Le président ukrainien a limogé tous les responsables des centres de recrutement, face à des critiques de plus en plus nombreuses sur le fonctionnement de l’armée.
Kyiv (Ukraine).– « À la guerre comme à la guerre. » L’expression n’aurait pas pu être plus représentative des premiers mois de l’invasion russe en Ukraine, quand les troupes étaient aux portes de Kyiv et que les bombes pleuvaient sur le pays entier. Le 24 février, il fallait s’organiser vite, quitte à donner des armes dans la rue aux dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui se pressaient devant les bureaux de recrutement militaires.
Un an et demi plus tard, les candidats sont moins nombreux. « Ceux qui voulaient se battre sont déjà sur le front », souffle Iouri, un gradé dont le prénom a été changé car il n’est pas autorisé à parler. La contre-offensive éreintante lancée début juin par l’Ukraine pour libérer ses territoires occupés fait beaucoup de blessés et de morts. Les chiffres sont tenus secrets par l’état-major ukrainien pour éviter de communiquer les pertes à l’ennemi.
Sur le front, la contre-offensive patine. Face aux lignes défensives construites depuis des mois par les Russes, les troupes ukrainiennes ont revendiqué le 16 août quelques gains à l’est et au sud. À l’est, la bataille pour Bakhmout continue de faire rage. La ligne de front se stabilise depuis quelques mois, et permet au sein de la société ukrainienne et du commandement une réflexion sur l’organisation de cette nouvelle armée qui compterait jusqu’à 1,5 million de soldats.
En bruit de fond, de nombreux activistes et militaires commencent à questionner le fonctionnement opaque et parfois arbitraire de cette institution. En janvier déjà, une affaire de détournement de fonds destinés à la nourriture des soldats avait ébranlé le ministère de la défense. Plusieurs officiels avaient été limogés.
Face aux accusations de corruption, Volodymyr Zelensky tente de donner des gages à l’opinion publique. L’ex-comédien a ainsi annoncé vendredi 11 août le renvoi de tous les responsables régionaux des bureaux de recrutement, remplacés par des soldats blessés qui ne peuvent plus combattre.
« Le système devrait être dirigé par des personnes qui savent ce qu’est la guerre, et qui savent que le cynisme et la corruption pendant la guerre relèvent de la haute trahison », a déclaré le président ukrainien. Près de 112 procédures pénales ont été ouvertes contre 33 suspects dans des centres de recrutement.
5 000 dollars pour échapper à l’armée
Depuis des mois, des dizaines de cas de corruption pour échapper au service ont été rapportés par la presse ukrainienne et les parquets locaux. À Odessa, le chef du bureau régional, Yevhen Borisov, est poursuivi pour enrichissement illégal et abandon de poste. Il encourt jusqu’à dix ans de prison. Il aurait acheté en décembre 2022 une villa en Espagne pour 4,4 millions d’euros, bien au-delà de ses revenus déclarés.
Selon l’enquête, le militaire prenait jusqu’à 5 000 euros par tête en échange de faux certificats médicaux d’exemption au service. Une personne peut éviter la mobilisation pour des raisons de santé, si elle a trois enfants ou si elle aide un proche en situation de handicap. Les conditions ont été durcies en juin, il faut désormais prouver qu’on est le seul proche à s’occuper de la personne.
« La décision de Zelensky sur le recrutement arrive trop tard. C’est une décision populiste et rapide pour contenter l’opinion », confie Vladislav à Mediapart par téléphone. Ce militaire, dont le prénom a été changé, a travaillé plusieurs mois dans un centre de recrutement de l’ouest du pays après avoir été dans le Donbass pendant des mois.
« Tout le monde sait qu’il y a de la corruption. En 1997, quand j’ai fait mon service militaire, c’était déjà ces centres qui s’occupaient du recrutement. La seule différence, c’est que pour échapper à l’armée, il fallait payer 100 dollars à l’époque. Aujourd’hui, c’est 5 000 », rapporte le soldat.
Des milliers de personnes pourraient y avoir recours, selon lui. « Ce sont des millions d’euros qui sont donnés par les familles en bakchichs et qui pourraient servir dans l’armée, s’insurge Vladislav. Le problème, c’est que tout le système est basé sur le modèle soviétique. Les réformes qu’il y a eu en Ukraine ces dernières années ne se sont faites que par petites touches et ne résolvent pas le problème de la corruption systémique. »
En 2014, au moment de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre au Donbass, l’armée ukrainienne en déliquescence s’est en effet appuyée sur les institutions existantes héritées de l’URSS. Si plusieurs changements ont été opérés dans la structure même de l’armée pour se conformer aux exigences de l’Otan, la question du recrutement est passée entre les mailles du filet.
« La société ne fait pas confiance à ces commissariats militaires », ajoute Iouri, qui travaille au commandement après plusieurs mois sur le front. Il souligne les problèmes de ressources humaines de l’armée. « Les bons combattants vont donc voir directement les unités qui les intéressent et certains services se retrouvent avec des gens inaptes physiquement. » Plusieurs médias avaient aussi dénoncé des violences dans ces centres de recrutement, notamment dans celui d’Odessa : des hommes pris dans la rue et amenés de force au bureau militaire, ce qui est illégal.
Loi favorable aux soldats
« Il n’y a pas de bonne solution ici, car même s’ils changent les chefs au niveau régional, les chefs au niveau local qui doivent remplir les quotas sont encore là », explique sous couvert d’anonymat un avocat qui aide des militaires à défendre leurs droits. « Ces gens-là sont là depuis des décennies, ils sont gradés. On sait très bien que s’ils sont envoyés au front, ils seront dans les bases arrière. Mais dans tous les cas, c’est une bonne chose que des vétérans blessés prennent leur place. Ils prendront de meilleures décisions. » Comme toutes les personnes interrogées, l’avocat met en avant la difficulté de faire des réformes, alors que le pays doit faire face sur son territoire au conflit le plus intense en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
« Ce n’est pas l’armée qui est critiquée, mais les méthodes soviétiques et certaines structures sont par essence encore soviétiques », estime l’avocat. Les commissions médicales qui déclarent aptes au service les candidats après le recrutement ou bien les militaires après une blessure sont ainsi dénoncées depuis quelques mois.
Dans la région d’Odessa, un homme de 29 ans qui vivait avec un handicap depuis l’enfance est mort d’une crise d’épilepsie, un jour après avoir été recruté. La commission médicale l’avait déclaré apte à servir. L’examen, selon sa mère, a duré moins de 20 minutes. Une enquête a été ouverte pour homicide.
En parallèle de la lutte anticorruption, le président ukrainien a introduit fin juin une loi favorable aux militaires, avec des augmentations de salaires. Désormais, les soldats qui se battent sur les points les plus chauds du front seront payés de 700 à 2 500 euros par mois. Les congés annuels passent de 10 à 30 jours par an, avec en plus 10 jours de congé possibles pour raisons personnelles.
Cette loi met également en place un entraînement d’un mois obligatoire pour les nouvelles recrues avant tout envoi au front. Ces nouvelles dispositions préparent un peu plus la société à une guerre longue.
Clara Marchaud
19 août 2023 à 10h20
https://www.mediapart.fr/journal/international/190823/corruption-et-bakchichs-au-sein-de-l-armee-ukrainienne-zelensky-peine-faire-face
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