Le noble résistant
.
Ses
débuts furent brillants : il montra de la bravoure, de l'énergie et une
adresse étonnante dans tous les exercices du corps... Il prit part à
l'expédition de Zreg Aïnou Bey contre Tunis aux côtés d’Ahmed El Kolli.
Celui-ci, parvenu au pouvoir le nomma d'abord Kaïd des Herakta.
« Il fit plus, il lui donna sa fille en mariage. Salah exerça pendant
trois ans le commandement qui lui avait été confié. Au bout de ce laps
de temps, la dignité de khalifa s'étant trouvée vacante, il en fut
investi par son beau-père, dans les bonnes grâces duquel il avançait
chaque jour. Six ans plus tard, c’est-à-dire en 1771, il le remplaçait
dans le gouvernement de la province».( Vayssettes, p. 116).
Parvenu au pouvoir, Ahmed Bey El Kolli le nomma caïd des Herakta, lui
donna sa fille (issue de sa deuxième épouse née Mokrani) en mariage,
et, trois ans après il en fit son khalifat (1765). Il occupait ces
fonctions quand il reçut en 1771 l'investiture de bey pour laquelle
Ahmed Bey avait laissé des recommandations expresses.
Ayant connu les mêmes personnes, ils eurent les mêmes amis dont Gana
Ben Slimane et sa famille de Redjas à laquelle il s’intéressa durant
tout son gouvernement.
Lorsqu’il eut acquis de la fortune, il choisit un ami et ancien
compagnon d'armes, Ahmed Zouaoui Ben Djelloul (2), ancien officier
d'intendance du corps des Zouaoua de la milice pour s'occuper de la
gestion de ses biens. Intelligent, dynamique, honnête, digne de la plus
haute confiance, Ahmed Zouaoui Ben Djelloul ne quitta plus Salah Ben
Mostefa.
N’ayant eu qu'une fille de son épouse, fille de Ahmed Bey, Salah Bey
épousa en seconde noce une citadine de Qacentina de laquelle il eut
deux garçons : Mohamed (ou Hamoud) et Hossein.
Devenu gendre de Salah Bey, Ben Djelloul demeura le fondé de pouvoir,
le soutien moral et matériel de toute la famille en dépit des
événements tragiques qu'elle connut.
Pour la constitution de son makhzen, Salah Bey fit appel à ceux qui
avaient servi sous l'autorité de son beau-père et à ses amis
personnels. Il confia des charges importantes à ses proches parents ou
éloignés tels que les Ben Gana, pour lesquels il combattit pour les
imposer à Biskra et dans le Sud. Il conserva à ses côtés Mohamed Ben
Hadj Ben Gana titulaire d'un titre sans terre pour répondre aux vœux de
son beau-père qui, soit par faiblesse, soit par prudence, ne voulut
jamais s'aventurer bien loin dans le Sud affronter le cheikh el Arab
des Douaouda maître absolu de la région.
Salah Bey résolut de reprendre l'affaire en main dès que les
circonstances le permettraient, En attendant de recourir aux armes, il
manœuvra au sein de la tribu des Douaouda pour se créer des partisans
et un clan en faveur de son protégé. Cette méthode, il l'appliqua
partout où son intervention militaire n'était pas nécessaire ou dont le
résultat serait incertain. Elle lui réussissait très souvent, et quand
il rencontrait, malgré tout, de la résistance, ou subissait un échec
flagrant, il éprouvait une haine terrible contre son ennemi. L'esprit
de vengeance semble avoir exercé sur lui un empire qu'il ne sut pas
assez maîtriser. Ainsi, pour satisfaire une rancune contre Hassan fils
de Bou Hanek-Bey, avec lequel il avait été pourtant autrefois lié
d'amitié, il se hâta, aussitôt l'autorité en main, de lancer un ordre
pour qu'il fût arrêté. Mais, prévenu à temps, Hassan Bou Hanek parvint
à s'échapper et se réfugier au Ferdjioua auprès de cheikh Mohamed
Chelghoum. Ben El Hadj .
Salah Bey envoya des cavaliers à Chelghoum pour qu'il lui livrât le
fugitif. Celui-ci répondit fièrement qu'au lieu de violer les lois de
l'hospitalité, il fournirait au contraire, à Hassan les moyens de se
rendre à Alger. Dès lors, le bey, furieux de cet affront, organisa
trois colonnes et attaqua les Ferdjioua en différents points, mais il
ne réussit pas à les battre. De son camp implanté à Aïn El Beïda, il
résolut d'user de diplomatie et d'intrigues. Travaillés par ses
émissaires, les Ouled Achour forts jusque-là par leur union, furent
gagnés, les uns par l'argent, les autres par des promesses de positions
plus élevées. Au bout de quinze jours, le vide se fit sentir autour de
cheikh Chelghoum. Son oncle Magoura Bou Taghan fut, un beau jour,
investi du «burnous rouge» de cheikh du Ferdjioua par le bey lui-même
au milieu d'une nombreuse assistance invitée au camp turc. Le pouvoir
conservé jusque-là par la branche aînée passait ainsi à la branche
cadette des Ouled Achour.
Ce ne fut plus dès lors que des oscillations continuelles de bascule
entre rivaux, des trahisons et des meurtres entre frères et cousins,
tous minés par l'ambition, l'animosité et la haine. Ils devinrent des
instruments dociles à la politique des beys.
Aussitôt le départ de Salah Bey, les deux clans se livrèrent à la
guerre. Chelghoum, battu, se retira dans la montagne pour y mourir
d'amertume et de chagrin .
L'emploi d'intrigues ne l'empêchait pas d'entretenir une armée toujours
prête à entrer en campagne. Il entreprit une expédition à l'ouest,
contre les Bibans où les Beni Abbas étaient en état d'insurrection. Sur
la demande du dey, il poussa jusqu'aux Flissa, appuyer les troupes du
Titteri en difficulté dans cette région (1772). Les insurgés refoulés
dans leurs montagnes, Salah Bey regagna sa capitale, mais, à peine
arrivé il dut reprendre la route, vers le Hodna où les Ouled Naïl qui,
après avoir battu et tué le bey du Titteri Softa, entre Djelfa et
Laghouat, avaient pris possession de Boussaâda et de M'Sila.
Victorieux, il se retourna contre les Ouled Amor où il donna libre
cours à ses instincts vindicatifs et cruels. Cent personnes d’En Nemila
furent décapitées et leurs têtes envoyées à Qacentina pour être
exposées sur les remparts.
De là, il se porta au Khenak Tachouda d'où il organisa des razzias contre la tribu dissidente des Segnia.
En plus de ces expéditions qui retardèrent l'entreprise de ses desseins
en l'encontre des Douaouda et consorts dont la puissance dans les
territoires du Sud le préoccupait considérablement, Salah Bey eut à
intervenir, à la tête d'une armée forte de quinze mille hommes aux
côtés d’Osman Pacha en 1775 contre O'Relly, commandant la flotte
espagnole qui débarqua à proximité d'El Harrach, le 8 juillet, avec
vingt- cinq mille hommes. Ceux ci, cernés de toutes parts subirent un
désastre. Les rescapés ne reprirent la mer qu'après avoir connu les
pires difficultés et abandonné leurs blessés et leur matériel.
Le 6 juillet, un gros vaisseau espagnol vint s'embosser vis-à-vis de
la batterie du Khenis (aujourd'hui EI Annacer). Ses canonnades n’eurent
aucun effet sur les batteries.
Le 8 au matin (samedi) le débarquement ennemi s’effectua aux Sablettes
(en face du Jardin d’Essai). Les Algériens accoururent sur les
premières colonnes ennemies, et en firent un massacre. Salah Bey fit
avancer tous les chameaux de son camp, et les rangea devant les soldats
et les cavaliers, pour leur servir d’abri aux coups portés par les
nouvelles colonnes qui débarquaient.
Il les fit pousser contre la palissade qui servait de rempart aux
Espagnols. Lui-même, le sabre à la main, dirigeait le mouvement et
excitait les siens au combat.
Les dernières troupes ennemies débarquées n’eurent pas le temps de se
ranger en bataille. Elles furent taillées en pièce aussi bien par la
batterie de Khenis que par les fantassins cachés derrière les abris.
L'ennemi fut contraint de reprendre la mer avec le peu de rescapés
abandonnant tout son matériel de guerre aux Algériens.
Le 16, le restant de la flotte espagnole avait fait voile pour Alicante
et il ne resta en vue des côtes d'Alger que quelques bâtiments chargés
de faire croisière.
Le péril ainsi disparu, les combattants algériens se dispersèrent.
Chacun avait hâte d’aller dans son douar raconter à la djemaà et en
famille ce qu'il avait vu et fait et comment grâce au courage de tous
et à la bonté divine ils avaient anéanti ou rendu à la mer les milliers
d’infidèles que la mer avait apportés.
Salah Bey rentra triomphant dans sa capitale. Il fut accueilli par
toutes les notabilités et les milices réunies sous les acclamations de
la foule. Plusieurs jours de festivités marquèrent cet événement.
Salah Bey rentra à Qacentina au milieu des acclamations de la foule. On
célébra son triomphe, car il fut un des meilleurs artisans de la
victoire, pendant trois jours et trois nuits. Les réjouissances
terminées, Salah Bey s’occupa de son administration et de
l'embellissement de la ville. Il reprit et compléta les réformes
inachevées par ses prédécesseurs Bou Hanek et Ahmed El Kolli.
Il fit jeter les fondements de la mosquée de Sidi El Kittani et de la
«médersa» qui en forme une annexe destinée à l'enseignement supérieur
de tous les jeunes de la province (elle ne fut achevée qu'en 1775, et
la mosquée en 1776). Il fit construire un palais pour donner plus
d'espace à son harem et à ses nombreux serviteurs. Il s'agit de ce
grand bâtiment qu'une rue sépare de la mosquée, et dont l'intérieur si
riant, si gracieux, contraste si fort avec la sombre voûte qui y donne
accès, et les hautes murailles percées de rares lucarnes grillées qui
l'isolent des habitations voisines.
Il céda aux juifs les terrains qui s'étendent au-delà, entre la porte
d'El Kantara et le ravin appelé quartier Charâ pour les regrouper dans
un seul quartier alors qu'ils étaient disséminés dans tous les
quartiers et particulièrement du côté de Bab Djabia.
Il fit édifier, en 1789, une autre médersa auprès de la mosquée de Sidi
Lakhdar dont elle devint une annexe où les professeurs, comme pour la
précédente, étaient payés par le beylik. On y enseigna la grammaire, la
jurisprudence, l'interprétation du Coran, le dogme de l'unitéisme et la
science des hadiths.
Toutes les médersas furent dotées d'un règlement relatif aux études, à l'assiduité des talebs, à la gestion, etc... .
Pour réaliser ces réformes dans le système éducatif et dans les
institutions des médersas, il fut grandement aidé par le cheikh
Abdelkader Rachedi, mufti hanafi, Chaâbane Ben Djelloul, cadi hallali,
El Abbassi, cadi maleki. Afin que ces médersas puissent subvenir à
leurs besoins, il leur constitua des habous et fit restituer à
certaines mosquées ceux qui leur avaient été primitivement affectés par
leur fondateur que la mauvaise gestion ou autre avaient laissé perdre.
Il encouragea à l'agriculture en prenant l'initiative de se faire un
des plus beaux jardins à El Hamma en y cultivant tous les arbres
fruitiers. Il avait acquis ce terrain de la dame Aïcha Bent Hossein Bey
(Zreg Aïnou) en septembre 1783. Ce jardin est appelé encore «Haouche
Salah Bey» ou encore de Sidi Mohamed El Ghorab .Le cheikh et ses
partisans quittèrent la région pour faire la propagande ailleurs. Ils
rassemblèrent en peu de temps des milliers de khouana. La légende
raconte qu'à Mechta Nahar, la troupe rencontra un serpent immense que
personne n'osa approcher. Le marabout descendit de son cheval et, par
un sortilège miraculeux, il s'approcha du serpent et l'écrasa du pied.
Tout pouvoir, dit-il à la foule, appartient à Dieu et nous sommes ses
esclaves. Il libéra ses adhérents.
Quand les janissaires partirent à sa poursuite, ajoute la légende, ils
s'aperçurent au matin qu'ils n'avaient pas quitté Coudiat Aty. Il fut
tout de même arrêté, ajoute une autre légende. Salah Bey le fit
décapiter, et au moment où sa tête roulait sur le sol ensanglanté, son
corps se transforma en corbeau, et l'oiseau s'élança à tire d’aile pour
se poser sur la maison de plaisance du bey. D'où lui vient le nom El
Ghorab » (Vayssettes, pp. 227 à 229). Il entreprit la réédification du
pont El Kantara en confiant les travaux à un certain Don Bartholoméo,
architecte italien qu'il fit venir de Mahon. Il avait à bâtir la partie
supérieure, les deux arches inférieures et les trois piliers qui les
soutiennent se trouvant en bon état. Les matériaux furent pris à
Mansourah et à Ksar El Ghoula. Il encouragea l'artisanat et le commerce
extérieur. L'écoulement des produits de la province rapportait en taxes
douanières des sommes importantes ; elles étaient perçues par des
oukils placés dans les ports d’El Koll, Stora, Annaba, El Kalla, Jijel,
Béjaïa. Ainsi, sans pressurer ses administrés, il accrut
considérablement les ressources du Trésor.
Il déplaça encore une fois la zmala et lui assigna pour lieu de campement, les riches plaines de Melila sur la toute de Batna.
Il fit achever les constructions du Bordj d'El Fesguia, commencées sous
Ahmed El Kolli, et constitua en «azel», ou terres domaniales, tout le
territoire d'El Fesguia, et de Kercha, confiées aux gens des Segnïa.
Tous ces travaux exigèrent d'énormes dépenses auxquelles Salah Bey
avait fait face en puisant dans ses propres fonds et ceux du Trésor
public. Pour ne pas faillir à ses obligations coutumières vis-à-vis de
l'Etat (versement du denouche) et de la milice (solde), il sollicita de
Hamouda Pacha de Tunis un prêt important.
Hamouda Pacha expédia à Constantine, sous la surveillance du bach siyar
(courrier du cabinet de Salah Bey), quelques milliers de pièces d'or
enfermées dans des caisses, mais, pendant le trajet, le bach siyar
enleva secrètement cet or, et y substitua des pierres à fusils.
Salah Bey, se croyant le jouet d'une mystification, entra dans une
violente colère et renvoya immédiatement le bach siyar à Tunis, avec
une lettre d'injures à l’adresse de Hamouda Pacha. La mission était des
plus scabreuses, mais le bach siyar était trop effronté pour ne pas
s'en acquitter avec habilité, d'autant plus qu'il fallait de sa tête.
Quoi qu'il en soit, on sent qu'il dut agir avec une ruse ironie,
puisque par d'adroites insinuations, il laissa entrevoir que Salah Bey,
gêné dans ses finances, était lui-même l’auteur de cette grossière
substitution.
Le bey de Tunis, dissimula néanmoins son mécontentement et expédia une
seconde fois la somme demandée de sorte que les deux souverains, au
lieu de s'expliquer pour débrouiller cette énigme, s'en tinrent à se
suspecter l'un l'autre, ce qui démontre combien était vicieux leur
système de relations politiques ou autres, confiées à un intermédiaire
parfois indélicat. «Un refroidissement marqué commença à se manifester
de part et d'autre à dater de cette époque...».
Féraud ajoute que ces détails furent puisés par lui-même dans des
documents appartenant aux Zagouta, laissés par leur parent El Hadj Amar
Ben Zagouta. Le cadi Si Mustapha Ben Djelloul dont la famille de père
en fils avait rempli les fonctions de bach kateb auprès des beys de
Constantine. Si Mustapha se souvenant parfaitement de cet emprunt, mais
ne connaissait pas tous les détails de la substitution.
En dépit de ses difficultés financières, il participa avec succès à la
défense d'Alger en 1783 contre une nouvelle attaque espagnole, et, au
cours de la même année, à l'expédition du pacha d'Alger contre celui de
Tunis.
A l'époque d’Ali Bey pacha de Tunis, certaines tribus algériennes
transhumant entre les deux pays avaient été durement traitées par les
autorités tunisiennes. Etant donné les bons rapports qui existaient, on
fit la sourde oreille. Mais en novembre 1783 on se rappela soudain cet
incident, Salah Bey réclama alors à Hamouda Pacha de Tunis quarante
mille sequins au titre de dommages pour les victimes.
Tunis se plaignit à Alger. Mais le dey ne fit rien. Hamouda Pacha
comprit que c'était une provocation le conduisant à la guerre. Il s'y
prépara. Quelques semaines après, les deux adversaires se trouvèrent
face à face aux frontières.
Réflexion faite, Hamouda Pacha préféra régler le litige à l'amiable.
Les négociations aboutirent en juin 1784. En plus des obligations
antérieures à égard du dey, Salah Bey obtenait 25 000 sequins, de
l'huile, du sel et de la farine pour la milice.
Après cet accord, Salah Bey se replia avec ses troupes pour rejoindre
Osman Dey qui s'apprêtait à combattre les Espagnols dont l'attaque sur
Alger était imminente. Celle-ci eut lieu en juillet 1784 dirigée par
Don Barcelo. Les Espagnols furent battus et rejetés à la mer. Salah Bey
fut, une fois de plus, un des meilleurs artisans de la victoire. Ce qui
accrut son prestige et lui conféra une autorité incontestable dans
toute sa province. Les Douaouda, les Ferdjioua, les Heracta, les
Mokrani et autres de moindre importance, jusque-là plus ou moins
distants, vinrent lui rendre hommage.
Il accueillit les Douaouda avec satisfaction, sans leur montrer le
moindre signe reflétant ses sentiments d'hostilité et de haine, car il
tenait toujours à son désir de les réduire à l'impuissance par la force
ou par la ruse. A cet effet, il se rendit trois fois dans le Sud, à la
fois pour marquer sa présence et pour surveiller l'évolution du
développement de son plan d'action dirigé contre ses ennemis. Ces
préoccupations le retinrent en permanence dans sa province au point de
renoncer à présenter lui-même le denouche au pacha en 1786.
Au cours de l'année 1787, de nouveaux incidents avec la Tunisie
l'obligèrent à préparer une nouvelle expédition. Mais Hamouda Pacha
préféra, une fois de plus, accepter les conditions algériennes que
s'engager dans une guerre incertaine.
Suffisamment doté en hommes et en matériel, sûr de ses agents et du
fruit de leur travail au sein de la confédération des Douaouda,
confiant en ses feudataires de l'Est et de l'Ouest, Salah Bey décida de
monter une expédition punitive contre Touggourt dont le sultan Ferhat
Ben Djellab se refusait toujours à reconnaître la suzeraineté turque.
Toutefois, avant de s'aventurer dans cette région lointaine, où le
succès à atteindre pouvait si facilement se changer en un revers
désastreux, il fit entreprendre des démarches de conciliation avec le
sultan pour l'amener à payer seulement un tribut symbolique de
vassalité. Les négociations n'ayant pas abouti, il résolut de recourir
aux armes. Le secret en fut bien gardé jusqu'à la fin d'octobre 1788,
saison, en principe favorable aux déplacements de troupes dans le Sud.
Salah Bey prit le départ d’oued Djedi, point de ralliement de ses
auxiliaires. Il avança avec son artillerie jusqu'aux environs de Sidi
Khelif où une forte chute de neige subite faillit disséminer ses
troupes. Il atteignit difficilement Touggourt après dix huit jours de
marche.
Il fit planter ses tentes non loin de la ville protégée par des
remparts et un fossé profond rempli d'eau. Pendant que les batteries
établies sur des esplanades construites en troncs de palmiers ouvraient
le feu contre Bab El Khadra, Sidi Abdeslam, le quartier de Tellis et la
Casbah, les fantassins abattaient à coups de haches les arbres
fruitiers des jardins environnants. En dépit d'un mauvais temps
exceptionnel dans cette région, les combats furent conduits de part et
d'autre avec acharnement et violence occasionnant de part et d'autre
des dégâts importants. Harcelés à leurs arrières par les goums de Souf,
de Ouargla et d'ailleurs les Turcs finirent par desserrer leur étreinte
sur la ville. Les vivres et les fourrages devenant rares et impossibles
à renouveler, ils décidèrent de battre en retraite.
Cet échec déjoua toutes les espérances de Salah Bey. Son amertume et sa
haine à l'égard des Touggourtins, se trouvèrent au comble de
l'exaspération quand, dans son mouvement de recul, il vit son monde se
tirer péniblement des marais où il dut abandonner une partie de son
matériel dont deux canons. Il assouvit sa vengeance, en écrasant toutes
les petites cités rencontrées sur sa route emportant dans ses bagages
un lourd butin de toute nature.
La résistance animée par des confréries religieuses ne se départit
point de son mordant ; elle l'obligea à renoncer à ses prétentions tout
au moins dans l'immédiat et quitter rapidement la région. Mais il ne se
sentit pas définitivement battu ; dès qu'il remit pied à Qacentina, il
reprit le fil de ses intrigues en chargeant son bach siyar Hadj
Messaoud Ben Zekri, andalou d'origine, riche intelligent, cultivé,
affable, ami et parent des principales familles du Constantinois et
d'Alger, de servir d'intermédiaire auprès de ses ennemis pour trouver
une solution de paix honorable autant pour les uns que pour les autres.
Le bey proposa la convention suivante : «Mohamed Debbah Ben Bou Okkaz,
le cheikh el Arab viendrait à Biskra faire acte de soumission et
recevrait confirmation de son titre et le kaftan d'investiture des
mains du bey. Il resterait le chef reconnu de toutes les populations du
Sud, et Mohamed Bel Hadj Ben Gana, cheikh el Arab in partibus,
reprendrait sa place à Biskra, pendant qu'un autre Ben Gana (son neveu
exactement) s'établirait à Touggourt.» Mohamed ne repoussa que cette
dernière proposition, il voulait que ce soit son frère Saïd qui fut mis
à la tête de cette principauté. Salah Bey réussit à le faire céder, en
comblant lui et ses proches de cadeaux somptueux. Mais devinant la
manœuvre du bey, il mit en garde son cousin de Touggourt et lui
conseilla de prendre ses dispositions pour toute éventualité.
De toute manière, Salah Bey savait que pour qu'un Ben Gana s'établissât
à Touggourt, il eut fallu que le sultan en place, Ferhat Ben Djellab et
ses héritiers fussent éliminés de la scène politique. Et pour cela, il
fallait user de la force. Pendant que l'agha s'acheminait à la tête de
ses troupes vers les lieux, des goumiers mercenaires entretenaient la
guérilla autour de la ville. Ferhat Ben Djellab sortit avec toute sa
mehalla pour tenter de les châtier. Il alla camper en un lieu choisi
pour la bataille. Dès qu'il s'établit dans sa tente, une main inconnue
lui tendit un breuvage qui mit fin à ses jours immédiatement. Avec la
bénédiction de Mohamed Debbah Ben Bou Okkaz, Brahim Ben Djellab fut
proclamé sultan. Salah Bey et les Ben Gana feignirent d'ignorer
l’auteur de cette manœuvre en montrant la même sollicitude vis â vis de
Mohamed Debbah Ben Bou Okkaz. Mais ils manœuvrèrent auprès des Ben
Djellab pour y semer la discorde en stimulant les ambitions de chacun.
Au nouveau sultan Brahim, cadet de la famille, ils opposèrent donc ses
trois frères auxquels ils firent ressortir à chacun ses droits à la
succession et miroiter leur appui. Tous prirent les armes, et chacun se
retrancha dans une région jugée favorable à son action. Menacé de
toutes parts, le sultan Brahim sollicita l'appui de Mohamed Bel Hadj
Ben Gana, en raison de ses attaches avec le bey de Qacentina dont il
espérait une aide.
Le cheikh de Biskra y répondit, bien entendu, favorablement à sa
démarche et l'invita à une rencontre à Zeribet El Oued pour une mise au
point d'un accord. Dans le même temps, il faisait part à chacun de ses
frères, à l'insu des autres, de ses intentions favorables et de son
désir de le faire proclamer sultan au nom du bey. A cet effet, il les
conviait à se rendre à Zeribet El Oued où l'envoyé du bey serait
présent.
Les quatre frères se présentèrent donc séparément au rendez vous, d'où
chacun fut dirigé, sous bonne escorte à Qacentina. Quelle fut leur
stupéfaction quand ils se retrouvèrent quelques jours plus tard tous
réunis dans le «grand salon» du bey. Ils comprirent alors le piège dans
lequel leur crédulité les fit tomber.
Pendant ce temps, Brahim Ben Gana s'installait à Touggourt, mais il n'y
resta pas longtemps, son frère Mohamed venant de décéder, il remonta à
Biskra lui succéder, laissant le soin à son neveu Ali Bel Guidoum Ben
Gana de prendre en main l'administration de la région. Celui-ci
rencontra une forte opposition de la part des notabilités qui ne
voyaient en lui qu'un usurpateur. « Oubliant la foi jurée, il força la
djemaâ à le reconnaître comme sultan de l'Oued Ghir. Un vendredi, sur
l'heure de midi, lorsqu'il se rendait à la mosquée principale, avec son
escorte d'honneur, musique en tête, un marabout des Selmia se précipita
au devant de son cheval, et, l'ayant arrêté, osa adresser au (soi
disant) sultan des reproches sévères sur la conduite : «Fils de
l'impiété et de la trahison, lui cria-t-il, tu goûteras bientôt
l'amertume de ton forfait. L'épée du commandement que tu as usurpée, se
retournera contre ta poitrine. Souviens-toi que notre seigneur Mohamed
a dit : «La porte de l'injustice est la porte de la mort.» A ces mots,
Ali Bel Guidoum Ben Gana poussa son cheval contre le marabout et
l'écrasa ».
Le mécontentement provoqué par cette usurpation s'étendit dans tout le
Sud. Salah Bey finit par se convaincre que les Ben Gana, étrangers au
Sahara, n'y exerçaient d'autre influence que celle imposée par les
Turcs, aussi finit-il par les abandonner à leur propre sort. Les
janissaires eux-mêmes, en dépit de la forte solde consentie, ne
voulurent plus servir dans le Sud au profit de cette famille
impopulaire. Réduits à leurs propres moyens, et l'appui de quelques
janissaires retenus grâce à une forte solde, les Ben Gana ne quittèrent
plus Biskra et ses alentours.
Salah Bey fit libérer les quatre frères Ben Djellab en remettant le
commandement de la région à Brahim. «Je te rends la liberté et en même
temps la souveraineté de l'Oued Ghir, lui dit il. Retourne
immédiatement dans ton pays et fais y signer la paix en mon nom.» Le
sultan consentit alors le versement annuel d'un tribut destiné au
pacha, et la fourniture de dattes, chameaux et chevaux ou Trésor
beycal. Brahim régna douze années.
A Alger, le dey Mohamed Ben Othman Pacha, mort le 12 juillet 1791, fut
remplacé par son fils Hassan El Khasnadji. Le nouveau dey fit suspendre
les hostilités entre l'Algérie et l'Espagne le 28 juillet pour une
reprise négociations devant régler d'une manière définitive le sort de
Mers El Kebir et Oran. Hassan Pacha était marié à la fille du Khaznadar
à l'époque de Ali Nekcis, Bou Sebaâ. Khaznadar, chargé des relations
étrangères avait été condamné à mort (8 janvier 1764) accusé d'avoir
provoqué et grossi sciemment les incidents de La Calle en septembre
octobre 1763 et fait arrêter tous les Français résidant à Alger y
compris le consul M. Vallières, dont l'amiral Fabry venu en mission,
avait démontré le non- fondé des accusations portées à l'encontre des
établissements français et de leurs servants.
La fille de Khaznadar rendait Salah Bey responsable de la mort de son
père pour avoir été le principal témoin à charge alors qu'il commandait
la garnison d'El Koll. Depuis, elle ne cessa de lui vouer une haine à
mort.
Dès que son mari fut porté sur le trône, elle exigea de lui la tête du
«principal accusateur» de son père. Hassan Pacha s'exécuta en
destituant Salah Bey de ses fonctions fin juillet 1792, Brahem Bou
Sebaâ, fils de Baba Ali Bou Sebaâ Pacha, fut désigné en son
remplacement. Celui-ci arriva incognito à Qacentina, et fit part de sa
nomination au caïd nouba. Tous deux prirent alors les mesures pour
s'emparer de Salah Bey sans heurts ni violence. Il fut saisi dans sa
demeure et jeté en prison le 16 août 1792. Brahem Bey réunit
immédiatement le makhzen et les notabilités religieuses et leur
communiqua les ordres du dey. Selon le cérémonial habituel, il revêtit
le kaftan d'investiture.
Dès que tout le monde vida la salle et qu'il ne resta autour de lui que
ses principaux collaborateurs, on lui amena Salah Bey. Il le fit
asseoir à ses côtés en lui promettant d'intercéder en sa faveur auprès
du pacha pour que la sentence de mort en son encontre ne soit pas
exécutée. Pour montrer sa bonne foi, il écrivit immédiatement une
lettre qu’il remit à son bach seiyar avec mission de partir dès le
lendemain à la première heure pour Alger.
Après l'avoir chaleureusement remercié, Salah regagna son domicile. Au
lieu d'espérer en la clémence de son maître et de faire foi en la
parole du nouveau bey, il arma ses serviteurs et partisans et conçut le
projet de reconquérir par la force la place et le titre qu'il venait de
perdre. Le troisième jour de sa déposition, ils pénétrèrent de nuit
dans le palais beycal. Les gardes réduits au silence, ils pénétrèrent
dans l'appartement du bey. Celui-ci surpris dans son lit, n'eut même
pas le temps de crier quand il fut criblé de coups de boussaâdi (nuit
du lundi, mois de moharrem de l'an 1207 hégirien (20 août 1792).
Ses serviteurs (du nouveau bey) qui étaient au nombre de 40 furent
conduits hors de Dar el bey sur la petite place qui se trouve à
l'entrée de Souk Serradjin, et furent égorgés l’un après l’autre. Leur
sang coula jusqu'au fondouk aux huiles.
Salah Bey s'installa de nouveau à Dar el Bey avec l'intention de
conserver le pouvoir même contre le gré de son suzerain. Dès que la
nouvelle de ce forfait se répandit en ville, deux clans se formèrent :
l'un décidé à venger la mort de Brahem Bey, l'autre à défendre la cause
de Salah Bey. Durant plusieurs jours on se battit dans les rues, et il
y eut de part et d'autre un grand nombre de morts et de blessés, sans
avantage décisif poux aucun des deux partis.
Ces événements ne tardèrent pas à être sus à Alger. Hassan Pacha
désigna un nouveau bey en la personne de Hosseïn Bou Hanek fils de
Hassan Bou Hanek, celui-là même qui avait connu l'exil sur ordre de
Salah Bey. En même temps, il adressa une circulaire aux notables de
Qacentina, aux caïds et aux cheikhs de régions pour les relever de leur
serment d'allégeance vis-à- vis de Salah Bey qui, par le meurtre de
Brahem Bey, s'était mis hors la loi. Il leur demanda de s'emparer de sa
personne et de le retenir prisonnier jusqu'à l'arrivée de son
successeur.
Hossein Bou Hanek Bey se rendit à Qacentina accompagné d'une imposante
escorte de janissaires et spahis kulughlis. Il ne rencontra aucune
résistance quand il se présenta aux portes de la ville.
Le caïd nouba, instruit par la lettre du dey avait déjà pris ses
dispositions pour procéder à l'arrestation de Salah Bey. Celui-ci que
nul n'osait plus défendre, pas même ses serviteurs et mameluks, s'était
réfugié dans la maison de cheikh Abderrahmane Lefgoun duquel il
espérait protection et vie sauve. Mais quand deux chaouchs se
présentèrent devant la porte et demandèrent au cheikh de leur livrer le
fugitif, celui-ci ne fit qu'exécuter les ordres. Salah Bey tenta bien
de s’enfuir, mais il n'alla pas bien loin. Les chaouchs s'en saisirent,
et, en place publique devant toute l'assistance, ils lui placèrent le
lacet au cou.
Charbonneau prétend que les partisans de Salah Bey avaient livré combat
au nouveau bey, et que celui-ci ne se rendit aux chaouchs qu'à la
condition qu'on lui permit de sortir sous la protection de Si
Abderrahmane Ben Lefgoun. Mais dès qu'il sortit de la maison, il fut
arrêté, et menottes aux mains, il fut conduit sur la place, face à Dar
el bey, où il fut exécuté.
Il fut enterré dans la médersa de Sidi El Kitani, au fond de la
chapelle à gauche de l'entrée. Sa mort, dit la plaque en marbre, date
du mois de moharrem 1207. Ses biens saisis et mis aux enchères, le
produit de la vente qui s'élevait à des milliers de réaux fut versé au
Trésor. Son gendre et fondé de pouvoir, Ben Djelloul, sauva ce qu'il
put des biens familiaux qu'il partagea entre sa belle mère réfugiée
auprès de lui et l'autre épouse, mère de Hamoud et Hossein réfugiée
chez les siens.
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C.P.
25-08-08
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