Réuni chez Sihem, un groupe d’amis rennais, descendants d’immigrés, raconte comment ils et elles sont assaillis d’angoisses diverses quant à une possible accession du RN au pouvoir, avec tout ce que cela comporte comme risque d’agressions racistes. À tel point que les corps somatisent.
Rennes (Ille-et-Vilaine).– Avant toute chose, le bulletin de santé. Dans ce groupe d’ami·es noué à la faveur d’activités militantes à Rennes, les corps s’expriment et souffrent en ces temps de campagne électorale.
Dimanche 30 juin, premier tour des élections législatives, ces ami·es se retrouvent autour d’un goûter copieux chez Sihem*, dans le quartier populaire du Blosne, pour un groupe de parole informel. Sur la table, des viennoiseries, de la tarte aux pommes, du café et de la limonade algérienne, la Hamoud blanche.
La bibliothèque témoigne des préoccupations de l’occupante des lieux. Les livres de bell hooks voisinent avec celui de Rachida Brahim, La race tue deux fois, ou de Zahra Ali, Féminismes islamiques. Au mur, au-dessus d’un drapeau palestinien, une affiche du film de Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple, sur un épisode victorieux de la guerre d’Algérie.
Chacun·e décrit les petits et grands maux qui l’assaillent. Sihem, travailleuse sociale de 40 ans, a les cervicales coincées depuis l’annonce de la dissolution. Son sommeil est loin d’être « réparateur ». Merieme*, binationale franco-marocaine, dit être « out de chez out », saisie d’une fatigue et d’un stress démesuré. Et pourtant, la quinquagénaire a de l’expérience en la matière, mère isolée de trois enfants, dont un porteur de handicap.
Aya*, la trentaine, assistante d’éducation née de parents comoriens et formatrice indépendante dans la lutte contre les discriminations, s’enfonce dans un fauteuil. Elle est en train de tomber malade. Ses éternuements en témoignent. « On n’a plus d’endroit où se reposer », souffle-t-elle.
Et la litanie se poursuit : Saudade*, 31 ans, assistant d’éducation précaire qui se définit comme « une personne pédé noir à peau claire mais pas métisse », montre son attelle. En essayant d’être de toutes les réunions militantes à gauche, « à majorité blanche », le jeune homme a raté une marche et s’est fait une entorse à la cheville.
Leur amie Tatiana*, 30 ans, militante décoloniale et franco-colombienne, dit aussi être fatiguée mais « pas depuis ces élections ». Elle est profondément en colère contre « les Blancs de gauche qui n’ont rien fait pour l’antiracisme ».
« Facho-anxiété »
tous et toutes se retrouvent encore à devoir appréhender « la charge raciale » théorisée par l’autrice Douce Dibondo, c’est-à-dire, à l’instar du concept de « charge mentale » développé par les féministes, tout ce que les personnes racisées doivent mettre en œuvre pour survivre au sein d’un système imaginé par et pour les personnes blanches. La « race » étant entendue, dans ce contexte, non pas dans son sens biologique, mais comme « socialement et historiquement » produite, comme la « forme sédimentée, ordinaire et banalisée de l’assignation raciale », pour citer une autre autrice, Sarah Mazzouz.
Cette « charge raciale », les organismes sont les premiers à en pâtir : dans le journal Libération, la cinéaste Alice Diop raconte avoir « rarement été aussi mal après une élection », sa tension ayant culminé à 17, ce qui l’a envoyée aux urgences. Elle vit depuis « insomnie, colère et pleurs ».
L’écrivaine Jakuta Alikavazovic évoque elle aussi dans une chronique des « taux de cortisol qui montent en flèche » et le « rythme cardiaque qui s’emballe » de celles et ceux qui « se savent visés ». Ils et elles vivent avec « cette certitude viscérale, physique, qui tord le ventre et réveille en pleine nuit ».
La « facho-anxiété » s’insinue partout, dans les têtes et les débats. Celle provoquée par la volonté du RN de barrer l’accès à certains postes aux binationaux a mis Merieme hors d’elle. « On nous sélectionne comme si on était du bétail. » Saudade déplore aussi les « micro-insultes », ou « micro-invalidations ».
Comme quand, sous couvert de compliment, « on te rappelle que tu es une exception » : ce « j’aime pas les Noirs mais toi je t’aime bien » entendu pendant toute son enfance dans la campagne où Saudade a grandi, ou les « faut arrêter avec les couleurs, on est juste humains » prononcé par son voisin pourtant « de gauche CSP+ ». « [Pour lui]c’est ce mélange permanent de petites agressions qui nous fait mourir à petit feu. »
Aya coorganise ces temps-ci des ateliers d’autodéfense antiraciste et féministe. « J’y entends des bouts de récits de violences de la part des personnes qui viennent, explique la jeune femme. J’ai accumulé une sorte de stress vicariant. Et depuis le 9 juin, j’ai l’impression qu’il n’y a plus d’endroits où se reposer. » Beaucoup de parents s’inquiètent également pour l’avenir de leurs enfants, « qui vivent le racisme dans les établissements scolaires, notamment ceux privés et ruraux ». D’autant plus que les réponses de l’institution ne sont pas toujours à la hauteur, rapporte Aya.
Plus que jamais, Saudade ressent ce « stress racial » qui, élection après élection, gagne les corps racisés. « On est tout le temps stressés. On fait face à des ennemis politiques qui prennent de plus en plus de poids, mais en plus, on a des personnes censées être nos alliés mais qui sont soit maladroits, soit incompétents. La droite est réactionnaire, la gauche toujours coloniale. »
L’assistant d’éducation essaye de combattre l’impuissance. « Ma thérapie, c’est de continuer à voir des gens racisés, à parler de tout, mais ça ne nous aide pas forcément à dormir le soir. » Le jeune homme a le sentiment que ces politiques leur « volent » leur temps, ne serait-ce qu’en imposant cet agenda.
Le milieu militant aussi mis en cause
Née en France « de parents algériens colonisés, d’une terre colonisée », Sihem raconte aussi avoir réalisé au cours de ces trois dernières semaines que ses désagréments physiques n’étaient pas uniquement liés à une extrême droite prête à ravir le pouvoir. « Elle est là depuis très longtemps. » Et de citer les remarques racistes subies depuis l’enfance ou le racisme au travail qui lui a causé une grosse perte de poids.
Dans le cadre professionnel, Aya fuit les discussions politiques pour se protéger, Sihem essaie au contraire de provoquer un électrochoc auprès de ses collègues muet·tes sur ces législatives. En réunion d’équipe, elle lâche ainsi, en tant que binationale : « On va voir si je serai encore là la semaine prochaine. »
Mais le groupe d’ami·es est unanime : jamais un antiracisme sérieux n’a été mis à l’agenda politique. Sihem impute d’ailleurs son surplus d’inconfort à certaines interactions et à certains comportements de personnes blanches dans le milieu militant, qui craignent être les prochaines cibles de l’extrême droite. « Dans des assemblées, certaines m’ont dit partager mon ressenti mais comment peux-tu partager mon ressenti de personne qui subit le racisme ? Ça fait vingt ans qu’on essaye de militer avec eux, qu’on essaye de leur dire que le racisme doit être au centre de la lutte mais ils restent dans la posture ! On n’a pas besoin de cet antiracisme de banderoles. »
Et la réponse à gauche, « à côté de la plaque », inquiète tout autant le groupe d’ami·es, lassé de devoir faire front commun sans contreparties, comme l’a aussi exprimé la journaliste Nora Hamadi le 2 juillet à Mediapart. Et Sihem de réagir : « Je n’étais pas là quand le Nouveau Front populaire est venu faire du porte-à-porte ici. Heureusement, car je les aurais envoyés balader. On ne les voit jamais en temps normal ! »
La jeune femme a aussi fait un burn-out militant. « Tu te dis, si je ne porte pas la question du racisme au centre, personne ne va le faire. Donc, tu surcharges et tu exploses. »
Chacun·e diverge sur la stratégie à adopter : Merieme essaye de porter la parole des personnes racisées dans tous les espaces militants qu’elle fréquente, y compris en tant que mère d’un enfant autiste. Au contraire, Sihem croit plus que jamais en « la puissance des marges » et a cessé de courir derrière ces « mouvements blancs hégémoniques », une manière de s’économiser.
Ne pas « courber l’échine »
Aya opte pour la « méthode » d’Adèle Haenel. Elle se lève et « se casse » des réunions politiques lorsqu’elle ne s’y sent pas « en sécurité » et durant lesquelles elle sait qu’on ne lui fera jamais de place. « Je mets déjà mon énergie à essayer de survivre dans ce monde-là », juge la trentenaire.
Tatiana est encore plus « radicale, au sens de prendre le problème à la racine ». Elle considère qu’il faut arrêter cette « mascarade démocratique et ses chantages à répétition » et ne plus s’appuyer sur le seul outil du vote, tant la règle est « viciée ». Elle préfère prendre ce temps pour se renforcer sur les thématiques antiracistes et les imposer dans les milieux militants, « sans courber l’échine devant les personnes blanches sous couvert qu’elles auraient à nous apprendre et à nous expliquer quoi penser et comment agir ».
La militante n’a pas digéré le « paternalisme » de certain·es à gauche qui « font la leçon » aux personnes vivant dans ce qu’elle nomme les « quartiers politique de la ville » pour leur enjoindre de voter, au seul motif que leur vie serait pire sous le RN, « sans même questionner ce qu’elle est déjà au quotidien face au racisme systémique de ce pays et de ses structures ».
Pour traverser cette période d’angoisse, Merieme conseille les « films à l’eau de rose » du catalogue de Netflix. Son amie Sihem, plutôt que des séances chez le psy « trop coûteuses », consomme des mangas à haute dose, One Piece, Hunter × Hunter, mais aussi Demon Slayers. Elle avoue mener une propagande acharnée pour convaincre ses camarades de s’y convertir. Aya, qui a « repris les Disney », fait la moue, moyennement convaincue. Sihem dégaine un argument imparable. « À la fin, ce sont les méchants qui perdent. »
Faïza Zerouala
https://www.mediapart.fr/journal/france/070724/face-au-rn-l-angoisse-physique-des-personnes-racisees
.
Les commentaires récents