Disparu du paysage littéraire depuis près de 20 ans, l’auteur de «L’Imprécateur» resurgit avec un roman poignant, profondément humain, modelé dans la pâte historique de la guerre d’Algérie
Comme Jean-Michel Leutier, le personnage principal de La Nuit de Zelemta, son dernier roman, René-Victor Pilhes a participé en qualité de sous-lieutenant à la guerre d’Algérie. Il a été marqué par cette expérience, de 1955 à 1957, mais son œuvre, riche d’une quinzaine de titres, n’en portait jusqu’ici que peu de traces, à l’exception d’un roman paru en 1995, Le Fakir, qui évoquait tortures et méthodes de pacification.
Long silence
Jean-Victor Pilhes publie La Nuit de Zelemta après un silence de dix-sept ans. Sans doute est-il mu par une nécessité profonde, et non un simple désir de revenir sur le devant de la scène. Car il l’a été, sur le devant de la scène, remportant notamment deux prix prestigieux. Son premier roman, La Rhubarbe, qui aborde de manière directe le thème de la bâtardise, lui vaut le Médicis en 1965. En 1974, il décroche le Femina avec L’Imprécateur. Ce sera un best-seller vendu à près de 400 000 exemplaires. Ce roman dénonçait la quête effrénée du profit. Dans la foulée de ce succès, Pilhes quitte le directoire du groupe de communication Publicis, après avoir été publiciste chez Air France, pour se consacrer entièrement à la littérature. Il publiera encore neuf romans entre 1985 et 1999, avant de plonger dans le silence.
Un roman à venir
Interrogé par courriel sur les raisons de son long silence après la parution de La Jusquiame, en 1999, René-Victor Pilhes explique que cela n’a pas été par choix de prendre congé de la littérature, mais à cause d’une longue lutte contre la maladie et pour écrire malgré la maladie: «J’ai appris cette année-là que j’avais un cancer, confie René-Victor Pilhes. A cette époque, j’avais en projet deux romans. L’un, c’est le «roman algérien» qui vient de paraître. L’autre, intitulé Sous le Golem, m’a demandé encore plus d’efforts, je l’ai réécrit presque entièrement deux fois. En raison de ma maladie, j’avais décidé de les écrire tous les deux et de les publier plus tard. C’est ce que j’ai fait, travaillant autant que je le pouvais pendant dix-sept ans. Bien m’en a pris, car, depuis deux ans, mes forces ont décliné. Je n’aurais plus aujourd’hui la force d’écrire. Mais j’ai achevé ces deux romans et les ai remis entre les mains des éditeurs.».
Sous-sol du conflit
Ce n’est donc pas un retour anodin que celui du retraité René-Victor Pilhes à plus de 80 ans. Il n’hésite pas à dire que l’histoire qu’il rapporte dans ce livre l’«obsède complètement» depuis soixante ans. Qu’est-ce qui l’obsède? Cette guerre, sans doute, mais plus précisément le destin du jeune sous-lieutenant pied-noir Jean-Michel Leutier. Sous-lieutenant, comme Pilhes lui-même à l’époque, à la différence que l’auteur n’est pas pied-noir. Ce roman sonne comme un remords, un beau remords fondé sur une prise de conscience plutôt que sur un sentiment de culpabilité. Il ne s’agit pas du regret d’avoir combattu, mais probablement de celui d’avoir eu l’esprit embrumé par des préjugés sur ces Français d’Algérie, les pieds-noirs, «qui avaient la vie facile et exploitaient les Arabes». A cet égard, La Nuit de Zelemta fait plonger dans les sous-sols du conflit, au plus près de l’identité et des convictions sincères des protagonistes, dans la déchirure de leur identité torturée.
Abane Ramdane
A la fin de l’été 1953, le jeune Jean-Michel Leutier quitte l’Algérie pour poursuivre ses études dans un lycée à Toulouse. Il a grandi en Algérie et s’y sent légitimement chez lui. En même temps, il comprend que quelque chose doit changer et voudrait qu’une véritable égalité citoyenne prenne le pas sur les comportements de supériorité dictés par un atavisme colonialiste. L’autre personnage fort de ce roman, Abane Ramdane, quasi ressuscité par l’auteur, était le chef du FLN à cette époque. Certains le considèrent comme le véritable architecte de la révolution. Ce «Robespierre algérien» a été étranglé en 1957 au Maroc par des «camarades».
Fascination
Leutier le rencontre par hasard à la faveur d’une visite de prisonniers à Albi. Fasciné par le personnage, le jeune homme sort de ses visites à la fois déniaisé et inquiet. Il a attrapé «le syndrome d’Abane», autrement dit une claire conscience qu’il ne saurait y avoir de réforme, seulement une révolution violente et sans merci. Avec Ramdane et ce jeune pied-noir, René-Victor Pilhes immerge le lecteur au cœur de la guerre d’Algérie, dans les consciences d’un chef révolutionnaire et d’un jeune et brillant étudiant pied-noir. Ils pourraient s’entendre, sauf que la légitimité du combat du révolutionnaire et celle du jeune pied-noir à vivre tranquillement chez lui ne peuvent souffrir de compromis. Elles sont antinomiques au-delà même des empathies. Il n’y a pas d’autre choix, pour Leutier et les siens, que de se défendre par tous les moyens.
Une autre partition
Quatre ans plus tard, le valeureux Leutier combat les chefs révolutionnaires dans le Grand Oranais. Ce sous-lieutenant enclin «à affronter le danger au premier rang», et cependant déchiré, tombe une nuit, à Zelemta (une ferme entre Mascara et Tiaret), sur Abane Ramdane. Il devrait l’arrêter, mais une autre partition se joue, infiniment plus humaine, et plus complexe, entre deux combattants liés par un impérieux besoin de justice.
https://www.letemps.ch/culture/renevictor-pilhes-revenant-magnifique-nuit-zelemta
Roman de René-Victor Pilhes
A la fin de l'été 1953, Jean-Michel Leutier quitte l'Algérie pour continuer ses études dans un lycée toulousain. Lors d'un week-end à Albi, il fait une rencontre qui va changer sa vie : Abane Ramdane, le plus célèbre prisonnier politique de France, l'un des fondateurs du FLN. Quatre ans plus tard, devenu officier français patrouillant dans la région de Zelemta, il le retrouve sur sa route, fuyant vers le Maroc. Ce face-à-face passionnant entre un mythe de la Révolution algérienne et un jeune pied-noir aussi brillant que naïf contient en soi toute la complexité des rapports entre Algériens et Français, les enjeux de la guerre nationale comme les paradoxes de l'histoire coloniale.
René-Victor Pilhes, prix Médicis pour La Rhubarbe, prix Femina pour L'Imprécateur, a toujours exploré, dans une oeuvre au style alerte tour à tour féroce, baroque et lyrique, les heures sombres de l'Histoire, en dénonçant les clichés et en éclairant les points aveugles.
ENTRETIEN AVEC RENE VICTOR PILHES A PROPOS DE SON LIVRE "LA NUIT DE ZELEMTA "
« Le grand intérêt du roman est d’illustrer le rôle de l’histoire dans la vie des individus, de présenter de nouvelles visions sur la représentation que les Français d’Algérie avaient des mouvements algériens de libération ; ce roman met aussi en évidence le manque d’intérêt des Français de métropole pour les départements français d’Algérie, terre lointaine : « L’Algérie, oui, c’était une partie rose sur la carte de l’outre-mer ; mais ce n’était que ça. Non, décidément, ce n’était pas l’Alsace et la Lorraine ».
Ce qui est aussi mis en évidence, c’est l’ébranlement occasionné dans la conscience de ce jeune lycéen, dont la mère de sa fiancée accomplit des visites en prison. Il l’accompagne et y rencontre Abane Ramdane. Suit une série d’échanges et de conversations décisives sur les motivations d’Abane Ramdane, l’avenir des européens en Algérie, la force de conviction de ce dernier, immense. Après ces entretiens avec Abane, notre jeune lycéen en vient à douter : et si les copains arabes qui jouent au foot avec lui n’étaient plus loyaux, mais complices des terroristes du FLN ? » Stéphane Bret
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Retour par l'Algérie de René-Victor Pilhes
La chronique de Bernard Pivot de l'académie Goncourt.
On est heureux de retrouver de tout cela dans La Nuit de Zelemta, roman par lequel René-Victor Pilhes inscrit pour la première fois son nom dans la littérature du XXIe siècle, même si le sujet en est la tragédie de la France des années 1950 : la guerre d'Algérie. Cette guerre qui, à l'époque, n'osait pas avouer son nom ("les événements d'Algérie", disait-on), il l'a faite pendant deux ans et il en est revenu, comme beaucoup de soldats du contingent, amer, choqué, révolté. Elle l'a marqué si profondément que, plus de cinquante ans après, il a su en exposer dans une fiction à suspense les malentendus, les aveuglements, les contradictions, les déchirements, les utopies, les absurdités. C'est là un roman politique sur les débuts d'un conflit sauvage qui, de 1954 à 1962, devait durer huit longues et douloureuses années. Il est dédié "à la mémoire de Pierre Cullin". Est-ce le vrai nom du héros du livre, le lieutenant Jean-Michel Leutier?
C'est un vieux curé qui raconte. Il a été l'ami et le confident de Jean-Michel Leutier. À lui seul il a révélé ce qui s'était passé au cours de la nuit, à Zelemta, quand il s'était trouvé face à l'un des chefs du FLN (Front de libération nationale), Abane Ramdane. Pourquoi il avait agi ainsi. Pourquoi et comment et par quel cheminement de son esprit il en était arrivé à adopter ce comportement, à obéir à ce réflexe, quand les hasards de la guerre lui avaient fait croiser les chemins clandestins d'un Algérien en armes dont il connaissait de visu la détermination, la bravoure, l'intelligence.
Ils s'étaient rencontrés à la prison d'Albi, où Abane Ramdane purgeait une peine de cinq ans pour menées subversives. Jean-Michel Leutier, étudiant à Toulouse, pour complaire à la mère de la jeune fille dont il s'était entiché et qui était visiteuse de prison, l'y avait suivie. Tout oppose au parloir le Kabyle révolutionnaire et le jeune pied-noir, fils d'un gendarme d'Aïn-Témouchent, en Oranie, et tout les rapproche. L'un est ici contre son gré, dans l'attente de la révolution par les armes, l'autre pour ses études de droit, pour préparer dans la métropole son confortable avenir. Mais ils ont en commun l'amour de l'Algérie, même si le pays qu'ils ont dans le cœur et la mémoire n'est vraiment pas le même.
De leur première conversation le jeune homme est sorti impressionné, presque hypnotisé, par la sincérité brutale du proscrit, par sa foi dans l'indépendance et la liberté, par sa volonté de lui ouvrir les yeux sur une Algérie qu'il habitait mais qu'il ne connaissait pas. Jean-Michel Leutier ne fut plus jamais le même. Ce qu'il appela "le syndrome d'Abane", une sorte de mauvaise conscience permanente, ne le lâcha plus, même si, convaincu des dangers de ses visites, il finit par y renoncer.
À travers le récit du vieux curé - que le lieutenant, grand soldat, grand blessé qui attend la mort à l'hôpital, appelle affectueusement "petit curé" -, René-Victor Pilhes restitue admirablement les états d'âme, les hantises, la douloureuse lucidité d'un jeune pied-noir avant et après la Toussaint 1954, date du déclenchement du soulèvement populaire. De plus en plus convaincu que l'histoire exaucera les vœux et ratifiera la violence anticolonialiste d'Abane Ramdane, Jean-Michel Leutier n'en résiliera pas moins son sursis pour s'engager dans l'armée et défendre la présence des Français en Algérie. Une sorte de sursaut patriotique et idéologique le débarrassera même un temps de ce terrible syndrome qui lui gâchait la vie.
Jusqu'à cette nuit de mars 1957, dans une mechta du massif de Zelemta…
* La nuit de Zelemta, René-Victor Pilhes, Albin Michel, 190 p., 17,50 euros.
Source: JDD papier
René-Victor Pilhes, La Nuit de Zelemta, Albin Michel, 185 p.*****
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