L'Auteur : Né à Collo (wilaya de Skikda) en 1940, d'une famille originaire d'Akbou (Kabylie), fils de Abderrahmane Farès, notaire, président de l'Exécutif provisoire installé à Boumerdès, ex-Rocher noir (1962). Ayant rejoint le Fln en 1960, il a fait des études de philosophie, de sociologie et de psychanalyse. Enseignant en Espagne, en Algérie (maître de conférences à l'Université d'Alger) et en France (professeur en littérature comparée à l'Université de Grenoble). Ecrivain, anthropologue, enseignant universitaire, psychanalyste... il est l'auteur de deux thèses, d'œuvres romanesques, poétiques et critiques (dix-huit) dont une trilogie marquante sur le plan international : «Le champ des Oliviers» (1972), «Mémoire de l'absent» (1974), «L'Exil et le désarroi» (1976)... ainsi que de plusieurs pièces de théâtre mises en scène et restées inédites. Sa dernière œuvre, «Maghreb, étrangeté et amazighité...», éditée en Algérie chez Koukou éditions,en 2016, a été présentée in Médiatic ( jeudi 13 octobre 2016). Décédé en France en août 2016.
L'Etrave est son roman posthume.
"L'étrave [est] un roman, avec des personnages, dont deux en miroir : le narrateur, un Algérien né dans une famille musulmane, momentanément nommé Ahlan Belch, encore en quête d'une part manquante de son identité, maître de conférences et psychanalyste, et Rachel, son double féminin, française convertie au judaïsme (...), elle aussi maître de conférences et psychanalyste. Ce sera l'histoire d'une rencontre intellectuelle, qui évoluera vers une relation amoureuse, opportune et néanmoins crépusculaire, puisque le narrateur, affaibli par la maladie, lutte déjà contre la mort.
Une joute oratoire s'instaure entre les deux psychanalystes sur les relations entre juifs et musulmans. (...) Quelle sera l'issue de ce dialogue entre des personnages, dont la vie quotidienne est un chiasme électrisé par les tragédies d'avant et d'aujourd'hui : La Guerre mondiale, La Shoah, L'Esclavage, La Guerre d'Algérie, La Décennie noire, Le Conflit israélo-palestinien? Des deux, qui fait parler l'autre?"
La mort, avant et après.
Il y a déjà plus d'un an, le 30 août 2016, que mourrait l'écrivain et psychanalyste d'origine algérienne, Nabile Farès. Grâce aux éditions Barzakh qui l'ont publié à titre posthume, on peut lire son dernier roman L'étrave ou Voyages à travers l'islam, mélange de récit et de réflexions qui semblent remonter principalement à l'année 2012, à un moment où se sont déjà manifestés les problèmes cardiaques qui seront finalement cause de sa mort.
Si l'on osait parler comme le psychanalyste qu'il était, on se demanderait sans doute quelle a été la cause de cette cause, et d'ailleurs dans ce livre même Nabile Farès s'interroge beaucoup sur l'origine, le commencement--parmi bien d'autres interrogations entre lesquelles ses lecteurs choisiront celles qui les concernent particulièrement. On remarque en tout cas une très grande pudeur chez cet écrivain dont les livres les plus connus, ceux qui remontent au début des années 70, se signalaient pourtant par un style péremptoire, lyrique et flamboyant.
Nabile Farès est très discret sur cette mort qui le frôle déjà de si près et parle bien davantage d'autres morts dont la pensée le hante, milliers de morts anonymes dans les génocides ou mort du fils adoptif de l'amie qui l'accompagne dans ces années-là. On dira que de toute façon, nul ne peut parler de sa propre mort, mais seulement de son approche et de la façon dont il s'y prépare ou ne s'y prépare pas. Que l'on relise les Essais de Montaigne et l'on comprendra ce que ces mots veulent dire.
C'est un fait : nul ne peut se situer au-delà de sa propre mort comme il le faudrait pour en parler. Cependant, certains écrivains s'en sont approchés davantage, ont parlé davantage de cette approche. On pense au poète d'origine algérienne lui aussi, Malek Alloula, mort à Berlin le 17 février 2015, et qui a écrit jusqu'à ses tout derniers moments, comme on peut le voir dans un recueil publié lui aussi à titre posthume,
Dans tout ce blanc. Malek Alloula a trouvé ses derniers mots au plus intime de lui-même et jusqu'au moment où la mort a été pour ainsi dire physiquement présente en lui ou en face de lui.
A propos de Dans tout ce blanc, on ne peut que penser à un autre livre, dans lequel le blanc désigne aussi la mort, et c'est évidemment Le blanc de l'Algérie d'Assia Djebar, un livre paru en 1995, c'est-à-dire avant la fin de la sinistre décennie à laquelle il est assez largement consacré. Assia Djebar l'a écrit dans l'émotion de ce qu'elle apprenait jour après jour dans ces années-là, où nombre de ses amis ont été victimes du terrorisme ; cependant la liste qu'elle dresse et les morts qu'elle recense commencent bien avant dans le temps, puisque si on les remet dans l'ordre chronologique, le premier serait Camus, mort le 4 janvier 1960. Et les deux derniers en suivant ce même ordre, un journaliste et une directrice de collège, ont été assassinés à la fin de l'année 1994.
Au total elle nous parle de dix-neuf personnes dont elle a parfois été très proche et qu'elle a toutes connues, en sorte que malgré la diversité de ses formes de narration , le livre constitue une sorte d'élégie marquée par la souffrance et la perte . "Que sont mes amis devenus/ que j'avais de si près tenus", comme le disait déjà le poète Rutebeuf chanté par Léo Ferré.
Vingt ans après la parution de ce livre, Assia Djebar à son tour disparaît, le 6 février 2015, précédant d'une dizaine de jours celui qui fut un temps son compagnon Malek Alloula. Si l'on ne regarde que les écrivains francophones, on a parfois l'impression que leurs disparitions se regroupent en certaines années particulièrement funestes, comme l'avait été par exemple l'année 1989, qui a vu disparaître Mouloud Mammeri (26 février) et Kateb Yacine (28 octobre) .
Cependant, Le blanc de L'Algérie d'Assia Djebar ne s'appuie pas que sur ces coïncidences tragiques, si impressionnantes qu'elle soient. L'Algérie qu'elle a connue en tant qu'adulte est un pays qui en l'espace d'une cinquantaine d'années (1955-1995) a vu les siens massacrés par dizaines de mille, et quand on dit qu'elle "a vu", il faut comprendre ce mot le plus souvent au sens littéral : vu de ses yeux vu comme on dit en français pour insister sur le caractère concret, inoubliable et irréfutable de la réalité. Assia Djebar a elle-même frôlé la mort de très près à la suite d'un acte suicidaire commis quand elle n'avait pas encore une vingtaine d'années (1953) et qui continue à la hanter jusqu'à la fin de sa vie puisqu'elle en parle encore assez longuement dans son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père (2010).
Revenant sur l'exemple de Nabile Farès, dont L'étrave révèle une sensibilité accrue aux génocides par la menace mortelle qui pèse sur lui, on est amené à se dire que les Algériens sont forcément marqués par les massacres intensifs que leur pays a subis pendant des décennies. Marqués comment ? Il n'y a certainement pas de réponse précise et définitive à cette question, mais elle aide à comprendre la réaction de certains contemporains que ce terrible héritage révolte et qui refusent l'enfermement dans d'effroyables souvenirs.
On ne peut que leur donner raison, ô combien, en ce sens que vivre et apprendre à vivre est une tâche urgente pour les rescapés des plus sombres tragédies. Il leur faut trouver une forme d'acceptation et d'ouverture de soi dont on peut dire au moins qu'elles sont le contraire de l'enfermement.
Cependant celui-ci est parfois inévitable car il fait partie des mécanismes de défense auxquels on a recours quand on n'arrive pas à combattre une réalité trop obsédante. En Algérie, même les jeunes générations sont immergées pour des raisons familiales dans le passé encore récent, dont leurs parents ont souffert cruellement. Pour eux, la voie est étroite entre le ressassement mortifère qui empêche de vivre et l'oubli, inacceptable car ce serait une sorte de négation de ce qui s'est passé.
Dans ces conditions, apprendre à vivre, selon la belle formule du poète Aragon, est un exercice de la plus grande difficulté.
Denise Brahimi le 07/01/2018
Essayiste, critique littéraire, professeur de littérature comparée
Roman (posthume) de Nabile Farès (Préface de Beïda Chikhi). Editions Barzakh, Alger 2017, 600 dinars, 179 pages
Un narrateur, psychanalyste et enseignant universitaire (l'auteur ?), momentanément nommé Ahlan Blech, né en Algérie ( on le devine, on le saura à travers bien des confidences) dans une famille musulmane qui se trouve en quête d'une part de son identité.
En face (ou, plutôt, à ses côtés, puisque ce n'est autre qu'une collègue de l'université...et, aussi, compagne), son double féminin, Rachel, une française convertie par empathie pour la «souffrance du peuple juif» - au judaïsme.
On a donc l'histoire d'une rencontre intellectuelle (qui a vite évolué vers une relation amoureuse) dans une atmosphère sereine mais tout de même assez dramatique : le narrateur est affaibli par la maladie et lutte contre la mort, alors que sa compagne tente de comprendre les relations entre les deux religions...bien plutôt les relations entre juifs et musulmans. Un dialogue entre des personnages dont la vie quotidienne est un chiasme (ndlr : croisement...dissymétrie dynamique) électrisé par les tragédies contemporaines : la guerre mondiale, la Shoah, l'esclavage, la guerre d'Algérie, la décennie noire en Algérie, le conflit israélo-palestinien...
Donc, une joute oratoire sur les relations entre juifs et musulmans. Le narrateur cherche avec anxiété ce qui lui manque...d'autant qu'il est «monolingue désemparé». Rachel, elle, lit et parle plusieurs langues en plus de l'hébreu et l'arabe, tout en sachant ce qu'elle doit savoir. Elle cherche encore, fait des hypothèses, explique, structure. Elle prend de l'ascendant, tout en faisant advenir la part manquante de son interlocuteur au miroir de sa (nouvelle) «foi». Ainsi, le prénom est exploité pour revendiquer la fonction symbolique de compensation qu'ont assurée les grandes figures féminines bibliques.
On ne sait pas, on ne sait plus, à partir d'un certain moment, qui «fait parler l'autre».
Heureusement, il y a des médiateurs : Anna, une enfant, la petite-fille de Rachel, un écrivain en herbe... qui «offre au narrateur l'occasion de porter un autre regard sur sa propre enfance»... en Algérie. Il y a la figure du Rabbin... transcrite de manière variable : «Rabi», «Rabbi», «rabbi», «les deux rabbi»... (sachant que l'écriture hébraïque, comme l'écriture arabe, ne possède pas de majuscules et pratique autrement l'effet de la double consonne).
Il y a, aussi, certains prénoms bibliques, transculturels. Il y a le dialogue entre Mahomet et Moïse.
Il y a des lieux mémorables. En fin de joute, c'est Rachel qui impose au narrateur la loi d'un discours de la nécessité, la gravité d'une approche historique de la croyance, la rigueur d'un savoir explicatif et structuré.
En fait, l'auteur vise (ou veut nous éveiller à) la pensée critique que l'islam contient mais qui demeure voilée. Dévoiler la pensée critique et la faire passer dans l'énergie structurante de la société et de la culture ! Une ambition ? Un rêve ? Arkoun était déjà passé par là.Il est parti chagriné, amer et déçu... Farès aussi ! Avec un certain découragement. Ce qui n'a pas, malade, facilité la guérison.
Extraits : «Récit ? Plutôt que roman ? Je ne puis être juge. J'aimerais bien donner à lire cette histoire avant de quitter ce monde : «Ce ?». Y en aurait-il un autre ? Pour ma part, j'en doute... Contrairement à ce qu'on aurait pu croire : je ne suis pas athée» (pp 29-30), «Celui qui empêche les vivants de vivre...obtient, se donne beaucoup de pouvoirs sur d'autres personnes...Est celui tout aussi dangereux qui terrorise, défile, insulte et finisse par effacer, tuer, des êtres vivants ; d'autres...vivent dans des bureaux, tuent derrière les vitres...» (p 48), «Il n'existe plus aucune juive, aucun juif, fille et garçon, enfants et adultes, aujourd'hui, dans les deux villages de mon enfance ; c'est un fait «historique» que je dirai «barbare» (p 64), «Ce temps d'avant l'islam, d'avant la prédication mohammédienne, ce temps qui n'était nullement celui de l'ignorance, comme le désignait la Djahiliya, temps où, malgré toutes les querelles, guerres, avaient existé, depuis bien des siècles, déjà, l'écriture sous plusieurs formes, et plusieurs récits de la naissance du monde,...plusieurs pensées du divin» (p 111),
Avis : Récit-roman-essai, une œuvre bouleversante. Ecriture et pensée «effervescentes» (Beïda Chikhi)... et savoir explicatif (un peu trop ? mais rien d'étonnant de la part d'un psychanalyste) et structuré. Destiné en premier lieu... à tous ceux qui s'interrogent sur les croyances, sur leur foi et sur la foi des... autres
Citations : «Ce n'est pas un péché, ni un mal, ni une tare, de venir après, une histoire qui vient après celle des parents, ce n'est pas parce qu'on peut être, comme tout le monde, dans la tête des parents, avant de naître, qu'on serait né avant eux, leur amour, leur haine, leur silence, leur époque» (p 71), «A partir de quel âge, de quelle vie, de quel monde, des parents parlent d'eux mêmes à leurs enfants ?» (p 73), «Il faudrait qu'un certain islam ne se persuade plus d'être la religion de toutes les religions...Ceux qui font de l'islam un professionnalisme d'abord mortel pour les musulmans eux-mêmes, devraient comprendre, accepter et, plus audacieusement, reconnaître, qu'existent d'autres religions, d'autres pensées religieuses, d'autres croyances...» (pp 80-81), «Le manque de parole empêche le monde d'exister» (p 123),
J’ai lu ce livre écrit par Marcel Yanelli. Il est fait des notes de son quotidien qu’il avait prises pendant le temps de son affectation en Algérie où il a effectué 14 mois de guerre, en 1960 / 1961.
C’est une époque où j’étais moi-même sur le terrain mais je n’ai pas vécu exactement les mêmes choses que l’auteur même s’il y a des événements qui peuvent être rapprochés. Chacun a eu un itinéraire particulier qui tient compte de la fonction qui a été la sienne.
Yanelli vit en Saône et Loire quand il est appelé pour faire son service militaire. Il est issu de l’immigration italienne et est chauffagiste. Il est communiste, il aura des responsabilités électives à la municipalité de Dijon et au conseil régional de Bourgogne. Il est convaincu de l’injustice de la guerre d’Algérie que mène la France mais choisit de partir expliquer aux autres conscrits la nature de cette guerre.
Il est affecté dans un commando de chasse du côté de Biskra. Ses notes rendent compte de ses nombreuses sorties en opération. Des opérations qui le plus souvent ne donnent pas de résultats, sauf les exactions diverses dont il est témoin. Oui, les appelés se vengent sur plus faibles qu’eux de ce qu’ils subissent. Vols, brutalités, viols quelquefois, tortures très souvent, « corvée de bois » aussi… bref, les horreurs de la guerre en général et de celle d’Algérie en particulier !
Notre caporal, oui il a ce grade, écrit beaucoup, notamment à Simone, une femme qui pourrait être sa fiancée, mais c’est d’un compliqué ! Il envoie des lettres, des cartes, à la famille, aux copains militants comme lui... Il en reçoit, les commente. Par ailleurs il lit beaucoup, avec une volonté de s’instruire et de combler les lacunes de sa scolarité. Il lui arrive de voir un film, d’écouter de la musique, de jouer de l’harmonica… Il prend des photos, fait des parties de cartes, de volley, de football….
Il monte la garde, a quelques ennuis de santé... Il fait part de ce qu’il mange, de ce qu’il boit… Certains de ses camarades ne sont pas sobres ! Quelques-uns « se dévissent »… Cela peut dégénérer en tensions, en disputes, en bagarres. C’est le cas notamment avec le départ des quillards. De temps en temps perce une réflexion sur la guerre, cependant qu’il y a des marches, des embuscades, des héliportages, des exercices de tir, des revues, des retours d’opération… des nuits d’insomnie, des phases de récupération.
En décembre 1960 de Gaulle doit venir à Biskra. Comment échapper à la corvée de la présentation des armes ? Autre question, le référendum de janvier 1961. Deux partis appellent à voter NON, le PCF et le PSU. Le OUI l’emportera, sauf à Alger où c’est un autre NON qui est majoritaire chez les Européens, les musulmans ayant suivi les consignes de boycott données par le FLN.
Le 20 avril 1961 ? Gagarine est revenu de l’espace, mission réussie. C’est la veille de putsch des généraux félons. Marcel Yanelli n’aura pas à s’y opposer. Il est de retour en France et pour l’heure à fond de cale sur le Ville de Tunis. La guerre d’Algérie durera presque un an encore. Il aura gagné avec cette période douloureuse de sa vie qui s’achève la volonté de militer toujours plus et mieux pour l’émancipation des peuples. Tiens, j’ai connu ça !
La rédaction de ces carnets a été faite au jour le jour. C’est répétitif, surtout dans la première partie, ça s’élargit plus vers la fin. Ah, épilogue, Marie-Louise a remplacé Simone.
Dans cet ouvrage, les mots sont là pour guérir un traumatisme, celui de cette guerre d’Algérie au cœur de laquelle Marcel Yanelli est envoyé alors qu’il a tout juste 20 ans, et qui est restée dans un coin de sa tête tout le reste de sa vie. Car au-delà du traumatisme de ce qu’il a vécu sur place, il souffre, comme beaucoup des appelés en Algérie, du « silence et de la honte » autour de cette guerre. En publiant ses notes, l’auteur veut effectuer ce travail de mémoire que la France n’a jamais fait. Il veut transmettre, lever le voile sur l’usage de la torture et sur tout ce qu’il a vu en Algérie.
Marcel Yanelli le précise, s’il n’est jamais indulgent avec ses compagnons, ce ne sont pas eux qu’il veut dénoncer mais bien les vrais responsables que sont alors les hommes politiques et les « gros colons ». Il ne prétend pas non plus apporter de révélations sur cette guerre ou sur l’action des communistes à cette époque. Ce qu’il nous offre, c’est un précieux témoignage dans lequel il nous livre tout de ses pensées, de ses doutes, de ses révoltes face à ce qu’il voit et ce qu’on lui fait faire.
Marcel Yanelli est né en 1938 de parents émigrés italiens et communistes. Lui-même adhère au Parti communiste français en 1953, l’année de la mort de Staline.
Son frère Jean a effectué plusieurs mois de prison pour avoir refusé d’aller se battre en Algérie. Marcel est décidé à suivre son modèle jusqu’à ce que son parti décide que la place des communistes est en Algérie, afin d’y militer pour la paix. Après treize mois de service en métropole, Marcel est envoyé dans la colonie en février 1960. Il a alors 22 ans et, durant les 15 mois pendant lesquels il est appelé du contingent, il écrit au vu et au su de tout le monde, quotidiennement, pour relater les faits qui le marquent.
Ses carnets, ainsi que les 200 photos qui les accompagnent, ne seront, pendant longtemps, consultés que par la famille la plus proche de Marcel Yanelli.
En 1999, quelques pages apparaissent dans un ouvrage édité par l’Amicale des vétérans du PCF : La lutte des communistes de Côte-d’Or contre les guerres coloniales, Indochine, Algérie, Viet-Nam.
En 2005, Marcel se décide à saisir à l’ordinateur ses notes, tellement fines et serrées qu’il faut une loupe pour les déchiffrer. Des extraits sont alors lus par les comédiennes de la compagnie Zigzag lors de lectures-spectacles. En 2015, à 77 ans, Marcel Yanelli franchit un dernier pas et en 2016, ses carnets d’appelé sont publiés intégralement chez L’Harmattan, augmentés d’une préface d’Alain Ruscio et de Georges Vayrou.
On pourrait craindre que la lecture de notes quotidiennes soit monotone. Il n’en est rien. Marcel Yanelli écrit particulièrement bien, et c’est d’autant plus remarquable quand on connaît les conditions matérielles dans lesquelles il se livre alors à cet exercice. Ces écrits pris sur le vif nous entraînent. Le caractère journalier de ces notes, loin d’être rébarbatif, nous aide à ressentir le temps qui passe et le poids de ces mois passés en Algérie.
Marcel Yanelli se dit être un « passionné de la vie ». La vie, en effet, est présente tout au long de cet ouvrage. À côté du descriptif de la vie militaire, il évoque ses pensées pour sa famille, les lettres qu’il reçoit, celles qu’il envoie. Il parle des colis de pain d’épices de sa mère, pense à la vie qui continue chez lui, à Dijon. Il y imagine les fêtes de Pâques ou les défilés du 1er mai. Il parle de ses camarades des Jeunesses communistes et de sa petite-amie, Simone, militante elle aussi. Il se raccroche à son souvenir, qui rend plus cruelle encore la longueur de ces mois loin de chez lui. Il parle de ses doutes sur leurs sentiments respectifs et tout cela nous rappelle combien, alors, Marcel est jeune. Il ne cache rien de ses moments d’abattement, de son chagrin d’être en Algérie, de son attente que les jours passent. Le récit de son départ, en février 1960, est particulièrement poignant. Il évoque les pleurs de sa mère, ceux de sa sœur et les siens qu’il tente de contenir. À travers ses notes, c’est toute sa peine et son angoisse que l’on ressent, tout comme la longueur du voyage de Dijon à Biskra.
Marcel Yanelli ne masque rien de ses émotions, de son innocence. Le texte n’a pas été tronqué comme l’auteur aurait pu être tenté de le faire tant d’années après.
Il ne cache rien non plus de la cruauté des opérations militaires. Il évoque sa répugnance à fouiller les habitations des Algériens, son refus de manger ou de boire ce qui a pu être volé par ses compagnons, son intransigeance face au viol. On suit sa révolte face aux interrogatoires, face à l’utilisation de la torture ou à la violence gratuite des soldats sur les Algériens.
2S’il condamne les actes de ses compagnons, il souffre surtout de leur abaissement moral. Lui, au contraire, malgré toute la difficulté du quotidien, fait tout pour rester fidèle à ses principes moraux. Malgré tout, il s’inquiète à l’idée de céder à la facilité, de les oublier pour mieux les renier. Il se méfie de « l’habitude » qui conduit à l’indifférence.
Tout au long de ses notes, malgré le temps qui passe et la violence des opérations, Marcel Yanelli continue de dénoncer le colonialisme et la politique française qui fait tant souffrir le peuple algérien.
Marcel est là pour appliquer les consignes du Parti. Il n’est pas en Algérie pour faire la guerre, mais pour convaincre ses compagnons que la France n’a rien à y faire et leur montrer les véritables enjeux de la pacification. Il continue ainsi d’essayer de convaincre une armée encadrée par les ultras, conditionnée, manipulée et qui, majoritairement, veut garder l’Algérie française. Malgré tout, il considère toujours ne pas en faire assez, ne pas être un militant modèle. Pourtant, il parvient à s’exprimer et à échanger, même s’il est repéré comme communiste dès son arrivée et, par conséquent, affecté dans un « commando de chasse » et « porteur de radio », les postes les plus exposés lors des opérations.
Son temps libre, il s’oblige à le passer à s’instruire, à étudier. Lui qui n’est allé à l’école que jusqu’à 15 ans, il lit pour compenser son manque d’instruction. Il travaille sur les écrits de Dimitrov, il lit Les Fleurs du mal de Baudelaire, Pour qui sonne le glas d’Hemingway ou du Federico Garcia Lorca.
Ses écrits ont cela de passionnant qu’on le suit à travers les moments de désespoir et de révolte, jusqu’aux moments les plus légers, dans tout ce que cette vie a de paradoxal. Un matin, il raconte une de ces longues marches dans le paysage algérien, avant de parler de la musique d’Yves Montand, du cinéma, des jeux de cartes, des parties de football ou des baignades dans la mer. S’enchaîne un moment où il dit s’amuser follement avant d’être révolté par le sort fait à un homme battu par ses compagnons. Il évoque les parcours du combattant, les exercices de tir, puis avoue avoir été révolté par un livre policier « pourri d’antisoviétisme ». Un matin il décrit une alerte, le soir il voit Certains l’aiment chaud. Sur tout ce qu’il lit ou tout ce qu’il voit, il note ses réflexions et parvient à décrire l’ambiance oppressante du camp, même pendant les moments de loisir. Et puis l’espoir qui revient, parfois, lorsqu’il reçoit une lettre ou lorsqu’il entend, un jour, le Chant des partisans russes et le Chant du départ.
On ne peut que recommander la lecture de ces écrits bouleversants, passionnants, d’un jeune communiste parti en 1960 en Algérie pour y militer pour la paix.
Référence électronique
Eloïse Dreure, « Marcel Yanelli, J’ai mal à l’Algérie de mes vingt ans. Carnet d’un appelé, 1960-1961 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 139 | 2018, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 13 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/7661
Le monstre sacré du cinéma international Gérard Depardieu incarnera le rôle du Dey Hussein dans le film Ahmed Bey.
Quel bonheur en perspective. -_-
actuellement logé dans un hôtel sur les hauteurs d’Alger pour incarner le rôle du Dey Hussein dans le film Ahmed Bey, le tournage a démarré depuis hier le 1er Septembre 2018 au siège de la wilaya d’Alger. Retour sur la première journée de tournage.
Le film Ahmed Bey, au budget conséquent, est produit par une ancienne directrice d’antenne de KhalifaTV, Samira Hadj Djilani Ben Souda, présidente de Rapcit, réseau associatif féminin des professionnels du cinéma et de la télévision; il est réalisé par l’iranien Jamel Chordhji accompagné de techniciens photos libanais assurant une bonne coordination entre les deux équipes iraniennes et algériennes.
Gérard Depardieu habillé au costume du Dey
Gérard Depardieu jouera donc le rôle du Dey Hussein, celui qui a symboliquement été le premier à défier la puissance française mais qui a finalement accepté de se rendre en échange de sa liberté et de l’offre de conserver sa fortune personnelle. La France était alors sous la seconde restauration entre 1818 et 1830 une nouvelle expérience de gouvernance qui était de mettre en place une monarchie constitutionnelle afin de recréer une unité dans le pays sur des bases héritées à la fois de la Révolution et de l’Ancien Régime. Une période qui se marqua par la conquête de l’Algérie et finira par son annexion aux territoires français avec la signature de l’accord de soumission du régent d’Alger Hussein Dey le 5 juillet 1830 à Alger et qui marqua la fin de 313 années de domination ottomane. Ahmed Bey, le titre du film, quant à lui est connu pour avoir dirigé, avec la population locale, une résistance farouche contre l’expansion française en Algérie.
La première journée du tournage de Gérard Depardieu s’achevant avec le sentiment fort d’avoir gagné un nouveau pays d’adoption malgré que l’acteur est encore frappé par une plainte en France pour viol et agression sexuelle, le wali Abdelkader Zoukh, le ministre, la productrice et la star s’isolent dans la grande salle pour un thé ou Gérard en profite pour raconter des anecdotes dans une convivialité soutenue par l’équipe de tournage.
Gérard Depardieu avec le Ministre de la culture, le Wali d’Alger et l’équipe Algérienne de tournage
PS : 1 / 50 000 euros ? 45 000 euros ? Quelle est la somme exacte perçue par le grand acteur français, le très médiatique Gérard Depardieu pour son rôle du Dey Hussein dans le film «Ahmed Bey» . Environ quelque 800 000 000 de centimes (de dinars). Une somme infime au regard du talent et de la notoriété du bonhomme qui, pour un film destiné aussi à l'international, est un investissement quasi-sûr.
Car, pour l'acteur, connu pour être bon vivant, généreux de surcroît, et toujours heureux, jusqu'à dépenser et à se dépenser sans compter dans les pays qui l'accueillent fraternellement, juste de quoi faire face aux frais gargantuesques de restauration, aux pourboires... et à l'acquisition (et aux frais de son stationnement) d'un jet-ski qui lui a très certainement servi d'apprécier la mer Méditerranée à partir d'Alger. Tout cela, faut-il préciser grâce à un mécène, car le cachet de la star française aurait été réglé par un homme d'affaires algérien qui possède un laboratoire pharmaceutique et qui aurait refusé que le nom de sa société ou son nom soit mis sur le générique. Béni soit-il !
Le roman de Frédéric Paulin débute à Alger en 1992. Les élections, remportées par les religieux du Front islamique du salut (FIS), viennent d’être annulées. Quelques généraux putschistes en ont profité pour installer une dictature militaire qui ne dit pas son nom. Pour garder le pouvoir, ces militaires surnommés les « janviéristes » sont prêts à tout. Y compris à commettre des crimes contre le peuple avec l’aide d’escadrons de la mort. L’agent français Tedj Benlazar patauge dans ce bourbier où les barbouzes sont rois. D’origine algérienne, il surveille le puissant Département du renseignement militaire, voué au contre-espionnage. Peu à peu, il découvre l’implication d’Alger dans les exactions, ainsi que ses sombres projets : l’exportation du conflit en France pour garder l’appui de Paris dans la lutte contre les maquisards des Groupes islamiques armés (GIA).
Ancré dans la réalité
La guerre est une ruse est la chronique des années de plomb algériennes....
1992. Les élections démocratiques d’Algérie ont donné une majorité au Front Islamiste du Salut. Suite à ce résultat, l’armée réalise un coup d’état pour conserver le pouvoir. En réaction à ce coup d’état, de nombreux groupes islamistes se forment et entreprennent des actions armées pour faire valoir leur droit gagné par les urnes. Ces attentats arrangent les généraux en place, légitimant leur pouvoir par la lutte contre le terrorisme.
Au centre de cet imbroglio où tout le monde place ses pions, se méfie de l’autre et cherche à avoir un coup d’avance, le GSR, les services secrets de l’armée, est chargé d’assurer la position du gouvernement. Il est aidé et soutenu par la DGSE française, qui conserve plusieurs postes en Algérie et partage ses renseignements pour légitimer une présence dans son ancienne colonie.
Le commandant Bellevue a connu toutes les luttes dans les colonies françaises. Doté d’un esprit de déduction et d’une faculté d’analyse psychologique hors du commun, il est capable de prévoir les actions des uns et des autres longtemps à l’avance. L’un des agents les plus prometteurs de Bellevue est le lieutenant Tedj Benlazar, qu’il guide comme un pion, là où il a besoin d’informations. Car ce dont la France a peur, c’est bien que le conflit arrive dans l’hexagone.
Lors d’une séance de torture « habituelle », Benlazar surprend des phrases lui confirmant que la victime serait transférée dans un camp au sud de l’Algérie. La rumeur selon laquelle il existerait des camps de concentration en plein désert devient une possibilité. Benlazar envoie donc un de ses agents pour suivre la voiture qui s’éloigne vers le sud. Mais il y a pire : L’un des membres du GSR serait en contact avec des terroristes du GIA. Bienvenue dans la manipulation haut de gamme !
Ce roman va aborder les années de sang en Algérie de 1992 à 1995, commençant juste après le coup d’état pour se terminer par l’attentat à la station Saint Michel. Et c’est un sujet bien difficile, qui nous touche de près pour l’avoir vécu pour certains d’entre nous, sans en avoir compris les raisons. C’est d’ailleurs un gros point noir dans mes connaissances, que cette guerre d’Algérie et tout ce qui a pu se passer après.
Ce roman ne se veut pas un cours d’histoire, ni une dénonciation, ni une quelconque leçon de morale pour un camp ou pour l’autre. Il va, comme tous les grands polars historiques, ramener une guerre contemporaine à hauteur d’homme. En prenant des faits historiques connus, il va construire ce qui va devenir l’un des plus grands massacres que le XXème siècle ait connu. Je vais juste vous donner un chiffre : il y aurait eu plus de 500 000 morts en Algérie pendant cette période.
Ce roman va nous montrer sans être démonstratif tous les rouages qui œuvrent pour le pouvoir, au détriment du peuple, engendrant des attentats et des massacres tout simplement hallucinants. Si Tedj Benlazar est au centre de l’intrigue, nous allons suivre pléthore de personnages sans jamais être perdu. Et ce roman va parler de l’Algérie mais aussi la France qui a du mal à lâcher son ancienne colonie. Frédéric Paulin ne met pas d’émotions mais il fait pour autant vivre ses personnages.
Ce roman est tout simplement un grand roman, qui aborde une période trop méconnue où les intérêts des uns convergent avec les autres. L’armée veut imposer sa loi, les islamistes veulent faire respecter le résultat du scrutin, et la France veut surtout protéger ses fesses et éviter que le conflit arrive sur son sol. A aucun moment, personne ne s’inquiète des victimes, que ce soit du coté des militaires ou des espions divers et variés.
Ce roman possède un souffle romanesque, une efficacité stylistique, une agilité et un rythme qui le montent au niveau des meilleurs romans du genre. Ses personnages ont une force telle qu’il est difficile de les oublier. Oui, il y a du DOA dans ce roman dans l’ampleur du traitement du sujet. Oui, il y a du Don Winslow dans la construction des scènes. Et il y a du Frédéric Paulin dans la passion qu’il a mis dans ce roman et qu’il nous transmet à chaque page.
La lecture, enfin accessible à tous grâce à la réédition, chez Barzakh à Alger en 2017, du premier roman d’Assia Djebar, La Soif (Julliard, 1957), soulève ces questions que les écrits de jeunesse d’écrivains ayant connu ensuite une grande célébrité posent toujours. Notons qu’en attendant sa réédition en France, le roman est accessible en bibliothèque. Ce roman, entouré de scandale à sa sortie et masqué par le mystère de son accès difficile, suscite une curiosité qui peut désormais être assouvie et partagée. Étant donné la notoriété acquise par l’écrivaine (élue en 2005 à l’Académie française en 2005 est un marqueur incontournable), il n’est pas indifférent d’en proposer une lecture.
Dans des cas semblables, fréquent est le constat que l’essentiel de l’œuvre à venir est déjà présent ou en germe dans le premier essai romanesque. C’est en substance ce qu’écrit Beïda Chikhi dans sa postface à la réédition : « Manifestation de l’intime et de l’émoi amoureux, La Soif irrigue toute l’œuvre jusqu’à Nulle part dans la maison de mon père, son ultime expression offerte au public. […] Si on prête attention à la destinée de sa formule préférée, « Écrire, c’est vivre doublement », on voit comment le roman-source fait intrusion dans ses textes et en dessine les plus beaux reliefs » (188). On pourrait interroger autrement cette première création : sans les romans suivants, attacherait-on de l’importance à ce roman d’une jeune Algérienne de 21 ans, en 1957 ? N’est-ce pas réduire l’œuvre à venir que de penser que, dès les prémices, les jeux de l’écriture et leurs effets sont là ? Comment percevoir l’originalité de La Soif et comprendre, en revenant au texte du roman et à ses caractéristiques, les raisons de son invisibilité depuis cinquante ans ? Tentons alors, de suivre un fil narratif du début à la fin du récit et les pics discursifs qui émaillent la narration.
Entre imitation et singularité
On a relevé, dès la parution de La Soif, une ressemblance avec le roman de Françoise Sagan, énorme succès de 1954, Bonjour Tristesse. Les deux jeunes romancières publient chez le même éditeur, Julliard, et certaines notes de lecture vont jusqu’à qualifier Assia Djebar de « Sagan musulmane ». Mais ce roman français n’a pas été le seul à servir de background à l’auteure algérienne naissante. Une étude récente de Pauline Plé (Université de Grenoble, 2010) a pointé une autre source d’inspiration, la nouvelle de Cesare Pavese, Le Bel été, donnant son titre au recueil traduit de l’italien en 1955 chez Gallimard. On peut penser aussi que la grande lectrice qu’a été Assia Djebar avait lu L’Ingénue libertine de Colette et peut-être eu connaissance du roman de Djamila Debèche, Aziza (1955). Face à ce contexte livresque, attendu en début de création où la nécessité est ressentie de pilotis antérieurs, la jeune femme doit trouver sa voie/voix personnelle. Son défi est de négocier entre imitation et invention : si elle réussit, elle peut imposer sa singularité.
La Soif se présente comme un récit assez court en trois parties de cinq chapitres chacune ; cet élément structurel est une des raisons de l’équilibre souligné par la critique. Nadia, jeune musulmane d’Alger, émancipée selon les termes de l’époque, passe son été dans la maison au bord de la mer d’une de ses sœurs mariées avec laquelle elle s’entend relativement bien ; mais elle ne supporte pas son beau-frère qui scrute avec désapprobation sa manière d’être ! Elle retrouve, par hasard, dans leurs voisins, un couple, Jedla et Ali, dont la femme est une de ses anciennes amies du lycée qu’elle avait admirée par-dessus tout et qui s’était éloignée d’elle quand Nadia avait trouvé goût à exercer sa séduction auprès des garçons de leur âge : « Je les regardais tous s’avancer, armés lourdement de leur fatuité naïve. Ils m’amusaient quelque fois ; je les amenais alors tout doucement à mes pieds, bien ficelés. A ce moment-là seulement, je me demandais ce qu’il fallait faire […] S’ils me traitaient de coquette, c’était parce qu’ils n’avaient rien su me donner – rien que leurs mensonges » (70).
Elle a continué à tracer sa voie dans le domaine de séduction ; en cet été lumineux, elle est belle avec ses cheveux blonds et son teint doré, elle attire les regards. Elle a mis fin à ses fiançailles et flirte avec un ami, Hassein, manifestant un comportement peu habituel dans un milieu musulman. Assia Djebar ménage son lecteur en faisant de Nadia le fruit d’un couple mixte, sa mère étant française, quelques libertés lui sont autorisées et les plaisirs sexuels auxquels elle s’adonne avec Hassein et ceux dont elle rêve avec Ali sont moins répréhensibles de ce fait… Nadia s’ennuie et après avoir égayé ses vacances avec Hassein, elle est irrésistiblement attirée par le couple voisin. Elle tente de retrouver l’amitié amoureuse de Jedla qui se dérobe et elle est fortement attirée par le mari, Ali. Jedla est une femme dépressive et insatisfaite : trompée une fois, elle ne peut faire confiance à son mari et met tout en œuvre pour faire sombrer son couple. Elle se sert de Nadia pour parvenir à ses fins. Celle-ci la suit avec une passivité étonnante pour une si forte personnalité. Jedla meurt des suites d’un avortement clandestin auquel Nadia l’a accompagnée à sa demande. Nadia épouse Hassein en sachant que la vie ne sera plus la même car elle ne peut oublier sa responsabilité dans le destin de son amie. Un lyrisme un peu affecté clôt le roman et introduit ce qui sera une thématique forte des romans postérieurs, l’incompréhension au sein du couple : « L’essentiel était de me persuader moi-même – de me répéter encore longtemps que cette soif étrange, léguée par un visage mort, n’était qu’une brume sans nom, dans mon cœur incertain. Surtout, il me faudrait veiller à ne pas troubler ainsi le sommeil des hommes, en remuant des états d’âme » (179).
De nombreux parallèles peuvent être faits avec le roman de Françoise Sagan, même s’il n’y a pas superposition d’un récit sur l’autre. Les deux narratrices sont également les protagonistes. Racontant l’histoire à la première personne, elles filtrent le regard du lecteur en fonction de leur propre perception des êtres et des événements. Cécile a 17 ans et Nadia, 20 ans et toutes deux offrent le récit rétrospectif d’un été particulier. L’atmosphère est lourde, pesante et même progressivement menaçante dans cette villa au bord de la Méditerranée. Les mots et les sensations récurrents dans les deux romans sont ceux d’ennui, de tristesse, de désabusement et de lassitude ; et, vers la fin des récits, remords et regrets. Mais dans la chaleur de l’été méditerranéen, ce sont aussi les délices de la mer, du sable, de la nudité des corps offerte au monde et dont les jeunes femmes jouissent. Nadia, vingt ans, partage avec le lecteur ses états d’âme, ennui et de vacuité : « Je trouvais je ne sais quel goût amer à ce mois de juillet, et à cette plage épanouie comme une femme. Je n’aimais pourtant pas la tristesse, ni le vague à l’âme. Et je venais d’avoir vingt ans… Cette dernière année avait glissé comme les autres : le rythme léger des sorties en groupe dans les cinémas et les casinos d’Alger, les surprises-parties les dimanches pluvieux, les courses folles au vent dans des voitures nerveuses comme des chevaux racés. Maintenant, c’était le vide en moi. J’avais déjà connu de nombreux réveils brouillés par la fatigue douceâtre des lendemains de fête ; pour avoir dissipé trop de nuits dans la gaieté facile, et le jazz, et les cigarettes, j’avais accueilli, la tête lourde et les membres las, des aubes grises écœurantes. Le même marasme aujourd’hui, le même puits où je m’enfonçais, passive, dans un long bâillement » (9-10). Il serait aisé de multiplier les citations pour souligner des parallèles entre les deux romans. La relation que les deux narratrices entretiennent avec leur père est assez comparable. Cécile confie : « Je n’eus aucun mal à l’aimer, et tendrement, car il était bon, généreux, gai, et plein d’affection pour moi ». Et Nadia déclare : « Je ne recevais de tendresse que de lui, une tendresse d’homme, chaude, qui me baignait comme une fièvre ».
Ce n’est pas ce rapport au père qui est l’élément perturbateur de La Soif, comme chez Sagan. Mais dans les deux cas, Cécile et Nadia vont user de séduction et de stratagèmes pour obtenir ce qu’elles veulent : le rejet de la maîtresse du père pour l’une ; la séduction d’Ali pour indisposer Hassein pour l’autre et son impossibilité de voir un homme résister à ses charmes. Elles usent des mêmes termes pour détailler leur plan d’attaque, jouent l’une et l’autre avec les personnages qui les entourent, tout en entretenant une relation amoureuse collatérale : avec Cyril pour Cécile et avec Hassein pour Nadia. Les deux protagonistes sont portées sur l’introspection et elles sont au centre de tout. Là où Cécile parle de son « cynisme désabusé », Nadia se décrit comme « cynique et désabusée ». Filles de familles nanties, elles aiment le luxe, les balades en voitures, la cigarette et le flirt. Ce sont des provocatrices, séductrices et passablement égocentriques. Elles ont la réplique facile et ont une grande propension aux sarcasmes et aux réplique-banderilles.
Premier roman comme Bonjour Tristesse, La Soif répond aux définitions du roman d’apprentissage qui veut qu’on entre dans le récit au moment où le protagoniste fait son entrée dans le monde après l’enfance et l’adolescence, en multipliant les expériences jalonnées d’erreurs et de réussites. Le récit s’achève sur une stabilité acquise qui n’est pas nécessairement le bonheur mais l’entrée dans une maturité.
On a beaucoup loué le style de La Soif y trouvant envolées lyriques et poétiques. Il semble qu’on a surtout affaire à une métaphorisation adolescente, usant de comparaisons qui se veulent inattendues sans vraiment surprendre. Prenons-en un exemple en début de roman : « Quand, vers le soir, l’air tendu jusque-là s’ouvrait aux parfums des eucalyptus de la forêt voisine, j’allais, au volant de ma voiture complice, m’alourdir du calme des chemins illuminés par les rayons sanglants du soleil couchant. J’aimais cet enivrement triste, dans la sérénité du soir. J’aimais ma solitude – et mon corps que je plongeais dans la mer plate, au creux d’une crique cachée, que des galets rouges rendaient plus sauvage. L’eau était transparente et froide, comme ma jeunesse ». (11-12) Le choix d’un « je » de la narratrice qui est déjà focalisation forte sur l’individu est accentué par le procédé de dédoublement : elle se décrit et se commente ; elle joue du paraître et de l’être dans ses apartés partagés avec le lecteur.
Toutefois, en ne choisissant pas le classique triangle père/fille/maîtresse, mais en optant pour celui d’un quatuor Nadia/Jedla/Ali/Hassein, Assia Djebar opte pour une structure plus complexe que Sagan et, d’une certaine façon, plus audacieuse du point de vue de la morale admise. C’est ici que la lecture du Bel été de Pavese est très intéressante car la frontière poreuse entre amitié et attirance amoureuse chez deux adolescentes se transforme en un jeu terriblement dangereux quand Nadia oscille entre le pôle féminin et le pôle masculin du couple d’amis. C’est sans doute là qu’Assia Djebar ose le plus, hors des sentiers battus des histoires amoureuses, encore que les amours homosexuelles ne soient pas étrangères à l’univers qu’elle frôle, celui du monde musulman et du motif du harem qu’elle affectionnera dans la suite de ses romans.
Traces de l’Algérie coloniale
Si le récit ne s’attarde que peu sur le contexte de l’époque – Alger en 1956 quand le roman s’écrit –, il situe avec assez de précision l’histoire pour que l’on sache où l’on est. Nadia a été surprise d’entendre le mari de son amie s’exprimer en arabe et elle commente : « Ma surprise était légitime ; sur cette plage à la mode, fréquentée en majorité par des familles de colons et quelquefois de fonctionnaires, tous, en tous cas, européens, nous étions les seuls estivants musulmans. D’ailleurs mon teint de blonde et mon allure émancipée trompaient la plupart ; et ceux qui me connaissaient n’oubliaient pas de rappeler ma mère française, morte, il est vrai, à ma naissance, mais mon père m’avait élevée, comme ils disaient « à l’européenne ». J’avais beau les ignorer, j’étais une des leurs. Je le savais et mon beau-frère aussi, lui qui jetait un regard oblique sur mes pantalons, qui devinait dans le noir le feu rouge de mes cigarettes » (16-17).
On voit percer là une des frontières poreuses de la société coloniale. De même, lorsque Nadia explique à Hassein les raisons de la rupture de ses fiançailles par la réaction de son fiancé, respectueux des règles de bonne conduite de sa communauté : « Sur ce, arrive Saïd. Toujours aussi raisonnable, il me demande de ne plus jamais sortir avec un autre, même pas avec vous qui êtes un ami de la famille. Il me « comprenait », il n’était pas jaloux, mais il fallait bien, n’est-ce pas, faire des concessions à notre entourage, à notre société » (24).
Cette ambivalence culturelle, Hassein la lui renvoie brutalement, lors d’une dispute qui la laisse sans voix : « – D’ailleurs, vous êtes mal à l’aise, à votre place ! Oui, soyez sincère, convenez-en : vous êtes mal à l’aise ! (« Mon Dieu que je suis bien dans ce soleil, cet été ! ») Convenez-en ! A cette frontière ambigüe entre deux civilisations, vous ne savez que faire, en pauvre petit produit de fabrication mixte que vous êtes ! Vous piétinez, et vous n’avez pas le courage d’en sortir. Et d’ailleurs, en sortir pour aller où ? Pour aller où ? » (33).
Ce statut de « mixité » qui est celui de Nadia et qui se rappelle fortement à elle dès qu’il s’agit des rapports entre hommes et femmes, ne l’empêche pas d’avoir un positionnement très classique, féminin plus que féministe, dans son rapport au masculin. On le voit chaque fois qu’intervient une évocation de la beauté d’Ali : « j’eus un désir : avoir là, devant moi, une fois seulement, un homme, c’est-à-dire une force calme, tendre, un refuge […] C’était d’une virilité chaude, rassurante que je rêvais » (25). Lorsqu’elle revient en voiture d’Alger avec lui : « Je sentais la présence trop proche de son épaule, sans avoir besoin de tourner la tête. Je chassai toutes mes peurs dans le vent de la vitesse. Je songeai que j’aimais une épaule d’homme. Peu importait laquelle. Peut-être le sort me réservait-il celle d’Ali ? Je me voulus fataliste » (78).
Le récit insiste sur les différentes langues et les accents des personnages. Ainsi, dans ce milieu francophone, entendre la langue arabe est surprenant et dresse des frontières entre les êtres. Quand les deux couples se rencontrent et se parlent pour la première fois, Nadia note : « Jedla resta silencieuse jusqu’à notre départ. A un moment pourtant, d’une voix brève, elle raconta à son mari comment nous nous étions connues. J’entendais pour la première fois son arabe aux accents rudes, un peu frémissants. Et ce parler qu’elle n’avait jamais utilisé avec moi creusait davantage le fossé entre nous. Je me raidis contre elle » (28).
Quelques jours après, tous trois sont réunis dans la villa : « Jedla alluma le poste de radio. Entre nous s’infiltra une musique nostalgique, celle que tous les Arabes dégustent en même temps que le café brûlant, après le déjeuner. De la musique « andalouse », disait-on. Une voix d’homme montait ; nue et belle, elle se prolongeait jusqu’au jardin, comme un vol dans le ciel. J’écoutais la mélopée ; sa beauté me rendait triste. Ali, en face de moi, avait le même visage calme, détendu ; noble aussi. Dans l’ombre, je devinais les yeux étroits de Jedla. Je ne comprenais pas l’arabe des paroles, un arabe qui se courbait en cercles lents, comme un fil d’or » (50). Lors d’une visite à Alger à sa sœur aînée, avec laquelle elle s’entend bien, elle précise leur lien : « Je retrouvais en elle le sang kabyle qu’elle tenait de sa mère ; car Leïla et Myriem étaient mes demi-sœurs. Leur mère, divorcée, vivait dans son village, « au pays », comme on disait. On ne la voyait jamais à Alger ; elle parlait l’arabe avec un accent trop prononcé ; elle s’habillait de djellabas volumineuses comme les rudes paysannes » (84). Se plaignant de sa nouvelle femme de ménage, une Espagnole, Leïla déclare : « — Je paye dix mille francs de plus le plaisir de me faire servir par une Européenne, disait-elle âprement. Elle me parlait toujours en arabe ; dans ma famille, elle était la seule à le faire avec moi. Elle était vraiment ma sœur » (85). Durant l’absence de son mari Ali qui a confié sa femme à Nadia, l’état psychologique de Jedla se détériore : « Son visage devenait alors presque grimaçant. Elle s’adressait surtout à Aïcha, dans son arabe guttural ; quelquefois, elle se retournait vers moi et reprenait instinctivement son français banal » (110-111).
Après l’avortement à Alger, Nadia a ramené Jedla. Leîla les a accompagnées et envoie sa sœur se coucher. Dans la nuit, Jedla meurt et Myriem vient annoncer la nouvelle à Nadia : « En moi, tomba un vide pesant, qu’envahit ensuite, comme une tornade, le seul nom de Jedla. Jedla ! Jedla ! Tout mon être répétait ce nom soudain étrange. Je le prononçais avec précaution, tout haut en pesant sur le J, à la manière arabe : Djedla ! » (167).
Pour circonscrites et rapides qu’elles soient, toutes ces appréciations linguistiques sont significatives et délimitent le périmètre de vie de Nadia. Elles désignent une minorité à laquelle elle appartient. Dans un article-entretien d’Éliane Richard dans Témoignage chrétien (26 juillet 1957), « Une femme est née au monde moderne : LA MUSULMANE », marqué d’un paternalisme insupportable, on peut lire : « A vrai dire, avouera Assia Djebar, s’il existe dix familles algériennes menant la vie de ses personnages c’est bien un maximum ». En tout état de cause, ces notations linguistiques n’ont ni la complexité ni la profondeur des réflexions sur les langues qui s’amplifieront, de romans en nouvelles, et qui sont une des marques du style d’Assia Djebar.
On peut noter enfin une dernière présence de l’Algérie coloniale, dans une conversation que Nadia a avec Ali qui est rentré au pays pour exercer son métier de journaliste et qui lui expose ses espoirs et ses convictions : « — Oui, disait-il, notre presse est pourrie. Mais cela ne nous décourage pas ; il y a énormément à faire dans notre pays. Je suis content de revenir à Alger ; le journal que je vais monter sera bilingue : français et arabe. Ce sera difficile, je ne me fais pas d’illusion. Mais si seulement au début je gagne à moi tous les jeunes, je pourrai tenir. Jedla a peur d’un échec : les échecs ont peu d’importance. Le pire, c’est la léthargie, le sommeil ! On ne parle toujours que des colons, du colonialisme. Le mal, voyez-vous, c’est notre mentalité de colonisés, de colonisables. C’est cela qu’il faut secouer, c’est ce qu’il faut leur dire dans notre langue. Je n’avais rien à dire, moi, mais il s’en souciait peu. Il me parlait de choses étrangères ; je l’admirais. Et mon admiration était pour la première fois sans réserve » (76).
Manifestement la chose politique n’intéresse pas Nadia, pas encore touchée, dans son univers protégé, par la guerre, que l’écrivaine n’ignore pas puisqu’elle a dit avoir écrit ce livre pendant la grève lancée par l’Union Générale des étudiants musulmans algériens. Si certains éléments rapprochent la narratrice et l’écrivaine, elles ne sont pas le reflet l’une de l’autre. Ainsi, au terme de cette lecture, non exclusive d’autres approches, devine-t-on des thématiques en germe : un penchant certain pour l’introspection qui se déploiera dans une sorte de dialogue entre une protagoniste et une collectivité féminine, sur fond d’Histoire algérienne ; un intérêt jamais démenti pour les langues du pays et leur poids social ; l’exploration de l’intimité des femmes ; la mise en valeur de la complexité des relations entre femmes, de la rivalité à la sororité, du harem à l’évasion vers le dehors et l’ailleurs.
Sur un air d’Aznavour…
« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… »
Alger en ce temps-là…
L’Algérie est entrée en guerre depuis le 1er novembre 1954 et s’il y a hésitation d’interprétation dans certains milieux algériens, l’année 1956, celle où s’écrit ce premier roman, ne permet plus vraiment de doute sur ce qui se joue réellement en matière de libération. Ce roman est publié en 1957, dans la période la plus violente de la guerre, avec une répression brutale puisque c’est l’année des paras, du Général Massu et de la Bataille d’Alger ; on peut penser que tout cela à des effets contraires, en France et en Algérie, sur la réception du roman. D’autres Algériennes de milieu et d’éducation équivalents à ceux de Nadia ont fait d’autres choix sans pour autant renoncer à leur émancipation. Dans son hommage en 2015 dans la revue Algérie Littérature/Action, Alice Cherki écrit à propos d’Assia Djebar : « Certains te trouvaient distante, hautaine même, alors que tu étais en prise avec tes doutes et… ta timidité depuis ton adolescence ».
La presse de droite en France reçoit comme une aubaine le premier roman d’une jeune Algérienne qui n’est pas une « poseuse de bombes » et qui met en scène une recherche personnelle d’existence. Ces réactions médiatiques peuvent faire comprendre bien des rejets ou au moins des retraits des lecteurs, Français de gauche ou d’Algériens de cette époque, face aux thématiques de La Soif. Ce qui pose alors problème, c’est le choix du sujet à un moment historique aussi crucial, même si cette liberté de choix ne peut être contestée à un écrivain. Il faut se replacer dans l’époque (arrestations, torture, exécutions, jeunes filles au maquis, actions violentes urbaines), pour comprendre qu’il n’était pas illégitime que certains lecteurs aient été surpris par le contenu du roman, surtout que les écrivaines algériennes n’étaient pas légion ! Qu’on relise la 4è de couverture de La Soif : « La soif dont souffre Nadia, jeune musulmane de la bourgeoisie d’Alger, est de celles que sans doute on n’apaise jamais, soif d’un « ailleurs », soif de pureté. Deux êtres, pour elle, symbolisent le bonheur : son amie d’enfance Jedla et Ali, le mari de Jedla : Nadia devient l’amie dévouée du couple, amitié trouble : non sans cynisme en effet elle entreprend la conquête du séduisant Ali, et, à sa stupeur, trouve une parfaite alliée en Jedla elle-même… Jedla, inapte au bonheur, qui n’a de cesse qu’elle ne l’ait détruit et qui meurt peu après. Nadia se mariera à son tour, mais le sentiment de jalousie qu’elle a éprouvé pour « l’autre » ne cessera de la hanter ».
Certains passages, cités précédemment, avaient de quoi étonner, en pleine guerre. Les tensions de l’Algérie coloniale n’y sont pas gommées, elles apparaissent furtivement. Expurger tout ce contexte comme on le fait dès lors qu’il y a conscience d’un décalage entre contexte colonial et création (comme on le fait pour L’Etranger de Camus, par exemple), permet de déceler dans ce roman quelques prémices de ce que l’écrivaine développera plus tard. Cela ne peut invalider les critiques essuyées que l’on accuse trop vite de nationalisme étroit. Dans l’article cité de Témoignage chrétien en juillet 1957, on peut lire : « Assia Djebar qui prétend que ce premier roman ne fut pour elle qu’un dérivatif (pour ne pas dire un exercice de style) prépare actuellement un second ouvrage auquel elle attache bien plus d’importance, qui mettra en scène divers types de femmes de son pays, dans le contexte politique et social actuel, et qui sera – dit-elle – cette fois vraiment, son PREMIER LIVRE ».
Ce n’est que très longtemps après qu’Assia Djebar a évoqué cette première tentative littéraire ; elle n’a voulu s’en expliquer véritablement que dans un ou deux entretiens éparpillés et repris dans Ces voix qui m’assiègent où elle revendique ce roman : « Désert, ou solitude, que je crois le propre de tous les commencements : se mettre soudain à écrire, sans doute trop jeune, pendant la guerre d’Algérie – l’autre, celle de mes vingt ans – et qui plus est, pas des essais nationalistes, pas de professions de foi lyrique ou polémique (c’était ce genre de témoignage que l’on attendait de moi !), écrire donc des romans, qui semblaient gratuits, que je considérais comme des architectures verbales, me procurant, dans des parenthèses de quelques mois, le plaisir de leur conception, cela me changeait de ma gravité alors d’étudiante algérienne, puis de mes silences de femme exilée. »
C’était délibérément qu’elle avait choisi des thématiques plus légères et personnelles pour entrer en écriture. Les récits qui s’inscrivaient dans ce contexte, Nedjma et d’autres, auraient donné dans l’acte de foi lyrique ou polémique, dans le discours purement idéologique et la propagande ? Ce roman, Assia Djebar dit aussi l’avoir écrit en un mois puisqu’elle ne pouvait passer ses examens à cause du mot d’ordre de grève de l’UGEMA. Toujours dans son témoignage, Alice Cherki écrit : « Elle paraissait alors comme narcissique et intéressée. […] Et marquée par un long parcours d’engagements blessés depuis que, suivant les consignes de grève de l’UGEMA, elle avait interrompu ses études à l’École Normale Supérieure de Sèvres ». Le roman reçut le prix littéraire de L’Algérienne, créé sous le patronage de René Coty, président de la République, d’une valeur de 50 000 francs. Le jury comprenait le colonel Furnari, Paul Achard, Gabriel Audisio. Il est délicat de rappeler ces faits, plus de cinquante ans plus tard quand il est de bon ton de disqualifier les écritures engagées de l’époque, celles dont on dit, un peu rapidement, qu’elles sacrifiaient la recherche esthétique et s’égaraient dans un discours idéologique ; au regard aussi des espoirs déçus depuis 1962. On peut, comme le fait Abdelkébir Khatibi dans son ouvrage précurseur, Le Roman maghrébin en 1968, souligner que pour « le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante » (62).
Le débat reste ouvert et une lecture contextuelle ne peut être exclue : elle a sa légitimité comme celle qui magnifie l’exploration inédite du corps par une écriture de femme algérienne à cette date. Qu’Assia Djebar ait attendu si longtemps pour dire qu’elle ne reniait pas ce premier roman est sans doute dû, en partie, à la « censure » qui, du côté des nationalistes algériens, a marqué sa sortie. Mais on peut penser aussi qu’il est dû à un décalage qu’elle a ressenti elle-même en s’impliquant plus dans la vie des Algériens de sa génération après son départ à Tunis. Quand elle a été aux frontières et à Tunis écouter des maquisardes de son âge raconter leur vie, leur engagement, leur montée au maquis en 1956 pour nombre d’entre elles et qu’elle publie, anonymement, « Journal d’une maquisarde » dans El Moudjahid, lorsqu’elle a lu « L’Algérie se dévoile » dans L’An V de la révolution algérienne, sans renoncer à ses convictions, elle va progressivement les inscrire dans un paysage plus partagé et collectif que celui qui est choisi dans La Soif.
Dans les années 80, de jeunes lectrices algériennes lisaient avec ferveur le roman de Djamila Debèche, Aziza, y découvrant une aînée remettant en cause les traditions et le statut minoritaire de la femme. En une lecture décontextualisée, à la faveur de la dépolitisation d’une majorité de jeunes, elles y voyaient la revendication d’une émancipation : c’est à ce message qu’elles ont adhéré. Et il y a fort à parier que La Soifva connaître le même type de lecture. Non pas parce que les lecteurs et lectrices comprennent mieux mais parce que, ne s’intéressant pas au contexte de l’époque, ils vont retenir un parfum de liberté, dans l’Algérie où ils vivent en régression sur le statut de la femme et de la libération de traditions désuètes : cheveux au vent dans une voiture, aventures amoureuses, bains de plage en maillots, absence de voile, réflexions sur les rapports des sexes. Ce n’est plus la non-implication de Nadia dans l’Algérie en lutte qui les interpellera mais la liberté de cette jeune femme dont les unes rêvent et que d’autres condamnent. La Soif trouvera alors un public. Il le trouvera aussi, peut-être, chez quelques lecteurs français, intéressés par la trajectoire de cette grande dame des Lettres algériennes et françaises qui feront ou ne feront pas le chemin dans le contexte de l’époque ou en dehors de lui. C’est ce qu’on peut souhaiter à un roman sans oublier que, même si chaque époque lit à sa manière un roman, revenir à son contexte d’émergence et de réception est toujours une entrée pour en saisir la stéréophonie.
Assia Djebar, La Soif, éditions Barzakh, Alger, octobre 2017.
Quand je me tourne vers mes souvenirs je revois la maison où j'ai grandi Il me revient des tas de choses je vois des roses dans un jardin Là où vivaient des arbres, maintenant la ville est là et la maison, les fleurs que j'aimais tant n'existent plus
Ils savaient rire, tous mes amis ils savaient si bien partager mes jeux mais tout doit finir pourtant dans la vie et j'ai dû partir, les larmes aux yeux Mes amis me demandaient "Pourquoi pleurer?" et "Couvrir le monde vaut mieux que rester Tu trouveras toutes les choses qu'ici on ne voit pas toute une ville qui s'endort la nuit dans la lumière."
Quand j'ai quitté ce coin de mon enfance je savais déjà que j'y laissais mon cœur Tous mes amis, oui, enviaient ma chance mais moi, je pense encore à leur bonheur à l'insouciance qui les faisait rire et il me semble que je m'entends leur dire: "Je reviendrai un jour, un beau matin parmi vos rires, oui, je prendrai un jour le premier train du souvenir."
La temps a passé et me revoilà cherchant en vain la maison que j'aimais Où sont les pierres et où sont les roses toutes les choses auxquelles je tenais? D'elles et de mes amis plus une trace, d'autres gens, d'autres maisons ont volé leurs places Là où vivaient des arbres, maintenant la ville est là et la maison , où est-elle, la maison où j'ai grandi?
Je ne sais pas où est ma maison la maison où j'ai grandi Où est ma maison? Qui sait où est ma maison? Ma maison, où est ma maison? Qui sait où est ma maison?
Un peu de poésie et de sensibilité dans ce monde de brutes...
Si tu meurs les oiseaux se tairont pour toujours Si tu es froide aucun soleil ne brûlera Au matin la joie de l'aurore Ne la verra plus mes yeux
Tout autour de la tombe Les rosiers épanouis Laisseront pendre et flétrir les fleurs La beauté mourra avec toi Mon seul amour
Si je meurs les oiseux ne se tairont qu'un soir Si je meurs pour un autre un jour tu m'oublieras De nouveau la joie de vivre Alors lavera ton regard Au matin tu verras La montagne illuminée Sur ma tombe t'offrir mille fleurs
Petite histoire de la chanson :
Certaines chansons naissent pour être interprétées en duo. La chanson de Tessa est adaptée du roman de Margaret Kennedy « La Nymphe au Cœur Fidèle » par Jean Giraudoux en 1935 et son illustration musicale avait été composée par le musicien Maurice Jaubert. Vers les années 50 Mouloudji et Jacques Douai l’enregistrent, mais il est possible que ce soit Douai qui ait été le premier en scène.
En 1966, Valérie Lagrange et Jean-Pierre Kalfon en font une interprétation magistrale, avec l’intro parlée, et l’idée de Kalfon du dernier couplet en voix superposées. Une réussite, due au talent du comédien qui sait trouver les subtilités de ce poème intime.
En voici quelques versions qui permettent de mettre en perspective les divers talents d’interprètes selon l’air du temps ou la sensibilité de chacun.
Chanson de Tessa Valérie Lagrange et Jean-Pierre Kalfon
Valérie Lagrange avec Biolay années 2000 en version allégée
Elly Paspala, une excellente version, épurée
Jacques Bertin en version intégrale (un peu trop de violonnades..)
Jacques Douai guitare voix
avec accompagnement
et avec la version intégrale (avec piano Jacques Liébrard)
Curiosité · Linda Felder, Serge Kenneth et son orchestre
Michèle Arnaud (avec choeurs très -trop- présents)
Jany Sylvaire · Serge Baudo et son ensemble
Marc Chevalier, André Schlesser, Georges Delerue et son orchestre
Nicole Louvier très attachante et sensible version..
Toi quand tu seras morte Tu seras belle et toujours désirable. Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante présente à jamais parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité, mais si je vis Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons, L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d’autres choses encore vivront en moi, Et moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire, Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée, Les vaux bien ; Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable.
Disparu du paysage littéraire depuis près de 20 ans, l’auteur de «L’Imprécateur» resurgit avec un roman poignant, profondément humain, modelé dans la pâte historique de la guerre d’Algérie
Comme Jean-Michel Leutier, le personnage principal de La Nuit de Zelemta, son dernier roman, René-Victor Pilhes a participé en qualité de sous-lieutenant à la guerre d’Algérie. Il a été marqué par cette expérience, de 1955 à 1957, mais son œuvre, riche d’une quinzaine de titres, n’en portait jusqu’ici que peu de traces, à l’exception d’un roman paru en 1995, Le Fakir, qui évoquait tortures et méthodes de pacification.
Long silence
Jean-Victor Pilhes publie La Nuit de Zelemta après un silence de dix-sept ans. Sans doute est-il mu par une nécessité profonde, et non un simple désir de revenir sur le devant de la scène. Car il l’a été, sur le devant de la scène, remportant notamment deux prix prestigieux. Son premier roman, La Rhubarbe, qui aborde de manière directe le thème de la bâtardise, lui vaut le Médicis en 1965. En 1974, il décroche le Femina avec L’Imprécateur. Ce sera un best-seller vendu à près de 400 000 exemplaires. Ce roman dénonçait la quête effrénée du profit. Dans la foulée de ce succès, Pilhes quitte le directoire du groupe de communication Publicis, après avoir été publiciste chez Air France, pour se consacrer entièrement à la littérature. Il publiera encore neuf romans entre 1985 et 1999, avant de plonger dans le silence.
Un roman à venir
Interrogé par courriel sur les raisons de son long silence après la parution de La Jusquiame, en 1999, René-Victor Pilhes explique que cela n’a pas été par choix de prendre congé de la littérature, mais à cause d’une longue lutte contre la maladie et pour écrire malgré la maladie: «J’ai appris cette année-là que j’avais un cancer, confie René-Victor Pilhes. A cette époque, j’avais en projet deux romans. L’un, c’est le «roman algérien» qui vient de paraître. L’autre, intitulé Sous le Golem, m’a demandé encore plus d’efforts, je l’ai réécrit presque entièrement deux fois. En raison de ma maladie, j’avais décidé de les écrire tous les deux et de les publier plus tard. C’est ce que j’ai fait, travaillant autant que je le pouvais pendant dix-sept ans. Bien m’en a pris, car, depuis deux ans, mes forces ont décliné. Je n’aurais plus aujourd’hui la force d’écrire. Mais j’ai achevé ces deux romans et les ai remis entre les mains des éditeurs.».
Sous-sol du conflit
Ce n’est donc pas un retour anodin que celui du retraité René-Victor Pilhes à plus de 80 ans. Il n’hésite pas à dire que l’histoire qu’il rapporte dans ce livre l’«obsède complètement» depuis soixante ans. Qu’est-ce qui l’obsède? Cette guerre, sans doute, mais plus précisément le destin du jeune sous-lieutenant pied-noir Jean-Michel Leutier. Sous-lieutenant, comme Pilhes lui-même à l’époque, à la différence que l’auteur n’est pas pied-noir. Ce roman sonne comme un remords, un beau remords fondé sur une prise de conscience plutôt que sur un sentiment de culpabilité. Il ne s’agit pas du regret d’avoir combattu, mais probablement de celui d’avoir eu l’esprit embrumé par des préjugés sur ces Français d’Algérie, les pieds-noirs, «qui avaient la vie facile et exploitaient les Arabes». A cet égard, La Nuit de Zelemta fait plonger dans les sous-sols du conflit, au plus près de l’identité et des convictions sincères des protagonistes, dans la déchirure de leur identité torturée.
Abane Ramdane
A la fin de l’été 1953, le jeune Jean-Michel Leutier quitte l’Algérie pour poursuivre ses études dans un lycée à Toulouse. Il a grandi en Algérie et s’y sent légitimement chez lui. En même temps, il comprend que quelque chose doit changer et voudrait qu’une véritable égalité citoyenne prenne le pas sur les comportements de supériorité dictés par un atavisme colonialiste. L’autre personnage fort de ce roman, Abane Ramdane, quasi ressuscité par l’auteur, était le chef du FLN à cette époque. Certains le considèrent comme le véritable architecte de la révolution. Ce «Robespierre algérien» a été étranglé en 1957 au Maroc par des «camarades».
Fascination
Leutier le rencontre par hasard à la faveur d’une visite de prisonniers à Albi. Fasciné par le personnage, le jeune homme sort de ses visites à la fois déniaisé et inquiet. Il a attrapé «le syndrome d’Abane», autrement dit une claire conscience qu’il ne saurait y avoir de réforme, seulement une révolution violente et sans merci. Avec Ramdane et ce jeune pied-noir, René-Victor Pilhes immerge le lecteur au cœur de la guerre d’Algérie, dans les consciences d’un chef révolutionnaire et d’un jeune et brillant étudiant pied-noir. Ils pourraient s’entendre, sauf que la légitimité du combat du révolutionnaire et celle du jeune pied-noir à vivre tranquillement chez lui ne peuvent souffrir de compromis. Elles sont antinomiques au-delà même des empathies. Il n’y a pas d’autre choix, pour Leutier et les siens, que de se défendre par tous les moyens.
Une autre partition
Quatre ans plus tard, le valeureux Leutier combat les chefs révolutionnaires dans le Grand Oranais. Ce sous-lieutenant enclin «à affronter le danger au premier rang», et cependant déchiré, tombe une nuit, à Zelemta (une ferme entre Mascara et Tiaret), sur Abane Ramdane. Il devrait l’arrêter, mais une autre partition se joue, infiniment plus humaine, et plus complexe, entre deux combattants liés par un impérieux besoin de justice.
A la fin de l'été 1953, Jean-Michel Leutier quitte l'Algérie pour continuer ses études dans un lycée toulousain. Lors d'un week-end à Albi, il fait une rencontre qui va changer sa vie : Abane Ramdane, le plus célèbre prisonnier politique de France, l'un des fondateurs du FLN. Quatre ans plus tard, devenu officier français patrouillant dans la région de Zelemta, il le retrouve sur sa route, fuyant vers le Maroc. Ce face-à-face passionnant entre un mythe de la Révolution algérienne et un jeune pied-noir aussi brillant que naïf contient en soi toute la complexité des rapports entre Algériens et Français, les enjeux de la guerre nationale comme les paradoxes de l'histoire coloniale.
René-Victor Pilhes, prix Médicis pour La Rhubarbe, prix Femina pour L'Imprécateur, a toujours exploré, dans une oeuvre au style alerte tour à tour féroce, baroque et lyrique, les heures sombres de l'Histoire, en dénonçant les clichés et en éclairant les points aveugles.
ENTRETIEN AVEC RENE VICTOR PILHES A PROPOS DE SON LIVRE "LA NUIT DE ZELEMTA "
« Le grand intérêt du roman est d’illustrer le rôle de l’histoire dans la vie des individus, de présenter de nouvelles visions sur la représentation que les Français d’Algérie avaient des mouvements algériens de libération ; ce roman met aussi en évidence le manque d’intérêt des Français de métropole pour les départements français d’Algérie, terre lointaine : « L’Algérie, oui, c’était une partie rose sur la carte de l’outre-mer ; mais ce n’était que ça. Non, décidément, ce n’était pas l’Alsace et la Lorraine ».
Ce qui est aussi mis en évidence, c’est l’ébranlement occasionné dans la conscience de ce jeune lycéen, dont la mère de sa fiancée accomplit des visites en prison. Il l’accompagne et y rencontre Abane Ramdane. Suit une série d’échanges et de conversations décisives sur les motivations d’Abane Ramdane, l’avenir des européens en Algérie, la force de conviction de ce dernier, immense. Après ces entretiens avec Abane, notre jeune lycéen en vient à douter : et si les copains arabes qui jouent au foot avec lui n’étaient plus loyaux, mais complices des terroristes du FLN ? » Stéphane Bret
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Retour par l'Algérie de René-Victor Pilhes
La chronique de Bernard Pivot de l'académie Goncourt.
Cela fait seize ans que le nom de René-Victor Pilhes avait disparu de l'actualité littéraire. Avait-il renoncé à écrire? Ses derniers romans, Le Fakir, Le Christi, enfin La Jusquiame, en 1999, n'avaient pas eu le retentissement et le succès des premiers : La Rhubarbe, prix Médicis 1965, Le Loum (1969), surtout L'Imprécateur(Seuil), prix Femina 1974, formidable fiction sur le monde inquiétant des entreprises, œuvre perspicace sur la déshumanisation cynique de leurs dirigeants. Les romans de René-Victor Pilhes ont deux qualités majeures : leur écriture baroque où verbes et adjectifs sont souvent inattendus, et le mélange réussi de ce qu'il a vécu et de ce qu'il pense avec les puissants ressorts de son imagination.
On est heureux de retrouver de tout cela dans La Nuit de Zelemta, roman par lequel René-Victor Pilhes inscrit pour la première fois son nom dans la littérature du XXIe siècle, même si le sujet en est la tragédie de la France des années 1950 : la guerre d'Algérie. Cette guerre qui, à l'époque, n'osait pas avouer son nom ("les événements d'Algérie", disait-on), il l'a faite pendant deux ans et il en est revenu, comme beaucoup de soldats du contingent, amer, choqué, révolté. Elle l'a marqué si profondément que, plus de cinquante ans après, il a su en exposer dans une fiction à suspense les malentendus, les aveuglements, les contradictions, les déchirements, les utopies, les absurdités. C'est là un roman politique sur les débuts d'un conflit sauvage qui, de 1954 à 1962, devait durer huit longues et douloureuses années. Il est dédié "à la mémoire de Pierre Cullin". Est-ce le vrai nom du héros du livre, le lieutenant Jean-Michel Leutier?
C'est un vieux curé qui raconte. Il a été l'ami et le confident de Jean-Michel Leutier. À lui seul il a révélé ce qui s'était passé au cours de la nuit, à Zelemta, quand il s'était trouvé face à l'un des chefs du FLN (Front de libération nationale), Abane Ramdane. Pourquoi il avait agi ainsi. Pourquoi et comment et par quel cheminement de son esprit il en était arrivé à adopter ce comportement, à obéir à ce réflexe, quand les hasards de la guerre lui avaient fait croiser les chemins clandestins d'un Algérien en armes dont il connaissait de visu la détermination, la bravoure, l'intelligence.
Ils s'étaient rencontrés à la prison d'Albi, où Abane Ramdane purgeait une peine de cinq ans pour menées subversives. Jean-Michel Leutier, étudiant à Toulouse, pour complaire à la mère de la jeune fille dont il s'était entiché et qui était visiteuse de prison, l'y avait suivie. Tout oppose au parloir le Kabyle révolutionnaire et le jeune pied-noir, fils d'un gendarme d'Aïn-Témouchent, en Oranie, et tout les rapproche. L'un est ici contre son gré, dans l'attente de la révolution par les armes, l'autre pour ses études de droit, pour préparer dans la métropole son confortable avenir. Mais ils ont en commun l'amour de l'Algérie, même si le pays qu'ils ont dans le cœur et la mémoire n'est vraiment pas le même.
De leur première conversation le jeune homme est sorti impressionné, presque hypnotisé, par la sincérité brutale du proscrit, par sa foi dans l'indépendance et la liberté, par sa volonté de lui ouvrir les yeux sur une Algérie qu'il habitait mais qu'il ne connaissait pas. Jean-Michel Leutier ne fut plus jamais le même. Ce qu'il appela "le syndrome d'Abane", une sorte de mauvaise conscience permanente, ne le lâcha plus, même si, convaincu des dangers de ses visites, il finit par y renoncer.
À travers le récit du vieux curé - que le lieutenant, grand soldat, grand blessé qui attend la mort à l'hôpital, appelle affectueusement "petit curé" -, René-Victor Pilhes restitue admirablement les états d'âme, les hantises, la douloureuse lucidité d'un jeune pied-noir avant et après la Toussaint 1954, date du déclenchement du soulèvement populaire. De plus en plus convaincu que l'histoire exaucera les vœux et ratifiera la violence anticolonialiste d'Abane Ramdane, Jean-Michel Leutier n'en résiliera pas moins son sursis pour s'engager dans l'armée et défendre la présence des Français en Algérie. Une sorte de sursaut patriotique et idéologique le débarrassera même un temps de ce terrible syndrome qui lui gâchait la vie.
Jusqu'à cette nuit de mars 1957, dans une mechta du massif de Zelemta…
* La nuit de Zelemta, René-Victor Pilhes, Albin Michel, 190 p., 17,50 euros.
Source: JDD papier
René-Victor Pilhes, La Nuit de Zelemta, Albin Michel, 185 p.*****
Roman de Ahlem Mosteghanemi (traduit de l'arabe par Fadila Farah Karlitch et diffusé en Algérie par El Izza oua El Karama Lil Kiteb, Alger). Edité par Hachette A. Antoine, Beyrouth 2018, 1 350 dinars, 345 pages.
Un roman d'amour du début à la fin. Pour ne pas changer. Il est vrai que le gros nœud de la problématique du développement de la société arabe (et musulmane) reste encore très lié à la condition féminine d'une part et des rapports homme-femme d'autre part. Bien des écrivains (mais surtout bien des chercheurs) ont tenté de les décrypter avec plus ou moins de bonheur... mais la lutte paraît incroyablement difficile. C'est ce qui rend encore plus passionnantes les œuvres de l'esprit (dont les romans et les films) qui traitent du thème, celui de la libération sentimentale (on n'ose pas dire plus au risque de se retrouver sur les bancs d'on ne sait quels accusés) de la femme. Ahlem Mostaeghanemi, elle, a osé, déjà depuis bien longtemps, avec ses premières œuvres poétiques et littéraires, rencontrant un large succès, tout particulièrement auprès des publics arabes... et depuis un bon moment auprès des publics autres, en d'autres langues dont la française.
Cette fois-ci, l'histoire est simple et compliquée à la fois. Elle décrit une histoire de relations amoureuses d'une jeune et belle Algérienne, Hala El Wafi et, attention, c'est très important, «Chaouia» de surcroît (là-bas, dans sa ville natale, «on ne badine pas avec l'honneur» et «l'amour est frappé d'anathème»), enseignante de son état d'une ville de l'intérieur du pays, qui se retrouve, en raison d'un exil forcé (le terrorisme islamiste qui a assassiné son père, un «Sultan démuni»), en situation de chanteuse émigrée (au Moyen-Orient, en Syrie plus exactement, puisque sa mère est Syrienne d'origine)... Pas encore star mais une «créature lumineuse». Au fil du temps, elle se retrouve «courtisée»... et conquise par un riche (et beau) Libanais, Talal, «un homme qui ne pleure pas», qui a du temps, précieux et même prétentieux, se croyant «maître des désirs», «Dieu des banquets» et «Sultan de l'extase» ayant fait ses preuves et sa fortune au Brésil, d'abord dans la restauration (où résident cinq millions de Brésiliens d'origine libanaise). De plus, marié avec une (encore) belle femme qu'il n'a pas l'intention de quitter, et père de deux enfants.
Deux fortes personnalités, mais deux façons de conjuguer l'amour, l'homme en position de «conquérant» , narcissique non-déclaré comme tout macho arabe, se servant de son argent pour éblouir et «dominer» ; la femme, «courageuse et obstinée», en position de recherche, d'abord et avant tout, de «considération», de respect, de soutien et de protection («Le sentiment de protection devant lequel les femmes capitulent» ) Deux univers donc (un monde réel, dur, pourri d'argent, égoïste, face à un monde de rêves) en fait s'attirant mais, en même temps, au fil des rencontres, s'opposant... Le même monde... cultivé, ouvert sur le monde moderne, mais existant pour les mêmes valeurs. Un choc des cœurs, (sans «choc des corps», il faut le préciser ; ceci pour dire que le roman est assez «prude» sur la question). La séparation est brutale car la dignité et l'honneur avant tout... Mais la belle en sort «dévastée» intérieurement... Heureusement, il y a, quelque part, un compatriote - fonctionnaire international - rencontré par hasard et admirateur de la chanteuse - au cœur «gros comme ça» qui redonnera de l'espoir...
A noter que le roman pèche (?), à mon avis, par des digressions qui en font, aussi, un livre assez engagé politiquement. Plutôt des prises de position : sur le terrorisme, sur la lutte antiterroriste, sur la «réconciliation nationale » et l'amnistie, sur la «harga», sur Bouteflika (p 208) , sur l'état psychologique ou mental des Algériens (p 28) : on «a produit plus de fous après l'indépendance que de martyrs pendant la Révolution»)... et certaines sont même assez gênantes (exemple sur le rôle des «hommes de l'Aurès» dans la Révolution armée, p 66) .
L'Auteur : Née en avril 1953 à Tunis au sein d'une famille algérienne originaire de Constantine (Chaouia d'appartenance) ayant émigré après le 8 Mai 45. Etudes à Tunis et à Alger (elle y fut, alors, lycéenne) animatrice de radio... Epouse de Georges Rassi, éditeur et journaliste, trois enfants. Docteure en Sciences sociales (Paris). Classée en 2006, par le magazine «Forbes», parmi les dix femmes les plus influentes du monde arabe. Des poèmes et romans à succès («La mémoire de la chair» , édité en arabe en 1985 et en français en 2002 en France puis transformé en série télévisée), «Le chaos des sens» (présenté in Mediatic, jeudi 11 octobre 2012), «Le noir te va si bien»...) ...d'abord à l'étranger (comme «Dakhirat al djassad»).Il est vrai qu'en Algérie, jusqu'aux années 2000 et maintenant encore,... pour une femme à forte personnalité, écrire audacieusement, écrire sur les rapports homme femme n'est pas chose bien acceptée Plusieurs prix : «Malek Haddad», «Nadjib Mahfoud»...) .Nommée Femme arabe de l'année à Londres en 2015 et Artiste de l'Unesco pour la paix en 2016... Des millions de «fans» sur Facebook. Un «phénomène littéraire dans le monde arabe» !
Extraits : «Dans le monde de l'argent, comme dans celui du pouvoir, il n'y a pas de sécurité affective .Un homme fortuné doit faire faillite pour tester le cœur de ceux qui l'entourent» (p 22), «C'est la servitude, l'injustice et l'avilissement qui conduisent les gens à la folie. Quand l'Algérien perd sa dignité, il perd la raison .Il n'est pas génétiquement programmé pour s'adapter à l'humiliation»( p 28),«Dans cette ville (Beyrouth) on dirait que chaque habitant était à la tête d'une agence d'informations «(p 49), «Quand on pratique l'art culinaire avec talent, on sait comment cuisiner les désirs et organiser à la perfection le festin de la vie» (p 156), «...les peuples arabes : tout en aspirant à la liberté, ils éprouvent la nostalgie de leur bourreau» (p 322), «La femme arabe est triste quand elle doit être heureuse, puisqu'elle n'est pas habituée au bonheur» (p 234),«Pour nous délivrer d'un tyran, nous faisons toujours appel à un envahisseur, et ce dernier à son tour fait appel aux bandits des grands chemins de l'Histoire pour leur remettre les clés du pays «(p 336),
Avis : C'est vrai, «les femmes ne meurent plus d'amour» mais elles se consument, parfois sans le vouloir et sans le savoir et c'est là le drame. Car, «sur l'échelle des priorités, l'amour venait en premier dans la vie d'une femme. Alors que dans le vie d'un homme, il se tenait au deuxième rang» (p 142). Donc, pour les femmes, un livre à lire absolument. A faire lire aux hommes, amoureux ou non. Peut-être connaîtront-ils bien plus leurs femmes et se comporteront-ils bien mieux ? Dans le monde arabe et musulman, pas si sûr ! Mais, «quand on aime, on ne compte pas».
Citations : «La plus riche des femmes est celle qui pose sa tête sur un oreiller garni de souvenirs» (p 13), «L'amour ne s'annonce pas. C'est sa musique qui le dénonce «p 15), «L amour nécessite une approche intelligente, de la distance. Vous vous approchez trop près, vous supprimez le désir. Vous vous éloignez trop longtemps; vous disparaissez dans l'oubli» (p 47) , «L'indifférence, une arme toujours fatale pour la vanité d'une femme, parce qu'elle fait rebondir sur elle les incertitudes du doute» (p 54) , «Seuls les nouveaux riches se vantent de leurs richesses, et seuls ceux qui n'ont pas de relations se vantent d'avoir du succès auprès des femmes» (p 188), «Un bon auditeur est préférable à un mauvais chanteur» (p 191), «Le plus bel instant dans l'amour est celui qui précède son aveu» (p 193), «La vraie richesse n'a pas besoin d'exhiber son or. Elle ne cherche à éblouir personne. C'est pourquoi seuls les gens riches savent d'un regard estimer la valeur des choses qui n'ont pas d'éclat» (p 219), «Le bonheur n'est pas dans ce qu'on possède, mais le malheur est dans ce qu'on ne possède pas. En règle générale, ce que nous possédons ne peut pas faire notre bonheur, alors que ce que nous manquons cause notre misère» (p 289), «La plus grande tragédie de l'amour n'est pas de s'éteindre dans l'insignifiance mais de nous laisser insignifiants après son départ «(p 318).
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Ahlam Mosteghanemi - أحلام مستغانمي est une femme de lettres de langue arabe, algérienne née à Tunis, connue pour être la femme écrivain vendant le plus de livres dans le monde arabe. Elle est l'aînée des enfants d'une famille engagée dans la lutte pour l'indépendance nationale algérienne. Son père, Mohamed Cherif, lutte contre la colonisation française . Il est emprisonné à la prison d'El Koudia (Constantine) suite aux événements du 8 mai 1945 et c'est là qu'il fait la connaissance de Kateb Yacine. Deux des oncles de Mohamed El Cherif meurent dans la ville de Guelma suite à ces mêmes évènements. à sa sortie de prison il est persona non grata à la mairie de Constantine où il exerçait. Il perd son emploi. La famille doit se réfugier en Tunisie, ceci d'autant que de ses neuf enfants qu'avait mis au monde sa mère, il était le seul survivant. Ahlem Mosteghanemi aurait-elle pu devenir écrivaine sans un père comme le sien, sensible au frisson des mots et « fou à lier » de la rime et de la tonalité des phrases, poète à ses heures, et rêveur d'une révolution aux dimensions maghrébines ? Son père Mohamed Chérif lui a fait découvrir, alors qu'elle était collégienne les grands textes de la littérature française tout comme il lui a fait partager son amour de la poésie ( Lamartine, Hugo, Verlaine...) Dans les années 1963 et 1964 le père cumulait la fonction de haut fonctionnaire à la présidence chargé du secteur de l'autogestion agricole, fer de lance de la politique agricole de l'époque, et aussi celle de journaliste à « révolution africaine » et radio nationale en langue française. Ahlem s'était imbibée de cette période charnière pleine d'espoirs et de désillusions. Elle essayait de décoder l'Algérie à travers les soupirs de son père qui aurait souhaité voir l'Algérie être à la hauteur de ses millions de martyrs. Ahlem Mosteghanemi fait des études secondaires, avant de travailler pour la radio. Elle anime une émission, Hamasat, qui lui confère une certaine réputation littéraire. Son premier recueil de poésies paraît en 1973 sous le titre Ala Marfa' Al Ayam (Au havre des jours). Elle décroche avant son départ pour la France une licence en littérature à l'université d'Alger. Installée à Paris, elle épouse un journaliste libanais, et tout en fondant une famille soutient une thèse sous la direction de Jacques Berque. Depuis 1992 elle vit à Beyrouth.
Au départ (première et seconde éditions), il n'y avait que 69 lettres. L'auteur ayant pu récupérer d'autres missives destinées à des proches ou à des amis entre-temps disparus et grâce à la bienveillance de leurs héritiers, le nombre total des lettres est monté à 87. Donc 18 lettres inédites... et un ouvrage comportant un index de notices biographiques consacrées à l'ensemble des destinataires, étrangers et algériens. Ce qui, d'une part, permet de mieux saisir le contexte et, d'autre part, se souvenir de personnes, aujourd'hui quelque peu oubliées même par les «anciens», qui ont, connus ou anonymes, peu ou prou, de près ou de loin, participé ou soutenu (ou «douté» du bien-fondé de la cause) la guerre d'indépendance et ses militants, emprisonnés entre autres. Pour les étrangers, on a, ainsi, René Vauthier (cinéaste), Claude Roy (romancier et critique littéraire), Haidar Bammate (homme politique et écrivain... originaire du Caucase), Robert Barrat (journaliste), Denise Barrat (journaliste), Albert Camus (écrivain... une très longue «lettre ouverte»), des «amis français» dont le nom est tu, René Habachi (philosophe égypto-libanais), Jacques Berque (enseignant universitaire et chercheur), Jeanne Hersch (philosophe suisse), Maxime Rodinson (linguiste, sociologue et anthropologue), le Pasteur Etienne Mathiot, le Pasteur Jacques Beaumont, Pierre Stibbe (avocat), Mahjoub Ben Milad (éducateur et homme de culture tunisien) et à bien d'autres soutiens... Pour les Algériens, on a, Mohamed Ouali Abbas-Turqui, Messaoud Ait-Châalal, Abdelkader Mahdad et, bien sûr, à des «amis militant(e)s algérien (ne)s» et à son frère aîné, Mohame Taleb-Ibrahimi.
Arrêté avec ses «copains» le 26 février 1957 et incarcéré à la prison de Fresnes, il s'attendait au pire. Lui-même malade (il sera, d'ailleurs, hospitalisé une première fois en octobre 1959 et contraint, désormais, à porter des lunettes, sa vue ayant été atteinte), il s'inquiétait surtout pour sa maman, ainsi que pour son père alors hospitalisé à Karachi.
Difficile de choisir un texte parmi les 87 tant chacun -long ou court- est riche au moins d'une réflexion d'importance. Encore plus importante lorsqu'on la contextualise. Hélas, il faut avoir vécu tout ou partie de l'enfer colonial, en Algérie même, durant la guerre, et avant, pour bien comprendre. Il faut aussi connaître le contexte international de l'époque. Et, il faut surtout pour les plus jeunes des lecteurs «mettre de côté» tous les a-priori et autres préjugés concernant l'auteur... qui, quelle que soit la correspondance, ne «cesse de penser à nos oueds et à nos aèdes, à nos djebels et à nos «rebelles», à nos roches et à nos proches», et à la paix et la liberté pour les enfants de l'Algérie.
Difficile de choisir un texte, mais le plus intéressant est bien la «lettre ouverte à Albert Camus» (écrite à Fresnes le 26 août 1959). Bien sûr, aujourd'hui, Camus est revenu «à la mode» et a même gagné quelque sympathie auprès d' Algériens... pas rancuniers pour un sou (car ayant un «cœur gros comme ça !», n'est-ce pas M. Camus, vous qui aviez affirmé un jour que la force des Algériens réside dans le fait qu' «ils ont plus de cœur que d'esprit»), ne considérant que l'enfant de Drean (ex-Mondovi) et de Belouizdad (ex-Belcourt), le footballeur et le Prix Nobel de littérature... un véritable «malade» d'Algérie et de son soleil... qui, lui, le journaliste d'«Alger Républicain» et de «Combat», a certes «mal tourné» sous la pression... mais, à mon avis, pas trahi.
Il me semble que le contenu de cette lettre a été repris en grande partie par l'auteur à la fin des années 60, lors d'une conférence mémorable, dans une salle Ibn Khaldoun (Alger) comble, pleine à craquer, si ma mémoire ne me trahit pas. C'est dire combien Camus nous a rendus «malades»... tant son silence sur le combat libérateur nous avait tous marqués. Ahmed Taleb-Ibrahimi et tous les intellectuels . On n'en est pas encore guéri !
L'auteur : Né à Sétif en janvier 1932, fils de Cheikh Bachir Taleb-Ibrahimi, docteur en médecine. Président de l'Ugema (1955-1956), moudjahid, détenu politique dans les prisons françaises (1957-1961), puis détenu polique en Algérie indépendante (1964-1965), plusieurs fois ministre (Education nationale, Information et Culture, Affaires étrangères)... candidat à l'élection présidentielle en avril 1999, fondateur d'un parti politique (décembre 1999). Essayiste. Auteur de deux ouvrages consacrés à ses mémoires (Casbah éditions, 2006 et 2008)...
Extraits : «Si nous avons eu recours à la violence pour reconquérir notre indépendance nationale, nous avons fait notre révolution sans haine» (p. 12), «La notion de vocation d'une nation, si elle repose sur des fondements géopolitiques, n'en est pas pour autant une fatalité inscrite dans la logique de l'histoire. Une nation est, en définitive et pour une large part, ce que ses enfants veulent qu'elle soit» (p. 24), «Le drapeau, l'administration, c'est peu de chose si l'économie n'est pas aux mains des autochtones et au service du peuple» (p. 25), «L'administration pénitentiaire (coloniale), machine sans intelligence et sans âme, engrenage de robots et de numéros» (p. 39), «Nous avons recouru à la raison des armes parce qu'il ne suffit pas d'avoir raison contre l'injustice, la bêtise et la haine : il faut en avoir raison» (p. 42), «Quand le mépris de l'homme est érigé en système par une communauté, quelle qu'elle soit, cette communauté finit tôt ou tard par se condamner elle-même aux yeux du monde entier» (p. 51), «La grande qualité d'un professeur vis-à-vis de ses élèves ou d'un leader vis-à-vis des militants est de les amener à se poser des questions, tuant ainsi dans l'œuf ces «fléaux» que sont le conformisme et le formalisme» (p. 80), «Nul ne peut nier qu'il sévit actuellement en Europe -et particulièrement en France- une vague d'antiarabisme qui a ses origines non seulement dans la guerre d'Algérie mais aussi dans un esprit de croisade qui n'a jamais complètement disparu» (p. 114), «Le méditerranéen aime que son idéal soit incarné par un homme (le chef) : tous les spécialistes de l'art ont noté qu'il demeure attaché à la figure alors que le nordique a une propension à l'abstrait... Il est temps que les militants algériens apprennent à se déterminer par rapport à des idées et non en fonction des hommes... Nos ancêtres qui s'y connaissaient en hippologie, distinguaient les palefrois et les destriers. De même en politique, les deux catégories existent : les hommes de parade qui trônent et plastronnent et les hommes de bataille qui triment et s'escriment» (p. 120)
Avis : Des lettres qui, en pleine guerre, ont «crevé le mur de l'absurde en misant sur l'Algérie de toujours » (Robert Habachi, préface)». On peut ne pas être d'accord avec certaines idées (que l'on retrouve, chez l'auteur, fidèle à lui-même, bien après la guerre, exerçant des responsabilités politiques) comme celles sur l'Islam, sur le monde arabe, sur l'engagement en Islam, idées toutes généreuses et bien «amenées»... mais, sur le plan littéraire, la lecture des lettres est d'une «jouissance» extrême. Une écriture fluide, l'explication de concepts, le sens de la formule opportune, la richesse des références et des citations, les jeux de mots, de l'écriture toute poétique... bref une langue... française... dans sa grande beauté... que bien des académiciens (français) d'hier et d'aujourd'hui sont bien incapables de pratiquer.
Citations : «Il y a la cour, le soleil, le ciel bleu... mais le printemps entre quatre murs (Prison de Fresnes) n'est pas le printemps» (p. 15), «La différence entre le mort et le prisonnier, c'est le réconfort qu'éprouve ce dernier en pensant qu'il y a des gens qui pensent à lui» (p. 21), «On ne peut guérir les maux d'un peuple avec des mots et on ne peut résoudre les problèmes d'une nation avec des slogans» (p. 57), «Les révolutions, n'étant pas à l'abri de la déshumanisation, sont parfois génératrices de monstres ou de robots. Il faut donc lutter sans cesse contre l'endurcissement de soi-même» (p. 154)
Editions Dar El Oumma, Alger 2010 (Edition augmentée. Première édition en 1966 et deuxième en 2001 ), 300 dinars, 176 pages.
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