses activités en France, que ce soit à l’institut du Monde arabe ou au journal Jeune Afrique. Ce qu’elle nous donne à lire ici est un livre de souvenirs qui remontent à sa petite enfance et à sa première adolescence même si, comme il arrive souvent, un peu de fiction vient encadrer l’autobiographie. Le cadre géographico-historique permet de situer ces évocations de manière précise : toute l’action se passe dans le village où l’auteure est née, près du Kef à l’ouest de la Tunisie, c’est-à-dire fort loin de Tunis, et elle se présente à nous comme une petite villageoise coupée des réalités ; c’est d’ailleurs le thème dominant de tout le livre, elle s’effraie de constater qu’elle n’a rien su de ce qu’est le monde sans doute jusqu’à ce qu’elle quitte la Tunisie pour venir à Paris. Toute la première partie de sa vie a été enfermée dans une sorte d’enclave d’un archaïsme total, marquée par le refus de savoir et de connaître et surtout par la peur qui en est l’origine—peur qui sans doute caractérise principalement sa mère mais que celle-ci impose à ses enfants avec une intransigeance et une dureté inouïe …/..
« SOLEIL AMER » par Lilia Hassaine, éditions Gallimard, 2021
L’auteure, qui a déjà écrit un autre livre avant celui-là, est principalement une journaliste qui avant même d’avoir trente ans a déjà commencé une belle carrière dans les médias. Le succès lui sourit, elle a également été mannequin pour le couturier Jean-Paul Gaultier, ce qui laisse à penser qu’elle s’est peut-être inspirée d’elle-même pour le personnage de Nour, belle jeune fille indépendante voire révoltée qui quitte sa famille pour vivre librement sa vie dès qu’elle atteint sa majorité. Mais en dehors de cela, le livre ne semble pas d’inspiration autobiographique, à la différence d’un grand nombre de récits qu’on peut lire aujourd’hui et qui racontent souvent à la première personne l’enfance et l’adolescence de leur auteur(e) dans une famille franco-maghrébine immigrée en France après la deuxième guerre mondiale. L’histoire évoquée par Lilia Hassaine s’étend sur plusieurs décennies et se passe entièrement dans la banlieue parisienne, si ce n’est un prologue et un épilogue fort courts précisément situés dans les Aurès en Algérie sur le site romain de Djemila, et qui enferment tout le livre entre deux dates, 1959 et 1997. En fait l’histoire s’achève vers la fin des années 80 quand l’un des principaux personnages meurt du sida et lorsque tous ceux et celles qu’on a connu(e)s enfants sont devenu(e)s adultes…/…
« LA NUIT DE L’AMAZONE », roman enquête par Bernard Zimmermann, L’Harmattan, 2022
Roman parce que cette histoire vraie, construite autour d’une femme qui a réellement existé, comporte aussi des parts d’imaginaire et de reconstitution après que le personnage réel a disparu (en 1984), laissant une place vide, dont c’est le rôle de l’enquête que d’essayer de la remplir. A l’égard de cette femme, l’auteur n’éprouve pas seulement de la curiosité mais aussi d’autres sentiments forts et de plus en plus forts à mesure que l’enquête avance. La personne disparue étant sa grand-mère Magdalena, on s’attend peut-être à ce que la tendresse l’emporte sur les autres sentiments, mais de Magdalena, son petit-fils n’a jamais attendu ni gâterie ni douceurs (de manière significative celles-ci consistaient en pain rustique frotté d’ail !)et s’il fallait dire ce qu’elle lui inspire, on parlerait sans doute d’une sorte de considération admirative, dont lui l’auteur et nous lecteurs prenons conscience progressivement. On se rend compte que cette vieille paysanne née dans un village espagnol parmi les plus archaïques qui soit lui en impose et impose le respect au moderne enseignant et chercheur qu’il est devenu …/…
« MOURIR À SAKIET, ENQUÊTE SUR UN APPELÉ DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE » par Véronique Gazeau-Goddet et Tramor Quemeneur, PUF, 2022
Ce livre est une bonne illustration du type de travail que font certains historiens actuels soucieux de diversifier le matériau sur lequel ils s’appuient, qu’il leur faut d’abord trouver et élaborer avant d’établir un certain nombre de faits et d’en tirer d’éventuelles conclusions. Le travail qui nous est donné à lire par ses deux auteurs est en effet une enquête, dans un milieu très difficile puisqu’il s’agit d’opérations militaires qu’on préférait peut-être, sans doute, garder partiellement secrètes pendant la guerre d’Algérie. Le fait principal dont il est question ici date du 11 janvier 1958 : ce jour-là mourut dans une embuscade un aspirant de l’armée française, Bernard Goddet, dont on aura remarqué que le nom est aussi celui d’une autrice du livre, qui en effet lui est apparentée. Mais ils furent au moins quatorze soldats français à mourir ce jour-là, parfois affreusement mutilés, tandis que quatre autres étaient faits prisonniers et gardés en otages. Bernard Goddet fait partie de ceux qu’on désigne comme les appelés de la Guerre d’Algérie, jeunes gens du contingent à une époque où le service militaire était encore obligatoire, ayant reçu dès leur incorporation à l’armée, à partir de 1954, une formation spéciale pour faire ce qu’on attendait d’eux. Il s’agissait d’aller se battre en Algérie contre ceux qu’on appelait les fellaghas ou combattants pour la cause de l’indépendance, et contre l’ALN ou armée de Libération nationale qui était la branche militaire du FLN …/…
« VIVRE À TA LUMIÈRE » par Abdallah Taïa, roman, éditions du Seuil, 2022
On ne peut avoir aucun doute sur la personne à laquelle l’auteur s’adresse dans son titre puisqu’il dédie le livre à sa mère « M’Barka Allali (1930-2010) » qui s’exprime dit-il par la voix de son héroïne Malika. De plus, en raison d’une idée reçue concernant le rapport des homosexuels à leur mère, on s’imagine que ce supposé roman sera en fait un hommage du fils à sa mère, objet d’un immense amour et unique personnage de femme qui puisse trouver place dans sa vie, aux dépens de toute autre qui tenterait d’y tenir la place d’épouse. Or ce n’est pas cela que décrit « Vivre à ta lumière », qui est un livre original et n’importe quelle est en lui la part d’autobiographie concernant les faits eux-mêmes, l’important étant les opinions qui s’y expriment de manière complexe, comportant à la fois les valeurs que font apparaître les comportements de Malika et leur critique par d’autres personnages, porte-paroles semble-t-il de l’auteur Abdallah Taïa. De toute évidence le personnage principal du livre est Malika, vue à trois moments bien distincts de sa vie, qui se situent, dira-t-on pour simplifier, lorsqu’elle a 20, 40 et 60 ans, à quelques années près puisqu’en fait la chronologie que suit le livre s’inspire non d’une vie particulière mais des événements politiques qu’a traversés le Maroc, entre la fin du Protectorat français, la date choisie étant ici celle de 1954, et la mort du Roi Hassan II, 45 ans plus tard, en 1999. La première Malika est une jeune fille bientôt une jeune femme et bientôt veuve à l’âge de 20ans, lorsque meurt Allal le mari dont elle a été passionnément amoureuse. C‘est elle qui l’a voulu et choisi et à ce propos on remarque que dans le roman d’Abdallah Taïa il n’y a pas de mariage forcé, imposé par les mœurs patriarcales et la violence physique au besoin, comme le décrivent de nombreux romans situés en milieu traditionnel maghrébin. Lorsque Malika se remarie faute de pouvoir survivre autrement, ce n’est certes pas un mariage d’amour mais la décision vient d’elle et elle ne s’en plaint jamais, non plus que des nombreux enfants dont elle devient mère, plutôt des filles que des garçons, et c’est d’ailleurs à l’une des six filles, Khadija, qu’elle s’attache particulièrement. En tout cas, lors de ce deuxième épisode, l’accent n’est mis d’aucune façon sur le rapport mère fils, dont on peut même dire qu’il est escamoté. C’est seulement dans le troisième épisode qu’il en sera question, mais plutôt sur un mode négatif si l’on peut dire puisque ici Malika s’entend durement reprocher de n’avoir pas veillé sur son plus jeune fils comme elle l’aurait dû. Jaâfar, le jeune homme (ex-détenu) qui lui parle au nom de son fils, d’une manière d’abord menaçante, lui reproche de n’avoir rien fait pour protéger ce garçon des agressions sexuelles qu’il a subies pendant son enfance et son adolescence et peut-être faut-il comprendre qu’elle est pour cette raison responsable de son homosexualité …/…
« DE NOS FRÈRES BLESSÉS », film de Hélier Cisterne, France-Belgique-Algérie 2020
La Guerre d’Algérie était encore loin de battre son plein et d’atteindre le degré de férocité qui sera le sien à partir des années 1958 à 1962. La condamnation de Fernand Iveton est particulièrement choquante parce que personne ne semble s’être soucié de prendre sa cause en main avec toute l’énergie nécessaire ; sa femme Hélène horrifiée et stupéfiée par la tournure tragique prise par les événements n’avait aucun moyen d’agir ; d’origine polonaise elle ignorait à peu près tout de l’Algérie et de la politique qui y était menée par la France jusqu’au moment où elle y avait mis les pieds pour suivre son mari et elle ne pouvait guère songer à prendre appui sur le parti communiste (Les Iveton père et fils appartenaient avec une conviction sans faille au parti communiste algérien) du fait qu’elle avait au contraire quitté la Pologne pour fuir le pouvoir qu’y exerçait celui-ci. En matière de politique, les idées d’Hélène se bornent à un violent rejet du communisme et de toute évidence c’est par pur amour qu’elle a suivi Fernand Iveton en Algérie mais certainement pas pour y mener un travail de militante ; au contraire, elle déplore plutôt celui auquel se consacre son mari car elle en mesure au moins partiellement le danger. Cependant aucun des deux époux ne semble l’avoir évalué à sa juste mesure en sorte que la condamnation de Fernand fait l’effet d’un coup de tonnerre qui les plonge brutalement en pleine catastrophe. Lorsque celle-ci arrive, le film, habilement construit, fait mesurer la part d’inconscience qu’il y a probablement eu chez le jeune militant qui d’ailleurs, en la personne de Vincent Lacoste, paraît plus jeune qu’il ne l’était réellement, sorte d’adolescent intrépide et fougueux alors qu’il a déjà une trentaine d’années. Ce qui le meut plus que toute espèce d’idée à proprement parler politique, c’est l’indignation que provoque en lui la manière indigne voire scandaleuse et totalement injuste dont les Algériens dits musulmans sont traités en Algérie par le gouvernement colonial français, largement soutenu par la population d’origine européenne. Fernand Iveton est ouvrier tourneur dans une usine d’Alger, il appartient à un monde ouvrier dans lequel les idées communistes (ce qui n’a rien à voir avec l’exercice du pouvoir soviétique voire stalinien) ont encore toute la force qu’elles ont eu pendant et après la deuxième guerre mondiale, une dizaine d’années auparavant, quand Fernand Iveton était un jeune homme d’une vingtaine d’années. Pour employer des mots en …isme, inévitables lorsqu’il s’agit d’idéologie, on peut déceler chez lui un idéalisme et un humanisme totalement incompatibles avec le cynisme de la politique coloniale : il est la victime toute désignée de cette dernière d’autant plus qu’il est une personne modeste, et semble susceptible d’être pris comme bouc émissaire sans soulever de protestation. En ce sens son cas illustre des observations politiques qu’on a pu faire en d’autres temps et en d’autres lieux, en sorte qu’il acquiert une sorte de généralité, alors même qu’il est tout à fait daté et situé dans l’histoire …/…
Rappelons que l’association Coup de Soleil a été créée en 1985 à Paris pour résister au racisme et à la xénophobie qui se développaient envers les « maghrébins de France ». L’association favorise les relations entre tous les gens d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, les pieds-noirs, rapatriés immigrés ou générations nées en France, enfin tous ceux qui partagent un attachement à cette terre de l’autre côté de la Méditerranée. Pour combattre l’ignorance et l’incompréhension, Coup de Soleil donne la priorité à l’information et à la culture. Sur la base des mêmes valeurs, l’association Coup de Soleil en Rhône-Alpes se crée en 1997.
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