Alger a tout intérêt à entretenir de bonnes relations tant avec Moscou qu’avec l’Occident, mais comme Poutine fait durer le conflit, la donne pourrait changer.
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Ancrée dans une approche des affaires mondiales fondée sur le non-alignement depuis les années 1970, la réaction de l’Algérie face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas été surprenante.
Désireuse de ne vexer ni le Kremlin ni l’Occident, l’Algérie est restée neutre dans ce conflit. La situation en Ukraine, qui a dangereusement fait monter les tensions entre la Russie (partenaire stratégique et principal fournisseur d’armes de l’Algérie) et les partenaires occidentaux de ce pays nord-africain, est une épreuve majeure pour le non-alignement algérien à l’échelle internationale.
Quand Washington a voulu mobiliser la communauté internationale contre Moscou lors de l’Assemblée générale des Nations unies début mars, l’Algérie a été le seul pays arabe à s’être abstenu lors du vote de la résolution échafaudée par les États-Unis. Par la suite, les Algériens ont à nouveau adopté une position neutre à l’ONU pour d’autres votes portant sur l’invasion russe.
« La réaction de l’Algérie à l’invasion russe de l’Ukraine a été modérée », a confié Geoffrey Porter, PDG de North Africa Risk Consulting, à Responsible Statecraft. « Elle ne se considère pas comme partie prenante dans le conflit et n’a par conséquent pas pris position. » Même si cette approche a bel et bien servi les intérêts algériens, plus le conflit fera rage, plus difficile il lui sera de conserver sa neutralité.
À Washington, certains commentateurs et législateurs occidentaux accusent l’Algérie de soutenir la Russie dans cette guerre. Même si Alger et Moscou entretiennent un robuste partenariat remontant à la Guerre froide, l’Algérie ne s’est pas alignée sur la Russie et les deux pays ne partagent pas le même point de vue sur le conflit.
Le fait que le ministre des Affaires étrangères russe Sergei Lavrov ait déclaré en mai que Moscou comprend l’attitude de l’Algérie, sans toutefois lui exprimer son soutien, en est une illustration. Selon William Lawrence, professeur de sciences politiques à l’American University, cette déclaration « signifie que, en privé, la Russie porte un regard critique sur cette attitude, mais qu’elle n’ira pas plus loin ».
L’État et la société algérienne sont très sensibles au maintien de leur indépendance à l’échelon international. Bien que les Russes ne souhaitent pas voir l’Algérie respecter les accords énergétiques qui la lient aux puissances européennes (et encore moins les aider à traverser la crise énergétique mondiale en cours), Alger choisit de jouer un rôle utile aux puissances occidentales dans le cadre de la guerre. L’Algérie, à la différence de l’Iran et de la Corée du Nord, n’a d’aucune façon soutenu le comportement sans scrupule de la Russie en Ukraine. De la même manière, l’Algérie n’a pas cédé aux pressions occidentales l’exhortant à cesser toute entente avec la Russie, ni adopté de positions officielles contre Moscou à propos de l’Ukraine.
Toujours pour Responsible Statecraft, Lawrence a ajouté : « Alger a ici l’occasion (et elle l’a dans une certaine mesure saisie) d’aller plus loin et d’indiquer à l’Europe et aux capitales occidentales ce à quoi ressemble une véritable neutralité. »
L’importance du maintien algérien de ses liens étroits avec Moscou ne résulte pas forcément de ses affinités pour la Russie, mais au contraire d’une méfiance largement répandue chez les Algériens vis-à-vis des intentions de la France et des autres membres de l’OTAN.
Le dossier du Sahara occidental reste central dans les prises de décisions relatives à la politique étrangère algérienne. Alger considère que l’appui grandissant des Occidentaux en faveur du Maroc pose problème et qu’il justifie d’entretenir des liens très étroits avec la Russie, même si Moscou ne lui a pas été nécessairement d’un grand soutien sur ce dossier. Alger estime qu’elle doit continuer à acheter des armes russes, se sentant de plus en plus menacée par la situation au Sahara occidental et la normalisation des relations entre le Maroc et Israël.
D’une certaine façon, la guerre en Ukraine a servi les intérêts de l’Algérie. Les dilemmes énergétiques européens soulevés après le 24 février ont accru l’importance stratégique de l’Algérie vis-à-vis de l’Occident, à mesure que les membres de l’UE s’efforçaient de se sevrer des hydrocarbures russes.
Cette année, les exportations de gaz naturel algérien vers l’Italie ont augmenté de 20 %. Plus tôt ce mois-ci, le géant de l’énergie italien ENI a annoncé qu’il s’attendait à un doublement des importations italiennes de gaz algérien d’ici 2024, et à une augmentation de 50 % des exportations de l’Algérie vers la France.
La Slovénie s’est elle aussi tournée vers l’Algérie pour qu’elle l’aide à se tenir au chaud cet hiver. La ministre des Affaires étrangères Tanja Fajon et le ministre de l’Équipement Bojan Kumer se sont rendus en Algérie plus tôt dans le mois, afin de conclure un accord entre la Sonatrach (compagnie pétrolière nationale de l’Algérie) et Geoplin (plus grand distributeur slovène de gaz naturel), en vertu duquel l’Algérie couvrira un tiers des besoins de ce pays d’Europe centrale pendant les trois années à venir et ce, dès le 1er janvier 2023.
Pourtant, cela n’a pas fragilisé les relations entre l’Algérie et la Russie. « Cela a été applaudi comme jamais par les capitales européennes, malgré le renforcement des liens avec Moscou », a déclaré Porter. « L’Algérie a profité de ce conflit sans avoir à compromettre ses principes de politique étrangère. »
Le refus de l’Algérie de s’aligner sur l’Occident contre la Russie a toutefois amené certains responsables américains à demander des sanctions. En septembre, des législateurs républicains, avec à leur tête la Républicaine Lisa McClain (représentante du Michigan) ont exigé que les États-Unis punissent l’Algérie, en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act [loi du Congrès qui renforce les sanctions déjà existantes contre l’Iran, la Corée du Nord et la Russie et qui doit également s’appliquer aux entreprises européennes, NdT, source : Wikipédia]. McClain a accusé Alger de « soutien politique au régime tyrannique de Poutine ». Bien que la raison officiellement invoquée porte sur les importantes acquisitions d’armes russes par l’Algérie, les responsables américains sont également mécontents du soutien d’Alger en faveur de la réhabilitation du gouvernement syrien, ainsi que de son opposition aux accords d’Abraham.
Cela étant, l’administration Biden est peu susceptible de prendre des mesures contre l’Algérie, dans la mesure où elle coopère avec Washington dans sa lutte contre le terrorisme et d’autres domaines.
« Il existe une distinction entre les législateurs de Washington et les professionnels de la politique étrangère », a expliqué Porter. « Ces derniers connaissent mieux les particularités des engagements de la politique étrangère algérienne. Ils situent la politique étrangère de l’Algérie dans un cadre géographique et historique plus large, et sont moins susceptibles de réagir à des développements ponctuels. Quant aux législateurs, ils sont plus enclins à tenter de rapidement marquer des points politiques plutôt que de nouer des liens durables faisant progresser les intérêts de la politique étrangère américaine. Pour cette raison, une fois qu’elles atteindront le département d’État du président Biden, leurs exhortations à sanctionner l’Algérie tomberont dans l’oreille d’un sourd.
Lawrence a déclaré que le seul cas où ces sanctions pourraient s’accentuer serait « si l’Algérie [venait] soutenir matériellement la guerre russe en Ukraine, ce qu’elle ne fera pas ».
De plus, il est peu probable que les sanctions américaines modifient les relations que l’Algérie entretient avec la Russie. Au contraire, elle pourraient alimenter la méfiance grandissante d’Alger vis-à-vis des États-Unis et l’inquiétude croissante que suscite la présence de groupes d’influence marocains à Washington. « Alger restera proche de Moscou », a déclaré Dalia Ghanem, chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center de Beyrouth, à Responsible Statecraft. « Les sanctions [imposées] par les États-Unis, si elles sont validées, ne changeront rien. Au contraire, elles attireront davantage l’hostilité de l’Algerie, et cela n’augurera de rien de bon pour les États-Unis, dans la mesure où ils ont encore besoin [de l’Algérie comme alliée] au Sahel et pour tout ce qui touche au contre-terrorisme. »
Néanmoins, la Russie ne peut pas considérer comme acquis le refus de l’Algérie de dégrader ses relations avec Moscou, ni même de la voir critiquer le gouvernement de Poutine, particulièrement si la Russie décide de faire usage de l’arme nucléaire en Ukraine. Les tests nucléaires par la France en Algérie entre 1960 et 1966, entraînant une contamination irréversible de la région, ont eu un impact négatif encore présent au sein de la population algérienne, qui explique la position antinucléaire irréductible de l’Algérie.
L’utilisation d’armes nucléaires ne serait pas nécessairement ce qui ferait changer l’Algérie de posture dans la guerre en Ukraine. Si le conflit se poursuivait et que les Russes continuaient de frapper des infrastructures civiles et des Ukrainiens innocents, la perspective algérienne sur le conflit pourrait éventuellement évoluer. Il s’agit là d’une contradiction inhérente entre la doctrine de gouvernance souverainiste de l’Algérie, qui repose sur le principe d’une défense des droits souverains des États-nations, et son refus de condamner l’invasion russe et l’appropriation de terres ukrainiennes.
Dans ce contexte, une sympathie grandissante pour les Ukrainiens (et en particulier pour la minorité musulmane du pays) pourrait susciter quelque sensibilité chez les Algériens, qui pourrait plus tard se manifester, de façon officielle ou officieuse, sous la forme de positions plus favorables à Kiev. En tant que pays arabe le plus impliqué dans l’ONU comme institution internationale, un recensement plus exhaustif des atrocités commises par les Russes en Ukraine pourrait inciter les responsables algériens à pointer du doigt la Russie pour son comportement de voyou.
Lawrence a souligné l’histoire du positionnement de l’Algérie lors de la guerre civile ayant fait rage entre 1992 et 1995 en Bosnie (autre conflit européen ayant secoué les sensibilités islamiques en Algérie), estimant qu’elle pourrait servir d’indicateur quant à la possible évolution de la posture algérienne au sujet de la guerre en Ukraine.
En définitive, l’Algérie se réjouirait de la paix en Ukraine mais, jusqu’ici, Alger s’est abstenue de tout commentaire contre Moscou. Pourtant, à mesure que le nombre de pertes civiles ukrainiennes continue d’augmenter, faisant craindre que ce conflit se propage dans d’autres pays européens, la possibilité n’est pas exclue de voir l’Algérie se mettre à condamner publiquement l’agression russe. Jusqu’ici, toutefois, l’Algérie s’est concentrée sur les façons d’accroître son importance géo-économique vis-à-vis de l’Occident sans se mettre la Russie à dos, estimant qu’un non-alignement soutenu sert ses intérêts nationaux.
Dans un entretien avec Joëlle Hazard, journaliste et experte des questions du Moyen Orient, notre chroniqueur Xavier Houzel revient, avec l’indépendance d’esprit et l’érudition qu’on lui connait, sur les accords de Minsk de 2014, qui n’ont jamais été appliqués, sur le double jeu américain, sur les propositions de paix du Pape François, sur la responsabilité des crises en Palestine et en Syrie dans le déclenchement du conflit ukrainien, ou encore sur la prise de conscience israélienne du danger que représenterait une guerre totale.
Xavier Houzel veut conserver l’espoir que la poursuite d’un dialogue auquel, selon lui, croit encore Poutine, ouvrira la voix d’un règlement de la guerre en Ukraine, dont beaucoup d’acteurs internationaux, y compris en tète les États Unis, portent une part de responsabilité.
Le président russe, Vladimir Poutine, s’est exprimé ce jeudi après-midi lors du forum du club Valdaï. « Nous sommes à un moment historique. Nous sommes sans doute face à la décennie la plus dangereuse, la plus importante, la plus imprévisible » depuis 1945, a-t-il notamment indiqué.
Joelle HazardL’escalade se poursuit entre la Russie et l’Ukraine, même si le froid va contribuer à geler provisoirement la situation sur le terrain. Comment expliquez-vous qu’aucune médiation n’ait pu aboutir après huit longs mois de guerre ?
Xavier Houzel Aucune tentative de médiation intelligente n’a été encore osée par personne, à deux exceptions près, celle du Pape François – qui est sur la durée – et celle de l’Algérie – qui est la plus récente ! Et à cela, je ne vois qu’une double explication de complotiste : que l’escalade actuelle est entretenue de l’extérieur – comme le furent, depuis la seconde guerre mondiale, toutes les surenchères révolutionnaires et guerrières au Moyen-Orient – et que l’affrontement en cours n’a pas encore atteint son objectif. Il est risqué de s’opposer de front à l’Amérique.
On revient toujours au Pétrole, au Gaz et à leurs routes et à ce que les philosophes allemands appellent le Dasein – l’être-en-situation – que le président Poutine et Israël traduisent par Existence. La Russie post soviétique et Israël ont, l’une comme l’autre, un problème existentiel. Une médiation voudrait, pour être un succès, qu’une analyse du mal et de ses racines soit faite au préalable, comme le fait le Pape en élevant le débat et comme l’Algérie a tenté de le faire au Sommet de la Ligue Arabe, le Jour des morts, à Alger, en le recentrant à son tour sur la question de la Palestine.
« Les crises de Palestine, d’Iran et de Syrie sont congénitalement liées à celle de l’Ukraine ».
La question n’est pas de savoir s’il faut coûte que coûte arrêter cette guerre pendant qu’elle bat son plein ou s’il serait préférable d’attendre le verdict des armes, comme le président ukrainien Volodymyr Zelensly insiste pour le faire. Bien sûr qu’il faut tout faire pour arrêter cette guerre, non seulement parce qu’elle est meurtrière, mais aussi parce qu’elle est inepte.
Dans son discours du 27 octobre devant les membres du Club Valdaï, le président Poutine s’en est pris à l’Occident Il a aussi déploré le fait que le président Macron ait rendu publique une partie de la conversation qu’ils avaient eue ensemble. Mais, par ce même message, ce dernier lui propose implicitement de poursuivre leur dialogue mais « autrement »
Joelle Hazard Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Quelles sont les causes de la guerre ? Qui a tort et qui a raison ?
Xavier Houzel. À la fin de la Guerre Froide, des accords écrits et non écrits ont été passés : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) devait rester cantonnée à bonne distance des nouvelles frontières ; or ce modus vivendi n’a pas été respecté. Privée des anciens satellites de la défunte Union Soviétique, la Russie attendait de ses voisins à l’Ouest qu’ils multipliassent avec elle des échanges économiques équilibrés ; or ce ne fut pas fait, non plus.
Le gazoduc Brotherhood construit par l’Union Soviétique en 1967 pour approvisionner l’Ukraine et l’Allemagne de l’Est, faisait l’objet de coulages (loss in transit) et d’énormes arriérés de paiement, aussi la Russie et l’Allemagne Fédérale s’étaient-elles résolues à contourner le mauvais payeur (l’Ukraine) en construisant successivement les deux gazoducs sous-marins de « Nord Stream I » et de « Nord Stream II », à grand prix !
En 2014, la révolution de Dignité, dite de Maïdan, s’était soldée par des accords intérimaires entre l’Ukraine et la Russie sur la Crimée et les minorités russophones de l’Est et du Sud ; or ces Accords, dits de Minsk, n’ont jamais été mis en œuvre, en dépit de garanties formelles données à Moscou par la France et l’Allemagne. Le dasein était funeste.
« Lorsqu’un contingent de l’armée russe envahit l’Ukraine, en février 2022, ce fut un tollé comme pour un viol dans une maison close ! »
En d’autres temps, bien avant les images de chars en mouvement, un général de Gaulle se serait fait une idée précise du casus belli. À coup sûr, au moins trois de ses successeurs, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac, en auraient fait autant : c’était l’honneur de la France ! Le gouvernement français s’honorerait aujourd’hui de ne pas attendre 60 ans, comme avec le rapport de Benjamin Stora sur la Guerre d’Algérie, pour démêler le vrai du faux parmi les allégations qui circulent sur les ingérences américaines et anglaises en Ukraine depuis 2013.
La guerre d’Ukraine n’est plus une opération spéciale conduite pour une affaire de bornage chez des voisins indélicats, c’est bel et bien une guerre ouverte livrée entre les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie sur un théâtre d’opérations ukrainien, réduit à une fonction de proxy en informatique. L’enjeu d’un seul accès à la Crimée par le couloir du Donbass n’aurait jamais justifié de tels transports – un pont flambant neuf y suppléant !
« Les enjeux de cette guerre dépassent très largement les frontières de l’Ukraine ».
L’Américain et le Russe tiennent chacun leur prétexte : l’OPEP Plus pour l’un et l’extension de l’OTAN pour l’autre, deux interdits à ne pas transgresser. Et ils n’en démordent pas. Il ne s’agit pas de leurres, mais de brandons bien réels, autrement dit : de barbichettes par lesquelles ils se tiennent. Une médiation circonscrite à ces obstacles-là pourrait, au mieux, faire espérer un cessez-le-feu, mais pas la Paix, sachant que ces entraves-là ne sont que l’écume d’une mer démontée mais nullement le cœur du problème, lequel se situe au Moyen-Orient plutôt qu’au sein de la vieille Europe, où l’on ne trouve, hélas, ni de Pétrole ni de Gaz.
La Crise israélo-palestinienne – qu’il faudrait inventer si elle n’existait pas ! – est la matrice de tous les abcès de fixation de ce dysfonctionnement global au Moyen-Orient, en particulier en Iran et en Syrie, qui empoisonne les relations internationales depuis un demi-siècle. Israël ou la Palestine (selon le point de vue que l’on a choisi) sont à l’origine de la Guerre d’Ukraine (par effet papillon). TotalEnergies ne serait pas aventuré en Sibérie et l’Allemagne non plus, si l’Irak et l’Iran n’avaient pas été frappés de sanctions. Mais, au-delà du Pétrole et de ses chimères, ces drames ont la dimension spirituelle de la « crise decivilisation » qui les englobe.
Le Pape François ne s’y est pas trompé dans sa supplique au président Poutine, avant de recevoir à Rome le président Macron et de se rendre ensuite à Bahreïn pour y retrouver le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Sunnite Ahmed al-Tayeb. Ce pape jésuite était déjà allé prier pour la Paix – huit ans auparavant – à Jérusalem, le « trou noir » des religions de l’Arbre. Il avait rejoint, en mars 2021, l’Ayatollah Chiite Ali Al-Sistani à Bassorah, avant de présider une rencontre interreligieuse à Ur, la ville natale du Patriarche Abraham (Ibrahim pour les Musulmans). Donald Trump et son gendre Kushner lui avaient, en quelque sorte, volé la politesse avec les premiers Accords d’Abraham.
Joëlle Hazard Que cherche réellement Poutine désormais ? Une révision des Accords de Minsk, une annexion d’une partie de l’Ukraine, un recul de l’OTAN ? Faute de victoire, aurait-il les moyens de mettre le feu aux poudres au Moyen-Orient ?
Xavier Houzel. C’est au président de la Fédération de Russie de dire ce que son pays recherche. Le mieux serait de le lui demander personnellement, voire d’interroger, dans son entourage, une ou plusieurs personnalités autorisées à répondre à une telle question. Mais on peut essayer de deviner. Sans être un grand clerc, on peut considérer les Accords de Minsk comme caduques. Il faudra innover pour trouver une solution aux problèmes des frontières et l’on peut d’ores et déjà affirmer que la Russie maintiendra jusqu’au bout la mise en garde qu’elle n’a cessé d’afficher concernant l’OTAN.
C’est une faute monumentale que de vouloir étendre la couverture de l’Otan à la Suède et à la Finlande d’abord et de menacer de l’élargir ensuite à l’Ukraine, voire plus tard à la Géorgie. Je ne comprends pas, pour ma part, la décision du gouvernement français de souscrire sans réserve à cette option et je loue, pour une fois, le président Orban de Hongrie et le président Erdogan de Turquie d’apposer leurs vetos à cette extension, quelle que soit l’habillage qu’ils donnent à une telle preuve de sagesse. Il faudrait leur dresser une statue !
Quant à la réponse à la troisième partie de votre question, la Guerre d’Ukraine a été déclenchée, au fond, à la suite et à cause du rapprochement opéré par la Russie avec l’OPEP, emmenée de son côté par le prince Mohamed bin Salman (MBS) d’Arabie saoudite. Jusqu’alors, l’Amérique avait la haute main sur les cours du Pétrole et du Gaz en raison du Pacte du Quincy ; or, voilà que, sans coup férir mais au prix d’un camouflet donné à l’Amérique, la Russie l’a remplacée. Les perspectives du Moyen-Orient en ont été bouleversées.
La Russie est présente en Syrie où ses bases lui sont aussi précieuses que celles de Crimée : la Crimée lui donne une dimension régionale en Mer Noire mais la Syrie lui permet uneprojection mondiale. Les troupes américaines encore stationnées en Syrie y sont très vulnérables, raison pour laquelle l’Amérique ne cache plus son intention de quitter bientôt le pays. En risquant une attaque contre la base navale de Tartous ou à la base aérienne russe de Hmeimim, les Américains prendraient une option sérieuse pour la troisième guerre mondiale ; beaucoup plus encore qu’en frappant, par exemple, le Pont de Crimée ou un navire amiral russe en haute mer.
Joelle Hazard. L’alliance objective que la Russie a développée avec l’Iran est stigmatisée par la façon avec laquelle Moscou a retardé et en réalité empêché le retour de l’Amérique dans l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire (JCPOA).
Xavier Houzel. La vente par l’Iran à la Russie de drones et de missiles ne se serait pas faite sans une grande connivence et des contreparties. Il s’en faudra de peu que l’Iran n’annonce, devant les résultats des élections de mi-mandat, la fin des pourparlers qu’elle continue de poursuivre avec l’AIEA. Il y a effectivement un risque qu’une telle situation ne mette un jour le feu aux poudres quelque part au Moyen-Orient, du fait des Israéliens, des Américains ou même des Iraniens ! Au Moyen-Orient, tout le monde tient une mèche incendiaire et peut la brandir.
C’est l’une des raisons pour laquelle il faudrait pouvoir régler au plus vite les problèmes encore en suspens entre l’Iran, l’Amérique et Israël et réussir à sauver l’Accord de Vienne sur le Nucléaire (le JPCOA). II faut œuvrer en faveur de la réintégration d’urgence de la Syrie dans la communauté internationale et dépêcher sur place des équipes avec des moyens pour enrayer une épidémie de choléra. Il faudra surtout convaincre Israël de trouver une solution au problème palestinien et ne pas hésiter, pour y parvenir, à le menacer de sanctions, s’il n’y parvenait pas.
Joëlle Hazard le retour en scène de Netanyahou en Israël et probablement celui des Trumpistes aux élections de mi-mandat aux Etats-Unis risquent de jouer un rôle crucial dans les mois à venir. Quels pourraient en être les effets les plus dommageables ?
Xavier Houzel Au point où nous en sommes, devant les atermoiements et les louvoiements des Israéliens entre leurs mentors américains et leurs amis russes et leur danse du ventre éhontée devant le Maroc et les Émirats Arabes Unis sans tenter d’améliorer en rien le sort des Palestiniens, je plébiscite le retour aux affaires du Premier ministre Netanyahou. Au moins, Netanyahou est-il un personnage carré ! A force de menacer l’Iran des frappes (soit proprio motu, soit comme proxy des Américains), Israël prend le risque de déclencher des heurts avec la Russie, ce qu’elle doit éviter à tout prix en Syrie. Pendant l’absence de Netanyahou, la classe politique israélienne a pris conscience de sa responsabilité et du danger de guerre mondiale pour l’existence même d’Israël.
Le retrait précipité d’Afghanistan des troupes américaines a provoqué d’immenses dégâts au Moyen-Orient, à mettre au déficit de Joe Biden. La manière avec laquelle son administration a horriblement mal géré l’affaire Khashoggi a laissé la brouille s’installer entre le royaume wahabite et Washington. L’ancien président Trump était parvenu à esquiver le pire ; le président Biden a été incapable de retenir l’Iran dans la mouvance occidentale ; les démocrates ont fait lanterner ses négociateurs jusques aux midterms, en leur faisant regretter le pragmatisme des républicains en dépit de leur brutalité.
Joelle Hazard La France est-elle en état, en position et en mesure de jouer le moindre rôle d’intermédiaire dans des négociations entre Moscou et Kiev ?
Xavier Houzel.Intervenir entre Moscou et Kiev ? Je ne l’imagine même pas : les Russes et les Ukrainiens conservent toutes les lignes qui leur sont nécessaires, en cas de besoin. Et Kiev reçoit ses ordres de Washington. Mais il est vrai que, si la France ne tentait pas quelque chose avant le prochain G20 et avant l’hiver en se distinguant par une vision qui lui est propre, elle abdiquerait sa place de grand pays. En citant Dostoïevski à ce propos, Vladimir Poutine glisse ce conseil à son cadet français, parce que seule la France, à condition de le vouloir, est en mesure de jouer ce rôle primordial entre la Russie et les États-Unis – où elle conserve un ascendant moral – et que c’est ce qui importe exclusivement. Elle pourra s’atteler simultanément aux tâches collatérales également urgentes ; d’abord, à la reprise d’un dialogue apaisé avec la Syrie, interrompu depuis dix ans dans des conditions désastreuses ; ensuite, à l’amélioration de ses propres relations diplomatiques avec l’Iran, devenues exécrables – en commençant par la nomination d’un ambassadeur et par l’arrêt de ses propres invectives (même amplement justifiées par la répression violente des manifestations actuelles ; à la reprise, enfin, de ses efforts pour une entente plus constructive entre Israël et les Palestiniens, comme autrefois tous les présidents français (avant Nicolas Sarkozy et François Hollande) les avaient déployés.
Joëlle Hazard Quels sont les pays les mieux à même de contribuer à une sortie de l’impasse ?
Xavier Houzel. En dehors des fauteurs et des victimes des différentes crises, je distinguerais quatre interlocuteurs majeurs. Parmi eux, je mettrais en tête l’Algérie, avec laquelle la France renoue des liens historiques ; Alger vient de réconcilier le Fatah et le Hamas, dont les dirigeants font à nouveau le chemin de Damas ; les dirigeants algériens font exactement la même analyse que celle que je défends devant vous ; ils entretiennent les meilleurs relations possibles avec la Russie. En deuxième position, je placerais les Émirats Arabes Unis, en la personne de leur président, l’émir Mohamed bin Zayed (MBS), qui parle a tout le monde et bénéficie de gros moyens, d’une réelle expérience et d’une bonne crédibilité personnelle. En troisième position, je choisirais la Hongrie – un ancien satellite de l’Union Soviétique mais nostalgique d’un empire différent – et le président Orban, parce que ce dernier bloque l’extension de l’OTAN. Enfin, mais le plus discrètement possible, je ferais confiance à l’ancien président Trump ! Oui, l’ancien président Trump, parce qu’il est beaucoup plus diplomate qu’on ne le pense, étant un homme d’affaires et un bon négociateur et le seul à même de fléchir le président de la Fédération de Russie ; disons qu’il serait capable d’en calmer l’ire légitime après les commentaires désobligeants dont il a fait l’objet. Je comprends la harangue du président Poutine contre l’Occident, qui appelle cette citation de Georges Corm : « La notion d’Occident, aujourd’hui plus qu’hier, lorsqu’elle suscitait des querelles entre Européens, n’est plus qu’un concept creux, exclusivement géopolitique, sans contenu enrichissant pour la vie de l’esprit et pour bâtir un avenir meilleur. C’est la culture politique américaine qui a repris la notion à son compte et en a fait un usage si intensif au temps de la Guerre froide qu’elle ne semble plus pouvoir l’abandonner. En Europe, les vieilles et redoutables querelles philosophiques, mystiques et nationalistes, qui s’étaient polarisées sur ce terme chargé d’émotion, désormais apaisées, c’est avec délectation que le concept est employé pour confirmer sa fonction mythologique d’une altérité unique par rapport à tout ce qui est hors d’Occident et d’un sentiment de supériorité morale à laquelle le reste du monde doit s’ajuster ». L’Iran fait partie de l’Occident, que je sache – la Perse s’étant longtemps baignée en Mer Méditerranée, et la Russie de Saint-Pétersbourg en partage depuis deux siècles l’âme et la culture à plus d’un titre.
Tous ces efforts pour aboutir à l’Organisation par la France d’une ambitieuse conférence pour la Paix, qui aurait pour parrains proactifs la France, la Russie, l’Iran, l’Algérie et le Vatican, avec pour but l’extension progressive à la Syrie et à l’Iran des Accords d’Abraham – avec le soutien affichés des Trumpistes au grand ravissement des Juifs courtisés par tout le monde. Par ce moyen apparemment détourné – une sorte de Congrès de Versailles, où les missions seraient réparties entre les chancelleries et les instances religieuses. Les premiers dialogues entre Israël et l’Iran, entre les États-Unis et l’Iran, entre les Palestiniens (unis) et les Israéliens, entre les Russes et les Américains, seraient inaugurés, la Diplomatie française travaillant ainsi directement pour la Paix en Ukraine, sans avoir à le dire. Un rêve !
Je serais prudent avec l’Allemagne, parce que cette dernière préfère le business avec la Chine sans en assumer la responsabilité ; je garderais mes distances avec Bruxelles ; je me méfierais du président turc, parce qu’il est sectaire et mercantile et qu’il penche trop facilement du côté du plus offrant et j’éviterais l’ONU, dans le cadre de laquelle aucune crise majeure n’a jamais été définitivement résolue depuis sa création. Une inconnue subsiste avec MBS, qui aurait pu être un grand roi : il ne tenait qu’à lui de démonter le stratagème de l’OPEP Plus qui faisait de lui le maître des horloges – un balancier d’or entre la Russie, l’Amérique et la Chine, qu’on aurait tort d’oublier -, mais il ne l’a pas fait ! Il aurait aussi pu reprendre à son compte l’offre de Paix faite à Israël en 2002 par le roi Abdallah et conjuguer cette approche avec la dynamique des Accords d’Abraham, dans un même élan, mais il ne l’a pas fait ! Alors, attendons de lui qu’il succède à son père, ce qui est loin d’être assuré.
Joelle Hazard L’Iran semble avoir fait son choix, à savoir le rapprochement militaire avec Poutine. Au président Biden qui a lancé ce message aux manifestants iraniens « Ne vous inquiétez pas, nous allons libérer l’Iran ! », le président Raïssi a répliqué « l’Iran ne sera pas votre vache à lait ! ». L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien est-il totalement mort ?
Xavier Houzel Non, l’Iran n’a pas encore fait de choix. La République Islamique d’Iran est loin d’être une girouette et son peuple appartient à une civilisation majeure responsable. La France ne pardonne toutefois pas à l’Iran d’avoir extorqué des vrais faux aveux à des vraies fausses barbouzes pour en faire des monnaies d’échange, ce dont il s’est fait une spécialité depuis 1979. On se défend comme on peut, certes, mais c’est une pratique condamnable.
Ce que répond le président Raïssi au président Biden en parodiant l’humour d’une salle de garde ne préjuge rien, c’est du parler yankee. L’Accord de Vienne sur le nucléaire n’est pas mort, au contraire. Une délégation iranienne est justement à Vienne en ce moment pour structurer avec l’AIEA un accord robuste pour servir de socle au nouveau JPCOA, que Téhéran a tout intérêt à faire revivre. Par la faute du président Trump, l’Iran compte désormais parmi les pays du seuil. L’Iran est toujours actionnaire de l’EURODIF et ne demande qu’à renouer avec la coopération que le Shah avait commencée avec la France pour le nucléaire civil – pour les petits réacteurs modulaires (small modular reactors, SMR), par exemple.
Joëlle Hazard Peut-on parler aujourd’hui d’alliance entre Russie et Iran ? A la différence de la Syrie, désormais place forte du Kremlin ?
Xavier Houzel. On peut parler d’une alliance entre la Russie et l’Iran. Et non à la fois, parce que ce rapprochement serait celui de l’aveugle et du paralytique ; et parce la fin de leur différend date de la conférence de Téhéran en 1943 et qu’ils n’ont pas oublié que l’Union Soviétique les avait amputés alors de l’Azerbaïdjan. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont minimes. À la seule exception possible de l’arme nucléaire et de l’exploration spatiale, l’Iran n’a plus rien à apprendre de la Russie ; en revanche, les deux économies sont concurrentes, elles se partageant les premières places dans le palmarès des réserves de Gaz. Unis, elles pourraient devenir redoutables. L’Iran a appris à tirer parti des sanctions comme l’Angleterre l’avait fait du blocus continental, alors que la Russie, pourtant habituée à l’isolement derrière un rideau de fer, n’avait pas prévu d’en faire un jour l’expérience.
Au cours du récent séjour du vice-président iranien Mohammad Mokhbér à Moscou, des liens ont été tissés entre la Russie et l’Iran dans de nombreux domaines : l’armement, les turbines à Gaz, les drones, l’établissement de zones franches, un succédané du SWIFT avec le CIPS, la recherche nucléaire, l’exploration-production avec Gazprom, en Iran comme à l’étranger. Mais pourquoi pas ! De tels échanges ne sont pas incompatibles avec ceux que la Russie pourrait retrouver avec la France et que la France pourrait avoir de nouveau avec l’Iran.
Joëlle Hazard Avez-vous une botte secrète à proposer ? Avez-vous un allié dans la coulisse ? Avez-vous des émules ? Craignez-vous un trouble-fêtes ?
Xavier Houzel.Une botte secrète? Une amnistie générale pour martingale magique, comme celles qui furent accordées aux Allemands après la première Guerre Mondiale et aux compatriotes de Staline après la chute du Mur de Berlin.
L’allié sur lequel pouvoir compter est le général Hiver? Le même qui a eu raison de la Grande Armée et de la Wehrmacht – même si j’espère qu’il sera, cette année, plus clément que d’habitude : j’espère qu’il sera de bon conseil en incitant le président Zelensky à discuter avec son voisin, en dépit du froid et de l’obscurité.
Des émules? Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité du président des États-Unis et William Burns, le patron de la CIA, ont repris leurs conversations au coin du feu de l’automne dernier avec Nicolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie : ils trouvent que Zelensky en fait trop. Les Américains ne veulent pas d’interférences, notamment pas de friture française sur leur ligne.
Un trublion?Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie prépare un plan de Paix pour le prochain G20, mais il cache sa copie comme un voleur son butin.
ODESSA, UKRAINE - MARCH 05: An instructor discusses urban combat as Ukrainian civilians undergo basic military training at a volunteer center in a state educational institution, before an expected Russian assault on March 5, 2022 in Odessa, Ukraine. The Ukrainian volunteers are trained by former, reserve and veteran Ukrainian officers. Russian forces invading Ukraine from three sides since February 24 have frequently met fierce resistance, and these trainees say they aim to help deprive Russia of the prized Black Sea port of Odessa. (Photo by Scott Peterson/Getty Images)
Joelle HazardL’escalade se poursuit entre la Russie et l’Ukraine, même si le froid va contribuer à geler provisoirement la situation sur le terrain. Comment expliquez-vous qu’aucune médiation n’ait pu aboutir après huit longs mois de guerre ?
Xavier Houzel Aucune tentative de médiation intelligente n’a été encore osée par personne, à deux exceptions près, celle du Pape François – qui est sur la durée – et celle de l’Algérie – qui est la plus récente ! Et à cela, je ne vois qu’une double explication de complotiste : que l’escalade actuelle est entretenue de l’extérieur – comme le furent, depuis la seconde guerre mondiale, toutes les surenchères révolutionnaires et guerrières au Moyen-Orient – et que l’affrontement en cours n’a pas encore atteint son objectif. Il est risqué de s’opposer de front à l’Amérique.
Le président russe, Vladimir Poutine, s’est exprimé ce jeudi après-midi lors du forum du club Valdaï. « Nous sommes à un moment historique. Nous sommes sans doute face à la décennie la plus dangereuse, la plus importante, la plus imprévisible » depuis 1945, a-t-il notamment indiqué.
On revient toujours au Pétrole, au Gaz et à leurs routes et à ce que les philosophes allemands appellent le Dasein – l’être-en-situation – que le président Poutine et Israël traduisent par Existence. La Russie post soviétique et Israël ont, l’une comme l’autre, un problème existentiel. Une médiation voudrait, pour être un succès, qu’une analyse du mal et de ses racines soit faite au préalable, comme le fait le Pape en élevant le débat et comme l’Algérie a tenté de le faire au Sommet de la Ligue Arabe, le Jour des morts, à Alger, en le recentrant à son tour sur la question de la Palestine.
« Les crises de Palestine, d’Iran et de Syrie sont congénitalement liées à celle de l’Ukraine ».
La question n’est pas de savoir s’il faut coûte que coûte arrêter cette guerre pendant qu’elle bat son plein ou s’il serait préférable d’attendre le verdict des armes, comme le président ukrainien Volodymyr Zelensly insiste pour le faire. Bien sûr qu’il faut tout faire pour arrêter cette guerre, non seulement parce qu’elle est meurtrière, mais aussi parce qu’elle est inepte.
Dans son discours du 27 octobre devant les membres du Club Valdaï, le président Poutine s’en est pris à l’Occident Il a aussi déploré le fait que le président Macron ait rendu publique une partie de la conversation qu’ils avaient eue ensemble. Mais, par ce même message, ce dernier lui propose implicitement de poursuivre leur dialogue mais « autrement »
Joelle Hazard Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Quelles sont les causes de la guerre ? Qui a tort et qui a raison ?
Xavier Houzel. À la fin de la Guerre Froide, des accords écrits et non écrits ont été passés : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) devait rester cantonnée à bonne distance des nouvelles frontières ; or ce modus vivendi n’a pas été respecté. Privée des anciens satellites de la défunte Union Soviétique, la Russie attendait de ses voisins à l’Ouest qu’ils multipliassent avec elle des échanges économiques équilibrés ; or ce ne fut pas fait, non plus.
Le gazoduc Brotherhood construit par l’Union Soviétique en 1967 pour approvisionner l’Ukraine et l’Allemagne de l’Est, faisait l’objet de coulages (loss in transit) et d’énormes arriérés de paiement, aussi la Russie et l’Allemagne Fédérale s’étaient-elles résolues à contourner le mauvais payeur (l’Ukraine) en construisant successivement les deux gazoducs sous-marins de « Nord Stream I » et de « Nord Stream II », à grand prix !
En 2014, la révolution de Dignité, dite de Maïdan, s’était soldée par des accords intérimaires entre l’Ukraine et la Russie sur la Crimée et les minorités russophones de l’Est et du Sud ; or ces Accords, dits de Minsk, n’ont jamais été mis en œuvre, en dépit de garanties formelles données à Moscou par la France et l’Allemagne. Le dasein était funeste.
« Lorsqu’un contingent de l’armée russe envahit l’Ukraine, en février 2022, ce fut un tollé comme pour un viol dans une maison close ! »
En d’autres temps, bien avant les images de chars en mouvement, un général de Gaulle se serait fait une idée précise du casus belli. À coup sûr, au moins trois de ses successeurs, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac, en auraient fait autant : c’était l’honneur de la France ! Le gouvernement français s’honorerait aujourd’hui de ne pas attendre 60 ans, comme avec le rapport de Benjamin Stora sur la Guerre d’Algérie, pour démêler le vrai du faux parmi les allégations qui circulent sur les ingérences américaines et anglaises en Ukraine depuis 2013.
La guerre d’Ukraine n’est plus une opération spéciale conduite pour une affaire de bornage chez des voisins indélicats, c’est bel et bien une guerre ouverte livrée entre les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie sur un théâtre d’opérations ukrainien, réduit à une fonction de proxy en informatique. L’enjeu d’un seul accès à la Crimée par le couloir du Donbass n’aurait jamais justifié de tels transports – un pont flambant neuf y suppléant !
« Les enjeux de cette guerre dépassent très largement les frontières de l’Ukraine ».
L’Américain et le Russe tiennent chacun leur prétexte : l’OPEP Plus pour l’un et l’extension de l’OTAN pour l’autre, deux interdits à ne pas transgresser. Et ils n’en démordent pas. Il ne s’agit pas de leurres, mais de brandons bien réels, autrement dit : de barbichettes par lesquelles ils se tiennent. Une médiation circonscrite à ces obstacles-là pourrait, au mieux, faire espérer un cessez-le-feu, mais pas la Paix, sachant que ces entraves-là ne sont que l’écume d’une mer démontée mais nullement le cœur du problème, lequel se situe au Moyen-Orient plutôt qu’au sein de la vieille Europe, où l’on ne trouve, hélas, ni de Pétrole ni de Gaz.
La Crise israélo-palestinienne – qu’il faudrait inventer si elle n’existait pas ! – est la matrice de tous les abcès de fixation de ce dysfonctionnement global au Moyen-Orient, en particulier en Iran et en Syrie, qui empoisonne les relations internationales depuis un demi-siècle. Israël ou la Palestine (selon le point de vue que l’on a choisi) sont à l’origine de la Guerre d’Ukraine (par effet papillon). TotalEnergies ne serait pas aventuré en Sibérie et l’Allemagne non plus, si l’Irak et l’Iran n’avaient pas été frappés de sanctions. Mais, au-delà du Pétrole et de ses chimères, ces drames ont la dimension spirituelle de la « crise decivilisation » qui les englobe.
Le Pape François ne s’y est pas trompé dans sa supplique au président Poutine, avant de recevoir à Rome le président Macron et de se rendre ensuite à Bahreïn pour y retrouver le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Sunnite Ahmed al-Tayeb. Ce pape jésuite était déjà allé prier pour la Paix – huit ans auparavant – à Jérusalem, le « trou noir » des religions de l’Arbre. Il avait rejoint, en mars 2021, l’Ayatollah Chiite Ali Al-Sistani à Bassorah, avant de présider une rencontre interreligieuse à Ur, la ville natale du Patriarche Abraham (Ibrahim pour les Musulmans). Donald Trump et son gendre Kushner lui avaient, en quelque sorte, volé la politesse avec les premiers Accords d’Abraham.
Joëlle Hazard Que cherche réellement Poutine désormais ? Une révision des Accords de Minsk, une annexion d’une partie de l’Ukraine, un recul de l’OTAN ? Faute de victoire, aurait-il les moyens de mettre le feu aux poudres au Moyen-Orient ?
Xavier Houzel. C’est au président de la Fédération de Russie de dire ce que son pays recherche. Le mieux serait de le lui demander personnellement, voire d’interroger, dans son entourage, une ou plusieurs personnalités autorisées à répondre à une telle question. Mais on peut essayer de deviner. Sans être un grand clerc, on peut considérer les Accords de Minsk comme caduques. Il faudra innover pour trouver une solution aux problèmes des frontières et l’on peut d’ores et déjà affirmer que la Russie maintiendra jusqu’au bout la mise en garde qu’elle n’a cessé d’afficher concernant l’OTAN.
C’est une faute monumentale que de vouloir étendre la couverture de l’Otan à la Suède et à la Finlande d’abord et de menacer de l’élargir ensuite à l’Ukraine, voire plus tard à la Géorgie. Je ne comprends pas, pour ma part, la décision du gouvernement français de souscrire sans réserve à cette option et je loue, pour une fois, le président Orban de Hongrie et le président Erdogan de Turquie d’apposer leurs vetos à cette extension, quelle que soit l’habillage qu’ils donnent à une telle preuve de sagesse. Il faudrait leur dresser une statue !
Quant à la réponse à la troisième partie de votre question, la Guerre d’Ukraine a été déclenchée, au fond, à la suite et à cause du rapprochement opéré par la Russie avec l’OPEP, emmenée de son côté par le prince Mohamed bin Salman (MBS) d’Arabie saoudite. Jusqu’alors, l’Amérique avait la haute main sur les cours du Pétrole et du Gaz en raison du Pacte du Quincy ; or, voilà que, sans coup férir mais au prix d’un camouflet donné à l’Amérique, la Russie l’a remplacée. Les perspectives du Moyen-Orient en ont été bouleversées.
La Russie est présente en Syrie où ses bases lui sont aussi précieuses que celles de Crimée : la Crimée lui donne une dimension régionale en Mer Noire mais la Syrie lui permet uneprojection mondiale. Les troupes américaines encore stationnées en Syrie y sont très vulnérables, raison pour laquelle l’Amérique ne cache plus son intention de quitter bientôt le pays. En risquant une attaque contre la base navale de Tartous ou à la base aérienne russe de Hmeimim, les Américains prendraient une option sérieuse pour la troisième guerre mondiale ; beaucoup plus encore qu’en frappant, par exemple, le Pont de Crimée ou un navire amiral russe en haute mer.
Joelle Hazard. L’alliance objective que la Russie a développée avec l’Iran est stigmatisée par la façon avec laquelle Moscou a retardé et en réalité empêché le retour de l’Amérique dans l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire (JCPOA).
Xavier Houzel. La vente par l’Iran à la Russie de drones et de missiles ne se serait pas faite sans une grande connivence et des contreparties. Il s’en faudra de peu que l’Iran n’annonce, devant les résultats des élections de mi-mandat, la fin des pourparlers qu’elle continue de poursuivre avec l’AIEA. Il y a effectivement un risque qu’une telle situation ne mette un jour le feu aux poudres quelque part au Moyen-Orient, du fait des Israéliens, des Américains ou même des Iraniens ! Au Moyen-Orient, tout le monde tient une mèche incendiaire et peut la brandir.
C’est l’une des raisons pour laquelle il faudrait pouvoir régler au plus vite les problèmes encore en suspens entre l’Iran, l’Amérique et Israël et réussir à sauver l’Accord de Vienne sur le Nucléaire (le JPCOA). II faut œuvrer en faveur de la réintégration d’urgence de la Syrie dans la communauté internationale et dépêcher sur place des équipes avec des moyens pour enrayer une épidémie de choléra. Il faudra surtout convaincre Israël de trouver une solution au problème palestinien et ne pas hésiter, pour y parvenir, à le menacer de sanctions, s’il n’y parvenait pas.
Joëlle Hazard le retour en scène de Netanyahou en Israël et probablement celui des Trumpistes aux élections de mi-mandat aux Etats-Unis risquent de jouer un rôle crucial dans les mois à venir. Quels pourraient en être les effets les plus dommageables ?
Xavier Houzel Au point où nous en sommes, devant les atermoiements et les louvoiements des Israéliens entre leurs mentors américains et leurs amis russes et leur danse du ventre éhontée devant le Maroc et les Émirats Arabes Unis sans tenter d’améliorer en rien le sort des Palestiniens, je plébiscite le retour aux affaires du Premier ministre Netanyahou. Au moins, Netanyahou est-il un personnage carré ! A force de menacer l’Iran des frappes (soit proprio motu, soit comme proxy des Américains), Israël prend le risque de déclencher des heurts avec la Russie, ce qu’elle doit éviter à tout prix en Syrie. Pendant l’absence de Netanyahou, la classe politique israélienne a pris conscience de sa responsabilité et du danger de guerre mondiale pour l’existence même d’Israël.
Le retrait précipité d’Afghanistan des troupes américaines a provoqué d’immenses dégâts au Moyen-Orient, à mettre au déficit de Joe Biden. La manière avec laquelle son administration a horriblement mal géré l’affaire Khashoggi a laissé la brouille s’installer entre le royaume wahabite et Washington. L’ancien président Trump était parvenu à esquiver le pire ; le président Biden a été incapable de retenir l’Iran dans la mouvance occidentale ; les démocrates ont fait lanterner ses négociateurs jusques aux midterms, en leur faisant regretter le pragmatisme des républicains en dépit de leur brutalité.
Joelle Hazard La France est-elle en état, en position et en mesure de jouer le moindre rôle d’intermédiaire dans des négociations entre Moscou et Kiev ?
Xavier Houzel.Intervenir entre Moscou et Kiev ? Je ne l’imagine même pas : les Russes et les Ukrainiens conservent toutes les lignes qui leur sont nécessaires, en cas de besoin. Et Kiev reçoit ses ordres de Washington. Mais il est vrai que, si la France ne tentait pas quelque chose avant le prochain G20 et avant l’hiver en se distinguant par une vision qui lui est propre, elle abdiquerait sa place de grand pays. En citant Dostoïevski à ce propos, Vladimir Poutine glisse ce conseil à son cadet français, parce que seule la France, à condition de le vouloir, est en mesure de jouer ce rôle primordial entre la Russie et les États-Unis – où elle conserve un ascendant moral – et que c’est ce qui importe exclusivement. Elle pourra s’atteler simultanément aux tâches collatérales également urgentes ; d’abord, à la reprise d’un dialogue apaisé avec la Syrie, interrompu depuis dix ans dans des conditions désastreuses ; ensuite, à l’amélioration de ses propres relations diplomatiques avec l’Iran, devenues exécrables – en commençant par la nomination d’un ambassadeur et par l’arrêt de ses propres invectives (même amplement justifiées par la répression violente des manifestations actuelles ; à la reprise, enfin, de ses efforts pour une entente plus constructive entre Israël et les Palestiniens, comme autrefois tous les présidents français (avant Nicolas Sarkozy et François Hollande) les avaient déployés.
Joëlle Hazard Quels sont les pays les mieux à même de contribuer à une sortie de l’impasse ?
Xavier Houzel. En dehors des fauteurs et des victimes des différentes crises, je distinguerais quatre interlocuteurs majeurs. Parmi eux, je mettrais en tête l’Algérie, avec laquelle la France renoue des liens historiques ; Alger vient de réconcilier le Fatah et le Hamas, dont les dirigeants font à nouveau le chemin de Damas ; les dirigeants algériens font exactement la même analyse que celle que je défends devant vous ; ils entretiennent les meilleurs relations possibles avec la Russie. En deuxième position, je placerais les Émirats Arabes Unis, en la personne de leur président, l’émir Mohamed bin Zayed (MBS), qui parle a tout le monde et bénéficie de gros moyens, d’une réelle expérience et d’une bonne crédibilité personnelle. En troisième position, je choisirais la Hongrie – un ancien satellite de l’Union Soviétique mais nostalgique d’un empire différent – et le président Orban, parce que ce dernier bloque l’extension de l’OTAN. Enfin, mais le plus discrètement possible, je ferais confiance à l’ancien président Trump ! Oui, l’ancien président Trump, parce qu’il est beaucoup plus diplomate qu’on ne le pense, étant un homme d’affaires et un bon négociateur et le seul à même de fléchir le président de la Fédération de Russie ; disons qu’il serait capable d’en calmer l’ire légitime après les commentaires désobligeants dont il a fait l’objet. Je comprends la harangue du président Poutine contre l’Occident, qui appelle cette citation de Georges Corm : « La notion d’Occident, aujourd’hui plus qu’hier, lorsqu’elle suscitait des querelles entre Européens, n’est plus qu’un concept creux, exclusivement géopolitique, sans contenu enrichissant pour la vie de l’esprit et pour bâtir un avenir meilleur. C’est la culture politique américaine qui a repris la notion à son compte et en a fait un usage si intensif au temps de la Guerre froide qu’elle ne semble plus pouvoir l’abandonner. En Europe, les vieilles et redoutables querelles philosophiques, mystiques et nationalistes, qui s’étaient polarisées sur ce terme chargé d’émotion, désormais apaisées, c’est avec délectation que le concept est employé pour confirmer sa fonction mythologique d’une altérité unique par rapport à tout ce qui est hors d’Occident et d’un sentiment de supériorité morale à laquelle le reste du monde doit s’ajuster ». L’Iran fait partie de l’Occident, que je sache – la Perse s’étant longtemps baignée en Mer Méditerranée, et la Russie de Saint-Pétersbourg en partage depuis deux siècles l’âme et la culture à plus d’un titre.
Tous ces efforts pour aboutir à l’Organisation par la France d’une ambitieuse conférence pour la Paix, qui aurait pour parrains proactifs la France, la Russie, l’Iran, l’Algérie et le Vatican, avec pour but l’extension progressive à la Syrie et à l’Iran des Accords d’Abraham – avec le soutien affichés des Trumpistes au grand ravissement des Juifs courtisés par tout le monde. Par ce moyen apparemment détourné – une sorte de Congrès de Versailles, où les missions seraient réparties entre les chancelleries et les instances religieuses. Les premiers dialogues entre Israël et l’Iran, entre les États-Unis et l’Iran, entre les Palestiniens (unis) et les Israéliens, entre les Russes et les Américains, seraient inaugurés, la Diplomatie française travaillant ainsi directement pour la Paix en Ukraine, sans avoir à le dire. Un rêve !
Je serais prudent avec l’Allemagne, parce que cette dernière préfère le business avec la Chine sans en assumer la responsabilité ; je garderais mes distances avec Bruxelles ; je me méfierais du président turc, parce qu’il est sectaire et mercantile et qu’il penche trop facilement du côté du plus offrant et j’éviterais l’ONU, dans le cadre de laquelle aucune crise majeure n’a jamais été définitivement résolue depuis sa création. Une inconnue subsiste avec MBS, qui aurait pu être un grand roi : il ne tenait qu’à lui de démonter le stratagème de l’OPEP Plus qui faisait de lui le maître des horloges – un balancier d’or entre la Russie, l’Amérique et la Chine, qu’on aurait tort d’oublier -, mais il ne l’a pas fait ! Il aurait aussi pu reprendre à son compte l’offre de Paix faite à Israël en 2002 par le roi Abdallah et conjuguer cette approche avec la dynamique des Accords d’Abraham, dans un même élan, mais il ne l’a pas fait ! Alors, attendons de lui qu’il succède à son père, ce qui est loin d’être assuré.
Joelle Hazard L’Iran semble avoir fait son choix, à savoir le rapprochement militaire avec Poutine. Au président Biden qui a lancé ce message aux manifestants iraniens « Ne vous inquiétez pas, nous allons libérer l’Iran ! », le président Raïssi a répliqué « l’Iran ne sera pas votre vache à lait ! ». L’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien est-il totalement mort ?
Xavier Houzel Non, l’Iran n’a pas encore fait de choix. La République Islamique d’Iran est loin d’être une girouette et son peuple appartient à une civilisation majeure responsable. La France ne pardonne toutefois pas à l’Iran d’avoir extorqué des vrais faux aveux à des vraies fausses barbouzes pour en faire des monnaies d’échange, ce dont il s’est fait une spécialité depuis 1979. On se défend comme on peut, certes, mais c’est une pratique condamnable.
Ce que répond le président Raïssi au président Biden en parodiant l’humour d’une salle de garde ne préjuge rien, c’est du parler yankee. L’Accord de Vienne sur le nucléaire n’est pas mort, au contraire. Une délégation iranienne est justement à Vienne en ce moment pour structurer avec l’AIEA un accord robuste pour servir de socle au nouveau JPCOA, que Téhéran a tout intérêt à faire revivre. Par la faute du président Trump, l’Iran compte désormais parmi les pays du seuil. L’Iran est toujours actionnaire de l’EURODIF et ne demande qu’à renouer avec la coopération que le Shah avait commencée avec la France pour le nucléaire civil – pour les petits réacteurs modulaires (small modular reactors, SMR), par exemple.
Joëlle Hazard Peut-on parler aujourd’hui d’alliance entre Russie et Iran ? A la différence de la Syrie, désormais place forte du Kremlin ?
Xavier Houzel. On peut parler d’une alliance entre la Russie et l’Iran. Et non à la fois, parce que ce rapprochement serait celui de l’aveugle et du paralytique ; et parce la fin de leur différend date de la conférence de Téhéran en 1943 et qu’ils n’ont pas oublié que l’Union Soviétique les avait amputés alors de l’Azerbaïdjan. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont minimes. À la seule exception possible de l’arme nucléaire et de l’exploration spatiale, l’Iran n’a plus rien à apprendre de la Russie ; en revanche, les deux économies sont concurrentes, elles se partageant les premières places dans le palmarès des réserves de Gaz. Unis, elles pourraient devenir redoutables. L’Iran a appris à tirer parti des sanctions comme l’Angleterre l’avait fait du blocus continental, alors que la Russie, pourtant habituée à l’isolement derrière un rideau de fer, n’avait pas prévu d’en faire un jour l’expérience.
Au cours du récent séjour du vice-président iranien Mohammad Mokhbér à Moscou, des liens ont été tissés entre la Russie et l’Iran dans de nombreux domaines : l’armement, les turbines à Gaz, les drones, l’établissement de zones franches, un succédané du SWIFT avec le CIPS, la recherche nucléaire, l’exploration-production avec Gazprom, en Iran comme à l’étranger. Mais pourquoi pas ! De tels échanges ne sont pas incompatibles avec ceux que la Russie pourrait retrouver avec la France et que la France pourrait avoir de nouveau avec l’Iran.
Joëlle Hazard Avez-vous une botte secrète à proposer ? Avez-vous un allié dans la coulisse ? Avez-vous des émules ? Craignez-vous un trouble-fêtes ?
Xavier Houzel.Une botte secrète? Une amnistie générale pour martingale magique, comme celles qui furent accordées aux Allemands après la première Guerre Mondiale et aux compatriotes de Staline après la chute du Mur de Berlin.
L’allié sur lequel pouvoir compter est le général Hiver? Le même qui a eu raison de la Grande Armée et de la Wehrmacht – même si j’espère qu’il sera, cette année, plus clément que d’habitude : j’espère qu’il sera de bon conseil en incitant le président Zelensky à discuter avec son voisin, en dépit du froid et de l’obscurité.
Des émules? Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité du président des États-Unis et William Burns, le patron de la CIA, ont repris leurs conversations au coin du feu de l’automne dernier avec Nicolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie : ils trouvent que Zelensky en fait trop. Les Américains ne veulent pas d’interférences, notamment pas de friture française sur leur ligne.
Un trublion?Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie prépare un plan de Paix pour le prochain G20, mais il cache sa copie comme un voleur son butin.
La Cour pénale internationale devra établir si les viols commis par les soldats russes en Ukraine constituent des crimes contre l’humanité. En attendant, bien des obstacles demeurent pour rendre justice aux victimes.
En ce début juillet, il fait près de 40 °C dans la petite voiture qui emmène Mmes Tatiana Zezioulkina et Lyudmila Kravchenko près de la frontière biélorusse. « On va à Yahidne, un village occupé par les Russes pendant presque un mois, explique la première. Trois cent cinquante personnes ont été retenues de force dans le sous-sol de l’école. Et on pense que des viols y ont été commis. » Les deux militantes, membres du Réseau international d’entraide des survivantes de crimes sexuels en période de conflit armé (SEMA), sont ici pour enquêter. À l’école, abandonnée, vitres brisées, le gardien raconte : « Ils ont réclamé, oui, mais on n’a pas donné nos femmes aux soldats. » Une femme les approche, hésitante. Elle confie avoir trouvé des préservatifs chez elle après la libération et finit par donner le nom de deux victimes.
Dès fin mars, quelques semaines après le début de la guerre, alors que les forces ukrainiennes commencent à libérer des villages occupés — Boutcha, Irpin et d’autres —, les récits de viols commis par les forces russes sur des civils émergent sur les réseaux sociaux et dans la presse : le calvaire de cette mère violée pendant deux semaines devant sa fille ; ce garçon de 11 ans violé devant sa mère ; ces deux adolescentes violées par cinq soldats qui leur ont aussi fracassé les dents… Le président Volodymyr Zelensky parle début avril de « centaines de cas rapportés ». Représentants des Nations unies, dirigeants européens et américains s’indignent, réclament des enquêtes et des investigations poussées. Pour la première fois, à ce niveau, on parle du viol comme « arme de guerre » en Ukraine.
Si le viol dans la guerre a toujours existé, sa reconnaissance comme outil de la guerre s’est affermie ces dernières décennies. Une autorité politico-militaire peut en effet l’utiliser de manière stratégique pour humilier, détruire, prendre le pouvoir ; il est employé surtout sur les femmes, mais sur les hommes aussi. C’est avec le conflit en ex-Yougoslavie que le viol commence à être reconnu comme une arme. Il sera puni pour la première fois en tant que crime contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY, 2001) et comme acte de génocide par son homologue pour le Rwanda (tpir, 1998). Depuis 2002, viols et violences sexuelles sont intégrés dans la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sur lesquels la Cour pénale internationale (CPI) peut statuer.
Les défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction
Les instances qui se pencheront sur les crimes commis pendant le conflit ukrainien auront à juger des viols commis depuis l’invasion russe de février 2022. Mais pas seulement. En décembre 2020, la CPI déclarait déjà qu’il y avait de « sérieuses bases » pour croire que de nombreux crimes de guerre avaient été commis en Ukraine depuis 2014 — date de l’annexion de la Crimée par la Russie — y compris des viols et violences sexuelles (1).
En 2015, Mmes Zezioulkina et Kravchenko sont détenues plusieurs jours dans le Donbass par un bataillon pro-ukrainien (baptisé Tornado), et sont victimes d’attouchements et de menaces de viol. À cette période en effet, alors que les positions des belligérants sont très mouvantes dans l’est de l’Ukraine et que les structures étatiques se sont effondrées, les violences sexuelles sont couramment pratiquées des deux côtés de la ligne de front, aux abords des checkpoints ou en détention — par les bataillons armés et les services secrets côté pro-ukrainien ; par des milices et des membres du « ministère de la sécurité » côté séparatiste et même des membres des services de sécurité russes (FSB) présents sur le terrain. Viols avec objets, viols collectifs, menaces, nudités forcées, électrocutions des parties génitales sont perpétrés dans le but d’humilier, d’intimider, de punir, d’obtenir des informations, voire, côté séparatiste, d’extorquer des biens ou de l’argent.
Selon la mission onusienne de surveillance des droits humains en Ukraine, ces violences n’étaient alors pas utilisées « à des fins stratégiques », mais surtout comme méthodes de torture (2). Elle estime, dans un rapport de 2021, à environ 340 (depuis 2014) le nombre de victimes de violences sexuelles en détention, soit entre 170 et 200 côté séparatiste et entre 140 et 170 côté ukrainien. Des chiffres sous-évalués notamment dans les républiques séparatistes et en Crimée où la mission des Nations unies n’a pu se rendre depuis huit ans. Selon de nombreux chercheurs travaillant sur la base de témoignages d’anciens détenus, tortures et mauvais traitements ont cours quotidiennement dans diverses prisons côté séparatiste, rappelant, par leur systématisme, des méthodes employées dans l’univers carcéral russe (3). Certains les qualifient d’outils de contrôle politique de ces territoires.
Le parcours de Mme Iryna Dovgan, fondatrice du réseau SEMA (en Ukraine), illustre les difficultés auxquelles se heurtent les victimes qui souhaitent obtenir justice. Capturée par un groupe séparatiste au printemps 2014 près de Donetsk, elle est agressée, attachée à un poteau et humiliée en place publique, déshabillée, frappée sur les seins, menacée de viols. « Et encore, je ne dis que 5 % de ce qu’ils m’ont fait… », confie cette femme de 60 ans dans le jardin de sa maison près de Kiev. Mme Dovgan obtient l’aide d’un avocat en 2016. Elle est interrogée en 2017 par un procureur militaire, mais son dossier est ensuite égaré pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2021, après une conférence de presse qu’elle organise pour présenter le réseau SEMA, que le bureau de la procureure générale ouvre une procédure… dont Mme Dovgan n’a aucune nouvelle à ce jour.
Même si les autorités ukrainiennes ont ouvert plus de 750 enquêtes sur des crimes commis envers les civils entre 2014 et 2020 par leurs propres forces armées, plusieurs rapports de défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction. « Rien n’a été fait pour que justice soit rendue aux victimes de disparitions forcées, d’actes de torture et de détention illégale aux mains de membres du SBU [services de renseignement ukrainiens] dans l’est de l’Ukraine entre 2014 et 2016 », déplore ainsi Amnesty International en 2021 (4). Dans un procès-test pour la démocratie ukrainienne, des membres du bataillon pro-ukrainien Tornado ont toutefois été jugés en 2016 pour leurs exactions commises dans le Donbass, dont des viols. À l’époque, le procès, à huis clos, échauffe les esprits. Violences et menaces ont lieu dans et en dehors de la cour par les soutiens des paramilitaires pour intimider l’appareil judiciaire. Huit anciens combattants écopent de peines allant de huit à onze ans de prison. Aucun, cependant, n’a été condamné pour crimes de guerre, alors que des faits auraient pu être qualifiés comme tels. La législation ukrainienne sur les crimes de guerre, couverts par l’article 438 du code criminel notamment, ne détaille pas les crimes sexuels, ce qui complique le travail des magistrats, souvent mal formés sur le sujet. D’autant plus que, jusqu’en 2019, les viols avec objets, par sodomie ou entre personne de même sexe par exemple, n’étaient pas considérés comme tels par la loi, modifiée depuis pour s’aligner sur les standards internationaux.
« Dans les villages, les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier »
Un défi se pose aujourd’hui en Ukraine pour mieux accompagner les victimes de violences sexuelles, qui seraient désormais commises en masse et utilisées comme « tactique de domination politique et militaire par les forces russes », analyse Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue et spécialiste des crimes de guerre. Pour Mme Matilda Bogner, représentante de la mission de surveillance des Nations unies en Ukraine, l’ampleur serait « significativement plus importante que ce qui s’est passé dans la première phase du conflit ». Sa mission comptabilise déjà plusieurs dizaines de cas de violences sexuelles par les forces armées russes. Des viols sur des hommes, femmes ou enfants, perpétrés souvent devant d’autres membres de la famille ou de la communauté. Des viols en général collectifs pour les femmes et commis en détention pour les hommes. « Toutes les femmes que je défends sauf une ont été violées par plusieurs soldats, trois en moyenne », confie Mme Larysa Denysenko, avocate ukrainienne spécialisée en droit international humanitaire.
Courant juillet, le bureau du procureur général ukrainien confirmait enquêter sur quarante-trois dossiers de violences sexuelles commises par les forces russes en Ukraine. Mais ce chiffre ne reflète pas la réalité, explique M. Oleksandr Pavlichenko, de Helsinki Human Rights Union (UHHRU), en rappelant que beaucoup de victimes ont fui le pays et que la stigmatisation reste particulièrement forte « dans les villages, où les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier » : « Elles se disent aussi que les coupables ne seront jamais punis. »
Les victimes sont peut-être devenues encore plus méfiantes après l’affaire Lioudmila Denisova, du nom de l’ancienne commissaire aux droits humains à Kiev, qui avait dénoncé environ quatre cent cinquante cas de viols identifiés via sa hotline créée juste après le début de la guerre, en publiant des détails, parfois très crus, sur ses réseaux sociaux. Fin mai 2022, quelques jours après son renvoi par le président, elle a reconnu dans la presse avoir « exagéré » certains des témoignages (5) pour toucher les politiciens et l’opinion occidentale. Une source membre d’une organisation non gouvernementale (ONG) à Kiev et qui connaît bien le dossier ne cache pas sa déception : « Parmi ces cas, il y en a de véritables bien sûr, mais cette utilisation politique des violences sexuelles est très problématique. Elle a sans doute fait ça pour provoquer la société, pour venger ces crimes et obtenir plus d’armes. En fait, cela donne surtout une arme très puissante à la propagande russe et fait peur aux victimes. »
De nombreux observateurs sur place — notamment l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (6) — considèrent que les viols y sont utilisés comme arme de guerre et pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité. Mi-octobre, la représentante spéciale de l’ONU Pramila Patten, en charge des violences sexuelles commises en période de conflit, parle d’une « stratégie militaire » et d’une « tactique délibérée pour déshumaniser les victimes », se basant sur les témoignages de femmes évoquant notamment « des soldats russes équipés de Viagra ». « On ne trouvera sûrement jamais d’ordre écrit de la part de Poutine pour dire : “Il faut violer toutes les Ukrainiennes” », explique Mme Larysa Denysenko. Mais, selon cette avocate, cela n’invalide pas la responsabilité de la chaîne de commandement. « Personne ne leur dit d’arrêter », avance-t-elle, avant de rappeler que M. Vladimir Poutine a décoré de médailles militaires la 64e brigade de fusiliers motorisés, auteurs présumés des exactions commises à Boutcha — dont des viols.
Pour expliquer en partie ces violences, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe pointe la « tromperie » initiale de cette guerre, avec des troupes auxquelles on a promis une mission « pour sauver les populations russophones des nazis », mais qui ont en fait rencontré le rejet des populations locales. « Le sens même de cette guerre est donc mis en défaut et, si on ajoute la fréquence des viols de bizutage au sein de l’armée et l’abandon de leur hiérarchie sur le terrain, cela crée les conditions pour des exactions de masse. »
Les enquêteurs nationaux et internationaux vont devoir patiemment rassembler les pièces du puzzle pour pouvoir juger les coupables. Sachant que la CPI ne traitera que les cas les plus retentissants, de nombreux défenseurs des droits humains plaident pour la création d’un tribunal hybride regroupant des magistrats ukrainiens et internationaux. Mais, en attendant, c’est la justice ukrainienne qui se trouve aux manettes. Il y a donc urgence, selon Mme Oleksandria Matviitchouk, de modifier le code criminel. La directrice du Centre pour les libertés civiques (une ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2022) se bat depuis plusieurs années pour faire passer le projet de loi 2689, qui détaille beaucoup plus concrètement les crimes de guerre et contre l’humanité susceptibles d’être punis, notamment les violences sexuelles. Ratifié par le Parlement en 2020, ce texte attend depuis la signature du président Zelensky. « Les militaires s’opposaient à ces changements, éclaire M. Pavlichenko, de l’UHHRU. Avec la guerre, ils sont devenus des héros. Il n’y a donc pas de volonté politique pour le moment. » « C’est le silence », résume Mme Matviitchouk.
Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammad ben Salmane et le président russe Vladimir Poutine participent à une rencontre à l’occasion du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Photo d'archives AFP
Depuis l’annonce de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux pays du Moyen-Orient, traditionnellement alliés aux États-Unis, ont décidé d’adopter des positions conciliantes vis-à-vis de la Russie. La dernière décision de l’OPEP+ de réduire sa production de pétrole semble s’inscrire dans cette dynamique. Mis à part la Syrie qui soutient pleinement la politique de Vladimir Poutine, le Moyen-Orient se distingue par son jeu d’équilibrisme entre les deux camps.
En dehors des considérations d’alliances politiques et stratégiques, les pays du Golfe mettent en avant des impératifs économiques pour justifier leurs décisions. Ils cherchent ainsi à s’imposer comme des acteurs à part entière.
L’ESA Business School accueille le 25 octobre un colloque sur le sujet intitulé « Les conséquences de la guerre en Ukraine pour le Moyen-Orient ». Parmi les participants, Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et copilote de l’Observatoire sur le monde arabo-musulman et le Sahel. Elle se penche pour L’Orient-Le Jour sur ces bouleversements en cours, l’ambiguïté stratégique d’une partie du Moyen-Orient et l’autonomisation inédite des politiques étrangères.
Dans un article pour la Fondation pour la recherche stratégique, vous expliquez que le Moyen-Orient est fracturé par le conflit ukrainien. Pourriez-vous développer cette idée ? S’agit-il de nouvelles fractures ou d’une exacerbation d’une scission préexistante ?
Je pense que la guerre en Ukraine confirme des tendances qui étaient déjà à l’œuvre dans la région. On retrouve d’un côté les alliés inconditionnels de la Russie – l’Algérie et la Syrie – et de l’autre des pays cherchant surtout à préserver leurs intérêts. Il y a notamment une autonomisation des politiques extérieures de la part de pays comme l’Arabie saoudite qui n’ont pas à prendre parti pour la coalition occidentale ou les Russes. En choisissant de ne pas appliquer les sanctions demandées par les Occidentaux, ils font part d’une volonté de placer les intérêts nationaux au premier plan. Cela se traduit notamment par le choix de Riyad de ne pas augmenter la production de pétrole, contrairement à ce que souhaite Joe Biden. Cette décision a été perçue comme un soutien aux Russes qui bénéficient de cette politique. Un choix qui satisfait la majorité de la population dans ces pays où la Russie continue de profiter d’une image globalement positive.
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Quelques mois après le début du conflit et les difficultés de la Russie dans cette guerre, comment les positions ont-elles évolué dans la région ?
Le support des pays du Moyen-Orient n’est pas conditionné par les résultats des affrontements. Le recul de la Russie sur le terrain n’a ainsi pas eu de réel impact dans le positionnement de ces derniers. Ils ne cherchent pas à se placer du côté des gagnants mais simplement à préserver leurs alliances. La Syrie n’a ainsi pas changé de position depuis le début du conflit, ce qui s’explique par sa dépendance envers Moscou. Elle a soutenu et continue à soutenir la Russie. Les pays du Golfe continuent quant à eux d’appliquer leur doctrine de « pragmatisme commercial », à savoir profiter, engranger des bénéfices grâce à l’augmentation des prix du pétrole ; ne surtout pas choisir entre les Russes et les pays occidentaux – et essayer de rester à distance des deux.
Les pays producteurs de pétrole sont les grands gagnants de l’invasion russe sur le court terme, mais qu’ont-ils à y gagner sur le moyen terme ?
À court terme, les pays du Golfe cherchent à engranger le plus de bénéfices possible, le but est premièrement économique. À moyen terme, l’objectif est de garder une relation avec la Russie tout en maintenant des liens avec le camp de Washington, et de diversifier les partenariats stratégiques. Ils cherchent ainsi à montrer qu’ils ne sont pas seulement dépendants des pays occidentaux. On assiste à une autonomisation des politiques étrangères des pays de la région qui entendent aujourd’hui défendre leurs intérêts avant tout, allant jusqu’à prendre une certaine distance avec les Américains.
Le choix de l’Arabie saoudite de ralentir sa production de pétrole apparaît comme un cadeau offert à Poutine. Quelles en sont les raisons ? Riyad a également récemment annoncé une aide humanitaire à Kiev, comment expliquer ce double discours ?
La relation entre Biden et le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane (MBS) n’est pas au beau fixe. MBS tente notamment de prendre sa revanche après les déclarations de Biden suite à l’affaire Khashoggi. Malgré les excuses du président américain, il y a eu une perte de confiance entre les deux hommes. Pour l’Arabie saoudite, les récents événements sont une façon de démontrer qu’elle poursuit sa propre stratégie, qu’elle n’est plus obligée de suivre la position exigée des Américains. Il est important de retenir que pour l’Arabie saoudite comme pour ses voisins, cette guerre n’est pas la leur et ils n’ont aucun intérêt à prendre parti pour l’un ou l’autre des camps. L’aide saoudienne apportée à l’Ukraine entre tout à fait dans cette analyse, à savoir garder des relations des deux côtés : une relation avec Poutine dans le cadre de la politique pétrolière, tout en apportant une aide humanitaire à l’Ukraine. Jusqu’à quand cela sera possible, c’est une question à laquelle nous n’avons pas la réponse. Cela dépendra du temps que durera le conflit.
Peut-on aujourd’hui parler du début d’un Moyen-Orient postaméricain ?
Le Moyen-Orient est en évolution et la guerre en Ukraine fait apparaître des tendances et des évolutions géopolitiques déjà en place auparavant. Ce conflit les démontre, les confirme et les accentue. Aux États-Unis, les démocrates ont clairement montré une certaine défiance vis-à-vis des Saoudiens. Cela ne veut cependant pas dire qu’ils souhaitent se retirer de la région, ils y ont trop d’intérêts. Si on peut parler de désengagement, le retrait n’est quant à lui nullement envisagé. Pour les pays du Golfe, la même logique est en place ; on recherche une relation plus équilibrée, moins dépendante, sans couper les ponts. On assiste donc à des évolutions durables, accentuées par la guerre en Ukraine, mais dont on ne doit pas exagérer l’importance.
OLJ / Propos recueillis par Pauline VACHER, le 23 octobre 2022 à 15h00
Sera-t-il « le plus grand général russe de tous les temps », selon le mot d’un ancien diplomate tunisien ? Le « général Hiver », avec son cortège de pluies, neiges et grands froids, aurait été par quatre fois dans l’histoire l’arme décisive de la Russie, puis de l’Union soviétique : contre les Mongols, les Suédois, les Français (sous Napoléon en 1812), et les Allemands (sous Hitler en 1941). Son rôle est discuté, mais qu’en sera-t-il cette fois, entre Russes et Ukrainiens, dans les mois qui viennent ?
Avant les glaces, la pluie est le cauchemar des militaires des deux bords : leurs engins, surtout les blindés, peuvent difficilement manœuvrer quand la « petite raspoutitsa », la « saison des mauvaises routes », se déclare à l’automne : une boue qui peut transformer les offensives ukrainiennes en calvaire : « Même avec les engins modernes du génie, c’est un phénomène compliqué à compenser », relève Thibault Fouillet, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La « grande raspoutitsa » du printemps, à l’heure du dégel, peut être encore plus handicapante pour les manœuvres : en février et mars dernier, aux débuts de l’intervention russe, elle avait ralenti l’avancée des blindés et occasionné des pertes importantes.
En tout cas, la période sera celle d’un ralentissement général des opérations, qui ne fera les affaires ni des Ukrainiens, dont les offensives de ces dernières semaines pourraient marquer le pas, ni des Russes, contraints pour leur éventuelle retraite de miser sur les quelques axes manœuvrables mais donc facilement identifiables par l’ennemi. Entre les deux offensives de la boue, le gel, en durcissant les sols, redonnera de la mobilité aux soldats, mais compliquera la logistique, avec un surcroît de réparations, ravitaillement, chauffage…
Durant ces mois d’automne et d’hiver, l’ensemble de la population ukrainienne, visé ces deux dernières semaines par des frappes russes de missiles ou de drones dirigées contre les installations électriques ou indistinctement contre des immeubles, fera face à des difficultés d’éclairage, de communication, de chauffage, d’accès à l’eau, de ravitaillement et de transport. Le brusque changement de la stratégie russe à partir du 10 octobre — des bombardements quotidiens sur l’ensemble des villes d’Ukraine — a permis la destruction dès la première semaine de plus d’un tiers des centrales électriques du pays, avec des coupures de courant massives (1).
Coûte que coûte
Selon le responsable Europe de l’Est de la Banque mondiale, Arup Banerji, un quart de la population ukrainienne pourrait basculer dans la pauvreté d’ici la fin de l’année — une proportion qui doublerait d’ici la fin 2023 si le conflit perdure. D’après le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), l’Ukraine compte déjà sept millions de déplacés à l’intérieur du pays. Et Banerji prédit une autre vague de déplacements internes si les graves dommages au parc immobilier créés par les bombardements ne peuvent être réparés d’ici décembre ou janvier.
Faute de pouvoir inverser dans l’immédiat le rapport de force militaire, l’exécutif russe privilégie l’action psychologique et politique. Tout en ayant changé de ton ces dernières semaines, en ne cachant plus les « ratés » de « l’opération spéciale » en Ukraine et les « tensions » sur le terrain, la chaîne publique russe Rossiya 1 (« Russie 1 ») continue de laisser dire par ses débatteurs qu’il faut couper l’eau, affamer, mettre à genoux la population ukrainienne. La capacité de résilience de cette dernière sera mise à rude épreuve, alors que manqueront l’eau, les vivres, l’électricité, le carburant : jusqu’où iront l’esprit de sacrifice, le courage, l’unité — jusqu’ici spectaculaires — de la société civile ukrainienne ? Et ceux des soldats qui ont fait la preuve de leur habileté, de leur agilité, de leur adaptabilité, même s’ils ont largement profité de l’appui européen et americain ? « Pas de chauffage, pas d’électricité : nous savons faire en Ukraine, nous ferons l’effort », promet un conseiller militaire du président Zelensky.
Ces questions de résilience se posent bien sûr également du côté des militaires russes actuellement déployés en Ukraine, puis de ceux qui le seront dans les mois à venir, et de la population russe en général — en butte à la mobilisation de la jeunesse, à la fuite d’une partie des jeunes cadres, et à des restrictions économiques croissantes. Elles concernent moins le régime russe lui-même : « Les revers initiaux de l’armée russe n’ont fait que durcir la volonté du Kremlin de l’emporter coûte que coûte », écrivait l’ancien secrétaire d’État aux affaires européennes Pierre Lellouche (2).
Toujours plus
Mais elles peuvent jouer sur le moral des alliés de l’Ukraine. Le « général Hiver », sur lequel compte Vladimir Poutine, peut inciter l’opinion européenne, du fait de l’arrêt des livraisons de gaz russe, et du renchérissement général des coûts de pétrole, gaz, électricité, bois, etc., à exprimer chaque jour un peu plus sa fatigue à l’égard d’une guerre qui serait de moins en moins la sienne. Et donc à limiter l’aide en renseignements de plus en plus fournis, en entraînements de plus en plus larges, en équipements de plus en plus lourds, chers et offensifs — toujours plus ! — une aide qui place chaque jour davantage les Occidentaux dans la position de cobelligérants de fait.
Les dissonances de ces derniers jours entre États européens, à propos des stratégies d’approvisionnement en gaz et pétrole, s’ajoutant aux incertitudes politiques dans plusieurs pays phares du continent — Royaume-uni, Italie, et même France — ou aux dissensions plus anciennes (euro-hongroises, franco-britanniques, franco-allemandes, gréco-turques, etc.) montrent à quel point l’union qui paraissait de mise à l’heure de l’invasion et des premières vagues de sanctions contre la Russie, laisse maintenant place à un paysage plus contrasté.
Le régime de Moscou peut espérer que l’effet de ses propres sanctions contre les Occidentaux vienne plus rapidement à bout de leur résilience que l’effet des sanctions contre son propre pays (arrêt des livraisons de matériel sophistiqué, blocage des circuits bancaires, désinvestissement des grands groupes étrangers), alors que son isolement diplomatique est bien réel : 143 États ont adopté à l’ONU le 12 octobre une résolution condamnant l’invasion et les annexions russes (qui n’ont le soutien que de la Biélorussie, de la Syrie, de la Corée du nord et du Nicaragua). La Russie en est réduite à se reposer sur l’appui militaire de l’Iran. Et le chef de sa diplomatie, Sergueï Lavrov, affirme qu’il n’y « a aucun sens et aucune envie naturellement de garder la même présence dans les pays occidentaux », alors que « les pays du tiers-monde en Asie comme en Afrique, ont besoin au contraire d’une attention supplémentaire » (3).
Temps long
Depuis quelques semaines, la dynamique militaire est du côté ukrainien et les forces russes sont dans une position extrêmement délicate : « On assiste d’un côté à l’effondrement d’un système russe qui était encore sur le modèle soviétique, et de l’autre, à l’émergence d’un système agile qui s’inspire des modèles occidentaux et en partie américain », analysait le 5 octobre sur France info le général Jérôme Pellistrandi, directeur de la Revue de défense nationale. Le même invitait toutefois à la prudence : outre le rôle joué dans un sens ou l’autre par les conditions hivernales, les Russes gardent pour eux le nombre, le temps long, et la profondeur stratégique.
S’exprimant fin septembre dans le cadre des Journées stratégiques méditerranéennes à Toulon, le général français Vincent Breton, du Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE), s’interrogeait sur les scénarios possibles à moyen terme, même s’il reconnaissait que les « pseudo-référendums » suivis d’annexions dans les régions de Kherson, Lougansk, Zaporijia, et Donetsk brouillent quelque peu les prévisions :
• Le scénario de l’enlisement : on pensait cette guerre courte, elle ne l’est pas. Avec l’hiver qui approche, on débouche sur un conflit gelé, avec des combats sporadiques (4) ; • ce peut être aussi l’adoption par Vladimir Poutine d’une feuille de route de type : « J’ai gagné mon opération spéciale, je vais maintenant consolider mes territoires annexés » ; • on ne peut exclure l’éventuel effondrement de l’un des deux belligérants, les Ukrainiens ou les Russes ; • ou même une révolution de palais à Moscou, faisant place soit à une équipe plus extrémiste que celle de M. Poutine, soit à des dirigeants cherchant à toute force une paix négociée (5) ; • on peut imaginer, dans le cadre d’une escalade mal maîtrisée, une extension du conflit à l’OTAN ; • et prévoir, de manière quasi certaine, le développement de crises périphériques ailleurs dans le monde, liées à l’inflation, aux pénuries dans l’énergie ou l’alimentaire découlant en partie de cette guerre : émeutes violentes, troubles sociaux dans les démocraties occidentales, ou sur l’arc de crise afro-méditerranéen.
Moral revigoré ?
La thèse d’un effondrement possible de l’armée russe reste discutée : certes elle a connu une suite de déconvenues, et reculé sous le coup des offensives ukrainiennes au nord-est et sud-est, depuis début septembre ; et, comme le confirment de nombreux indices, le moral des soldats russes est très bas. Mais il faudrait, pour enclencher une éventuelle débandade générale des forces expéditionnaires, qu’un objectif majeur comme Kherson — la première capitale régionale tombée aux mains des Russes au début de l’invasion — soit repris par les Ukrainiens avant l’hiver.
Sans préjuger de ce qu’il adviendra de cette région importante du sud dans les semaines à venir, la décision à la mi-octobre d’évacuer une partie de sa population — officiellement, pour permettre à l’armée russe d’organiser plus librement ses lignes de défense — est au moins le signe que les combats autour de cette ville seront une étape-clé du conflit. Les unités russes déployées dans cette région passaient pour être de meilleure qualité que les unités disposées plus au nord, selon Tornas Ries, de l’École supérieure de défense nationale de Stockholm, cité par l’Express.. Mais, selon d’autres sources, ces unités auraient été remplacées par une partie des recrues récentes –- signe peut-être que l’état-major russe ne souhaite pas « sacrifier » ses meilleures troupes dans un combat qui serait perdu d’avance.
En tout cas, le contingent expéditionnaire russe est en attente de nouveaux renforts dans les semaines ou mois à venir, suite aux campagnes de mobilisation lancées en septembre en Russie, et auprès de certains de ses obligés d’Asie centrale. En outre, l’efficacité des vagues quotidiennes de frappes de missiles et de drones ces dernières semaines sur des dizaines de villes, dans la foulée du renouvellement du commandement de « l’opération spéciale » (6), a sans doute revigoré le moral des militaires russes.
Sans la Crimée
L’effondrement d’une armée ukrainienne au bout de ses réserves, usée par ces huit premiers mois de guerre, manquant de combattants et de munitions, sur fond de pays exsangue, avec des réseaux de communication, transports, et ravitaillement désorganisés, certaines villes entièrement détruites, une agriculture dévastée, une population survivant difficilement, etc., est une hypothèse encore moins vraisemblable : outre le patriotisme, la rusticité, mais aussi l’inventivité des forces ukrainiennes, il est vraisemblable que leurs « parrains » américains et européens feraient tout pour leur éviter de perdre pied, en tout cas à court et moyen terme.
Il en est de même pour ce qui serait l’hypothèse ou le scénario d’une franche escalade : Poutine jouerait ainsi le tout pour le tout, décréterait la mobilisation générale quoi qu’il en coûte (impopularité, fuite de cadres, comme déjà on l’a vu avec la mobilisation partielle lancée en septembre), et déciderait de frapper fort et encore plus indistinctement, voire d’utiliser des armes nucléaires « de théâtre », pour obtenir un retournement rapide et décisif du rapport de forces.
Dans ce dernier cas, le retentissement serait énorme. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a prévenu — en marge d’une réunion le 13 octobre dernier des ministres de la défense de l’organisation — que l’utilisation d’armes nucléaires changerait fondamentalement la nature du conflit, et appellerait une vive réaction de l’Alliance. Il n’a pas manqué de signaler que le groupe des plans nucléaires de l’OTAN (auquel ne participe pas la France, au titre de l’autonomie de sa propre force de dissuasion) a tenu récemment une de ses réunions périodiques.
Plus probable, dans le cas où Kiev garderait l’initiative stratégique, serait le scénario d’une reconquête progressive par l’Ukraine du terrain perdu depuis février dernier, avec l’objectif d’une « victoire » l’an prochain : d’abord jusqu’au fleuve Dniepr, puis la région de Zaporijia, etc., mais sans toucher à la Crimée, que Poutine ne lâchera pas, comme le soutiennent la plupart des observateurs. La condition serait qu’Européens et Américains continuent de s’impliquer, et même accentuent leur effort, au risque de frôler les « lignes rouges » édictées par les Russes. Pour Moscou, dans ce cas, ce serait un double échec : un coup nul sur le plan territorial, et des coûts économiques et politiques colossaux.
Stratégie du chaos
Sur un mode plus soft, on pourrait se retrouver avec des positions qui se figent, des belligérants au bout de leur potentiel : le « général Hiver », le conflit gelé, d’éventuels pourparlers, et une lassitude générale — y compris et surtout celle des amis de la cause ukrainienne, qui pousseraient à un arrangement — voire à la mise à l’écart du bouillant « serviteur du peuple ». Avant d’en arriver là, un Poutine affaibli, à la tête d’un régime déconsidéré, pourrait se contenter d’un scénario de pourrissement : pas seulement une politique de soumission de l’Ukraine, mais une destruction méthodique de ses infrastructures, et en Europe une « stratégie du chaos » : la « guerre du gaz » ; la dénonciation de l’Occident, promu en grand méchant loup ; la « guerre informationnelle », etc.
Rien ne dit que Vladimir Poutine a renoncé à ses buts de guerre initiaux : mettre fin au « génocide » contre les populations russophones-philes ; « dénazifier » un régime jugé complaisant avec les ultranationalistes. Un récit qui « parlait à l’opinion russe », explique Céline Marangé, , de l’Institut de recherche de l’école militaire (IRSEM), participant aux Journées stratégiques méditerranéennes. Et qui avait l’avantage de renvoyer aux envoyeurs Occidentaux leur antienne sur la « responsabilité de protéger » (7).
Liste d’erreurs
Et « Après l’Ukraine ? », s’interrogeaient les participants aux Rencontres stratégiques de la Méditerranée (8) qui ont fait le compte de la série impressionnante d’erreurs d’appréciation commises notamment par l’exécutif russe durant ces premiers huit mois de guerre :
• on croyait d’abord cette guerre improbable, parce que non gagnable. Et pourtant, la Russie s’est engagée, a surestimé ses propres forces, la faiblesse ukrainienne, le manque de réaction occidentale, etc. ; • la guerre reste un affrontement des forces morales et des volontés : à ce jeu-là, c’est l’Ukraine qui gagne, en matière de cohésion, de mobilisation, d’unité ; • les forces morales des soldats russes ont été rongées par le mensonge systémique, l’absence de préparation psychologique, et le non-sens de cette guerre : une « opération spéciale » d’abord présentée comme une promenade de santé, ensuite des recrutements grassement payés ou plus ou moins forcés (jusqu’au sein des minorités ethniques, dans les prisons…), le recours aux miliciens de Wagner ou aux spadassins du tchétchène Kadyrov — pour ne rien dire des défaillances logistiques constatées tout au long de cette intervention ; • en face, les Ukrainiens qui ont fait corps, une armée qui a surpris par son agilité, son inventivité, sa capacité à se décentraliser, et qui semble avoir la confiance de l’opinion (9) ; • un président, Volodymyr Zelensky, resté sur place, à la tête d’institutions qui ne se sont pas effondrées, d’un État qui fonctionne, d’une administration territoriale, d’un effort de guerre soutenu par les municipalités.
Zelinsky superstar
Il faut ajouter à ce tableau une stratégie de « com » très efficace de Kiev, développée avec l’appui de cabinets occidentaux spécialisés, qui cible à la fois la population ukrainienne, les publics occidentaux, l’opinion russe, les dirigeants du monde entier, alors qu’à Moscou, on a recouru — au moins jusqu’à la fin septembre — aux mensonges outranciers, ou aux menaces pour faire peur (le recours aux armes nucléaires). Également : • une armée russe prise à contre-pied : beaucoup de pertes dans le commandement ; la difficulté à intégrer, armer, entraîner les centaines de milliers de mobilisés ; le départ à l’étranger de centaines de milliers de jeunes, pour y échapper ; • des annexions précipitées de régions réputées prorusses à l’est et au sud, alors même que l’armée russe devait abandonner certaines de ses positions ; • l’allié Alexandre Loukachenko, président de Biélorussie pas si coopératif que souhaité par Moscou ; l’Occident plus uni que prévu (avec huit trains de sanctions, un flot de matériel et d’assistance technique, etc.).
Dans un bunker
L’escalade russo-ukrainienne, dans laquelle sont embarqués depuis le début les Américains et Européens au service de leur allié de Kiev, remet au premier plan le débat sur les risques de la cobelligérance. L’engagement de l’Union européenne (UE) en tant qu’institution, a été confirmé ces derniers jours : au titre de la Facilité pour la paix — un fonds qui jusqu’ici avait surtout bénéficié à l’Union africaine ainsi qu’à des États du continent noir — une nouvelle tranche de 500 millions d’euros a été débloquée en marge d’un conseil des ministres des affaires étrangères réunis à Luxembourg le 17 octobre dernier, qui a également approuvé le cadre de la nouvelle mission de formation des forces armées ukrainiennes, l’EUMAM Ukraine, comme le relève B2, le site bruxellois indépendant qui suit jour après jour l’actualité diplomatique et sécuritaire européenne.
Bien que l’Ukraine ne soit pas encore membre de l’Union, son ministre des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, est intervenu à cette réunion depuis un bunker où il s’était réfugié, alors que son quartier à Kiev faisait l’objet d’attaques de drones : « C’est la première fois qu’on parlait avec un ministre réfugié dans un bunker », a raconté Josep Borrell, le haut représentant pour la politique étrangère de l’UE, pour qui « Poutine perd politiquement et moralement ».
L’OTAN, dont les ministres de la défense étaient réunis quelques jours plus tôt à Bruxelles, n’est pas directement engagée, avait rappelé son secrétaire général Jens Stoltenberg. Mais celui-ci a dénoncé à nouveau la « guerre d’agression sauvage » de la Russie, qui compense ses échecs sur le terrain militaire en recourant à une « rhétorique nucléaire irresponsable » (« reckless »), et à des frappes indiscriminées contre des civils et des infrastructures critiques. Ce qui, selon lui, constitue un tournant dans cette guerre.
L’Alliance, dont les principaux États-membres sont largement engagés dans l’assistance à l’armée ukrainienne, veut lui fournir à court terme des centaines d’équipements antidrones ; et l’aider, à plus long terme, à passer de ses équipements de l’ère soviétique à des matériels plus modernes… aux standards de l’OTAN.
Pour l’Ukraine, l’indépendance énergétique se joue dans les coulisses du conflit
Les affrontements entre Russes et Ukrainiens autour de la centrale de Zaporijia ont ravivé le spectre d’une catastrophe nucléaire, et conduit l’Agence internationale de l’énergie atomique à dénoncer une situation « intenable ». Dans son dernier ouvrage, le journaliste Marc Endeweld montre pourquoi le nucléaire représente dans ce conflit un enjeu énergétique autant que stratégique.
Au cours d’un échange téléphonique avec son homologue français le 11 septembre 2022, le président russe Vladimir Poutine renouvelle sa mise en garde au sujet de la situation de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe, située près de la ville d’Energodar sur les rives du Dniepr, le fleuve qui partage à cet endroit la ligne de front. Le même jour, on apprend que l’ensemble des six réacteurs de mille mégawatts ont été mis à l’arrêt.
Tout au long de l’été, Russes et Ukrainiens se sont renvoyé la responsabilité des bombardements sur le site et autour. Ainsi, peu de temps après l’appel téléphonique entre les deux présidents, Moscou dénonce publiquement jusqu’à vingt-six bombardements ukrainiens sur la zone. De son côté, Kiev accuse son adversaire de positionner des armes lourdes au sein de la centrale et de procéder à des tirs vers la rive opposée du Dniepr, sous contrôle de l’Ukraine. Si début août le président Volodymyr Zelensky menace de répliquer à ces attaques russes, certains de ses soldats ne l’ont pas attendu. Le 19 juillet, au moyen de drones de petite taille, ils s’en prennent aux soldats russes présents sur le site : « L’armée ukrainienne harcèle les forces occupantes jusqu’à l’intérieur de la centrale », commente Le Monde (1). Le 19 septembre, un bombardement russe touche un bâtiment situé à trois cents mètres d’un des réacteurs d’une autre centrale nucléaire, « Ukraine du Sud », dans l’oblast de Mykolaïv.
La convention de Genève (protocole II), ratifiée en 1977 par l’Ukraine et la Russie (alors toutes deux dans l’Union soviétique), interdit pourtant les attaques contre des sites nucléaires : « Les ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales électriques nucléaires, ne doivent pas faire l’objet d’une attaque. »
L’occupation par l’armée russe de la centrale de Zaporijia intervient tôt dans la guerre opposant la Russie à l’Ukraine : le 4 mars. Dès le premier jour de l’invasion, qui a lieu le 24 février, les troupes aéroportées russes prennent le contrôle de la centrale de Tchernobyl, dont les réacteurs sont à l’arrêt depuis de nombreuses années — le site sera occupé jusqu’au 31 mars. Ce lieu symbolique (du fait de la catastrophe nucléaire de 1986) est hautement stratégique car il abrite de nombreux déchets nécessaires à la fabrication de bombes atomiques. Durant la même période, les forces russes mènent une offensive importante dans la région de Kherson pour tenter de prendre le contrôle de la centrale « Ukraine du Sud ». L’opération échoue. Dès le début de la guerre, M. Poutine fait donc des centrales nucléaires ukrainiennes (quinze réacteurs VVER à eau pressurisée de conception soviétique) un objectif majeur de son « opération militaire spéciale ».
Au printemps dernier, l’occupation de la centrale de Zaporijia suscite les inquiétudes de la communauté internationale. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) demande très tôt qu’une mission d’inspection accède au site. Dans un premier temps, l’Ukraine s’y oppose, de peur, officiellement, de voir l’occupation russe de l’installation légitimée par une institution internationale. Au cours de l’été, un accord est trouvé. Le gouvernement de Kiev obtient que la délégation de l’AIEA transite par les territoires qu’il contrôle pour accéder à la centrale. Tandis que le président Zelensky dénonce à de multiples reprises le « chantage russe » au sujet de la centrale de Zaporijia, le Kremlin convoque en urgence une réunion du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) consacrée exclusivement à cette question.
Un couplage avec le réseau européen
Les uns et les autres jouent avec la peur d’un « nouveau Tchernobyl », et l’AIEA fait l’objet de très fortes pressions des deux belligérants. Kiev veut imposer une « démilitarisation » de la centrale, quand Moscou souhaite que l’Ukraine soit dénoncée comme l’auteure principale des bombardements. Dans son rapport, l’agence internationale demande l’arrêt immédiat des bombardements (sans évoquer l’origine des tirs) et propose l’établissement d’une « zone de protection » autour de la centrale de Zaporijia (sans plus de précisions). Elle estime que la situation est « intenable » et constitue « une menace permanente pour la sûreté et la sécurité nucléaires car des fonctions essentielles à la sûreté du site, en particulier le refroidissement des installations (…), pourraient être touchées » (2). Les inspecteurs de l’AIEA ont constaté de nombreux dégâts à la suite des bombardements : le toit d’un bâtiment où sont entreposées des barres de combustible neuf ainsi que des déchets radioactifs a par exemple été éventré. Ils s’inquiètent aussi des conditions de travail des techniciens ukrainiens, soumis aux pressions de l’armée russe.
Zaporijia ne constitue pas uniquement un enjeu de sûreté nucléaire : la centrale représente un but de guerre à vocation géopolitique. Avant l’occupation russe, les six réacteurs fournissaient 20 % de l’électricité ukrainienne. L’indépendance énergétique de l’Ukraine se joue donc dans les coulisses du conflit, notamment autour de la question du raccordement électrique de la centrale. Lors de sa visite du site, l’AIEA a constaté que de nombreux bombardements avaient ciblé les lignes à haute tension en direction de l’est de l’Ukraine, en partie occupé par les Russes, ainsi que les stations de raccordement et les transformateurs électriques. Le 25 août, la centrale est déconnectée durant quelques heures du réseau ukrainien, et l’Ukraine craint que les Russes ne la raccordent à leur propre réseau. Un détournement d’énergie « inacceptable », dénonce le département d’État américain (3).
Les centrales ukrainiennes, héritées de l’Union soviétique, étaient jusqu’à récemment connectées au réseau électrique de la Russie et de la Biélorussie. L’information est passée sous les radars des grands médias mais, quelques heures avant l’invasion, l’Ukraine a procédé au découplage de son réseau avec la Russie, une phase de « test » décidée plus tôt, mais qui a perduré du fait de la guerre. L’opération a facilité le raccordement du réseau électrique ukrainien avec celui de l’Europe, via la Pologne, en mars 2022. L’idée d’une connexion avec l’Ouest remonte à 2015, quelques mois après l’annexion de la Crimée et le début du conflit au Donbass. Il reçoit le soutien de la France, qui mobilise son gestionnaire Réseau de transport d’électricité (RTE) pour aider les Ukrainiens ainsi qu’Électricité de France (EDF) Trading pour assurer une partie du financement (un total de 2,6 milliards de dollars (4) en partenariat avec les groupes polonais Polenergia et américain Westinghouse). À terme, l’Ukraine souhaite exporter de l’électricité bon marché aux pays européens.
L’une des motivations de M. Poutine pour lancer son « opération militaire spéciale » était en fait de mettre un coup d’arrêt à la volonté des Ukrainiens d’échapper à la tutelle russe sur leur parc nucléaire, un enjeu à la fois énergétique et sécuritaire. Longtemps après la chute de l’URSS, la maintenance et la sûreté des réacteurs VVER en Ukraine, la fourniture en combustible nucléaire et la gestion des déchets ont été assurées par les Russes (les pièces détachées des centrales proviennent de Biélorussie), comme pour tous les réacteurs de ce type en Europe. Jusqu’alors, le cycle nucléaire en Ukraine se décomposait ainsi : le Kazakhstan fournissait l’uranium, celui-ci était enrichi en Russie, qui l’envoyait en Ukraine. En 2010, TVEL, filiale de Rosatom, l’entreprise d’État russe du nucléaire, a vendu pour 608 millions de dollars de combustible à l’Ukraine. Cette dernière est alors le client le plus important de TVEL.
Dès les années 2000, l’Ukraine cherche à diversifier ses approvisionnements en combustible nucléaire et à mettre à niveau ses vieux réacteurs de conception soviétique. Les gouvernements issus de la « révolution orange » de 2004 se tournent alors vers le groupe américain Westinghouse. Pour ce dernier, les débuts en Ukraine sont difficiles. Le groupe connaît plusieurs défaillances. Au point qu’en 2012 un incident sérieux survient sur l’un des réacteurs de la centrale « Ukraine du Sud » équipé d’un assemblage américain de combustibles. Le cœur est gravement endommagé. Adapter des combustibles aux contraintes d’une technologie soviétique est une opération délicate, qui exige du temps. Après plusieurs essais infructueux, Westinghouse réussit néanmoins à alimenter six réacteurs ukrainiens. À la centrale de Zaporijia, quatre des six réacteurs fonctionnent à partir de combustibles fournis par Westinghouse.
Ces dernières années, les pressions russes se sont multipliées pour préserver le système nucléaire entre les deux pays. Le prédécesseur de M. Zelensky, M. Petro Porochenko, avait promis à Westinghouse une part majoritaire du marché du combustible, avant de se raviser et de lui accorder moins de contrats qu’envisagé. À partir de 2019, les Ukrainiens, bien décidés à éloigner les Russes de leur industrie nucléaire, changent de ton. Cette année-là, un nouvel accord prévoit une baisse des commandes de combustibles à la Russie. Energoatom, l’exploitant des centrales nucléaires en Ukraine, décide de se fournir principalement chez Westinghouse.
Deux ans plus tard, tout s’accélère : en août 2021, un accord de coopération américano-ukrainien prévoit la création par Westinghouse d’une usine de fabrication de combustible nucléaire. Un mois plus tard, la société américaine et Energoatom signent un protocole d’accord représentant 30 milliards de dollars pour la construction de quatre réacteurs AP1000 en Ukraine. En juin 2022, un nouvel accord est signé : Westinghouse construira en tout neuf réacteurs dans le pays. Discrètement, le groupe américain lance son offensive dès 2018 sous l’impulsion de l’administration Trump, qui souhaite que les États-Unis reviennent en force sur le marché du nucléaire civil mondial face à la Chine et à la Russie (5).
Le rapprochement entre l’Ukraine et les États-Unis préoccupe M. Poutine. À ses yeux, il s’agit non seulement d’un affront, mais aussi d’une menace. Le nucléaire est une technologie potentiellement duale : à la fois civile et militaire.
Préserver le contact avec les Russes
Pour appréhender la réaction de Moscou, il convient de revenir au mémorandum de Budapest de 1994, signé par l’Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni (ainsi, plus tard, que par le reste des puissances nucléaires déclarées, soit la France et la Chine). Le document avait amené les Ukrainiens à accepter le renvoi à Moscou de l’arsenal nucléaire présent sur leur sol, et hérité de l’URSS, contre des garanties strictes d’intégrité territoriale et de sécurité. Salué à l’époque comme un modèle de désarmement nucléaire (l’Ukraine signant en parallèle le traité de non-prolifération [TNP]), le mémorandum comporte pourtant une faille de taille : les garanties de sécurité ne sont accompagnées d’aucune obligation réelle de défendre l’Ukraine, et aucune sanction ou mesure contraignante n’est prévue en cas de violation du texte par l’un des pays. Or, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, une partie des élites ukrainiennes ne cesse de regretter publiquement le désarmement intervenu une dizaine d’années plus tôt (6).
Ce débat dépasse les frontières de l’Ukraine. En juin dernier, M. Radosław Sikorski, l’ancien ministre de la défense et des affaires étrangères polonais, a déclaré que la Russie avait violé le mémorandum de Budapest et que, par conséquent, l’Occident pouvait « offrir » des ogives nucléaires à l’Ukraine afin « qu’elle puisse défendre son indépendance ». Cinq jours avant l’invasion russe, le 19 février 2022, à la conférence de sécurité de Munich, M. Zelensky fait référence au mémorandum de Budapest de 1994 en expliquant que, si une renégociation ne s’enclenche pas rapidement entre les parties signataires, son pays considérera qu’il n’est plus tenu de respecter ses engagements historiques : « L’Ukraine a reçu des garanties de sécurité pour avoir abandonné la troisième capacité nucléaire du monde. Nous n’avons pas cette arme. Nous n’avons pas non plus cette sécurité. »
Fin mars, lors des négociations de paix entre Russes et Ukrainiens, sous l’égide du président turc Recep Tayyip Erdoğan, M. Zelensky se déclare prêt à la neutralité de son pays et promet de ne pas développer d’armes atomiques, comme l’écrit le Financial Times, si la Russie replie ses troupes et si Kiev reçoit des garanties de sécurité sérieuses (7) : « Le statut non nucléaire de notre État, nous sommes prêts à y aller… Si je me souviens bien, c’est pour ça que la Russie a commencé la guerre [NDLR : la Russie refusant que l’Ukraine se nucléarise à terme militairement] », explique le président ukrainien.
Tout en aidant les Ukrainiens dans le nucléaire civil, les Américains ont tenu à préserver le contact avec les Russes sur ce dossier. Le président Donald Trump avait mandaté un haut fonctionnaire, M. John Reichart, ancien patron du Centre d’étude des armes de destruction massive, pour évaluer l’ensemble de la situation nucléaire en Ukraine, lequel a discrètement rendu ses rapports. Et aujourd’hui, malgré la guerre, des négociations secrètes entre États-Unis et Russie sont en cours au sujet du futur partage du nucléaire civil ukrainien : « Ils savent qu’avant que les centrales AP1000 ne soient construites en Ukraine, pas plus qu’eux que les Ukrainiens ne pourront faire sans les Russes », commente en off un acteur de l’industrie nucléaire mondiale.
Marc Endeweld
Octobre 2022
Journaliste, auteur de Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien, Seuil, Paris, 2022.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son homologue français Emmanuel Macron après leur conférence de presse, le 16 juin 2022, à Kiev. Ludovic MARIN / POOL / AFP
Au fil des classements d'aide à l'Ukraine, le même constat, étonnant : la France se classe loin des premiers contributeurs, que ce soit pour l'aide humanitaire, financière et surtout militaire. Les États-Unis restent aux avant-postes, souvent suivis par les Baltes et les Polonais. A titre d'exemple, dans le Ukraine Support Tracker, un outil créé par les Allemands du Kiel Institute, Paris se trouve à la septième place pour l'aide financière et à la onzième pour l'aide militaire.
Depuis le début de la guerre, la faiblesse de ces chiffres intrigue les experts militaires français. Pour en avoir le coeur net, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche stratégique, a fait le déplacement à Kiev et dans un centre polonais où transitent les armes occidentales fournies à l'Ukraine. Il a ainsi constaté que seul 1,4% du matériel militaire provient de France...
L'Express : Depuis sept mois, les classements sur l'aide militaire apportée à l'Ukraine placent la France très loin des premiers contributeurs. Qu'en est-il réellement ?
François Heisbourg : J'étais sceptique face à ces statistiques. Comme le dit la formule anglaise, il existe trois sortes de mensonges : le mensonge, le gros mensonge et les statistiques. Certaines de ces données comptaient les promesses, d'autres les engagements financiers et certaines étaient clairement réalisées pour minorer le rôle de la France. Mais j'avais des retours, y compris du côté ukrainien, qui m'indiquaient que nous n'en faisions pas énormément dans la livraison de matériel.
En septembre, je me suis rendu à Kiev, en passant par le principal hub de matériel militaire occidental en Pologne, l'endroit où passent l'essentiel des armes et des munitions pour l'Ukraine depuis le 27 février. Là, le responsable du site m'a indiqué la part de la France : exactement 1,4%. Aïe... Car il s'agit de livraisons réelles : des obus, des canons, des blindés... Tout l'impedimentum nécessaire pour faire la guerre et qui se trouve effectivement dans les mains des Ukrainiens. Pas uniquement des promesses.
Où se situe la France par rapport aux autres pays occidentaux ?
Paris se trouve à la neuvième position. Les Américains sont en tête avec 49% des livraisons, ce qui est un chiffre presque rassurant pour les Européens : l'Europe contribue pour la moitié de l'aide militaire à l'Ukraine, soit un rôle un peu plus important que celui qu'on lui attribue parfois.
Je n'ai pas eu accès à toute la liste, mais il était clair que les Allemands étaient largement devant nous, à près de 9%. L'Allemagne se fait constamment houspiller pour la lenteur de ses livraisons, avec ses procédés extrêmement bureaucratiques et ses problèmes politiques, mais à la sortie, elle livre. Et beaucoup ! Une donnée particulièrement désagréable est que les Italiens sont juste devant nous. Non pas que l'Italie soit négligeable, mais ça fait mauvaise impression...
Vous êtes ensuite allé à Kiev, où vous avez notamment rencontré le président Zelensky. Comment réagissent les Ukrainiens à cette faible aide militaire française ?
En Ukraine, les pays dont on parle ne sont pas ceux qui posent des problèmes de livraison insuffisante, mais ceux dont les Ukrainiens attendent des livraisons. Les Ukrainiens sont passés de la case "je me plains, je ne suis pas content et je le dis", à la case "on concentre nos efforts sur les relations avec les gens qui sont réellement susceptibles de nous aider". Eh bien, la France était zappée... C'est ce qui m'a le plus choqué.
Quand vous allez en Pologne ou dans les pays Baltes, tout le monde dit du mal des Français. C'est désagréable, c'est parfois détestable, et ils ont hélas souvent de bonnes raisons de se plaindre, mais la France existe. En Ukraine, on n'existe plus. Pour employer un mot macronien, c'est un peu humiliant.
Pour se défendre, le gouvernement français rétorque que l'important c'est la qualité, et non la quantité...
Oui, bien sûr, les autres sont mauvais comme des teignes et livrent de la camelote... Il faut quand même s'arrêter un peu ! Les Ukrainiens savent très bien ce qu'ils veulent. Ils savent se servir de ce qu'ils obtiennent et s'ils avaient des raisons de se plaindre du matériel de Pierre, Paul ou Jacques, je pense qu'ils le diraient.
Oui, les canons Caesar sont remarquables et la France les a livrés tôt, dès le mois de juin, à un moment très difficile pour les Ukrainiens, quand l'offensive du Donbass par les Russes était à son apogée. Du fait de leur portée et de leur agilité, les Caesar ont vraiment aidé les Ukrainiens à retomber sur leurs pieds, à un moment où ils perdaient des centaines de soldats par jour.
Désormais, on annonce la livraison d'une dizaine de Caesar supplémentaires à l'Ukraine, prélevée sur une livraison au Danemark - ce qui signifie qu'en réalité, ce sont les Danois qui les donnent à l'Ukraine. Cela reste très positif et je comprends la fierté de nos autorités. Mais les Polonais ont livré 98 Krabs, qui sont des canons automoteurs blindés, un peu différents du Caesar, mais dans la même gamme. De la grosse artillerie, très mobile. 98, ce n'est pas 18. Dans la Grande Guerre - et la guerre d'Ukraine est une grande guerre -, il faut aussi de la masse !
Au bout de huit mois de guerre, la France pèse à peu près 4 % du total européen des livraisons d'armes, et à peu près 2 % du grand total occidental. Quand on pèse 2% de l'Occident collectif, pour reprendre une expression russe, il devient difficile de faire des discours sur l'autonomie stratégique des Européens...
Depuis le début de la guerre, les autorités françaises restent très discrètes sur les livraisons d'armes à l'Ukraine, laissant entendre que certaines sont secrètes. C'était donc faux ?
La première raison invoquée pour justifier la non-communication, c'était la sécurité opérationnelle. Un argument parfaitement recevable à condition d'être justifié. Dire que l'on a livré des véhicules blindés n'est en soi pas un secret opérationnel : ce qui peut être un secret opérationnel c'est le jour, l'endroit ou l'unité à laquelle il est fourni. Cet argument était brandi au début, lorsque l'on était encore à la charnière de la paix et de la guerre. Les Français avaient choisi la discrétion, contrairement aux Américains et aux Britanniques qui annonçaient leurs livraisons avant la guerre dans un espoir de dissuasion, afin que les Russes sachent que leurs opérations seraient plus compliquées que ce qu'ils imaginaient.
Ensuite, le deuxième discours français, qui continue plus fort que jamais, consiste à dire que les autres parlent et que nous, nous faisons. Cet argument n'a pas toujours été bien reçu par nos alliés et on peut les comprendre... Pendant plusieurs mois, Emmanuel Macron a voulu faire du "en même temps" : nous soutenons l'Ukraine et, en même temps, nous voulons jouer un rôle de "médiation". Je reprends ce mot du président, qui me paraît invraisemblable : on ne peut pas être un médiateur lorsque l'on soutient une des deux parties. Un médiateur, c'est quelqu'un entre les deux. Cela nous a vraisemblablement amenés à modérer les livraisons que nous pouvions faire : jusqu'à l'annonce de l'envoi de Caesar, quelques jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, il ne s'était pas passé grand-chose du côté français. En juin, les Français ont fini par se rendre compte que leur discours était devenu totalement inaudible pour la moitié de l'Europe et ils ont laissé tomber la prétendue médiation.
Une explication à cette faible livraison serait que l'armée française dispose de peu de réserves stratégiques...
C'est exact, nous avons peu de matériel. Mais l'argument a des limites. Les Britanniques dépensent à peu près autant que nous en matière de défense et ils mettent à peu près autant de soldats et de matériel sur le terrain dans des opérations extérieures. Les Britanniques ne sont pas des Allemands, si je puis dire. Ils se trouvaient en Afghanistan, jusqu'en août de l'année dernière. Les Français livrent peut-être le quart ou le cinquième de ce que livrent les Britanniques à l'Ukraine, quelle que soit l'unité de compte.
Donc l'argument de l'engagement français au Sahel ne tient pas, selon vous ?
Les Britanniques ont quitté l'Afghanistan, nous sommes en train de démonter Barkhane. Le choix des opérations extérieures n'est pas forcément le même, mais dire que nous sommes hors-norme est faux. Nous avons le même type de dépenses, nous avons le même type de profils pour l'action de nos forces armées, mais nous suivons des politiques très différentes vis-à-vis de l'Ukraine.
Une dernière raison avancée par les Français est liée à cette question : le risque de nouveaux conflits. On cite, non sans raison, le risque d'une guerre entre la Turquie et la Grèce. De fait, la Turquie menace la Grèce, et nous avons un accord spécifique de défense avec la Grèce. Mais le résultat reste que nous faisons des arbitrages très différents de ceux de nos partenaires, qui se trouvent dans la même situation de pénurie relative.
Qu'est-ce que cela dit de l'armée française?
Cela signifie que nous ne dépensons pas suffisamment pour l'armée française. L'Europe et la Méditerranée d'aujourd'hui ne sont pas celles d'il y a cinq ans. Encore une fois, on ne peut pas décemment tenir des discours sur l'autonomie stratégique européenne si nous ne sommes pas prêts à peser plus de 2% des livraisons d'armes à un allié en guerre. On ne peut pas. Personne ne nous entend.
Les Italiens contribuent à peu près autant que nous, mais eux ne font pas de discours sur l'autonomie stratégique européenne. Les Allemands, qui font largement plus que nous, accompagnent nos discours sur l'autonomie stratégique et se montrent bons camarades, mais personne ne se tourne vers l'Allemagne pour les désigner comme chefs de file de l'autonomie stratégique européenne. Cette politique, ce sont les Français. Le décalage entre ce que l'on fait et ce que l'on dit devient insupportable.
La France sera-t-elle en mesure d'encourager la mise en place d'une défense européenne, qui inclura l'Ukraine ?
Quand la guerre s'arrêtera, à des conditions voisines de celles d'avant-guerre, l'Ukraine sera la puissance militaire la plus forte en Europe. Ils auront l'armée la plus importante, la mieux aguerrie, à certains égards la mieux équipée de tout le continent. Il n'y aura guère que la Pologne, la France et le Royaume-Uni qui boxeront à peu près dans la même catégorie.
La politique du "en même temps" nous a ralenti au début de la guerre d'Ukraine, elle nous a handicapés et nous place dans une situation où il va être beaucoup plus difficile d'opérer sur le thème de l'autonomie stratégique européenne. La France donne de la voix, mais ne montre pas l'exemple.
La priorité absolue des Ukrainiens, c'est la défense antiaérienne et antimissile. Les Russes ont été battus sur le champ de bataille, pour le moment en tout cas, et l'offensive du Donbass a fini par être stoppée. Le problème le plus grave reste la vulnérabilité des villes et des infrastructures civiles aux frappes à longue portée russes : les Russes se font étriller sur le terrain, donc ils se mettent à détruire les réseaux électriques, les réseaux d'adduction d'eau, les centres-villes... C'est militairement peu important, mais humainement insupportable. La deuxième des priorités ukrainiennes, ce sont des armes de précision pour tirer dans la profondeur du dispositif ennemi. Ensuite, on trouve les véhicules blindés, puis les chars d'assaut.
Les Ukrainiens en ont plus appris dans le domaine militaire en l'espace de huit mois que nous depuis la fin de la guerre d'Algérie. Lorsque je vois l'Union européenne ou les Britanniques qui se proposent pour entraîner des soldats ukrainiens et leur apprendre des techniques de combat modernes... Au début, c'était sympathique, mais cela devient une farce. Ce serait plutôt aux Ukrainiens de nous apprendre les techniques de combat modernes !
Alors que l’Occident ne parvient pas à mobiliser la communauté internationale contre l’invasion de l’Ukraine et que la Russie, la Chine et l’Inde semblent s’allier pour remettre en cause l’ordre mondial, il faut comprendre les pays qui se tiennent à l’écart de ce conflit.
Le 24 février a sonné un réveil brutal pour l’Occident. Que ce soit Washington ou les capitales européennes, ceux-ci ont été dans l’impossibilité de rallier à leur cause de très nombreux pays dont ils croyaient la loyauté acquise. Les deux votes de l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) à ce sujet ont d’ailleurs montré la rapide dégradation de l’influence occidentale.
Si le 2 mars, seulement la Biélorussie, la Corée du Nord, la Syrie et l’Érythrée ont voté avec la Russie contre le texte exigeant qu’elle cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine, 35 pays se sont abstenus, dont 17 États africains. Or en fin avril, lors du vote de l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 25 pays incluant la Chine s’y sont opposés et 58 États se sont abstenus. Chose encore plus surprenante, seulement 93 pays sur les 193 qui sont membres de l’ONU ont voté le texte.
Une perception différente
Les Occidentaux en général semblent voir la guerre en Ukraine comme une abomination. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirme que la Russie ne respecte aucune règle dans cette guerre ou environ 50 soldats ukrainiens meurent chaque jour, soit une estimation de 10 500 depuis le début. Le président américain, Joe Biden, a accusé pour sa part la Russie d’avoir « violé de manière éhontée » la Charte des Nations-Unies, disant qu’elle veut anéanti le droit de l’Ukraine d’exister.
Le premier ministre belge, Alexander De Croo, a affirmé « qu’il n’y avait pas de place pour l’impunité. Ni pour les bouchers de Boutcha, ni pour les dirigeants de Moscou qui en portent la responsabilité ultime ». Le président de la France, Emmanuel Macron, disait devant l’assemblée générale des Nations-Unies craindre un retour des impérialismes, dénonçant une tentative de partition du monde. « Notre organisation a bien des valeurs universelles et la division face à la guerre en Ukraine est simple. Êtes-vous pour ou contre la loi du plus fort, le non-respect de l’intégrité territoriale des pays et de la souveraineté nationale? Êtes-vous pour ou contre l’impunité? »
Ce conflit peut cependant être vu différemment par plusieurs pays non-alignés. Selon le Norwegian Refugee Council (NRC), une ONG norvégienne d’aide aux réfugiés qui identifie chaque année les dix crises les plus négligées au monde en fonction de l’intérêt des médias, du manque d’aide humanitaire et de volonté politique internationale pour les régler, celles-ci étaient pour la première fois toutes situées en Afrique en 2021.
Les dirigeants africains voient bien qu’en RDC avec 5,5 millions de personnes déplacées et 1 million de réfugiés en 2021, et dont 27 % de sa population souffre de la faim, qu’au Burkina Faso ou 800 personnes sont mortes dans des attaques terroristes en 2021, dont le nombre de déplacés dépasse 2 millions et les personnes sous-alimentées, 3,4 millions, qu’au Cameroun ou 4,4 millions de personnes ont besoin de support humanitaire et 700 000 enfants ne peuvent aller a l’école, qu’aux Soudan du Sud ou 4,3 millions de personnes sont déplacés en 2021 et 8,3 millions sont en insécurité alimentaire, qu’au Tchad ou les changements climatiques ont entrainé 5,5 millions de personnes dans le besoin pendant que l’assistance humanitaire internationale y a été coupée de 25 % en 2021, qu’au Mali ou l’insécurité alimentaire touche 7,5 millions de personnes qui ont besoin d’aide humanitaire et ou les attaques par des groupes armés ont obligées le déplacement 350 000 personnes, qu’au Soudan ou 14,3 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire et un demi-million ont été déplacé en 2021, qu’au Nigeria ou 66 000 déplacés ont vu leurs camps fermer sans autres solutions, qu’au Burundi ou 400 000 personnes ont quitté le pays en raison en raison de conflit interne et qu’en Éthiopie ou 4,2 millions de personnes sont des déplacés et ou 29,7 million d’autres ont besoin d’assistance humanitaire, la guerre en Ukraine, aussi cruelle et inhumaine qu’elle soit, peut avoir une autre dimension que pour les occidentaux.
Aider les non-alignés pour avoir leurs votes
Quand Poutine, Xi Jinping et Narendra Modi annoncent au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande en Ouzbékistan un nouvel ordre international antioccidental, dont leurs pays seraient les piliers, ils prennent naturellement leurs désirs pour la réalité.
Ce qui se passe est plus simple que cela, mais les dirigeants des grands pays regardent à côté parce que cela les obligerait de s’engager réellement dans le développement et le bien-être des pays non-alignés qui veulent avoir des actions concrètes avant de choisir leur camp.
Le président en exercice de l’Union Africaine et président du Sénégal, Macky Sall, a appelé devant la 77e assemblée générale de l’ONU, a une réforme des cercles décisionnels internationaux, dont le conseil de sécurité, pour une meilleure représentation des 1,4 milliards d’Africains. « Cette Afrique des solutions souhaite engager avec tous ses partenaires des rapports réinventés qui transcendent le préjugé selon lequel qui n’est pas avec moi est contre moi. Nous voulons un multilatéralisme ouvert et respectueux de nos différences parce que le système des Nations Unies ne peut emporter l’adhésion de tous que sur la base d’idéaux partagés. »
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Izioum. D. R.
Le mois de septembre a vu défiler simultanément trois événements qui alertent sur un monde qui se meure, sur un autre qui émerge et sur une organisation militaire qui tombe le masque. La Grande-Bretagne a vu, le 8 septembre 2022, la reine Elisabeth II quitter son monde où jadis le soleil ne se couchait jamais sur son empire. Un monde qui n’oublie pas que ledit empire, dont les habitants colonisés n’avaient pas droit à une toute petite place au soleil. Du reste un OTAN, où la Grande-Bretagne occupe une place au premier rang sur le champ de bataille en Ukraine pour empêcher la fin des rêves impériaux. Et le 16 septembre l’OCS (Organisation coopération de Shanghai), les briseurs de ces rêves surannés se sont réunis sur un continent, l’Asie pour dire haut et fort, ça suffit, halte à l’arrogance. Et le champ de bataille pour mettre fin à cette arrogance se trouve en Ukraine où l’OTAN a entraîné une armée et l’a équipée d’armes sophistiquées. Et comme ça ne suffisait pas, elle a pris en main le commandement pour lancer, en août-septembre, deux offensives au sud et nord-est de l’Ukraine. Avant de cerner les raisons qui ont poussé le déclenchement de ces deux offensives, il n’est pas inutile de rappeler à la fois les bobards de la désinformation et la croyance stupide de croire que la sophistication de l’armement rend caduc l’art millénaire de la guerre.
Les petits soldats du mensonge, avec leurs bobards et vantardises, ont voulu faire croire que les cerveaux de l’OTAN ont réédité l’exploit de leurs ancêtres lors de la Seconde Guerre mondiale. Lesdits ancêtres avaient en effet piégé Hitler en lui faisant croire que les Alliés allaient débarquer au Pas-de-Calais et non pas sur les plages de Normandie. Hitler n’écouta ni les services de renseignements militaires ni ses prestigieux généraux et notamment Rommel. Erreur fatale d’Hitler ! Les cerveaux de l’OTAN ont donc, en ces mois d’août-septembre, lancé deux offensives dont l’une devait servir de leurre pour piéger les Russes. Les petits soldats du mensonge ont qualifié de leurre la première offensive, celle de Kherson pour permettre à la seconde de surprendre les Russes à Kharkov au nord-est. Un leurre par définition, c’est du faux pour faire croire à du «vrai». Les Alliés ont, en effet, lors de la Seconde Guerre mondiale, fabriqué sur la côte anglaise des camps d’entraînement et des avions en carton-pâte et des soldats s’entraînant à tirer avec des balles blanches. Bref, ce cinéma a coûté quelques milliers de dollars. En revanche, le piège de Kherson a coûté aux Ukrainiens des milliers de morts et blessés et les Russes n’ont pas pour autant été leurrés. Nous le verrons plus loin.
Quant à l’ignorance de l’art de la guerre, nos petits soldats ont répété allégrement la propagande des Ukrainiens qui criaient à une «victoire» chèrement payée en milliers de morts et de blessés pour les besoins de la stratégie otanienne. Dans la guerre, l’impératif qui commande, c’est de préserver les troupes, acteurs décisifs pour briser l’ennemi à la fin des fins. Des morceaux de territoires peuvent être abandonnés car une armée victorieuse finit toujours par les récupérer. Et dans le cas des Russes, que de fois ils ont abandonné des territoires dans leur histoire. Ils ont laissé Napoléon prendre Moscou pour le renvoyer, bredouille et épuisé, chez lui pour se faire prisonnier par les Anglais. Durant la Première Guerre mondiale, ils ont accepté de laisser du territoire aux Allemands pour sauver leur Révolution du 17 octobre de 1917. Et, enfin, avec les Allemands de la Seconde Guerre mondiale, ils les ont attirés à Stalingrad pour les tailler en pièces et se lancer ensuite à Berlin pour hisser leur drapeau sur la Chancellerie du 3e Reich où, la veille, Hitler avais mis fin à sa vie…
Ainsi, les tactiques utilisées lors de l’actuelle 3e phase de la guerre en Ukraine avaient pour dessein de déblayer le terrain pour mettre en branle l’objectif stratégique militaire et politique de chaque camp. Avant de cerner ledit objectif, arrêtons-nous un instant sur les effets des tactiques utilisées…
Les Ukrainiens ont mobilisé d’énormes forces pour attaquer Kherson, capitale d’une région stratégique jouxtant la Crimée. Le champ de bataille était une steppe où ils furent sous le feu intense et continu des Russes, solidement installés en défensive et maîtres du ciel avec leur aviation. Attaque contre défense, résultat conforme à l’art de la guerre. Ce fut une boucherie pour les Ukrainiens avec un gain de territoire de deux ou trois villages frontaliers désertés par leurs populations. Pour les Russes, ils sont toujours enterrés dans leurs lignes défensives et repoussent toute incursion audacieuse sur le fleuve Dniepr.
Sur le front de Kharkov, pour de multiples erreurs politiques et militaires que l’on connaîtra sans doute plus tard, les Russes ont été surpris et ont préféré se retirer en bon ordre pour aller défendre le Donbass et consolider le front sud face à la centrale nucléaire de Zaporojie. Les Ukrainiens ont donc facilement avancé sur un territoire sans véritable obstacle militaire. Ils ne pouvaient alors qu’exploiter politiquement le retrait (qualifié de débandade) des forces russes. Ils ont vite arrêté de crier victoire sur tous les toits car des généraux dans des médias et même le secrétaire général de l’OTAN ont appelé à ne pas crier victoire trop fort. Le président ukrainien embraya alors sur son terrain préféré, taper sur les «barbares» russes en exploitant des «charniers» d’Izioum.
Voilà donc le décor, les tactiques et la désinformation mis sur les rails en vue d’ouvrir la voie à un objectif ambitieux mais tout aussi chimérique de son prometteur, le président ukrainien Zelensky, la reconquête de la Crimée. Enhardi et encouragé par le matériel sophistiqué de guerre et les milliards de dollars des Américains, il se mit à rêver de la Crimée. Il avait commencé à en parler après quelques attaques de dépôt d’armement en Crimée.
La mer Noire, objectif numéro un des Américains et des Ukrainiens
Pour les Américains et les Ukrainiens, unis comme des frères jumeaux, leur plus grande victoire serait de prendre pied sur les côtes de la mer Noire. Pour les Ukrainiens, c’est une question vitale car c’est leur seul débouché pour l’exportation par la mer Noire vers l’Asie et l’Afrique. Pour les Américains prendre la Crimée, c’est prendre Sébastopol, pièce maîtresse de la marine russe en mer Noire qui leur ouvre la Méditerranée. L’encerclement de la Russie par l’Ukraine et la Turquie, membre de l’OTAN, qui a déjà plus de 1 000 kilomètres terrestres au sud la Russie, c’est un vieux rêve américain.
Avec pareil objectif, on comprend le pourquoi des énormes mouvements de troupes sur un théâtre de guerre de 1 500 à 2 000 km de long. Voilà pourquoi les Russes ont préféré regrouper leurs forces pour, à la fois, défendre les républiques russophones du Donbass, barrer la route du sud vers la mer Noire. Les quelques milliers de kilomètres carrés perdus autour de Kharkov comptent peu, pour l’heure, d’autant que Kharkov n’est qu’à 35 km de la frontière russe. Au regard des postures d’attaque pour l’Ukraine et défensive de la Russie et que la doctrine de guerre défensive de la Russie s’appuyant sur une artillerie et des blindés, la victoire sourira à celui qui a du temps devant lui. Et le temps, c’est l’autre facteur de l’art de la guerre…
En tout cas, cette guerre en Ukraine, outre les paramètres cités plus haut, révèle la méthode de raisonner et des ingrédients culturels qui aident à construire un récit de la désinformation. Ledit récit des petits soldats part du postulat que le narrateur a raison par nature et l’autre n’a aucun droit de contredire sa médiocre fiction d’idéologue. Le contraire de la littérature dont le point de départ est le réel, lequel réel, travaillé par l’imaginaire du romancier avec le mot juste et à sa juste place, offre au lecteur le secret qui sommeille sous les mots dont leur modeste ambition est de s’approcher au plus de la vérité. J’avais écouté une émission où une autrice dans son essai affirmait que les gens étaient épuisés par l’information qu’on leur offre.
Le lendemain, j’ouvre radio et médias et tous, comme un seul homme au même moment, commençaient par le massacre à Izioum. Le plus drôle ou navrant, la radio, qui avait la veille parlé de la lassitude des gens, était aux avant-postes de cette propagande obscène qui mettait déjà en scène le procès de Poutine devant le Tribunal international. Mais leur mémoire, à la fois trouée et murée, ne pouvait pas leur rappeler les millions de Vietnamiens, Irakiens, Syriens, Libyens gazés, déchiquetés. Un jour, on saura la nature de la maladie qui a fait des trous dans leur mémoire (1).
A. A.
P.-S. : Le titre est une référence au célèbre roman et film Autant en emporte le vent d’une Amérique de la guerre de sécession traversée par le racisme, l’esclavagisme d’une société agricole et rurale, ébranlée par une industrialisation naissante qui redistribue le pouvoir entre les classes sociales.
1- Pour être juste, il faut signaler qu’il y a des pointures intellectuelles qui alimentent par leurs écrits les armes et arguments qui aident les gens. Ça se voit dans leurs posts des réseaux sociaux où la colère n’empêche pas la rigueur des propos.
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