La manière dont les conflits armés sont représentés depuis des décennies dans l’imaginaire occidental, notamment à travers le cinéma, pourrait en partie expliquer le racisme latent qui s’est manifesté dans certains commentaires au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Deux poids, deux mesures. Voilà ce qui frappe lorsqu’on compare le traitement politique et médiatique de la guerre en Ukraine – et plus spécifiquement, mais pas seulement, celui de l’exode massif que ce conflit engendre – au traitement (ou au non-traitement) des multiples crises qui ont touché de manière similaire les pays africains ces dernières décennies.
Pensons, par exemple, aux déclarations de Charlie D’Agata, l’envoyé spécial de la chaîne CBS News, le 25 février : « Ce n’est pas un endroit […] comme l’Irak ou l’Afghanistan […]. Kiev est une ville relativement civilisée », disait-il pour souligner ce que les images tournées en Ukraine avaient de particulièrement choquant. La guerre serait donc « anormale » en Occident, « normale » ailleurs.
Déclarations ahurissantes
Prenons un peu de recul : comment la représentation de la guerre a-t-elle pu jouer sur les imaginaires au point de conduire à des déclarations aussi ahurissantes ?
DANS LA VRAIE VIE, AUCUNE MUSIQUE N’ACCOMPAGNE LES BOMBARDEMENTS OU L’EXODE DES CIVILS
Revenons, par exemple, au discours du président Volodymyr Zelensky devant le Congrès des États-Unis, le 16 mars. J’ai été frappée d’entendre de la musique accompagner les images de destruction de la ville de Kharkiv pour illustrer ce que les civils ukrainiens vivent au quotidien.
Comme si nous avions besoin, pour voir la réalité (l’horreur de la guerre), d’utiliser les codes de la fiction (l’habillage sonore et musical). Comme si nous étions incapables de saisir ce qu’est réellement la guerre quand ce que nous en percevons dans la réalité ne ressemble pas suffisamment à l’image que nous nous en forgeons à travers la fiction.
Dans la vraie vie, aucune musique n’accompagne les bombardements ou l’exode des civils. Pourtant, les images de la guerre nous semblent plus réalistes et plus touchantes quand elles se rapprochent de celles que nous voyons au cinéma ou à la télévision, musique incluse.
Étrange retournement, qui souligne la complexité de l’articulation entre la fiction et la réalité, et son importance dans notre perception des événements.
L’ENNEMI RUSSE MET EN ŒUVRE LE MAL AVEC INTELLIGENCE, L’HOMME AFRICAIN, AVEC SAUVAGERIE
Or non seulement les Occidentaux ne voient pas, ou ne veulent pas voir, les images de la guerre sur le continent africain, mais, en plus, ce qu’ils voient est bien souvent passé au crible de la fiction – souvent, des grosses productions américaines. Dans ces représentations, la guerre « là-bas » est par essence sauvage, barbare, non civilisée, au point qu’elle rendra sauvage, voire fou, le soldat occidental qui y participera.
Celui-ci en reviendra souvent brisé, inapte à la vie en société, c’est-à-dire, justement, à la vie « civilisée ». Autant l’ennemi russe se caractérise par l’intelligence avec laquelle il met en œuvre le Mal (c’était encore le cas récemment dans Black Widow ou dans le dernier James Bond), autant, chez l’homme africain, le Mal se manifeste par sa sauvagerie – par exemple dans Beast of No Nation ou dans La Chute du faucon noir.
Stéréotypes dominants
Et lorsque la guerre est donnée à voir sur le continent européen, c’est un autre ailleurs qui se dessine : celui de l’ « avant », celui du siècle ou des siècles précédents. Les Occidentaux n’ont donc pas construit d’imaginaire de la guerre compatible avec leurs sociétés dites « civilisées » (ça, c’est un autre débat !) actuelles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Emmanuel Macron a utilisé le terme de guerre pour parler de la pandémie de Covid-19 : la guerre, la vraie, semblait inimaginable à l’époque…
Il y a donc un cercle vicieux entre la réalité et la fiction. La fiction reprend des stéréotypes dominants dans la réalité, en l’occurrence racistes. Ce faisant, elle agit en retour sur notre perception de la réalité et donc sur ce qui, réellement, advient (ici, la mobilisation des Occidentaux face à cette tragédie qu’est la guerre). Ce jeu, comme bien d’autres, ce sont les Africains qui en font les frais.
Beaucoup d’Irakiens se reconnaissant à la fois dans la tragédie vécue par les Ukrainiens victimes de l’invasion russe et dans le calvaire de la population russe qui paie le prix de la politique de Moscou.
Des Irakiens manifestent pour dénoncer la hausse des prix des denrées alimentaires de base dans la ville de Nasiriyah, dans la province de Dhi Qar, dans le sud du pays, le 9 mars 2022. Asaad Niazi/AFP
On la compare tantôt à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, tantôt à l’invasion irakienne du Koweït en 1990. Dans le premier cas, il s’agit de mettre en parallèle deux moments charnières de l’histoire géopolitique du XXIe siècle jusqu’ici, chacun initié par l’une des deux grandes puissances qui se sont opposées tout au long de la guerre froide : Washington d’une part, Moscou de l’autre. Dans le second cas, de rapprocher deux situations où un pays plus grand se lance à la conquête d’un voisin plus petit dont il juge l’existence, en tant que nation indépendante, artificielle et qu’il souhaite annexer au nom d’une histoire commune mythifiée. L’invasion russe de l’Ukraine depuis le 24 février dernier aurait ainsi de quoi susciter l’intérêt des Irakiens au vu de la symbolique qu’elle charrie, d’autant que Bagdad vient tout juste de s’acquitter de sa dette de guerre envers le Koweït – 52 milliards de dollars –, soit plus de trente ans après l’offensive irakienne.
Les perceptions exprimées par les Irakiens dans leur diversité témoignent de projections et de connexions liées à leur propre histoire, tragique aussi. Ainsi que l’écrit l’un des rédacteurs de la plateforme d’analyse Iraqi Thoughts dans un tweet datant du 28 février : « Les Irakiens sont dans la position unique de pouvoir faire preuve d’empathie avec à la fois le peuple d’Ukraine qui a été envahi par une armée étrangère et le peuple de Russie qui doit faire face à des sanctions économiques paralysantes dues aux transgressions de son leader. » L’embargo économique imposé par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’Irak dans les années 90 s’est traduit par un coût humain – des centaines de milliers de morts – et économique exorbitant.
Officiellement, Bagdad n’a ni condamné la guerre en Ukraine ni pris parti, forcé à une position de neutralité étant donné ses liens avec les États-Unis d’un côté, et de manière moins forte avec la Russie de l’autre. De ce fait, à l’instar de Téhéran et de Pékin, le pays a choisi l’abstention lors du vote historique à l’Assemblée générale des Nations unies qui s’est tenu le 2 mars dernier et par lequel 141 États ont condamné l’invasion russe. « Il n’y a pas de réelle réflexion autour de la position russe, surtout du fait que le credo politique est désormais fondé sur les intérêts. Ce n’est pas comme à l’époque de Saddam Hussein où tout était basé sur la volonté d’un individu. Aujourd’hui il y a une position d’État, malgré les tentatives de certaines parties de la contrôler, résume l’analyste irakien Ihsan al-Shammari. Mais de toute manière, la Russie est moins influente dans les affaires politiques irakiennes que d’autres acteurs, si ce n’est indirectement par rapport aux alliés de l’Iran. »
Sentiment d’injustice
Historiquement, Moscou et Bagdad peuvent se targuer d’une relation solide, notamment sur le plan militaire. « À l’époque de Saddam Hussein, les Russes lui ont fourni des équipements de pointe, en particulier des chars dans sa guerre Iran-Irak, sans parler des armes légères et moyennes de l’armée irakienne, majoritairement de fabrication russe, souligne le commentateur politique Mohammad al-Waëli. La relation militaire s’est poursuivie après 2003 et a atteint son apogée au cours du deuxième mandat de Nouri el-Maliki lorsqu’il a voulu reconstruire une armée de l’air pratiquement inexistante, mais que les États-Unis traînaient des pieds pour livrer les F-16 que l’Irak avait commandés. »
En revanche, les liens avec l’Ukraine sont plutôt d’ordre culturel et éducatif, puisque dans le sillage de la chute de Saddam Hussein en 2003, nombre d’Irakiens sont allés étudier en Ukraine, notamment dans le domaine médical. Cependant, « les troupes ukrainiennes faisaient partie des forces de coalition qui ont envahi l’Irak. Alors que ces troupes ne sont pas spécialement connues pour avoir commis des crimes contre les citoyens irakiens, reste qu’elles ont appuyé les États-Unis qui, eux, en ont commis », nuance M. Waëli. À quoi s’ajoute également un sentiment d’injustice lié au traitement des étudiants étrangers empêchés dans un premier temps de traverser la frontière polonaise à l’approche de l’envahisseur et du décalage entre l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens aujourd’hui, qui contraste avec les images encore vives des centaines de Kurdes irakiens empêchés d’entrer sur le territoire polonais à la fin de l’année dernière et dont beaucoup sont morts à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
OLJ / Soulayma MARDAM BEY, le 12 mars 2022 à 00h00
L’invasion russe de son voisin le 24 février dernier constitue un véritable choc géopolitique, à l’image de l’invasion américaine de l’Irak il y a près de 20 ans. Des tournants remettant en question à deux décennies d’intervalle deux postures érigées en dogmes : celle de l’interventionnisme, puis du désengagement occidental... au profit d’autres acteurs aux ambitions tout aussi impériales.
Des marines couvrant la tête de la statue de Saddam Hussein d’un drapeau américain, avant de le remplacer par celui de la République irakienne, et de mettre à bas le monument à l’aide d’un câble. 9 avril 2003. Patrick Baz/AFP
Ça leur est arrivé comme ça, du jour au lendemain, clouées au pilori par leurs anciens fans. Pour une phrase jetée de manière spontanée devant un public londonien en liesse. Car outre-Atlantique, dans leur pays, le moment est grave. On ne plaisante pas avec les symboles ; surtout quand vient l’heure du ralliement autour de la bannière étoilée. Depuis plus d’un an, dans le sillage du 11-Septembre, Washington mène une « guerre contre la terreur », guidée par un messianisme américain opposant le camp du « bien » – le sien – au camp d’un « mal » indéfinissable.
Or, en ce 10 mars 2003, un peu plus d’une semaine avant l’invasion de l’Irak, la chanteuse de l’illustre groupe de musique country Dixie Chicks, Natalie Maines, lance à la foule qui l’acclame « Nous ne voulons pas de cette guerre, de cette violence. Et nous avons honte que le président des États-Unis soit du Texas », en référence au locataire républicain de la Maison-Blanche de l’époque, George W. Bush. Ni une ni deux, les réactions à domicile ne se font pas attendre. De Denver à Nashville, les stations de radio sont inondées d’appels à la déprogrammation. Les supporters conservateurs du groupe, très nombreux, accusent le coup et traitent leurs idoles d’hier de traîtresses ou encore d’« anges de Saddam ».
Dans l’Amérique de Bush Jr., la majorité de la population se prononce ainsi en faveur de l’odyssée martiale qui se prépare. 58 % selon un sondage CNN/USA Today/Gallup datant du 14-15 mars 2003, soit de quelques jours avant l’agression US de l’Irak. Un chiffre qui grimpe à 71 % une fois la campagne de bombardements enclenchée. La psychose suscitée par le 11-Septembre est toujours là, prégnante, obsédante. Le spectacle ahurissant d’un effondrement sonnant la sortie d’une ère, dix ans après la victoire idéologique des États-Unis sur l’ennemi soviétique.
Fin de l’insouciance mais pas de l’hybris. Au contraire. Le nouveau siècle débute par la célébration mortifère du « choc des civilisations », offrant aux néoconservateurs au pouvoir une opportunité en or d’imposer leur agenda. Celui d’un Oncle Sam qui n’hésite pas à renforcer son hégémonie par la force pour diffuser son idéologie aux quatre coins du monde. Animés par un impératif jugé « moral » mais aussi sécuritaire, convaincus que les « démocraties » ne se font pas la guerre. Saddam Hussein, dictateur sanguinaire mégalomane et paranoïaque, est un alibi de poids. Ses faits d’armes sont nombreux, trop nombreux pour que la liste soit exhaustive. Et l’embargo imposé par la communauté internationale tout au long des années 90 lui a permis d’endosser le costume du héros arabe qui résiste à l’impérialisme occidental, qui tient tête à Washington à coup de sorties menaçantes.
OLJ / Soulayma MARDAM BEY, le 25 mars 2022 à 00h00
La guerre est revenue en Europe. Tous ceux nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pensaient ne jamais la revoir sur notre continent, tant s’était installée l’idée qu’elle était désormais réservée aux contrées exotiques, comme au temps de la guerre froide.
Les bombardements de l’Otan sur la Serbie, déjà digérés et mis au compte d’une désintégration malheureuse d’un pays multiethnique, n’étaient qu’un lointain souvenir. Non seulement la guerre est de retour, mais nul ne peut prévoir sa durée, son extension et l’importance des dégâts physiques et humains qu’elle occasionnera.
On crût que le siècle avait commencé avec le 11 septembre 2001 et s’était construit autour de la « lutte mondiale contre le terrorisme » prônée par Bush Junior et à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Jusqu’à ce que le piteux retrait d’Afghanistan, puis l’annonce de la fin de l’opération Barkhane viennent nous signifier que le temps des expéditions guerrières en pays lointains destinées à remodeler le monde, imposer la démocratie et reconstruire des États sonnent la fin de la partie.
Car c’est de tout autre chose dont il s’agit en Ukraine. La Russie envahit un pays limitrophe sous des prétextes fallacieux de conflit de voisinage habillés sous un récit historique irréel et dont les moyens employés pour le résoudre apparaissent à l’évidence comme contre-productifs et disproportionnés.
Il s’agirait, à en croire Moscou, d’une volonté de neutraliser l’Ukraine, de la désarmer et de la dénazifier et en outre de protéger des populations russophones d’une menace de génocide. C’est en réalité une guerre menée à l’Otan, bien décidée à ne pas intervenir, l’ayant fait savoir et donnant de fait une autorisation implicite à l’intervention, et préparant les pires conditions de sa réalisation.
Car depuis plus d’un an les livraisons d’armes efficaces – missiles Javelin antichars, Stinger anti-aériens, drones turcs Bayraktar – se multiplient ainsi que des déploiement de troupes dans les pays de l’Otan limitrophes. Tout a été mis en œuvre pour que cette expédition tourne au fiasco et affaiblisse durablement l’agresseur.
Il appartiendra aux historiens de définir le contexte qui a pu pousser Poutine à s’engager dans cette aventure, mais le cadre sécuritaire tel qu’il se développait depuis des années pouvait à juste titre l’inquiéter, notamment l’extension de l’Otan par vagues successives au pays de son voisinage proche et l’éventualité d’y inclure l’Ukraine dont la Constitution avait été modifiée à cet effet dès 2019.
Mesures qui aux yeux des Russes ne pouvaient que saper la sécurité mutuelle. Le Président Macron qui s’entretient régulièrement avec Poutine déclare que «l’objectif géopolitique de la Russie aujourd’hui n’est clairement pas l’Ukraine, mais de clarifier les règles de cohabitation avec l’OTAN et l’UE » et d’ajouter qu’il n’y aura pas de « de sécurité pour l’Europe s’il n’y a pas de sécurité pour la Russie. »
À cela s’ajoute des causes plus lointaines quant à la façon dont le démantèlement de l’Union soviétique s’est opéré, à coups de prédation et d’humiliation, jamais digérés. Mais ces recherches de causes ne peuvent en aucun justifier l’ampleur des moyens guerriers déployés et des crimes de guerre commis.
Trois semaines après le début de l’invasion, le bilan est catastrophique pour la Russie. Il est difficile de dire avant que la paix ne soit revenue si les objectifs de Poutine sont atteints puisqu’ils n’ont jamais été définis avec précision.
Mais on peut en définir des contours possibles selon la réalité militaire qui se dégagera sur le terrain. Au maximum, la Russie impose une fédération en signant des « pactes d’amitié » avec des régimes fantoches d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie et de Géorgie, dessaisis de souveraineté en matière de défense et d’alliance, soit une interdiction d’adhérer à l’Otan ou à l’Union européenne.
Objectif peut crédible, car supposant une guerre longue et victorieuse que la Russie ne semble pouvoir supporter. On peut imaginer une position de repli autour d’un changement de régime acceptant des conditions sécuritaires assorties de gains territoriaux (bordure de la mer noire, statut du Donbass). Ou encore un régime maintenu et acceptant une forme de neutralité.
L’armée ukrainienne ne pourra pas résister des mois à la force de feu russe. Puis il faudra négocier le retrait en bon ordre des troupes d’occupation. Il est peu probable que les Russes ne laissent pas sur place des troupes et des bases militaires.
Quel que soit la suite des événements, le bilan est déjà catastrophique pour l’Ukraine en terme de destructions et de vie humaines. Il faudra des années et beaucoup de solidarité pour reconstruire. Côté russe, les pertes sont considérables, 10 000 selon l’Otan, 14 000 selon Zelensky, ce qui en trois semaines est considérable et témoigne d’une résistance acharnée. Mais le coût diplomatique et économique est sans commune mesure. À défaut d’une victoire éclair rapide, ces coûts s’accumulent.
Sur le plan diplomatique, la Russie se trouve isolée et propulsée au statut d’État-voyou et se verra imposer des années de purgatoire avant de regagner la « communauté internationale ». Cela ne peut qu’alimenter le projet du type « Sommet pour la démocratie » réunis par les États-Unis et rassemblant 110 pays en décembre dernier, déjà envisagé par Bill Clinton, et dont l’objectif constituerait de fait une ONU bis, entre gens raisonnables.
L’Union européenne divisée sur de nombreuses questions a su faire front commun de façon unanime et prendre des sanctions dont l’efficacité reste à voir mais qui de fait exclut la Russie des grands mécanismes de la mondialisation.
Cette guerre a fait apparaître la complexité de l’interdépendance économique et technologique qui s’est construite à bas bruit depuis plusieurs décennies et révèle brutalement que tout flux peut également être une arme. L’UE a pris conscience qu’elle avait construite sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie à un degré tel qu’elle ne peut pas prendre des sanctions dans ce domaine et devra attendre des années avant de pouvoir s’autonomiser. Elle a par contre gagné en attractivité mais se trouve dans l’incapacité de répondre positivement aux demandes, tant les procédures d’adhésion sont lourdes, longues et compliquées.
La Russie paiera très fort les mesures économique, financières et technologiques prises à son encontre et mettra des années avant de les surmonter et de s’y adapter. Surtout, elle devra se jeter, affaiblie dans les bras de la Chine qui n’attend que cela et qui ne lui jusqu’à présent accordé qu’un soutien timide, et pourra à défaut de jouer le rôle de négociateur ou d’arbitre être en capacité d’exercer un pouvoir d’influence.
Sur le plan sécuritaire, la situation semble encore pire pour la Russie. Son intervention a resserré les membres de l’Alliance atlantique et encouragé son élargissement. La Suède et la Finlande veulent la rejoindre.
L’Allemagne annonce vouloir doubler son budget militaire. Bref, tous les indicateurs d’une relance de la militarisation sont au vert, évidemment au pire moment pour la Russie qui s’essoufflera à suivre.
La Russie devrait méditer les leçons de tous ces États autoritaires qui se sont lancés dans des aventures extérieures. Cela a souvent mal tourné pour eux. La Révolution des œillets au Portugal est née de l’échec de l’aventure coloniale. Les généraux argentins ont chuté sur la défaite des Malouines. Les colonels grecs d’avoir voulu guerroyer avec les Turcs. Milosevic est tombé quand ses généraux sont revenus d’un Kosovo qu’ils avaient dû abandonner. Le retour des troupes russes au pays pourrait provoquer un séisme politique en Russie.
Cette guerre générera un monde plus surarmé et plus instable. Elle doit vite cesser. Plus elle durera plus les conséquences en seront lourdes. Il faut donc l’arrêter au plus vite. Mais dès à présent elle a marqué le siècle qui s’annonce. Il est assez clair que l’Europe et la Russie en seront les grands perdants et le paieront par un effacement relatif de la scène mondiale. Les protagonistes lointains, la Chine et les États-Unis échapperont à ses conséquences.
Alors les choses sérieuses pourront commencer. Les États-Unis et la Chine s’imposeront comme pôles principaux de la planète écartant tout autre candidat sérieux. Ils leur appartiendra de choisir leur mode relationnel : un condominium partagé des affaires du monde, comme cela s’était esquissé dans la première décennie du siècle, où l’affrontement dont la montée aux extrêmes à l’ère nucléaire ne laisse que le choix de mourir en premier ou en second. Mais une certitude s’impose, le XXIème siècle a vraiment commencé.
Michel Rogalski, Directeur de la revue Recherches internationales
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
Reste-t-il encore des oiseaux à contempler Dans le ciel d’Ukraine, Y entend-on toujours leur chant ? Trouvent-ils encore Des arbres pour les inviter, Des branches où se cacher ? Ont-ils encore des nids Pour s’abriter En ce pays détruit ? Ont-ils toujours le goût d’ouvrir leurs ailes Pour s’élever dans la gloire des matins ? Ont-ils à cœur de prophétiser pour l’homme N’osant plus lever les yeux Vers le soleil ? La mésange bleue aux couleurs de la joie, Que peut-elle bien comprendre À ces forteresses noires Trouant la paix du ciel ? Que signifie pour elle cette sombre pluie De monstres métalliques Semant partout la terreur et la désolation ? Quelle est donc cette folie S’emparant soudain de milliers d’hommes Voulant rivaliser avec l’éclair, Avec l’orage ? Ne voient-ils pas maintenant la mort de tous côtés, Nos oiseaux, Volent-ils encore vers leur naissance ? Sont-ils toujours complices du vent, Hôtes familiers des jardins en fleurs, Sauront-ils encore cette année Qu’il existe un printemps ? C’est pourtant au fond des cœurs Que battent toujours leurs ailes Aux couleurs de l’espérance : Dans leur douce fragilité, Humble et victorieuse, Le vulnérable talisman
JEAN LAVOUE 14 mars 2022
En cette heure sombre, où nous assistons à l'invasion non provoquée et injustifiée de l'Ukraine par la Russie ainsi qu'à des campagnes massives de désinformation et de manipulation de l'information, il est essentiel de séparer les mensonges - inventés pour justifier ce qui ne peut l'être - des faits.
Ce qui est un fait c'est que la Russie, une grande puissance nucléaire, a attaqué et envahi un pays voisin pacifique et démocratique, qui ne l'a ni menacé, ni provoqué. En outre, le président Poutine menace de représailles tout autre État qui viendrait au secours du peuple ukrainien. Un tel usage de la force et de la coercition n'a pas sa place au 21e siècle.
Ce que fait Vladimir Poutine n'est pas seulement une grave violation du droit international, c'est une violation des principes fondamentaux de la coexistence humaine. Avec son choix de ramener la guerre en Europe, nous assistons au retour de la "loi de la jungle" où la force fait loi. Sa cible n'est pas seulement l'Ukraine, mais la sécurité de l'Europe et l'ensemble de l'ordre international fondé sur des règles, basé sur le système des Nations unies et le droit international.
Son agression prend des vies innocentes et foule aux pieds le désir des gens de vivre en paix. Des cibles civiles sont frappées, violant clairement le droit humanitaire international, forçant les gens à fuir. Nous voyons une catastrophe humanitaire se développer. Pendant des mois, nous avons déployé des efforts sans précédent pour parvenir à une solution diplomatique. Mais Poutine a menti à tous ceux qui l'ont rencontré, en prétendant être intéressé par une solution pacifique. Au lieu de cela, il a opté pour une invasion à grande échelle, une guerre totale.
La Russie doit cesser immédiatement ses opérations militaires et se retirer sans condition de tout le territoire de l'Ukraine. Il en va de même pour le Belarus, qui doit immédiatement cesser de participer à cette agression et respecter ses obligations internationales. L'Union européenne est unie pour offrir un soutien déterminé à l'Ukraine et à son peuple. C'est une question de vie ou de mort. Je prépare un paquet d'urgence pour soutenir les forces armées ukrainiennes dans leur combat.
En réponse, la communauté internationale va maintenant opter pour un isolement complet de la Russie, afin de tenir Poutine pour responsable de cette agression. Nous sanctionnons ceux qui financent la guerre, en paralysant le système bancaire russe et son accès aux marchés internationaux.
L'UE et ses partenaires ont déjà imposé des sanctions massives à la Russie, qui visent ses dirigeants et ses élites ainsi que des secteurs stratégiques de l'économie dirigée par le Kremlin. L'objectif n'est pas de nuire au peuple russe, mais d'affaiblir la capacité du Kremlin à financer cette guerre injuste. Pour ce faire, nous agissons en étroite collaboration avec nos partenaires et alliés - les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, le Japon, la Corée du Sud et l'Australie. De nombreux pays font blocdans le monde entier pour protéger l'intégrité territoriale et la souveraineté de l'Ukraine. Nous sommes ensemble du bon côté de l'histoire face à l'épouvantable agression de la Russie contre un pays libre et souverain.
Pour justifier ses crimes, le Kremlin et ses partisans se sont engagés dans une campagne de désinformation massive, qui a commencé déjà il y a plusieurs semaines. Les médias d'État russes et leur écosystème ont colportémassivement des contre-vérités sur les réseaux sociaux dans le but de tromper et de manipuler les opinions publiques.
Les propagandistes du Kremlin qualifient leur agression d'"opération spéciale", mais cet euphémisme cynique ne peut cacher le fait que nous assistons à une véritable invasion de l'Ukraine, dans le but d'écraser sa liberté, son gouvernement légitime et ses structures démocratiques. Qualifier le gouvernement de Kiev de "néo-nazi" et de "russophobe" n'a aucun sens : toutes les manifestations de nazisme sont interdites en Ukraine. Dans l'Ukraine moderne, les candidats d'extrême droite sont un phénomène marginal bénéficiant d'un soutien minimal, qui ne leur permet même pas de passer la barre permettant d'entrer au parlement. Le gouvernement ukrainien n'a pas isolé le Donbas et il n'a pas interdit l'utilisation de la langue et de la culture russes. Donetsk et Louhansk ne sont pas des républiques, ce sont des régions ukrainiennes contrôlées par des groupements séparatistes armés et soutenus par la Russie.
Nous le savons - et de nombreux Russes le savent. Des manifestations courageuses ont eu lieu dans les villes de Russie depuis le début de l'invasion, exigeant la fin de l'agression contre une nation voisine pacifique. Nous entendons leurs voix et saluons le courage dont ils font preuve en s'exprimant. Nous voyons également de nombreuses personnalités publiques russes protester contre cette invasion insensée.
Je continue à travailler avec nos partenaires du monde entier pour assurer une réaction conjointe de toute la communauté internationale contre le comportement du Kremlin. Le 25 février, seule la Russie a opposé son veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur l'agression contre l'Ukraine, la Chine, l'Inde et les Émirats arabes unis s'étant abstenus. Partout dans le monde, les pays condamnent l'action de la Russie, et à l'Assemblée générale, l'ensemble de la communauté internationale doit unir ses forces et contribuer à mettre fin à l'agression militaire de la Russie en adoptant la résolution correspondante des Nations unies.
Nous connaissons trop bien les conséquences de la guerre. Nous avons connu les souffrances de civils innocents au cours des deux guerres mondiales et des guerres qui ont suivi, en Europe et au Moyen-Orient. Nous savons pourquoi il est si important de lutter pour la paix. En fait, le principe fondateur du projet de l'Union européenne est de renforcer la coopération dans la recherche de la paix, de la coexistence et de la prospérité, et nous l'avons fait au cours des dernières décennies en agissant comme une force de consolidation de la paix et non comme un acteur agressif. Nous sommes les principaux soutiens des personnes souffrant de conflits partout dans le monde, nous travaillons pour construire et aider, pas pour détruire.
Avec cette guerre contre l'Ukraine, le monde ne sera plus jamais le même. C'est maintenant, plus que jamais, le moment pour les sociétés et les alliances de se rassembler pour bâtir notre avenir sur la confiance, la justice et la liberté. C'est le moment de se lever et de s'exprimer. La force ne fait pas le droit. Cela n'a jamais été le cas. Et cela ne le sera jamais.
*Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et Vice-Président de la Commission Européenne.
Il a connu Vladimir Poutine et Valérie Pécresse dans leur jeunesse, s'est inflitré à l'ENA, a été approché par la DGSI, côtoie Hanouna... Sergueï Jirnov, ex-espion du KGB, se raconte.
Devant les médias français, Sergueï Jirnov partage vobhologie de Vladimir Poutine.
En un instant, il se redresse comme un chien truffier qui vient de renifler un champignon. Son regard nous lâche pour s'aimanter sur le quadragénaire à la mine patibulaire qui vient d'entrer dans le café. "DGSI", assène-t-il. Devant notre air incrédule, Sergueï Jirnov poursuit : "Les grands espions français du ministère de l'Intérieur". Ni une, ni deux, notre interlocuteur prend ses affaires et nous propose de changer de restaurant. Comme dans le Bureau des légendes, nous voilà déguerpir à toute vitesse en regardant discrètement derrière nous avant d'entrer dans la brasserie voisine.
L'homme s'y connaît en espionnage, il a été agent du KGB pendant huit ans, avant de démissionner, puis d'immigrer en France, en 2001. Après un embrouillamini bureaucratique dont l'administration a le secret, il a fini par obtenir le statut de réfugié politique. Pense-t-il vraiment être surveillé 21 ans plus tard ou est-ce une petite mise en scène ? Avec ces professionnels de la manipulation, on ne peut être sûr de rien. Mais le transfuge semble sincèrement préoccupé derrière ses grandes lunettes : "On a fixé le rendez-vous sur mon portable. Et avec tous mes passages dans les médias..."
"Valoche" Pécresse
Sergueï Jirnov fonctionne un peu comme une cassette audio. Face A : un charisme ultra-sympathique, sublimé par un sourire chaleureux et un argot français maîtrisé à la perfection, qui peut l'amener à évoquer avec causticité "les Amerloques" ou "Valoche", c'est-à-dire Valérie Pécresse, croisée à l'ambassade de France à Moscou puis à l'ENA. L'agent de renseignement y fut admis en tant qu'étudiant étranger en 1991-1992. Dans le plus grand secret, il faisait profiter les militaires soviétiques de notes sur ses camarades, mais à l'époque, il semblait si affable que personne ne songea à le soupçonner, même quand il vint en cours de sport vêtu d'un t-shirt barré de la mention "KGB".
Face B : une propension à la méfiance et un attrait important pour des raisonnements qu'un béotien qualifierait facilement de "tordus". Lui préfère invoquer dans un sourire "l'esprit analytique des espions". On peut comprendre son inquiétude, ses ex-collègues des services russes auraient tenté plusieurs fois de l'intimider, voire de l'empoisonner, quand il a refusé de réintégrer leurs rangs, relate-t-il dans L'Eclaireur (Nimrod), l'autobiographie passionnante qu'il vient de publier. Désormais, il imagine vite le pire derrière des évènements en apparence anodins. Il nous raconte que des Russes auraient tenté de le tuer "deux fois" depuis qu'il est en France, dont la seconde en lui donnant rendez-vous via une journaliste dans des locaux de Russia Today et de Sputnik : "Si j'entrais dans le bâtiment, c'était comme Khashoggi, je ne ressortais pas et j'étais embarqué dans le coffre d'une voiture". L'ex-agent de renseignement affirme encore éviter par-dessus-tout "les organisations franco-russes", un "nid d'espions". Parole d'expert.
Chroniqueur chez Hanouna
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le jeune sexagénaire - il fait quinze ans de moins - a changé de dimension médiatique. On le consulte comme la Pythie avant les guerres grecques. Le Figaro, RTL, Le Point, RMC, Télé 7 Jours... Tout le monde s'arrache cet ancien du KGB au français exquis, qui parle si clairement d'enjeux compliqués. Touche pas à mon poste, l'émission de Cyril Hanouna sur C8, l'invite tous les soirs, ou presque. Au point que le présentateur-homme d'affaires lui a proposé un poste de chroniqueur rémunéré, qu'il hésite encore à accepter. Une notoriété qui le protège des représailles, estime Jirnov : "Bien sûr, les Russes peuvent toujours me tuer, mais maintenant que je suis un peu connu, cela ferait du bruit. Encore plus que Skripal".
Surtout, le transfuge prend là une revanche éclatante. Car Sergueï Jirnov ne le cache pas, il a mal vécu d'être resté sous les radars pendant tant d'années, lui qui a quitté sa patrie sans plan B. "Moi qui suis une mine d'informations, on ne m'a jamais rien demandé", regrette-t-il. Ce reproche s'applique moins aux médias qu'aux services secrets, qui l'ont toujours ignoré. Une affirmation pas tout à fait vraie, puisque l'espion nous raconte dans le même temps que la DST - ancêtre de la DGSI - l'a "débriefé" comme il se doit au moment de sa demande d'asile. "Je ne leur ai pas donné ce qu'ils voulaient", raconte le réfugié, on devine qu'il n'a pas souhaité balancer ses collègues russes espions "illégaux" en France. "Sur l'ENA, ils m'ont dit : "Vous nous avez baladés". Ils n'étaient pas contents", ajoute-t-il. Aucune proposition de collaboration ne s'en est suivie.
"La DGSI l'a reniflé"
Depuis, notre espion, qui rêvait d'un poste d'interprète à la DGSE ou d'un rôle de consultant extérieur dans un service de l'Etat, en parallèle d'une place de professeur en géopolitique, peine à décolérer : "Les services secrets français sont nuls. On pense avoir affaire à de grands joueurs d'échecs mais ils sont juste arrogants. Ils négligent toutes les sources qu'ils possèdent sur leur territoire. Regardez, moi, on ne m'a jamais rien demandé, alors que j'ai fait l'ENA, et que j'ai un degré d'expertise que personne n'a". Le vétéran du KGB a probablement souffert du passage au second plan du dossier russe dans les priorités stratégiques françaises, à compter des années 1990. Sans doute aussi que son profil d'ex-"illégal" sentait le souffre. De fait, même les énarques de sa promo ont souvent snobé leur ancien camarade. Valérie Pécresse, avec qui il conversait, dit-il, quand elle était députée, l'a sèchement rembarré quand il l'a félicitée pour sa nomination comme ministre, en 2007. "Nous vous prions de ne plus chercher à prendre contact ni avec Madame la ministre, ni avec son entourage", lui a répondu son directeur de cabinet, un courriel retranscrit dans L'Eclaireur. "Elysée, Matignon, Quai d'Orsay, Défense, on ne m'a jamais rien proposé, malgré quelques rendez-vous", soupire Jirnov, qui garde quelques correspondants dans les ministères, dont il préfère taire le nom. Pendant toutes ces années, il a gagné sa vie dans le privé : "Les entreprises sont friandes de consultants qui connaissent le monde de l'espionnage".
Contacté, un ancien membre d'un service secret français nous indique que l'intéressé a en réalité été approché par le ministère de l'Intérieur, sans suite : "La DGSI l'a reniflé un temps et a jugé qu'il n'était pas intéressant ou trop instable". Un "russologue" réputé estime par ailleurs que son profil peut être facilement considéré comme suspect : "Ma conviction profonde, c'est qu'on ne quitte jamais le KGB, donc ce n'est pas un profil en qui j'aurais confiance".
Poutine, un "sous-fifre"
Difficile pourtant de contester l'intérêt de son parcours pour les "services" : Serguei Jirnov fait partie de ceux qui ont croisé Vladimir Poutine dans sa première vie. "Insignifiant, un petit sous-fifre à la carrière ratée", détaille sévèrement l'ex-espion au sujet de son ancien camarade, côtoyé au KGB dans les années 1980 et 1990. Dans L'Eclaireur,il raconte ses quatre interactions drolatiques avec celui qui était loin de laisser percevoir qu'il deviendrait l'homme fort du pays le plus étendu du monde. La première est la plus saisissante : pendant les JO de Moscou en 1980, Jirnov, qui parle déjà très bien la langue de Molière, doit répondre aux appels téléphoniques de la délégation francophone. Parce qu'il a conversé plus de deux heures avec un Français, l'étudiant est convoqué derechef par un jeune agent du KGB. S'en suit un interrogatoire crispant mené par le jeune capitaine Vladimir Vladimirovitch Poutine. "Votre parlotte de trois heures avec un ressortissant d'un pays du bloc agressif de l'Otan a été enregistrée et, en ce moment, elle est en train d'être traduite. S'il y a un écart, ne serait-ce que d'un millimètre, entre ce que vous me dites ici et ce que vont me donner les interprètes, croyez-moi, vous ne serez pas près de m'oublier", menace le futur chef d'Etat. La discussion s'arrête lorsque le francophile indique connaître le petit-fils de Brejnev. Zélé mais pas téméraire, Poutine.
Devant les médias français, Sergueï Jirnov partage volontiers sa connaissance du pouvoir russe, mais aussi de la psychologie de Vladimir Poutine, qu'il a étonnamment "outé", le 24 février, chez Cyril Hanouna, en lui prêtant une relation ancienne avec le violoncelliste Sergueï Roldouguine. "Poutine est un homosexuel refoulé", persiste-t-il devant nous, avant de lister des "indices" qui, mis bout à bout par un esprit "analytique" (sic), prendraient tout leur sens. Et de nous citer... le goût de Poutine pour le "sambo", un type de lutte qui suppose un "corps à corps" entre les compétiteurs, les nuits passées chez Roldouguine, racontées par l'actuel président russe dans Première personne, un ouvrage d'entretiens publié en 2000, le mariage annulé à la dernière minute par sa première fiancée ou encore le baiser qu'il a déposé sur le ventre d'un garçonnet, au Kremlin en 2006. Inutile de dire que l'espion ne nous a pas convaincu sur ce point.
Plan machiavélique contre l'Armée rouge
Il paraît bien plus affûté dans sa description du stratège Poutine, animal politique atteint d'un "délire de grandeur" et qui sait pour autant mieux que personne humer les faiblesses occidentales : "Il joue sur la peur des Occidentaux d'un conflit généralisé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il se dit "Ils vont tout faire pour éviter ça". Selon lui, son ex-camarade ne respecte que les dirigeants autoritaires, à savoir Xi Jinping, Recep Tayyip Erdogan et Ramzan Kadyrov, le patron de la Tchétchénie. Pour se renseigner sur les intentions du personnage, Jirnov affirme correspondre avec un général du SVR, qui l'a contacté anonymement. Depuis quelques semaines, les deux hommes conversent en direct sur YouTube, et il arriverait au mystérieux militaire de livrer des informations sur des opérations en cours.
Cette semaine, notre chroniqueur prend son courage à deux mains et interpelle vivement le président russe au sujet de la crise en Ukraine.
OK, je vais pas y aller par quatre chemins : Poutine, tu vas t’asseoir bien gentiment, et écouter ce que j’ai à te dire. D’ailleurs tu sais quoi ? Moi aussi je vais m’asseoir bien gentiment, et écouter ce que tu as à me dire. On va s’écouter, tour à tour, sans s’énerver. C’est ça, une conversation constructive. Surtout, pas d’escalade.
J’ai comme l’impression que tu veux qu’on durcisse le ton, Poutine. Pas de problème. On peut le durcir. Si en revanche tu ne veux pas qu’on le durcisse, dis-le nous : on peut aussi ne pas le durcir. Ça nous arrangerait, même.
Alors comme ça tu déploies tes troupes aux portes de l’Europe occidentale ? Tu utilises la force militaire pour pressuriser l’Otan ? Et tu crois qu’on va se laisser faire ? Tu nous prends pour des faibles, Poutine ? (Je précise que ce ne sont pas des questions rhétoriques destinées à t’intimider : ce sont de vraies questions que nous nous posons. N’hésite pas à y répondre, si tu le veux bien. Mais pas d’obligation. Et si tu as des questions à nous poser, pose-les nous : on se fera un plaisir d’y répondre.)
Ne cherche pas à tester nos limites
Je crois que tu n’as pas bien compris à qui tu as affaire, Poutine. Tu as affaire à la France. Une puissance nucléaire, membre du commandement intégré de la plus redoutable des alliances militaires. On préfère le rappeler, parce que souvent les gens ont l’air de ne pas en avoir conscience. Le problème vient sans doute de nous : nous communiquons mal sur notre force. Nous manquons de confiance en nous. Nous le savons et nous sommes en train de travailler là-dessus.
As-tu la moindre idée, Poutine, de ce que pourrait être notre réponse si tu décidais d’envahir l’Ukraine ? Comment crois-tu qu’on va réagir si tu mets en péril la stabilité européenne ? Si tu as des suggestions, on aimerait vraiment que tu les partages avec nous, parce que de notre côté on est à court d’idées
Quoi qu’il en soit, Poutine, une chose est sûre : fais très attention à ce que tu fais. Ne cherche pas à tester nos limites. On t’en supplie. Ça ne nous arrange pas du tout en ce moment. Nous sommes en pleine campagne électorale. L’Union européenne est très divisée. Et si tu as en tête de profiter de ces divisions pour nous dominer, sois sûr d’une chose : tu le regretteras. Certes tu nous écraseras sans difficulté tant nous sommes faibles et timorés, mais une fois que tu domineras la planète, que feras-tu ? Ne te sentiras-tu pas seul au sommet du monde ? Il est probable qu’alors tu fasses une dépression et que tu te rendes compte, finalement, qu’avoir un adversaire donnait un sens à ta vie.
Comme personne ne veut en arriver à de telles extrémités, en tout cas chez nous, voilà ce qu’il va se passer, Poutine : on va négocier. Et on va le faire à notre façon. C’est-à-dire qu’on va céder sur toutes tes demandes sans obtenir de contrepartie. La France est une démocratie, et ses valeurs sont claires : jamais, au grand jamais, elle ne cédera devant une dictature totalitaire. Ce qui tombe bien, puisqu’on ne considère pas la Russie comme une dictature totalitaire. On vous voit plutôt comme une sorte de système politique hybride, difficile à définir, quelque part entre le régime électoral et le régime autoritaire. Car nous avons le sens de la nuance.
Pour finir, Poutine, passe un message à ton grand pote Xi Jinping : dis-lui qu’une fois qu’on en aura terminé avec toi, on aura aussi deux mots à lui dire. Et ces deux mots sont : merci beaucoup.
L’invasion de l’Ukraine ravive une mémoire douloureuse en Irak
Beaucoup d’Irakiens se reconnaissant à la fois dans la tragédie vécue par les Ukrainiens victimes de l’invasion russe et dans le calvaire de la population russe qui paie le prix de la politique de Moscou.
Des Irakiens manifestent pour dénoncer la hausse des prix des denrées alimentaires de base dans la ville de Nasiriyah, dans la province de Dhi Qar, dans le sud du pays, le 9 mars 2022. Asaad Niazi/AFP
On la compare tantôt à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, tantôt à l’invasion irakienne du Koweït en 1990. Dans le premier cas, il s’agit de mettre en parallèle deux moments charnières de l’histoire géopolitique du XXIe siècle jusqu’ici, chacun initié par l’une des deux grandes puissances qui se sont opposées tout au long de la guerre froide : Washington d’une part, Moscou de l’autre. Dans le second cas, de rapprocher deux situations où un pays plus grand se lance à la conquête d’un voisin plus petit dont il juge l’existence, en tant que nation indépendante, artificielle et qu’il souhaite annexer au nom d’une histoire commune mythifiée. L’invasion russe de l’Ukraine depuis le 24 février dernier aurait ainsi de quoi susciter l’intérêt des Irakiens au vu de la symbolique qu’elle charrie, d’autant que Bagdad vient tout juste de s’acquitter de sa dette de guerre envers le Koweït – 52 milliards de dollars –, soit plus de trente ans après l’offensive irakienne.
Les perceptions exprimées par les Irakiens dans leur diversité témoignent de projections et de connexions liées à leur propre histoire, tragique aussi. Ainsi que l’écrit l’un des rédacteurs de la plateforme d’analyse Iraqi Thoughts dans un tweet datant du 28 février : « Les Irakiens sont dans la position unique de pouvoir faire preuve d’empathie avec à la fois le peuple d’Ukraine qui a été envahi par une armée étrangère et le peuple de Russie qui doit faire face à des sanctions économiques paralysantes dues aux transgressions de son leader. » L’embargo économique imposé par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’Irak dans les années 90 s’est traduit par un coût humain – des centaines de milliers de morts – et économique exorbitant.
L'édito de Issa GORAIEB
Le matin des comédiens
Officiellement, Bagdad n’a ni condamné la guerre en Ukraine ni pris parti, forcé à une position de neutralité étant donné ses liens avec les États-Unis d’un côté, et de manière moins forte avec la Russie de l’autre. De ce fait, à l’instar de Téhéran et de Pékin, le pays a choisi l’abstention lors du vote historique à l’Assemblée générale des Nations unies qui s’est tenu le 2 mars dernier et par lequel 141 États ont condamné l’invasion russe. « Il n’y a pas de réelle réflexion autour de la position russe, surtout du fait que le credo politique est désormais fondé sur les intérêts. Ce n’est pas comme à l’époque de Saddam Hussein où tout était basé sur la volonté d’un individu. Aujourd’hui il y a une position d’État, malgré les tentatives de certaines parties de la contrôler, résume l’analyste irakien Ihsan al-Shammari. Mais de toute manière, la Russie est moins influente dans les affaires politiques irakiennes que d’autres acteurs, si ce n’est indirectement par rapport aux alliés de l’Iran. »
Sentiment d’injustice
Historiquement, Moscou et Bagdad peuvent se targuer d’une relation solide, notamment sur le plan militaire. « À l’époque de Saddam Hussein, les Russes lui ont fourni des équipements de pointe, en particulier des chars dans sa guerre Iran-Irak, sans parler des armes légères et moyennes de l’armée irakienne, majoritairement de fabrication russe, souligne le commentateur politique Mohammad al-Waëli. La relation militaire s’est poursuivie après 2003 et a atteint son apogée au cours du deuxième mandat de Nouri el-Maliki lorsqu’il a voulu reconstruire une armée de l’air pratiquement inexistante, mais que les États-Unis traînaient des pieds pour livrer les F-16 que l’Irak avait commandés. »
En revanche, les liens avec l’Ukraine sont plutôt d’ordre culturel et éducatif, puisque dans le sillage de la chute de Saddam Hussein en 2003, nombre d’Irakiens sont allés étudier en Ukraine, notamment dans le domaine médical. Cependant, « les troupes ukrainiennes faisaient partie des forces de coalition qui ont envahi l’Irak. Alors que ces troupes ne sont pas spécialement connues pour avoir commis des crimes contre les citoyens irakiens, reste qu’elles ont appuyé les États-Unis qui, eux, en ont commis », nuance M. Waëli. À quoi s’ajoute également un sentiment d’injustice lié au traitement des étudiants étrangers empêchés dans un premier temps de traverser la frontière polonaise à l’approche de l’envahisseur et du décalage entre l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens aujourd’hui, qui contraste avec les images encore vives des centaines de Kurdes irakiens empêchés d’entrer sur le territoire polonais à la fin de l’année dernière et dont beaucoup sont morts à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
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Au tout début du mois, dans les rues du quartier de Jadriya à Bagdad, des panneaux d’affichage ont mis à l’honneur le président russe Vladimir Poutine dont le visage a partagé durant quelques jours l’espace public avec ceux omniprésents des combattants et des commandants de milices chiites proches de la République islamique. Une directive de sécurité a toutefois rapidement ordonné l’interdiction de telles images célébrées auparavant par la chaîne Telegram Sabreen News, liée aux factions irakiennes précitées. « Ces forces ne soutiennent pas la Russie en soi, mais la regardent sous un angle antiaméricain et voient tout ce qui est dirigé contre l’influence américaine dans le monde comme une évolution favorable, surtout qu’elles croient que les États-Unis ont causé la crise et sont disposés à sacrifier la paix en Ukraine pour saper la Russie, tout comme ils sacrifieraient la situation sécuritaire en Irak et interviendraient de manière hostile pour contrer l’Iran », souligne Mohammad al-Waëli, qui insiste sur la pluralité des facettes relatives aux positions liées à la guerre en Ukraine, en dépit de la neutralité officielle de Bagdad.
Insécurité alimentaire
Ainsi, si les forces politiques proches de Washington dans le pays s’alignent sans surprise sur sa vision et condamnent sans ambages l’invasion russe, les représentants kurdes « alors qu’ils constituent des alliés traditionnels des États-Unis, ont réaffirmé leur relation avec la Russie », note le spécialiste. Le vice-président du Parlement de la région autonome du Kurdistan, Hemn Hawrami, s’est ainsi rendu le 20 février à Moscou – alors que les tensions entre la Russie et l’Occident relatives à l’invasion prochaine de l’Ukraine étaient à leur comble – où il s’est entretenu avec des membres de la Douma (chambre basse) et a discuté du renforcement de leurs relations. Interrogé par le média kurde irakien Rudaw, l’ambassadeur de Russie en Irak Elbrus Kutrashev a affirmé le 28 février dernier que Moscou avait investi jusqu’à 14 milliards de dollars en Irak et dans la région du Kurdistan, principalement dans le secteur de l’énergie. « En termes d’énergie, les grandes compagnies pétrolières russes comme Lukoil et Rosneft ont investi sur le marché irakien de l’or noir, même avant 2003, et continuent de le faire », rappelle M. Waëli. « En ce qui concerne le gaz, la coupure des gazoducs russes vers l’Europe obligera les pays européens à rechercher des alternatives énergétiques ou à importer du gaz d’autres pays, ce qui entraînera une hausse des prix du brut et des produits pétroliers ainsi que du gaz en général, et dans ce cas l’Irak jouera le rôle de bénéficiaire en tant que l’un des pays exportateurs », commente pour sa part l’expert en affaires économiques Malaz al-Amine.
Autre enjeu pour l’Irak comme pour la région, la sécurité alimentaire, d’autant que selon un rapport publié par l’ONG NRC en décembre 2021, l’insécurité alimentaire menace aujourd’hui une famille sur deux dans les régions irakiennes touchées par la sécheresse. D’après l’International Grains Council, Moscou fournit environ 10 % du blé mondial, tandis que l’Ukraine en produit 4 %. S’il l’Irak est moins dépendant que d’autres pays du Moyen-Orient, « il sera affecté par la montée des prix à l’échelle mondiale », note Malaz al-Amine. Des manifestations ont d’ailleurs déjà éclaté dans le sud du pays contre une hausse des denrées alimentaires attribuée par les autorités à la guerre en Ukraine.
OLJ / Soulayma MARDAM BEY, le 12 mars 2022 à 00h00
Alors qu'une vague de sanctions internationales s'intensifie contre la Russie, la Chine s'est gardé de condamner l'invasion de l'Ukraine. Le ministre chinois des Affaires étrangères a néanmoins assuré, lundi 7 mars, que son pays était "disposé" à participer "le moment venu" à une médiation internationale pour mettre fin à la guerre.
L'amitié entre les deux peuples [russe et chinois] est solide comme un roc et les perspectives de coopération future sont immenses", a assuré lundi 7 mars le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, lors de sa conférence de presse annuelle en marge de la session parlementaire. Il a par ailleurs estimé que Pékin et Moscou "contribuent" à la paix et à la stabilité dans le monde.
Attachée à son partenariat avec Moscou, la Chine s'est abstenue de condamner l'intervention russe en Ukraine, se refusant même à parler "d'invasion", alors qu'une vague de sanctions internationales s'intensifie contre la Russie après son invasion de l'Ukraine.
"La Chine et la Russie, toutes deux membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, sont [...] les partenaires stratégiques les plus importants l'un pour l'autre."
Le chef de la diplomatie chinoise a par ailleurs indiqué que son pays était "disposé" à jouer un rôle dans la crise ukrainienne, notamment en participant "le moment venu" à une médiation internationale pour mettre fin à la guerre. Pékin va également envoyer de l'aide humanitaire en Ukraine, a ajouté Wang Yi.
Reçu en grande pompe à Pékin pour les Jeux olympiques d'hiver, le président russe Vladimir Poutine a assuré en février dernier que l'amitié sino-russe est un "exemple de relation digne, où chacun aide et soutient l'autre dans son développement".
La Chine est depuis 12 ans le premier partenaire commercial de Moscou, selon le ministère chinois du Commerce. La Russie fournit à la Chine 16 % de son pétrole, et le gaz naturel russe représente 5 % de la consommation chinoise, très loin des exportations de Moscou vers l'Europe.
La Chine à "l'heure du choix"
L'attitude de la Chine vis-à-vis du conflit a été critiquée dans plusieurs pays.
Le Premier ministre australien Scott Morrison a estimé lundi 7 mars que la Chine se trouvait à "l'heure du choix", exhortant Pékin à mettre fin à son soutien politique et économique tacite à la guerre : "Aucun pays n'aurait de plus grand impact en ce moment sur l'agression violente de la Russie envers l'Ukraine que la Chine". Il avait auparavant accusé Pékin de jeter "une bouée de sauvetage" au régime de Vladimir Poutine en accroissant ses achats à Moscou.
De son côté, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a plaidé, dans le quotidien espagnol El Mundo, pour que la Chine joue un rôle de médiateur, estimant qu'il "n'y a pas d'alternative".
Parallèlement, le Premier ministre israélien Naftali Bennett a entamé une médiation, rencontrant samedi 5 mars à Moscou Vladimir Poutine tout en échangeant avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Naftali Bennett a estimé que ses efforts étaient "un devoir moral" même s'il y avait peu de chances de réussite.
Selon les autorités ukrainiennes, une troisième session de négociations directes avec les Russes devait se dérouler lundi 7 mars.
Mais les chances de parvenir à des progrès paraissent infimes, Vladimir Poutine ayant prévenu que le dialogue avec Kiev ne serait possible que si "toutes les exigences russes" étaient acceptées, notamment un statut "neutre et non-nucléaire" pour l'Ukraine et sa "démilitarisation obligatoire".
« Des méthodes dignes de la Gestapo » : le massacre du 17 octobre 1961 »
Ce jour-là et les jours qui ont précédé et suivi, à Paris, plusieurs centaines d’Algériens ont été humiliés, tabassés, torturés, tués, jetés dans la Seine. A travers ses archives, « L’Obs » revient sur ce massacre longtemps occulté.
Photo prise en octobre 1961 des cars de police ayant escorté les bus qui ont emmené des Algériens arrêtés lors de la manifestation pacifique, organisée à Paris le 17 octobre 1961, au centre de tri du Palais des Sports. (- / AFP)
Le 17 octobre 1961, dans les derniers mois de la guerre d’Algérie, la répression policière contre des immigrés algériens a fait plusieurs centaines de morts au cœur de Paris. Venus en famille, en costume du dimanche, près de 30 000 Algériens (ils étaient 150 000 à vivre à Paris) manifestaient pacifiquement contre le couvre-feu qui leur était spécifiquement imposé par le préfet de police Maurice Papon. Ce massacre, point d’orgue d’une répression accrue dont ils étaient l’objet depuis de nombreuses semaines, a été occulté pendant trente ans. Officiellement, il y a eu trois morts, dont un Français. Il faudra attendre plus de deux décennies pour que le grand public connaisse la vérité sur cet événement. Les tabassages, les tortures, les humiliations, les parcages, les assassinats et enfin les corps jetés dans la Seine.
Pourtant, ce drame a eu de nombreux témoins. Dès les lendemains de cette nuit sanglante, des journalistes ont recueilli des témoignages accablants. « France-Observateur », l’hebdomadaire de gauche dont « l’Obs » est l’héritier,fait partie des titres qui racontent « en horreur, l’inimaginable ». Sous les plumes, entre autres, des résistants et anti-colonialistes Claude Bourdet et Gilles Martinet, il dénonce la censure et les saisies. A l’occasion du 60e anniversaire de cette brutale répression, nous nous sommes plongés dans ces archives, et dans celles du successeur de « France Observateur », « le Nouvel Observateur » fondé en 1964, qui raconteront la genèse d’un massacre, le long silence de l’Etat, les difficultés pour la presse de découvrir la vérité, et la bataille pour la reconnaissance de ce qui a été.
A Puteaux, des manifestants algériens le 17 octobre 1961.
Claude Bourdet et Gilles Martinet
En 1961, « France Observateur » est un hebdomadaire qui n’a cessé de combattre les politiques algériennes des gouvernements successifs. Claude Bourdet, qui a connu avenue Foch les interrogatoires de la police nazie puis la déportation à Buchenwald, avait dès 1951 − trois ans avant le début de la guerre d’Algérie − dénoncé les méthodes « dignes de la Gestapo» de la police et de l’armée françaises, contre les militants nationalistes algériensen France. Car la guerre se joue aussi en métropole. Sur les directives du Premier ministre, Michel Debré, les manifestations des Algériens, résolument indépendantistes, sont interdites. De Gaulle, au pouvoir, veut affaiblir le FLN en France comme en Algérie, avant les négociations d’Evian. Répression policière, irruptions dans les bidonvilles où vivent nombre d’immigrés, humiliations et pratiques racistes… Tout est permis sur les Arabes considérés à tort ou à raison comme des militants du FLN.
C’est dans ce contexte que, le 19 octobre 1961, Claude Bourdet et son camarade de lutte contre les Allemands, Gilles Martinet, tous deux cofondateurs du Parti socialiste unifié (PSU), publient un article intitulé« Pourquoi ils manifestent ». Ils écrivent : « Depuis des mois, personne n’a pu dire la vérité sur la façon dont les Algériens sont traités en France, sur ce qui se passe dans les commissariats et au camp de Vincennes. » Ils évoquent les saisies et « l’étouffement de toute espèce de voix libre ».
Cet article ne mentionne pas encore la manifestation qui a été réprimée dans le sang deux jours plus tôt. Mais il décrit le contexte d’une sortie d’une guerre, à six mois de l’indépendance de l’Algérie, où la violence est à son paroxysme en métropole : la frange radicalisée du FLN reprend ses attaques contre les policiers français qui répliquent par une répression qui va crescendo, et à partir du mois d’août, l’OAS lance une série d’attentats. Il ne fait aucun doute pour eux que les « partisans de cette répression à outrance » sont des « adversaires de la paix » et visent à saboter les négociations en cours.
Ils rappellent dans cet article que depuis 1956, « on a arrêté, déporté, liquidé d’une manière ou d’une autre les cadres les plus éprouvés, les plus raisonnables des Algériens de France, et en particulier les cadres syndicaux ». On le saura des décennies plus tard : la répression du 17 octobre 1961 n’est pas isolée. Elle est le point d’orgue d’une séquence de plusieurs semaines de terreur coloniale.
Ils exhortent le gouvernement à autoriser les manifestations pacifiques des Algériens, à mettre fin aux arrestations arbitraires, aux « interrogatoires scandaleux et aux inimaginables violences » pour que les « actions terroristes » du côté algérien s’arrêtent, « n’ayant plus de raison d’être ».
« Aucun Français ne peut plus ignorer ça ! »
Ce n’est que dans l’édition suivante, celle du 26 octobre, que figurent plusieurs articles consacrés à l’événement lui-même et quelques témoignages encore imprécis. Les rescapés commencent à parler. Les journalistes à qui on avait refusé le droit de visiter les « centres de triage » de Vincennes et du Palais des Sports dans lesquels des Algériens ont été parqués, vont interroger les familles et certaines victimes qui viennent à peine d’être relâchées. On attend la libération d’autres. Ils sont ouvriers de l’industrie automobile, employés d’entreprises de travaux publics. Nombreux habitent les bidonvilles de Nanterre. « Le Monde » cité par « France Observateur » relate qu’à Argenteuil, deux cadavres de Nord-Africains ont été « retirés de la Seine, les mains et les jambes liées avec des fils électriques », et que la responsabilité incomberait à la police. « France Observateur » recueille les témoignages de gardiens de la paix, anciens résistants, choqués, bouleversés, venus spontanément raconter : « Les flaques de sang du boulevard Bonne-Nouvelle, les Musulmans couchés sur le pavé de Courbevoie ou de Nanterre, n’ont été que les signes tragiques d’une situation plus ancienne, qui restait enfouie dans l’obscurité où se cachent la plupart des hontes sociales, mais que les manifestations FLN ont révélées », lit-on dans l’hebdomadaire sous le titre : « Aucun Français ne peut plus ignorer ça ! »
France Observateur du 26 octobre 1961
France Observateur du 26 octobre 1961
« La chasse à l’homme qui s’est instaurée dans la région parisienne, ce n’est même pas la chasse au FLN. C’est la chasse à l’Arabe − qu’il soit tunisien, marocain ou algérien – c’est le racisme, à la fois sans honneur et sans efficacité », lit-on dans un éditorial.
Descentes dans les bidonvilles
Le journal s’interroge sur les faits : « Est-il vrai que certains commissariats de police parisiens sont devenus des lieux comparables aux locaux de la police d’Alger, du temps de Massu? Est-il vrai que le bilan de la répression policière de la semaine dernière s’élèverait à 25 morts ? Est-il vrai que, depuis plusieurs semaines, la police met sur le compte des règlements de comptes FLN-MNA des disparitions d’Algériens qui lui sont imputables ? » La version officielle s’en tient à trois morts dans une opération de maintien de l’ordre, un bilan relativisé par le contexte de la guerre avec le FLN.
Une femme habitant un bidonville raconte à la journaliste de « France Observateur » que les hommes n’ont pas tant répondu à l’appel du FLN à manifester, qu’agi avant tout parce « qu’ils n’en peuvent plus ».« Depuis leur arrivée en France, ils vivent dans des conditions inimaginables. Dix pour cent seulement des familles disposent d’un logement décent… Et puis en quittant l’Algérie, ils croyaient en toute sincérité que les “Français de France”, ce n’est pas pareil à ceux de chez eux », dit-elle. La journaliste raconte : « Tous ont des voisins partis en savates pour aller acheter un kilo de sel chez l’épicier du coin et qui ne sont plus revenus. » Les journalistes de « France Observateur », ne se contentent pas de raconter cette journée d’horreur, ils disent aussi la misère de ces travailleurs immigrés qui subissent racisme, perquisitions, descentes et humiliations. Certains habitants de ces ghettos inscrivent sur leur porte un rudimentaire « Maroc », espérant ainsi ne pas être la cible des policiers et de leurs supplétifs.
Silence de Papon
Le 27 octobre, lors d’une séance extraordinaire du conseil municipal de Paris, Claude Bourdet − qui est aussi conseiller municipal − interroge le préfet de police Maurice Papon sur ses méthodes et demande une commission d’enquête municipale. En vain. Le 2 novembre, « France Observateur » reproduit les principaux extraits de son intervention et les questions posées : « Est-il vrai que la radio dans les cars de police a annoncé dix morts parmi les forces de l’ordre, ce qui a dû exciter au plus haut point l’ensemble des policiers ? Est-il vrai qu’une grande partie des balles ont été tirées à bout portant ? Est-il vrai que dans la cour d’isolement de la Cité, une cinquantaine de manifestants arrêtés dans les alentours de Saint-Michel sont morts ? On parle de cent cinquante corps retirés de la Seine entre Paris et Rouen, est-ce vrai ou non ? »
Le préfet de police ne dément rien. Mais il ne répond à aucune question. Pour lui, la police parisienne a fait ce qu’elle devait faire. Il défend les restrictions de liberté qu’il avait imposées aux Algériens deux semaines avant cette manifestation, et se vante d’avoir ainsi fait baisser le nombre des attentats et des actions du FLN. « France Observateur » appellera cela « les silences de M.Papon. »
France Observateur du 2 novembre 1961
Suivront deux décennies d’indifférence et d’oubli. Les premières indignations ont été muselées par le pouvoir. Le premier récit détaillé, écrit par la journaliste Paulette Péju, « Ratonnades à Paris » édité par François Maspero, a été saisi chez l’imprimeur. Le film de l’ancien résistant Jacques Panijel, « Octobre à Paris », a été également saisi dès sa première projection en mars 1962. Les voix de gauche ne sont pas si nombreuses, et la majeure partie de l’opinion publique ne se sent pas concernée.
Jean-Luc Einaudi, le héros moral
Il faudra attendre le début des années Mitterrand pour que l’on se saisisse de nouveaude l’histoire occultée de ces ratonnades. Les mouvements antiracistes sont les premiers à en diffuser une version encore parcellaire, à faire rejaillir les souvenirs des victimes. Puis c’est le tour de certains milieux intellectuels. « Libération » publie un dossier choc en 1980, titré : « Il y a 19 ans : un massacre raciste en plein Paris ». Didier Daenincks écrit son roman « Meurtres pour mémoire » (Gallimard) en 1983, dont l’action se situe en octobre 1961. Michel Levine publie en 1985 « les Ratonnades d’octobre » (Ramsay) qui livre une chronologie des événements. Les échos sont encore faibles, mais un mouvement pour la reconnaissance de ce drame naît. C’est la publication du livre de Jean-Luc Einaudi en 1991, « la Bataille de Paris » (Seuil), qui fait enfin entrer les événements du 17 octobre 1961 dans l’histoire écrite.
Jean-Luc Einaudi n’est pas un historien. Simple citoyen, il accumule depuis 1986 les dates, les lieux, les noms des victimes, ceux des témoins, les lieux du drame, les descriptions des violences policières, les déclarations des protagonistes… Uniquement des faits. En octobre 1991, il revient sur son enquête dans une interview au « Nouvel Observateur ». Il raconte : « Maurice Papon savait que, au pont de Clichy, des policiers tiraient sur des Algériens avant de les jeter dans la Seine. A la porte de Versailles, un contrôleur général, adjoint direct de Papon, assistait au massacre de la “haie d’honneur” [lors de cette journée, 6 000 Algériens sont conduits au Palais des Sports. A leur descente des cars, les Algériens passent sous une “haie d’honneur” formée par les policiers, et sont tabassés à coups de pied dans le ventre et à coups de matraque. Certains mourront de leurs blessures. NDLR]. Maurice Papon a non seulement tout couvert, mais il a félicité la police. Ce jour-là, Maurice Papon était le chef des assassins. »
Photo prise en octobre 1961 des cars de police ayant escorté les bus qui ont emmené des Algériens arrêtés lors de la manifestation pacifique, organisée à Paris le 17 octobre 1961, au centre de tri du Palais des Sports.
Il raconte encore l’obstruction de l’Etat : « Gaston Defferre avait demandé une commission d’enquête parlementaire ; Roger Frey, ministre de l’Intérieur, a refusé. Quant au général de Gaulle… il s’est tu. Sauf pour dire que c’était “secondaire mais inacceptable”. Il a décidé de couvrir. » Quant au bilan, Jean-Luc Einaudi évoque 200 victimes, « un chiffre minimum ».
« Crimes contre l’humanité » pour Vidal Naquet
La question des responsabilités politiques, celle de Maurice Papon en particulier, commence à être posée lors du procès de ce dernier en 1997. Alors ministre du Budget, il est jugé pour son concours actif dans la déportation entre 1942 et 1944 de plus d’un millier de juifs de Bordeaux à Drancy. Jean-Luc Einaudi est appelé à témoigner dans le cadre de l’examen de la personnalité de l’ancien préfet de police. Pour la première fois, la justice entend les faits qui se sont déroulés le 17 octobre 1961. Dans une interview au « Nouvel Observateur » en octobre 1997, l’historien Pierre Vidal-Naquet, ancien secrétaire du comité Audin, qui parla de « pogrom anti-algérien à Paris », estime que les deux événements ne sont pas juridiquement liés, mais qu’ils « éclairent psychologiquement et moralement la personnalité d’un homme ».
Il y regrette que Maurice Papon ne soit pas poursuivi pour la « ratonnade » du 17 octobre 1961, un « crime contre l’humanité » qui devrait être jugé comme tel. Du fait des lois d’amnistie qui ont suivi la fin de la guerre d’Algérie, toutes les plaintes ont été abandonnées.
Un bilan impossible à établir
Benjamin Stora, alors un de rares historiens français à travailler sur la guerre d’Algérie et le fait colonial, et qui s’est attardé longuement dans ses travaux sur le 17 octobre 1961, rappelle dans une interview au « Nouvel Observateur » en octobre 2001, qu’il sera difficile d’établir le nombre précis de victimes. « Beaucoup de militants arrêtés cette nuit-là ont “disparu”, c’est-à-dire qu’ils ont été transférés en Algérie. Et d’autres, jetés à la Seine, s’en sont sortis et sont restés cachés. » Il précise alors : « La nuit même, nous avons trois chiffres : 38 morts selon le rapport commandé par Chevènement [en 1998], 48 selon un autre demandé par Guigou, 98 selon nos recherches. Nos chiffres ont été établis grâce à l’Institut médico-légal, la Cimade, les archives de la police et celles du FLN. Après cette nuit-là, et les gigantesques rafles qui ont suivi, Jean-Luc Einaudi décompte une centaine de morts algériens exécutés entre octobre et décembre. Donc, en tout, en trois mois, nous avons environ 300 morts. Un massacre à Paris. »
Le 17 octobre 2020, lors de la commémoration du 17 octobre 1961.
L’historien, qui s’est investi dans le travail de mémoire et s’est impliqué dans l’association Au nom de la mémoire créée par des enfants de victimes, estime que cet événement est « une date symbole, capitale, de l’immigration » pour les descendants des victimes et des immigrés en général. Pour eux, le 17 octobre 1961 « est l’acte de naissance de l’immigration dans son double aspect, répression et participation ». Leur besoin d’une reconnaissance officielle est « une façon de rester fidèles aux pères de l’Indépendance, à leurs pères. Comme des retrouvailles. Et de se sentir Français, de combattre l’injustice. De rester fidèles là aussi aux idéaux de la République ».
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