Jeune journaliste, Jacques Duquesne a commencé sa carrière en couvrant la guerre d’Algérie pour le quotidien La Croix. Épreuve difficile, car sa perception des événements ne correspondait pas à la sensibilité de la majorité de ses lecteurs. Épreuve formatrice, car cela l’a conduit à affronter les questions morales et politiques essentielles posées par le métier de journaliste en temps de guerre. Mais cette épreuve a été comme reléguée par lui tout au long de sa vie active. Comme beaucoup des acteurs et témoins de ce conflit, il a cherché à en libérer sa mémoire pour ne pas en rester envahi et continuer à travailler et à vivre. À l’indépendance de l’Algérie, il s’était contenté de remiser soigneusement dans des cartons tous ses papiers de cette période : des centaines de lettres de lecteurs indignés par ses articles dénonçant la torture, des notes sur les multiples témoignages d’appelés sur les exactions de l’armée française, des photos et des documents inestimables, comme le courrier expédié par Josette Audin à La Croix sur la disparition de son mari. Tout cela a dormi cinquante ans au fond d’un grenier et Jacques Duquesne s’y est replongé pour composer ce livre.
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En novembre et décembre 1957, Duquesne a effectué son premier grand reportage en Algérie, sillonnant Alger et les régions rurales, recueillant les témoignages d’Algériens victimes de la répression policière et de la torture. Il en a tiré, en janvier 1958, une série de sept articles dans La Croix, intitulée « Souffrances et espoirs de l’Algérie », où il dénonce ouvertement la torture et les exactions des militaires. Ces numéros sont saisis en Algérie et la rédaction croule sous les lettres de lecteurs qui crient au scandale. On l’accuse de salir l’armée, de trahir la France, de céder à la propagande des communistes… Seule une petite minorité de lecteurs l’approuve, dont certains l’invitent à donner des conférences, parfois troublées par des contradicteurs agressifs. Le livre n’hésite pas à reproduire intégralement quelques lettres, parfois d’une grande violence : « Par respect pour les vrais Français, fermez votre sale gueule, Monsieur ! », lui écrit un capitaine de réserve ; une lectrice le traite de « mauvais Français et mauvais catholique », se réjouit que La Croix ait été interdit en Algérie et regrette qu’il ne l’ait pas été en France ; un prêtre, oui, un prêtre, lui lance : « Si les paras vous coupent les c… et vous brûlent les pieds, ils feront un heureux en la personne de votre abonné ».
3Mais Duquesne persiste et rapporte de nouveaux témoignages que, cinquante ans plus tard, il publie aussi dans ce livre. Par exemple, la lettre au président de la République d’un appelé qui, après avoir vu durant quatorze mois comment se déroulait cette guerre, décide lors d’une permission de refuser de repartir en Algérie. Ou celle d’un capitaine d’active basé à Arris, dans les Aurès, que son épouse a transmise à l’Élysée, dénonçant les responsabilités du haut commandement dans la conduite de cette guerre, qui a valu à son auteur trente jours d’arrêts de rigueur suivi de son renvoi sans solde.
4L’un des témoignages les plus importants que publie ce livre est celui de Huguette Akkache, constitué de 42 pages dactylographiées envoyées en février 1959 à La Croix et qui racontent en termes simples et précis le mois et demi de détention qu’elle a subi dans l’été 1957, durant la bataille d’Alger, à l’école Serrouy, près de la Casbah, transformée par les parachutistes en « centre d’interrogatoire », puis à Ben Aknoun, dans la banlieue de la capitale, dans un ancien camp ayant servi aux troupes américaines. Ce témoignage exceptionnel, qui est un document de la même force que La Question d’Henri Alleg, a été écrit après son retour en France, en 1958, et envoyé à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales qui servait à berner l’opinion, ainsi qu’à différentes personnalités (le général De Gaulle, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Maurice Clavel) et à des journaux (Témoignage Chrétien, Hubert Beuve-Méry au Monde, le R. P. Wenger à La Croix). Si La Croix ne l’a pas publié, Témoignage Chrétien en a reproduit des extraits dans un supplément intitulé « Témoignages et documents », et Le Monde a fait de même en décembre 1959, sous le titre « Le Centre de tri ». Mais il ne sera publié, dans une version quasi intégrale, relue et légèrement remise en forme par l’auteur, qu’en 2004, sous le titre d’Un été en enfer. Barbarie à la française. Alger 1957, par les éditions Exils à Paris, signé du pseudonyme de H. G. Esméralda. Mais, dans cette édition, les noms des tortionnaires n’apparaissent qu’en abréviations et c’est l’un des grands mérites du livre de Jacques Duquesne que de les publier intégralement pour la première fois ainsi que de rétablir certains passages (essentiellement relatifs aux violences sexuelles) absents de l’édition anonyme de 2004.
5L’un des noms les plus souvent cités est celui d’un jeune lieutenant décrit comme dirigeant les interrogatoires, ordonnant aux bourreaux de poursuivre ou de stopper les tortures, et actionnant parfois lui-même la magnéto tout en lançant de violentes diatribes anticommunistes, le lieutenant Schmidt (sic). Or, on sait que le lieutenant Maurice Schmitt commandait en 1957, lors de la bataille d'Alger, une compagnie de parachutistes au 3e RPC du colonel Bigeard, qu’il deviendra par la suite général, et même, de 1987 à 1991, chef d’état-major des armées françaises. Lors du débat qui avait suivi la diffusion sur France 3, le 6 mars 2002, du documentaire de Patrick Rotman, L’Ennemi intime, il n’a pas supporté les témoignages sur la torture de deux acteurs de la guerre d’Algérie (Louisette Ighilariz et Henri Pouillot), qu’il a accusés de mensonge, ce qui lui a valu une condamnation à leur verser des dommages et intérêts. Ce long récit de Huguette Akkache, publié pour la première fois par Jacques Duquesne avec les noms propres entiers des tortionnaires tels qu’elle-même ou d’autres suppliciés les ont entendus prononcer (d’où quelques erreurs orthographiques probables), contient à leur sujet des informations précieuses et inédites. En dehors de celui de ce lieutenant, cité à treize reprises, elle nomme l’inspecteur Lévy de la DST, et d’autres parachutistes du 3e RPC : le lieutenant Fleutiot, le capitaine Chabane, le soldat Chevallier, le lieutenant Sirvant (sic) et le capitaine Petot. Lorsqu’après avoir envoyé ce texte à la soi-disant Commission de sauvegarde des droits et libertés fondamentales, elle avait été reçue par elle et avait exprimé son exigence de voir les tortionnaires condamnés. On sait qu’il n’en a rien été et que, récemment, lorsque les cendres de Marcel Bigeard ont été dispersées au Mémorial des morts d’Indochine à Fréjus le 20 novembre 2012, en présence de l’ancien président de la République Valery Giscard d’Estaing, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian s’est abstenu de la moindre allusion critique au rôle de ce commandant du 3e RPC lors de la bataille d’Alger. Pourtant, ce récit montre que, quand au début de septembre 1957, les bérets rouges du régiment de parachutistes coloniaux du colonel Bigeard partirent en opération dans le Sud, et le camp de Ben Aknoun passa aux mains des bérets verts d’un détachement parachutiste de la Légion étrangère commandé par un sergent français d’origine allemande, ancien légionnaire, entouré d’Italiens, d’Allemands, de Hollandais, seul le sergent étant français. Une amélioration très nette est alors intervenue dans le respect d’un certain nombre de règles humanitaires élémentaires pour les personnes détenues. Ce qui fait dire à Huguette Akkache que la langue française lui devint alors insupportable : « Les Allemands acquirent la sympathie du camp entier… J’en ressentis une gêne profonde, n’ayant pas oublié leur passé… J’eus mal encore pour la France, que j’avais autrefois aimée, et que je ne pouvais plus défendre à cause d’elle-même. »
6Ne serait-ce que pour ce témoignage exceptionnel, ce livre mérite d’être lu. Pourquoi n’a-t-il pas été davantage publié à l’époque ? L’auteur avait épousé en janvier 1954 un membre du bureau politique du PCA, interdit en septembre 1955 (Ahmed Akkache, lui-même arrêté en février 1957 et dont elle divorcera avant son évasion au début de 1962), et elle était la sœur de militants communistes algériens, juifs, fortement engagés au sein du FLN, les frères Timsit. En 1959, Huguette Akkache-Timsit a certainement communiqué également son récit au PCF et à l’Humanité. Or, la seule référence à son sort dans ce journal est, semble-t-il, le 16 août 1957, à la suite d’un article censuré consacré au sort d’Henri Alleg, alors interné au camp de Lodi, la mention brève de son arrestation : « Nous apprenons d’Alger que, le 6 août, Henriette Timsit (sic) a été enlevée par des parachutistes. Depuis, on est sans nouvelles d’elle » (voir L’Humanité censuré, 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie, coordonné par Rosa Moussaoui et Alain Ruscio, p. 126). Mais de ce récit qu’elle a diffusé en février 1959, après sa venue en France, et qui était si important pour faire connaître les pratiques de l’armée française en Algérie, seuls Témoignage chrétien et Le Monde en ont, semble-t-il, publié des extraits. On touche là à l’histoire complexe du positionnement du parti communiste français durant la guerre d’Algérie, dont beaucoup de zones d’ombre restent à éclaircir.
https://journals.openedition.org/chrhc/3303
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Gilles Manceron
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La femme algérienne, le soldat inconnu, un nouvel ouvrage sur le rôle majeur de la femme dans la résistance et la lutte contre le colonisateur français.
Un nouvel ouvrage La femme algérienne, le soldat inconnu, publication récente du Centre national de documentation, de presse, d’images et d’information (CNDPI), met en lumière le rôle majeur de la femme algérienne à travers l’histoire, notamment dans la résistance et la lutte contre le colonisateur français.
A travers des images d’archives et des textes, le livre retrace la lutte de la femme algérienne à travers l’histoire, notamment contre le colonisateur français, mettant en exergue son rôle primordial dans la préservation des traditions et coutumes ainsi que de l’identité nationale musulmane.
L’ouvrage évoque principalement le rôle pionnier des femmes algériennes dans la résistance face au colonialisme français durant la guerre de Libération, devenues symbole de la femme libre et fière. Ces moudjahidate, fidaiyate, moussabilat et militantes qui ont fait entendre leur voix au monde entier s’érigeant en modèle pour toutes les femmes du monde.
Le livre s’intéresse également à la participation de la femme combattante aux côtés de l’homme à la lutte contre le colonisateur, son apport et sa contribution à la guerre de Libération nationale, notamment à travers la collecte de fonds et d’informations, l’assistance des malades et des blessés de guerre, la participation à la lutte armée et sa résistance dans les geôles et prisons coloniales face à toutes formes de torture et aux sévices endurés.
Djamila Boupacha, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouhired, Zohra Drif, Djamila Bouaza, Meriem Bouatoura pour ne citer que celles-ci parmi les héroïnes de notre patrie connues pour leur parcours militant exceptionnel en Algérie comme à l’étranger et leur exploit inégalé qui restera gravé en lettre d’or dans la mémoire collective de la nation.
Le livre, qui renferme des biographies express de ces héroïnes, accompagnées de leurs photos et témoignages, revient sur les sacrifices de combattantes étrangères d’origine européenne qui ont voué leur vie à la cause algérienne, à l’image de Jacqueline Guerroudj et Annie Steiner.
Il s’agit, en fait, d’un document historique vivant sur lequel l’on peut se référer dans l’écriture de l’histoire de l’Algérie, d’autant plus que la majorité des femmes combattantes n’avaient pas eu l’occasion de livrer leurs témoignages. Ce livre se veut un hommage à ces femmes et une reconnaissance à leur juste valeur.
L’ouvrage met en lumière ces Algériennes qui ont consacré leur vie à préserver l’identité nationale et à perpétuer les valeurs et les traditions des Algériens, ces Algériennes qui ont su maintenir vivace le sentiment d’appartenance à la patrie et le transmettre aux autres générations.
La femme algérienne, le soldat inconnu, cette publication de 159 pages, a été réalisée à partir d’une collection de documents et de photos en noir et blanc, extraits des archives du Centre national de documentation, de presse, d’images et d’information, à l’occasion du soixantième anniversaire du recouvrement de la souveraineté nationale.
Entre 1958 et 1962, le GPRA et l’UGTA créent des « maisons d’enfants » en Tunisie et au Maroc pour accueillir des enfants algériens réfugiés, souvent orphelins ou séparés de leur famille en raison de la guerre. Dans le mouvement nationaliste algérien, l’initiative vise à la fois à améliorer les conditions de vie des enfants et à former une nouvelle génération, éduquée et responsable, pour la future nation algérienne.
En 1961, quand est publiée une petite brochure sous le titre de Printemps aux frontières, la guerre continue en Algérie, mais des espoirs naissent aux frontières. Ravivant l’expression de « printemps des peuples » et la symbolique de la renaissance, le texte fait la part belle à une réalisation humanitaire et pédagogique en Tunisie et au Maroc : des « maisons d’enfants » — il en existait également en Libye, mais on en sait encore peu de choses faute de documents —, dans lesquelles sont placés des enfants algériens réfugiés, le plus souvent orphelins, dans tous les cas séparés de leur famille. À la veille de l’indépendance, on en compte une dizaine, dans lesquelles plus d’un millier d’enfants a grandi et été éduqué en quelques années.
Si elles ont pour but d’éloigner certains enfants de la misère des conditions matérielles des regroupements de réfugiés, ces maisons sont également dédiées à leur éducation et plus profondément à la construction de petits citoyens pour préparer l’Algérie libre et indépendante, participant de la sortie de guerre. Si l’histoire des réfugiés commence à être mieux documentée1, celle des maisons d’enfants reste largement méconnue. Entreprise de secours et d’éducation, cette expérience fait partie intégrante du projet nationaliste algérien, mené depuis l’hinterland des pays frontaliers. Elle débute en septembre 1958, quand s’ouvre la première d’entre elles, en Tunisie, sous l’égide du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fraîchement constitué et surtout de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), jeune organisation syndicale lancée par le FLN en 1956, et s’achève en 1962 avec le rapatriement des réfugiés, non sans trouver certains prolongements dans l’Algérie indépendante.
Il est temps de restituer le paysage de ces maisons d’enfants, de les inscrire dans une généalogie, et d’en scruter les ressorts pédagogiques et politiques. S’y intéresser engage également à redonner place à ceux et celles qui les ont peuplés pendant quelques années : à la fois les enfants et adolescents eux-mêmes et les adultes qui les ont accompagnés dans cette expérience juvénile. Ces professionnel·les et humanitaires semblent en effet souvent réduit·es au silence par un afflux mémoriel héroïque, écrasé·es par certaines figures ou par la présence d’Européens, donnant l’impression que la majorité des acteurs algériens sont en fait absents de leur propre histoire.
DES ENFANTS DANS UNE « TROUPE DE FANTÔMES »
La guerre en Algérie engendre d’importants déplacements de population qui s’accélèrent à partir de 1956, quand se déploie la politique française répressive de « pacification » et que le Maroc et la Tunisie acquièrent leur indépendance. En décembre 1958, d’après un rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, le nombre des réfugiés dans les deux pays se serait établi à 180 000 ; à la fin de la guerre, on estimera que la population de réfugiés algériens s’élève globalement à 300 000. Ces chiffres et le retentissement du bombardement de Sakhiet Sidi Youssef contribueront à faire sortir le HCR de la gestion de populations jusque-là exclusivement européennes et à réajuster le statut international des réfugiés. Le phénomène est en effet si massif qu’il soulève un élan de soutien humanitaire international et que l’agence onusienne ouvre la voie aux organisations humanitaires, notamment au Croissant rouge algérien, fondé en 1957.
Les tableaux de la situation recensent une population composée de vieillards, de femmes et surtout d’enfants, le plus souvent jeunes. Dans la masse des réfugiés aux frontières, le sort des enfants constitue un problème en soi. Ils vivent et grandissent au cœur de cette « troupe de fantômes » ainsi que les désigne une brochure de 1961 du Croissant rouge algérien, en haillons, logeant dans des gourbis ou abris de fortune, parfois dans la terre même, ou s’entassant dans des camps. La photographie joue un grand rôle pour interpeller l’opinion publique internationale, particulièrement sous l’objectif de Mohamed Kouaci, alternant gros plans et portraits de groupes d’enfants pour mettre en relief leur sort et leur nombre. Le Croissant rouge prend en charge les soins et plus largement le travail auprès des réfugiés tandis que les organisations humanitaires internationales sont cantonnées au-delà des frontières.
Enfants des frontières, Tunisie (non daté)
Archives SCI (61 101.2)
Peu ou prou, des soins s’organisent, de même que des pratiques scolaires se mettent en place dans les camps, sous la forme de cours de fortune, tandis que certains enfants sont envoyés dans des écoles au Maroc et en Tunisie. C’est dans le but d’éloigner certains enfants des zones de réfugiés et de mettre en place éducation et réadaptation dans un milieu jugé plus sain pour assurer leur développement normal qu’est conçu le projet de maisons d’enfants. La prise en charge vise les enfants livrés à eux-mêmes, notamment ceux arrivés sans famille aux frontières, considérés parfois comme oisifs et menaçants parce qu’ils errent en bandes dans les camps, éveillés dans un univers de violence qui aurait mis fin à leurs jeux d’enfants. Les maisons d’enfants font désormais partie du programme social et éducatif mis en place dans le cadre de la lutte pour l’indépendance algérienne, portées plus concrètement par l’UGTA.
S’ÉLOIGNER DE LA GUERRE
La première maison d’enfants est ouverte en Tunisie, en septembre 1958, dans la ville côtière de La Marsa, près de Tunis, dans une maison mise à disposition par un résident algérien. Il s’agit de la villa Ramsès, vaste bâtisse avec un étage, entourée d’un jardin. En mars 1959, une seconde maison ouvre en Tunisie, toujours à La Marsa, dans une villa de bord de mer, la villa Sourour, destinée à une centaine de jeunes garçons âgés de 5 à 12 ans. Peu de temps après, une troisième est ouverte, dans un secteur proche, mais cette fois un peu hors de La Marsa et au milieu des champs. Ce sera la maison d’enfants Yasmina, destinée également à des garçons âgés de 8 à 14 ans. Elle est sans doute la plus connue des maisons d’enfants, parce qu’elle a fait l’objet d’un récit aux allures de poème pédagogique par celui qui l’a dirigée, l’éducateur algérien Abderrahmane Naceur2.
Au Maroc, la première maison est ouverte en janvier 1959 dans un immeuble de la médina de Casablanca, pour une soixantaine de garçons de 6 à 10 ans, avant qu’une seconde ouvre ses portes à la fin du même mois, la maison d’enfants Souk-El-Jemaa, à Khémisset, dans la campagne, à vingt kilomètres de Rabat, dans une ancienne villa caïdale désaffectée qui avait servi de prison au FLN, pour un peu moins d’une centaine de garçons de 9 à 14 ans.
Garçons de la maison d’enfants de Khémisset lors de la récréation, 1961.
Archives Jacques Gauneau
Ce premier contingent est placé sous la tutelle de l’UGTA, qui obtient le concours de diverses organisations : Union marocaine du travail (UMT), Comités d’aide aux enfants réfugiés algériens, organisations humanitaires plus aguerries qui trouvent dans le secours aux enfants un espace d’intervention dépolitisé, y compris en dérogeant à leur cœur d’activités, telles Oxfam, le Service civil international (SCI), le Rädda Barnen, l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière (OSEO). Ces maisons sont toutes faites d’un seul tenant, d’où leur appellation, et toujours doivent être reconfigurées et réparées, souvent avec l’aide de volontaires internationaux pour y bâtir un réfectoire, installer des baraques pour la classe, aménager des dortoirs… Mais ces contingences matérielles, les conditions précaires de l’installation et plus largement le manque de subsides sont transformés en outils pédagogiques, forgeant un esprit communautaire. À partir de 1960, d’autres maisons sont même ouvertes, à Douar-Chott et Sidi-Bou-Saïd en Tunisie, ainsi qu’à Rabat et Ifrane au Maroc. Celles qui abritent des enfants d’âge scolaire passent alors sous le contrôle du Croissant rouge algérien. L’une des grandes nouveautés à ce moment-là est l’ouverture de maisons pour filles, d’abord au Maroc, à Aïn-es-Sebaa, quartier périphérique de Casablanca où la maison d’enfants Dar Djamila accueille très rapidement près de 80 fillettes de 6 à 12 ans, recueillies dans la zone de réfugiés à la frontière. Une maison du même type est ouverte à peu près à la même période en Tunisie, à Sidi-Bou-Saïd, sur une colline près de La Marsa.
Si la recherche de maisons est parfois compliquée, leur topographie garantit l’éloignement des frontières et contraste avec la situation vécue au sein des camps de réfugiés. Les enfants peuvent s’ébattre, jouer en plein air, parfois atteindre la mer et la plage, renforçant l’idée que cet espace éducatif est également pensé pour offrir un autre cadre de vie : sain, éloigné de la guerre ainsi que de la promiscuité des camps. Dans les récits d’enfants, à la fois des témoignages et des dessins qui constituent des sources majeures pour saisir la perception sensible de ces moments, s’exprime ainsi la force de la vie collective, la liberté des activités de plein air et des jeux de groupe, le quotidien d’une vie ritualisée loin du front. La « cantine » est ainsi un lieu souvent évoqué, parce qu’« on y mange bien ». L’instruction et la classe sont également des temps importants pour garçons et filles, d’autant que beaucoup sont considérés comme analphabètes quand ils arrivent.
Ces enfants semblent exprimer un sentiment de privilège au regard de ceux qui sont restés dans les camps de réfugiés. Leur placement s’est fait du reste au prix d’un dilemme humanitaire, puisque des milliers d’enfants restent cantonnés aux zones des frontières. Ils sont en fait souvent sélectionnés, notamment par les services sociaux mis en place par le GPRA, quand ils ne sont pas simplement emmenés par les combattants de l’Armée de libération nationale (ALN) elle-même, qui fait office de convoyeuse et de protectrice, récupérés par exemple parce qu’ils étaient exploités aux frontières comme bergers ou domestiques. Le plus souvent, ils sont placés selon des critères tenant à leur « abandon moral », à leur situation familiale, à savoir l’absence de proches à leurs côtés. Certains sont néanmoins envoyés par leur propre famille, pour les protéger, parce que leur père est engagé dans les rangs de l’ALN.
DESSINER L’ALGÉRIE DE DEMAIN
Le premier travail est d’opérer une déprise de la guerre et de la violence : rompre avec le militarisme et l’encasernement, ne pas ressembler à un orphelinat ni à une maison de correction, d’autant que les sinistres souvenirs de la répressive maison de redressement de Birkadem ou de la Cité départementale de l’enfance, orphelinat algérois hors d’âge, sont encore vifs. Les premiers moniteurs chargés de l’encadrement, parfois d’anciens de l’armée française dont certains avaient fait la guerre d’Indochine, sont progressivement remplacés. En 1958, Abderrahmane Naceur est appelé pour prendre la direction de la maison d’enfants de la villa Ramsès. À 24 ans, cet Algérois de la Casbah a derrière lui tout un parcours éducatif, d’abord chez les scouts, puis à la Cité départementale de l’enfance et enfin à l’école d’éducateurs spécialisés d’Épinay-sur-Seine, où il a obtenu son diplôme avant de rejoindre la Tunisie en 1957. Mustapha Hemmam, qui sera directeur de la maison d’enfants de Douar-Chott, a connu une trajectoire similaire. Issu des milieux populaires d’Alger, il est passé par les Francs et Franches Camarades3, puis par ce réseau est recruté comme moniteur à l’aérium de la Croix-Rouge française à Chréa, avant de partir se former à l’école d’Épinay-sur-Seine. D’une manière générale, les moniteurs d’encadrement sont recrutés parmi les réfugiés algériens et reçoivent une formation pédagogique de deux semaines dans les centres de formation du Maroc et de Tunisie, tandis que le corps des instituteurs et institutrices est composé d’Algériens et d’Européens, aidés de jardinières d’enfants venues de France, de Belgique et de Suisse.
Face aux jeunes, dont beaucoup s’imaginent au départ apprendre à faire la guerre alors que d’autres s’avèrent traumatisés par l’expérience de la violence et de l’exil, toute une éducation par la confiance et la responsabilisation s’élabore, non sans difficulté. La classe se tient la journée, à l’exception du jeudi et du dimanche, en arabe et en français. Très rapidement, les méthodes « actives » y tiennent une place majeure, pour les garçons comme pour les filles, selon la méthode Freinet. Les jeunes font de la peinture sur verre, travaillent le plâtre, fabriquent un théâtre de marionnettes, jardinent, pratiquent le sport… Une imprimerie fait son arrivée et les jeunes fabriquent leur propre journal ; à la maison d’enfants Yasmina à La Marsa, ce sera L’enfant algérien, à celle de Douar Chott ce sera Premiers pas, Entre-nous puis L’Olivaie. La production de dessins, mise en évidence dans des productions militantes4, de même que celle de journaux scolaires, atteste que le dessin est une pratique largement employée dans les maisons d’enfants, au Maroc comme en Tunisie. Elle sert notamment à l’expurgation des souvenirs de guerre, avant que les enfants et adolescents ne s’ouvrent à d’autres horizons.
Responsable de maison tenant sa réunion hebdomadaire avec les chefs de groupe, maison d’enfants Aïssat Idir (non daté)
Archives Jacques Gauneau
À Khémisset comme à la maison Yasmin
a, le devenir de l’Algérie se joue également sur le plan éducatif, par un apprentissage en actes de la démocratie. À l’instar de ce que l’on a pu observer à la fin de la seconde guerre mondiale5, des « républiques d’enfants » sont instituées au sein de ces maisons. À Yasmina, elle serait même née de la volonté des jeunes eux-mêmes, d’un désir ordre plus juste, d’une organisation plus stable et d’une autorégulation jouant sur la responsabilité, l’un d’entre eux l’exprimant ainsi : « Voilà, explique Sangala. On veut une république, c’est-à-dire, on veut diriger la Maison. Il y aura des chefs qui commanderont. Et le travail marchera bien. »6 Des ministères sont constitués : habillement, information, ravitaillement, hygiène et travail, une rotation des tâches en responsabilité est instituée, de même que des assemblées, également un tribunal tenu par les enfants eux-mêmes pour juger des camarades, notamment les vols de cigarettes et jets de mégots, car l’Algérie nouvelle doit être saine et morale.
Premiers pas, journal des élèves de CP de la maison de Douar-Chott, mai 1961.
Archives Jacques Gauneau
Ce dessin de mai 1961 rend compte du départ des ministres algériens pour la première conférence d’Évian. L’objectif d’un État en gestation, vers la construction d’hommes nouveaux et productifs, se voit aussi dans les ateliers de mécanique et d’agriculture de la maison d’Aïssat Idir à la Marsa, comme dans ceux de la maison de Khémisset, qui traduisent la fierté de la mise au travail des jeunes et l’idéal de modernité devant structurer l’Algérie à venir. Au fil de l’année 1960, certaines maisons sont également rebaptisées de noms de héros et martyrs : Djamila Bouhired, dans deux maisons d’enfants, en Tunisie et en Libye ; Ben M’Hidi, assassiné à Alger en 1957, en passant par Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA, mort en 1959… Le 1er novembre est commémoré et la maison Yasmina aura les honneurs de la visite de Ferhat Abbas et des membres du GPRA à cette occasion. De nouvelles solidarités internationales sont tissées à l’heure de la Guerre froide et de la décolonisation, dont les enfants eux-mêmes sont les acteurs, qui partent ainsi en colonies de vacances en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie.
Mais alors que la fin de la guerre approche et que la frontière est mouvante, de nombreux combattants se trouvant repliés, il semble bien difficile de soustraire complètement les adolescents à la guerre. Beaucoup ne rêvent que d’approcher les combattants de l’ALN. Et puis, des maisons sont plus proches du front, quand Abderrahmane Naceur se voit contraint de mener ses plus grands à Thala, pour fonder La Source, dont l’effectif est également constitué de garçons du bataillon de cadets de Ghardimaou.
En 1962, les maisons sont fermées, les enfants ramenés à la frontière, rapatriés en Algérie. L’enfance devient une cause nationale et de nouvelles maisons sont édifiées sur son sol, destinées aux orphelins de combattants.
Illustration : Maison d’enfants de Sidi-Bou-Saïd, 1960-1961. Archives du Service civil international (SCI).
Chef d’état-major du général Massu à Alger, le colonel Argoud, théoricien de la guerre dite psychologique et de l’usage de la torture puis dirigeant de l’OAS, pensait que les peuples colonisés ne méritaient pas la justice et ses normes « civilisées ». Son fils magistrat Jean-Marie, grand défenseur des idées de son père, vient d’être récusé par la Cour nationale du droit d’asile.
JÉRÉMY RUBENSTEIN
Le colonel Antoine Argoud en 1983
Jean-Claude Delmas/AFP
Fait rare, un magistrat de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a été récusé en octobre 2023 par ses pairs. Ceux-ci ont estimé que ses « prises de position […] sont de nature à créer un doute sérieux sur son impartialité en tant que juge de l’asile ». Cette procédure faisait suite à des demandes de plusieurs avocats contre le juge. La décision du tribunal en leur faveur est tombée quelques jours après que les sites d’information Les Jours puis Médiapart rendent compte des griefs des avocats contre le magistrat et ses affichages à « connotation islamophobe, homophobe, anti-immigration et pro-Algérie française ». Le juge en question s’appelle Jean-Marie Argoud.
Ce nom ouvre une porte spatio-temporelle, tant il résonne avec la guerre d’Algérie, les crimes de l’armée française et de l’OAS. En effet, Antoine Argoud (1914-2004) était un célèbre colonel puis un haut dirigeant de l’organisation d’extrême droite surtout connu pour ses méthodes particulièrement répugnantes, comprenant des exécutions sommaires et l’exposition de cadavres sur la place publique. Le juge Jean-Marie Argoud est le fils du colonel.
Il n’est ici, bien sûr, pas question de faire porter les crimes du père sur les épaules du fils. Ce n’est pas la filiation biologique, mais intellectuelle qui est en cause. En l’occurrence, la conception qu’avait Antoine Argoud de la justice, largement exposée dans son ouvrage principal1, et le fait que son fils — se réclamant de la pensée de son père — soit magistrat ne peut qu’interroger.
LE COLONEL ARGOUD, SPÉCIALISTE DE LA GUERRE PSYCHOLOGIQUE
Antoine Argoud fut un théoricien de la guerre psychologique. Dès 1948, il donne des conférences sur la question à l’École supérieure de guerre (ESG). En poste en Algérie à partir de 1956, le colonel n’aura de cesse d’appliquer ou de tester les méthodes théorisées auparavant, dans son secteur puis en tant que chef d’état-major du général Massu (1908-2002) à Alger. Celles-ci sont souvent assez déroutantes, dans la mesure où elles peuvent mener à des actions apparemment très pacifistes ou, tout au contraire, d’une violence extrême. Le but étant de rallier les populations civiles par la séduction ou la terreur.
Côté « séduction », le colonel Argoud inspira une expérience originale durant la guerre d’Algérie : les « commandos noirs »2. Ces unités nomades avaient la particularité d’être dirigées par un officier souvent non armé et étaient composées d’hommes proposant des services bénévoles à la population locale. L’expérience eut lieu dans le secteur dirigé par le général Jacques Pâris de Bollardière (1907-1986), célèbre pour avoir refusé l’emploi de la torture. Elle fut l’objet d’un rapport dithyrambique du directeur de la Sûreté nationale, faisant état de la presque disparition des violences adverses. Les commandos noirs furent aussi mis à l’honneur au défilé militaire du 11 novembre 1956. Pourtant, quelques mois plus tard, alors que s’abat la terrible répression sur la ville d’Alger, le général de Bollardière est mis aux fers et les commandos noirs sont un lointain souvenir recouvert par les cris des milliers de suppliciés par les parachutistes.
Pour sa part, loin de revendiquer un quelconque rôle dans la conception des pacifistes commandos noirs, Argoud dénigre l’expérience car, écrit-il,
espérer que les musulmans […] vont accepter de dialoguer avec les représentants de l’Armée du salut, lorsqu’ils voient rentrer au village des terroristes graciés par la justice légale […] c’est à la fois poignant et grotesque.
En somme, les « musulmans » ne comprennent que la force. Si bien que pour les tenir, plutôt que la séduction, Argoud opte pour la terreur.
LA TORTURE, « ACTE DE JUSTICE » SELON ARGOUD
Ainsi fustige-t-il le rejet de la torture par de Bollardière dont la « conscience serait peut-être en repos » mais au prix « de milliers de victimes [qui] paieraient de leur vie son utopie ». Il convoque là une béquille morale habituelle des tortionnaires : il faudrait faire le « sale boulot » afin d’éviter des « morts d’innocents ». Dans ce renversement des valeurs, refuser l’acte ignoble devient immoral. Et si Argoud prétend ne vouloir « en aucune manière faire l’apologie de la torture », il explique la ligne suivante qu’elle « peut devenir un acte de justice, dans la mesure où elle frappe des coupables ». Des coupables dont la culpabilité aura été « prouvée » par… la torture. Il s’agit du raisonnement circulaire classique de tous les apologistes de la torture. Elle ne frapperait pas les « innocents », à la différence des bombardements auxquels Argoud ne se prive pas de la comparer. Comme si culpabilité et innocence pouvaient se décréter avant que la justice se prononce et comme si la salle de torture était un champ de bataille opposant deux combattants — argument fallacieux largement développé par le colonel Roger Trinquier3.
Ainsi se dessine une partie de la conception de la justice selon Argoud. Elle apparaît comme un fil rouge, dont il dit qu’elle est un « problème capital », son « souci numéro un » et « la clef de voûte de la pacification ».
Pourtant, loin de penser l’objet de la justice dans son extrême complexité, Antoine Argoud la conçoit sous le seul prisme de la sanction exemplaire, dont l’objectif est d’obtenir des effets psychologiques sur la population « musulmane » que, par ailleurs, il essentialise et dénigre. Autrement dit, il s’agit de terroriser la population par une instrumentalisation brutale de la « justice ».
LA « JUSTICE », ARME PSYCHOLOGIQUE
Voilà comment Argoud conçoit la « justice » :
Les sanctions sont affaire de justice. La justice constitue l’affaire sociale par excellence. Les musulmans nous jugeront essentiellement sur la manière dont nous la rendrons. Ils ne rallieront notre camp que si elle répond à leur respect, à leur soif d’autorité. Cette justice devra donc être simple, rapide, d’une fermeté exemplaire et publique.
Cette conception se traduisait par des crimes que le colonel explicite ainsi :
Je procédais à des exécutions capitales. Je les faisais publiques, précisément pour obtenir le maximum de rentabilité de la mort d’un homme, contrairement à beaucoup de mes camarades. Si vous voulez, un homme exécuté publiquement chez les Arabes a autant d’efficacité que dix hommes exécutés dans la clandestinité ou derrière les murs d’une prison. Non content de les exécuter publiquement, je laissais leurs cadavres exposés sur la place publique4.
Argoud n’était certainement pas un fou sanguinaire à l’intérieur d’une institution qui serait, elle, restée « saine ». Polytechnicien, il a poursuivi une brillante carrière, devenant l’un des plus jeunes colonels de l’armée française. Et si sa carrière s’est brisée, cela n’a pas été du fait de ses méthodes, mais pour son engagement dans l’organisation des ultras de l’Algérie française, l’Organisation Armée secrète (OAS) responsable d’attentats ayant causé environ 2 000 morts entre 1961 et 19625. Il faut comprendre ses méthodes ultra-violentes ou de surexposition de la violence pour terroriser la population comme une application cohérente de sa théorie de la guerre psychologique. Il les applique d’abord comme officier de l’armée française, puis comme dirigeant d’une organisation subversive qui utilise rationnellement le terrorisme. L’exécution publique et l’exposition des cadavres escomptent un effet psychologique auparavant théorisé.
LE RACISME COLONIAL EN SUBSTANCE
Sa conception de la justice s’inscrit par ailleurs dans une tradition raciste du droit colonial. Centrée sur l’exemplarité de la peine et l’immédiateté de son exécution, elle repose sur l’idée que les peuples colonisés ne sont pas en mesure de saisir les subtilités de la justice, sa « lenteur désespérante » et sa « complexité byzantine », selon ses termes. Ces complexités sont, à la rigueur, valables pour les peuples civilisés (la métropole), certainement pas pour les colonisés. Jules Ferry l’expliquait déjà : « Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la Déclaration des droits de l’homme et les constitutions sont là-bas des formules vides de sens. On y méprise le maître qui se laisse discuter »6. Un siècle plus tard, Argoud n’a guère renouvelé ce discours raciste lorsqu’il écrit : « Ils respectent viscéralement l’autorité, la force. Or la force à l’état pur est la force injuste. S’ils feignent de s’insurger contre l’injustice, c’est que, connaissant notre éthique occidentale, ils espèrent en obtenir réparation ». Les Arabes ne respectent que l’autorité, pas la justice, et s’ils se réclament de cette dernière c’est par pure fourberie.
LE FILS PORTE-ÉTENDARD DU PÈRE
Voir une injonction paternelle dans la seconde carrière de Jean-Marie Argoud 7 relèverait de la psychologie de comptoir. En revanche, il convient de remarquer que les analyses de son père mènent logiquement à considérer la magistrature comme un espace stratégique à occuper. Dans cette perspective, atteindre la CNDA, lieu hautement sensible pour l’extrême droite, peut être considéré comme la conquête d’une forteresse depuis laquelle mener ses combats. Sans surprise, il a été un juge particulièrement rétif à octroyer le droit d’asile, surtout lorsque les demandeurs se trouvaient être des cibles habituelles de l’extrême droite.
Pour finir, le colonel Argoud, si désespéré par les « lenteurs » de la justice et les arguties juridiques « byzantines » en Algérie, se révèlera très pointilleux lorsque la justice s’abattra sur lui. À raison, il n’aura de cesse de dénoncer la procédure peu orthodoxe de son arrestation — il fut séquestré en Allemagne par des agents (des barbouzes) qui le déposèrent à Paris en 1963 où il sera incarcéré. À ce titre, il conviendra d’observer si son fils conteste son limogeage, et si oui, sous quelle argutie judiciaire dont il n’a visiblement pas fait bénéficier les demandeurs d’asile durant son exercice. Sollicité par courrier électronique le 26 octobre, Jean-Marie Argoud n’a à ce jour pas répondu à nos questions.
JÉRÉMY RUBENSTEIN
Journaliste et historien de la contre-insurrection et de la violence politique. Auteur de Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.
oucement mais sûrement. Quinze mois après sa mise en place, la commission mixte d’historiens, chargée de se pencher, « loin de la politique », sur le dossier mémoriel algéro-français a tenu sa première réunion en « présentiel ».
Très symboliquement sans doute, c’est la ville de Constantine, dans l’Est de l’Algérie, qui a abrité la rencontre mercredi 22 novembre.
En plus d’être la ville d’origine de nombreux rapatriés d’Algérie à l’indépendance, Constantine est aussi la ville natale de Benjamin Stora, l’historien qui dirige le panel désigné côté français et qui compte par ailleurs les historiens Tramor Quemeneur, Jacques Fremeaux, Florence Hudowicz et Jean-Jacques Jordi.
Ces cinq connaisseurs du dossier pour avoir travaillé pendant longtemps sur la période coloniale, ont été nommés par le président Emmanuel Macron en janvier 2023.
Un mois plus tôt, son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune avait choisi de son côté cinq historiens non moins émérites : Mohamed El Korso, Mohamed Lahcen Zighidi, Djamel Yahiaoui, Idir Hachi et Abdelaziz Filali.
La création de la commission mixte a été décidée conjointement par les deux présidents à l’occasion de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022, un mois après une audience accordée par Abdelmadjid Tebboune à Benjamin Stora.
L’historien né à Constantine est l’auteur d’un rapport commandé par M. Macron sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Remis en janvier 2021, le rapport contient des propositions d’actions concrètes pour avancer dans cette œuvre de « réconciliation des mémoires ».
C’est ce rapport qui a inspiré la création de la commission mixte. Benjamin Stora avait proposé la création d’une commission « mémoire et vérité » en France chargée d’impulser des actions communes entre les deux pays sur les questions mémorielles, et une autre, composée d’historiens français et algériens avec comme mission de faire la lumière sur les enlèvements d’Oran en juillet 1962.
Emmanuel Mac
Première réunion du panel algéro-français sur la mémoire : la France fait un nouveau geste
ron et Abdelmadjid Tebboune ont affiché une grande volonté d’avancer sur la voie de la réconciliation mémorielle entre l’Algérie et la France. Des pas ont été faits de part et d’autre mais, régulièrement, cette même question de la mémoire est venue brouiller l’entente entre les deux pays. A plusieurs reprises, le président Tebboune a mis en cause l’action de « lobbies » en France qui ne voient pas d’un bon œil le rapprochement entre les deux pays.
En août 2022, les deux chefs d’Etat se sont mis d’accord pour extirper le dossier à la politique et le mettre entre les mains des historiens.
Sa mission est de « regarder l’ensemble de cette période historique, qui est déterminante pour nous, du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabou, avec une volonté de travail libre, historique, d’accès complet à nos archives », avait déclaré Emmanuel Macron au premier jour de sa visite en Algérie le 25 août 2022.
La commission s’est réunie une première fois en avril dernier en visioconférence, mais c’était plus une prise de contact qu’autre chose. La première véritable séance, en présence des dix historiens, a eu lieu mercredi 22 novembre à Constantine. Il s’agit de la première rencontre d’une longue série puisque le panel se réunira désormais tous les deux mois, alternativement en Algérie et en France.
Le rencontre de mercredi a duré toute la journée et les deux parties ont sensiblement avancé sur de nombreux aspects, apprend-on de source proche du dossier.
Les deux parties ont décidé d’intensifier le travail académique, avec des échanges d’universitaires. Dans ce cadre, une quinzaine d’historiens algériens et autant de leurs homologues français se rendront prochainement dans les deux pays respectifs.
Les avancées les plus significatives concernent le volet archives, selon notre source. Outre la numérisation et l’ouverture d’un portail permettant l’accès aux archives des premières décennies de la colonisation, il a été convenu de la restitution de deux millions de documents « numérisés » à l’Algérie ainsi que des « rouleaux » de documents de la période ottomane, deux crânes de résistants algériens et des objets ayant appartenu à l’Emir Abdelkader.
C’est la première fois que le groupe de dix scientifiques, coprésidé par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen Zighidi, va se rencontrer en Algérie, quinze mois après sa création.
Archive du 19 mars 1962 annonçant le cessez-le-feu en Algérie ouvrant la voie aux accords d’Evian qui mettront fin à la guerre d’Algérie et à la colonisation française. - / AFP
Une commission d’historiens français et algériens mise sur place pour travailler sur la colonisation française et la guerre doit se réunir, mercredi 22 novembre, à Constantine, en Algérie, pour la première fois depuis sa création en août 2022, selon une source proche du dossier.
La mise en place de cette instance de dix membres avait été annoncée à Alger par les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune. L’idée est d’aborder le sujet « sans tabou, avec une volonté (…) d’accès complet à nos archives », avait alors souligné le dirigeant français. Il s’agit pour les deux pays de « regarder ensemble cette période historique » du début de la colonisation française (1830) jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance (1962).
Politique d’apaisement
La commission s’était réunie une première fois en avril par visioconférence, puis à Paris en juin. Elle rassemble cinq historiens français : Benjamin Stora, également coprésident de la commission ; Florence Hudowitz, conservatrice au MuCEM ; le professeur des universités Jacques Frémeaux ainsi que les historiens et enseignants universitaires Jean-Jacques Jordi et Tramor Quemeneur.
Côté algérien, l’instance est coprésidée par l’historien Mohamed Lahcen Zighidi, rejoint depuis novembre 2022 par les historiens Mohamed El-Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali et Djamel Yahiaoui pour faire partie de cette commission.
Sa mise en place s’inscrit dans la politique d’apaisement voulue par Emmanuel Macron durant son premier quinquennat, après les recommandations du rapport de Benjamin Stora sur le conflit mémoriel entre l’Algérie et la France sur le passé colonial. Mais la relation entre les deux pays reste difficile et empreinte de malentendus et de non-dits.
La relation entre la France et l’Algérie reste difficile et empreinte de malentendus et de non-dits.
A titre d’exemple en ce qui concerne les non-dits en voici un :
La relation entre la France
A titre d’exemple en ce qui concerne les non-dits en voici un :
La petite de Ferruch : le roman d'un magistrat
français évoque les viols pendant la guerre
d'Algérie
Longtemps ignorés ou occultés des histoires de la guerre, les viols sont un sujet tabou dont on parle si peu. Pourtant, pendant la guerre de libération algérienne, des témoignages écrits ou oraux d’anciens acteurs de cet épisode de l'histoire de l'Algérie évoquent ces mauvais traitements. Des viols ignorés par les autorités françaises et peu évoqués par les Algériens.
Ainsi, la question des agressions et tortures sexuelles commises de manière quasi systématique par certains soldats français demeure l’angle mort des recherches historiques dans les deux pays. Cependant, certaines femmes ont osé témoigner des sévices qu'elles ont subis pendant cette guerre où les Français n'ont pas hésité à utiliser tous les moyens pour briser la résistance des Algériens.
Louisette Ighilahriz est l'une de ces femmes qui ont brisé le silence sur cette question. « J’étais allongée nue, toujours nue […] Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler […] Le plus dur, c'est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter », avait-elle raconté. En témoignant, cette femme courageuse s'attendait à briser la loi du silence sur les viols commis par l'armée française. « Il fallait que je partage un fardeau trop lourd pour moi. En mettant les mots sur mes maux, je pensais trouver un apaisement. Je suis juste un peu amère, car je m’attendais à une libération de la parole, elle ne s’est pas produite », avait-elle affirmé.
Longtemps ignorés ou occultés des histoires de la guerre, les viols sont un sujet tabou dont on parle si peu. Pourtant, pendant la guerre de libération algérienne, des témoignages écrits ou oraux d’anciens acteurs de cet épisode de l'histoire de l'Algérie évoquent ces mauvais traitements. Des viols ignorés par les autorités françaises et peu évoqués par les Algériens.
Ainsi, la question des agressions et tortures sexuelles commises de manière quasi systématique par certains soldats français demeure l’angle mort des recherches historiques dans les deux pays. Cependant, certaines femmes ont osé témoigner des sévices qu'elles ont subis pendant cette guerre où les Français n'ont pas hésité à utiliser tous les moyens pour briser la résistance des Algériens.
Louisette Ighilahriz est l'une de ces femmes qui ont brisé le silence sur cette question. « J’étais allongée nue, toujours nue […] Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler […] Le plus dur, c'est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter », avait-elle raconté. En témoignant, cette femme courageuse s'attendait à briser la loi du silence sur les viols commis par l'armée française. « Il fallait que je partage un fardeau trop lourd pour moi. En mettant les mots sur mes maux, je pensais trouver un apaisement. Je suis juste un peu amère, car je m’attendais à une libération de la parole, elle ne s’est pas produite », avait-elle affirmé.
Même le rapport de Benjamin Stora ne parle pas de viols
pendant la guerre d'Algérie
Yvon Ollivier, magistrat en poste au tribunal judiciaire de Nantes, est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. | OUEST FRANCE
63 ans après l'indépendance de l'Algérie, le sujet reste peu évoqué. Certaines Algériennes ont même emporté le lourd secret dans leurs tombes. Le magistrat nantais de 56 ans Yvon Ollivier a évoqué cette question dans son nouveau roman qui porte le titre La Petite de Ferruch. Un ouvrage dans lequel ce magistrat parle des agressions sexuelles commises pendant la guerre d’Algérie et de la maltraitance des enfants. Le roman s'articule sur la quête d'un homme qui cherche à comprendre d’où il vient. Yvon Ollivier explore dans son nouveau roman La Petite de Ferruch, publié aux éditions Complicités, certains mécanismes humains complexes et étonnants.
Il revient dans les colonnes du journal Sud-Ouest sur ce roman, mais surtout sur la question des viols pendant la colonisation française, notamment pendant la Révolution algérienne. « On a du mal à penser le viol par les militaires. C’est arrivé pendant la guerre d’Algérie, évidemment. Mais on n’en parle pas. Aucun mot dans le rapport Stora sur la colonisation », affirme le magistrat qui s’intéresse depuis longtemps au concept de déshumanisation ordinaire, « la déshumanisation que l’on ne voit plus en ce qu’elle est conforme au système de pensée », constate l'auteur de La petite de Ferruch. « C'est qu’il est impossible de parler de ces choses-là », considère Yvon Ollivier qui n'a, à aucun moment, utilisé le mot viol dans son roman.
Les entreprises françaises Civipol, Défense Conseil International et Couach vont fournir à la marine du Caire trois navires de recherche et sauvetage dont elles formeront également les équipages, révèle Orient XXI dans une enquête exclusive. Cette livraison, dans le cadre d’un accord migratoire avec l’Égypte, risque de rendre l’Union européenne complice d’exactions perpétrées par les gardes-côtes égyptiens et libyens.
Le navire de sauvetage Ocean Viking, escorté par un bateau militaire, arrive à Toulon avec des migrants à bord, le 11
novembre 2022
Christophe Simon/AFP
La France est chaque année un peu plus en première ligne de l’externalisation des frontières de l’Europe. Selon nos informations, Civipol, l’opérateur de coopération internationale du ministère de l’intérieur, ainsi que son sous-traitant Défense Conseil International (DCI), prestataire attitré du ministère des armées pour la formation des militaires étrangers, ont sélectionné le chantier naval girondin Couach pour fournir trois navires de recherche et sauvetage (SAR) aux gardes-côtes égyptiens, dont la formation sera assurée par DCI sur des financements européens de 23 millions d’euros comprenant des outils civils de surveillance des frontières.
Toujours selon nos sources, d’autres appels d’offres de Civipol et DCI destinés à la surveillance migratoire en Égypte devraient suivre, notamment pour la fourniture de caméras thermiques et de systèmes de positionnement satellite.
Ces contrats sont directement liés à l’accord migratoire passé en octobre 2022 entre l’Union européenne (UE) et l’Égypte : en échange d’une assistance matérielle de 110 millions d’euros au total, Le Caire est chargé de bloquer, sur son territoire ainsi que dans ses eaux territoriales, le passage des migrants et réfugiés en partance pour l’Europe. Ce projet a pour architecte le commissaire européen à l’élargissement et à la politique de voisinage, Olivér Várhelyi. Diplomate affilié au parti Fidesz de l’illibéral premier ministre hongrois Viktor Orbán, il s’est récemment fait remarquer en annonçant unilatéralement la suspension de l’aide européenne à la Palestine au lendemain du 7 octobre — avant d’être recadré.
La mise en œuvre de ce pacte a été conjointement confiée à Civipol et à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) de l’ONU, comme déjà indiqué par le média Africa Intelligence. Depuis, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a déjà plaidé pour un nouvel accord migratoire avec le régime du maréchal Sissi. Selon l’UE, il s’agirait d’aider les gardes-côtes égyptiens à venir en aide aux migrants naufragés, via une approche « basée sur les droits, orientée vers la protection et sensible au genre ».
CIRCULEZ, IL N’Y A RIEN À VOIR
Des éléments de langage qui ne convainquent guère l’ONG Refugees Platform in Egypt (REP), qui a alerté sur cet accord il y a un an. « Depuis 2016, le gouvernement égyptien a durci la répression des migrants et des personnes qui leur viennent en aide, dénonce-t-elle auprès d’Orient XXI. De plus en plus d’Égyptiens émigrent en Europe parce que la jeunesse n’a aucun avenir ici. Ce phénomène va justement être accentué par le soutien de l’UE au gouvernement égyptien. L’immigration est instrumentalisée par les dictatures de la région comme un levier pour obtenir un appui politique et financier de l’Europe. »
En Égypte, des migrants sont arrêtés et brutalisés après avoir manifesté. Des femmes réfugiées sont agressées sexuellement dans l’impunité. Des demandeurs d’asile sont expulsés vers des pays dangereux comme l’Érythrée ou empêchés d’entrer sur le territoire égyptien. Par ailleurs, les gardes-côtes égyptiens collaborent avec leurs homologues libyens qui, également soutenus par l’UE, rejettent des migrants en mer ou les arrêtent pour les placer en détention dans des conditions inhumaines, et entretiennent des liens avec des milices qui jouent aussi le rôle de passeurs.
Autant d’informations peu compatibles avec la promesse européenne d’un contrôle des frontières « basé sur les droits, orienté vers la protection et sensible au genre ». Sachant que l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes Frontex s’est elle-même rendue coupable de refoulements illégaux de migrants (pushbacks) et a été accusée de tolérer de mauvais traitements sur ces derniers.
Contactés à ce sujet, les ministères français de l’intérieur, des affaires étrangères et des armées, l’OIM, Civipol, DCI et Couach n’ont pas répondu à nos questions. Dans le cadre de cette enquête, Orient XXI a aussi effectué le 1er juin une demande de droit à l’information auprès de la Direction générale du voisinage et des négociations d’élargissement (DGNEAR) de la Commission européenne, afin d’accéder aux différents documents liés à l’accord migratoire passé entre l’UE et l’Égypte. Celle-ci a identifié douze documents susceptibles de nous intéresser, mais a décidé de nous refuser l’accès à onze d’entre eux, le douzième ne comprenant aucune information intéressante. La DGNEAR a invoqué une série de motifs allant du cohérent (caractère confidentiel des informations touchant à la politique de sécurité et la politique étrangère de l’UE) au plus surprenant (protection des données personnelles — alors qu’il aurait suffi de masquer lesdites données —, et même secret des affaires). Un premier recours interne a été déposé le 18 juillet, mais en l’absence de réponse de la DGNEAR dans les délais impartis, Orient XXI a saisi fin septembre la Médiatrice européenne, qui a demandé à la Commission de nous répondre avant le 13 octobre. Sans succès.
Dans un courrier parvenu le 15 novembre, un porte-parole de la DGNEAR indique :
L’Égypte reste un partenaire fiable et prévisible pour l’Europe, et la migration constitue un domaine clé de coopération. Le projet ne cible pas seulement le matériel, mais également la formation pour améliorer les connaissances et les compétences [des gardes-côtes et gardes-frontières égyptiens] en matière de gestion humanitaire des frontières (…) Le plein respect des droits de l’homme sera un élément essentiel et intégré de cette action [grâce] à un contrôle rigoureux et régulier de l’utilisation des équipements.
PARIS-LE CAIRE, UNE RELATION PARTICULIÈRE
Cette livraison de navires s’inscrit dans une longue histoire de coopération sécuritaire entre la France et la dictature militaire égyptienne, arrivée au pouvoir après le coup d’État du 3 juillet 2013 et au lendemain du massacre de centaines de partisans du président renversé Mohamed Morsi. Paris a depuis multiplié les ventes d’armes et de logiciels d’espionnage à destination du régime du maréchal Sissi, caractérisé par la mainmise des militaires sur la vie politique et économique du pays et d’effroyables atteintes aux droits humains.
La mise sous surveillance, la perquisition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le placement en garde à vue de la journaliste indépendante Ariane Lavrilleux fin septembre étaient notamment liés à ses révélations dans le média Disclose sur Sirli, une opération secrète associant les renseignements militaires français et égyptien, dont la finalité antiterroriste a été détournée par Le Caire vers la répression intérieure. Une enquête pour « compromission du secret de la défense nationale » avait ensuite été ouverte en raison de la publication de documents (faiblement) classifiés par Disclose.
La mise en œuvre de l’accord migratoire UE-Égypte a donc été indirectement confiée à la France via Civipol. Société dirigée par le préfet Yann Jounot, codétenue par l’État français et des acteurs privés de la sécurité — l’électronicien de défense Thales, le spécialiste de l’identité numérique Idemia, Airbus Defence & Space —, Civipol met en œuvre des projets de coopération internationale visant à renforcer les capacités d’États étrangers en matière de sécurité, notamment en Afrique. Ceux-ci peuvent être portés par la France, notamment via la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS) du ministère de l’intérieur. Mais l’entreprise travaille aussi pour l’UE.
Civipol a appelé en renfort DCI, société pilotée par un ancien chef adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy passé dans le privé, le gendarme Samuel Fringant. DCI était jusqu’à récemment contrôlée par l’État, aux côtés de l’ancien office d’armement Eurotradia soupçonné de corruption et du vendeur de matériel militaire français reconditionné Sofema. Mais l’entreprise devrait prochainement passer aux mains du groupe français d’intelligence économique ADIT de Philippe Caduc, dont l’actionnaire principal est le fonds Sagard de la famille canadienne Desmarais, au capital duquel figure désormais le fonds souverain émirati.
DCI assure principalement la formation des armées étrangères à l’utilisation des équipements militaires vendus par la France, surtout au Proche-Orient et notamment en Égypte. Mais à l’image de Civipol, l’entreprise collabore de plus en plus avec l’UE, notamment via la mal nommée « Facilité européenne pour la paix » (FEP).
PACTE (MIGRATOIRE) AVEC LE DIABLE
Plus largement, ce partenariat avec l’Égypte s’inscrit dans une tendance généralisée d’externalisation du contrôle des frontières de l’Europe, qui voit l’UE passer des accords avec les pays situés le long des routes migratoires afin que ceux-ci bloquent les départs de migrants et réfugiés, et que ces derniers déposent leurs demandes d’asile depuis l’Afrique, avant d’arriver sur le territoire européen. Après la Libye, pionnière en la matière, l’UE a notamment signé des partenariats avec l’Égypte, la Tunisie — dont le président Kaïs Saïed a récemment encouragé des émeutes racistes —, le Maroc, et en tout 26 pays africains, selon une enquête du journaliste Andrei Popoviciu pour le magazine américain In These Times.
Via ces accords, l’UE n’hésite pas à apporter une assistance financière, humaine et matérielle à des acteurs peu soucieux du respect des droits fondamentaux, de la bonne gestion financière et parfois eux-mêmes impliqués dans le trafic d’êtres humains. L’UE peine par ailleurs à tracer l’utilisation de ces centaines de millions d’euros et à évaluer l’efficacité de ces politiques, qui se sont déjà retournées contre elles sous la forme de chantage migratoire, par exemple en Turquie.
D’autres approches existent pourtant. Mais face à des opinions publiques de plus en plus hostiles à l’immigration, sur fond de banalisation des idées d’extrême droite en politique et dans les médias, les 27 pays membres et les institutions européennes apparaissent enfermés dans une spirale répressive.
Nous en parlions dans un précédent article : dans le Val-de-Marne, vendredi 17 novembre, un retraité a attaqué un jardinier franco-algérien qui nettoyait des branches chez une cliente. L’homme a proféré des cris racistes avant de planter un coup de cutter dans la gorge de Mourad, causant une plaie très profonde au cou. Si la victime n’avait pas eu le réflexe d’esquiver le cutter, sa jugulaire aurait été tranchée, il serait mort en quelques instants.
Cette attaque extrêmement choquante est suivie d’un deuxième choc. Ce lundi après-midi, le tribunal judiciaire de Créteil a relâché l’égorgeur raciste. La justice a renvoyé l’affaire au 26 mai 2024, dans 6 mois. D’ici là, l’agresseur est en liberté et bénéficie d’une clémence hallucinante de la justice.
D’abord, le parquet n’a pas retenu pas la tentative d’homicide, alors que Mourad présente un énorme bandage au niveau de la gorge et qu’il a filmé l’intégralité de l’attaque, qui ne laisse aucun doute : le raciste est allé chercher son cutter dans sa voiture, l’a brandi à plusieurs reprises avant de frapper au niveau d’une partie vitale.
L’assaillant ne sera jugé que pour «violences volontaires avec armes» et «injures à caractère racial». Et d’ici son procès, il a seulement l’obligation de pointer toutes les deux semaines au commissariat de police. Il n’a ni interdiction de port d’arme, ni interdiction de paraître sur les lieux de l’agression.
Ce contrôle judiciaire est infiniment plus léger que pour n’importe quel manifestant arrêté lors des dernières mobilisations, ou que pour la jeunesse qui s’est révoltée après la mort de Nahel. La justice envoyait alors derrière les barreaux sans aucun complexe, lors de procès expéditifs basés sur des dossier sans autre élément que la parole de policiers.
Ici, redisons-le, tout est filmé, prouvé, avéré, et les blessures sont gravissimes : la justice protège l’agresseur sans même se cacher. Rappelons aussi que les policiers avaient d’abord refusé de prendre la plainte de Rajaa, la cliente de Mourad qui lui avait porté secours.
Mourad «n’en revient toujours pas», écrit Mediapart. Rajaa, d’origine marocaine, explique : «J’ai vu un vieux qui criait “bougnoule” mais je n’ai pas tout de suite réagi car, tristement, j’ai un peu l’habitude de ça. J’ai ensuite ouvert la fenêtre et j’ai vu l’altercation puis Mourad revenir en sang. L’agresseur, qui est le père de ma voisine, est retourné très tranquillement vers sa voiture et est reparti pour prendre la fuite». Le retraité raciste a déclaré en garde à vue avoir fait la guerre d’Algérie et a tenté d’accuser la victime.
La justice est complice des violences d’extrême droite. «Si j’avais tailladé la gorge de cet homme, je ne serais pas là à vous parler. Je serais incarcéré et ma tête serait déjà sur BFMTV et CNews», explique Mourad à Médiapart. Impossible de lui donner tort.
Le 9 décembre 2022, un retraité raciste abattait son voisin, Mahamadou Cissé, d’une balle de fusil à Charleville-Mézières. Le Procureur en personne avait qualifié ce crime raciste de «meurtre par exaspération» et le tueur avait été remis en liberté. L’accusé, un ancien militaire, était membre des commandos marines et avait participé à la Guerre d’Algérie.
Le 5 février 2022 dans les Pyrénées-orientales, Yanis, 8 ans, était percuté par un véhicule qui traîne son corps sur 22 mètres en roulant à très vive allure. La conductrice est la mère de deux gendarmes. L’enquête a été confiée à la gendarmerie, qui ne l’a même pas placée en garde à vue. Elle avait d’abord déclaré s’être rendu compte qu’elle avait percuté l’enfant avant de modifier sa version. La famille réclamait une vraie enquête, ce que la justice a refusé. La chauffarde a bénéficié d’une peine avec sursis en septembre 2022. «C’est comme si on exécutait une deuxième fois Yanis» a déclaré le père du petit garçon défunt après le verdict.
Le 26 décembre 2022 à Évry, en banlieue parisienne, un homme de 61 ans tirait sur une jeune fille de 13 ans maghrébine qui rentrait chez elle. Le forcené armé avait été arrêté tout en douceur. En garde à vue, il avait affirmé qu’il voulait rendre hommage à l’homme qui avait assassiné par balles trois militants kurdes deux jours plus tôt. Les services de renseignement avaient aussi relevé des «propos tenus sur une ”voisine bougnoule” à laquelle il voulait s’en prendre», et que le retraité dénonçait son quartier comme étant «progressivement transformée en “califat”». Là encore, malgré tous ces éléments, le tireur n’avait pas été poursuivi pour racisme !
D’un côté, les institutions répriment et enferment avec une extrême sévérité les personnes non-blanches et les opposant-es politiques. De l’autre, elles relâchent la même semaine le policier qui a tué Nahel et le vieillard raciste qui a égorgé Mourad. En envoyant le message que la vie des arabes et des noirs ne compte pas, les autorités mettent en danger des millions de personnes dans ce pays.
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