La chanteuse et comédienne Camélia Jordana, petite-fille de combattants du FLN, pense qu’il faudrait « reconnaître les dégâts causés » par la guerre d’Algérie et la colonisation pour rétablir l’égalité entre tous les enfants de la République.
Camélia Jordana, le 7 janvier 2021. (SAMUEL KIRSZENBAUM POUR « L’OBS »)
« Ma mémoire algérienne est pleine de trous. Ce sont des images trouvées dans des films, quelques documentaires, la parole de mes aînés, témoins et victimes de la colonisation et de la guerre d’Algérie. On m’a raconté comment les résistants se rencontraient en secret, comment le Front de Libération nationale (FLN) s’organisait pour monter leurs actions. J’ai appris récemment que mes deux grands-pères avaient milité dans le sud de la France, sans se connaître, au FLN. Le père de mon père passait des messages. Celui de ma mère, parce qu’il était un des rares lettrés, a acquis de hautes responsabilités et s’occupait des aspects financiers. Je n’en sais pas davantage… Ils ont été arrêté et emprisonnés, sans jugement, puis relâchés. Ils s’étaient battus pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Je suis donc petite-fille de résistants, j’ai ça dans mon ADN. Il y a, malgré moi, un sentiment d’injustice, de révolte, qui a besoin de s’exprimer. Cette colère qui m’a longtemps habitée, j’essaie de m’en détacher, car ce n’est pas la mienne, j’essaie de la restituer aux personnes concernées. La garder enfouie, c’est la rendre nocive.
J’ai redécouvert le racisme
Dans ma famille, cette histoire appartient au passé, et elle n’est pas évoquée tant que je ne l’interroge pas. J’ai pris soin, chaque fois que je posais des questions à des membres de ma famille, de noter et regrouper le plus de détails possible : les dates, les lieux de rendez-vous, les actions, le soutien du FLN aux femmes des prisonniers, les cellules, la prison, les rencontres au parloir… Comme des morceaux de mon histoire reconstituée, qui avait été rendue aveugle par la barrière de la langue arabe que parlait mon grand-père, et qui ne m’a pas été transmise.
Aujourd’hui encore j’ai l’impression que, du simple fait d’être une femme racisée descendante de ces Algériens, je peux être vue comme un danger dans mon propre pays, et peu importe l’amour que j’ai pour lui. Les regards suspicieux qui se posaient sur moi, jeune femme arabe, après les attentats de “Charlie Hebdo”, de l’Hyper Cacher et du Bataclan, me rappelaient les préjugés que l’on projetait sur moi. J’ai redécouvert le racisme. Mes propos dans les médias sur ce qui m’émeut, ce qui me met en colère, ce qui me donne de l’espoir dans la société, sont régulièrement déformés par l’extrême droite, ou mal interprétés, et peuvent se retourner contre moi. C’est dommage car on gagnerait tous à élever le débat.
Une demi-page dans mon livre d’histoire
Je ne suis pas hantée par la mémoire de la guerre d’Algérie et la colonisation, mais je crois que, descendant de cette histoire complexe entre la France et l’Algérie, il est nécessaire pour moi d’inviter à la réflexion. Tant que les plaies de la colonisation n’auront pas été traitées, les choses ne pourront pas avancer, le dialogue ne pourra pas avoir lieu. La décolonisation, ça a été la fin d’un système injuste. Mais on ne peut pas se contenter, après avoir ruiné, torturé, massacré des peuples, de dire qu’on en a fini. Pour réconcilier les mémoires, les rendre moins passionnelles, apaiser le présent et construire un futur plus grand, il est nécessaire de passer par un magnifique projet de déconstruction, de “décolonisation”, d’éducation et de reconstruction égalitaire.
A l’école, on n’en disait littéralement rien. Je me rappelle avoir été assez interloquée quand j’ai découvert l’enseignement de la guerre d’Algérie, au collège je crois : une demi-page dans mon livre d’histoire. Je ne comprenais pas comment ni pourquoi on pouvait se contenter d’effleurer une guerre pendant une heure de cours. Je suis alors allée chercher des informations par moi-même, dans les documentaires, les livres et les témoignages.
Mis à part les militaires et les pieds-noirs, les Français n’ont pas vu la colonisation de leurs yeux. Je crois que, par manque d’éducation, le fantasme d’une supériorité française, qui colonise par désir de la transmission et du don de la civilisation à un peuple qui en aurait besoin, reste très ancré dans l’inconscient collectif.
La réalité d’une occupation militaire brutale, d’une exploitation qui épuise les ressources, s’approprie les corps, rebaptise les noms de rues, nie les patronymes, les coutumes et la culture, est très méconnue en France. L’idée n’est pas de pointer du doigt et de dire : “Quelle mauvaise élève a été la France !” Mais de reconnaître les dégâts causés, d’en identifier les conséquences, pour pouvoir enfin guérir le mal. Il faut une volonté profonde de rétablir l’égalité entre chacun des enfants de la République, qu’ils soient nés sur le sol français depuis plusieurs générations, ou qu’ils y aient été amenés.
Aujourd’hui, l’Algérie, bien que si riche, est pour moi une terre désolée, volée à son peuple par un pouvoir algérien prédateur qui s’est longtemps enrichi sur son dos. Mais elle est forte de sa jeunesse qui a le feu au ventre, la tendresse au front et la liberté au cœur. Je rêve d’aller chanter en Algérie ou de faire venir des artistes algériens en France. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Camélia Jordana est née en 1992, à Toulon. Elle est chanteuse et actrice.
1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39331/mon-algerie-par-camelia-jordana-la-jeunesse-algerienne-a-le-feu-au-ventre.html#
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