Au départ (première et seconde éditions), il n'y avait que 69 lettres. L'auteur ayant pu récupérer d'autres missives destinées à des proches ou à des amis entre-temps disparus et grâce à la bienveillance de leurs héritiers, le nombre total des lettres est monté à 87. Donc 18 lettres inédites... et un ouvrage comportant un index de notices biographiques consacrées à l'ensemble des destinataires, étrangers et algériens. Ce qui, d'une part, permet de mieux saisir le contexte et, d'autre part, se souvenir de personnes, aujourd'hui quelque peu oubliées même par les «anciens», qui ont, connus ou anonymes, peu ou prou, de près ou de loin, participé ou soutenu (ou «douté» du bien-fondé de la cause) la guerre d'indépendance et ses militants, emprisonnés entre autres. Pour les étrangers, on a, ainsi, René Vauthier (cinéaste), Claude Roy (romancier et critique littéraire), Haidar Bammate (homme politique et écrivain... originaire du Caucase), Robert Barrat (journaliste), Denise Barrat (journaliste), Albert Camus (écrivain... une très longue «lettre ouverte»), des «amis français» dont le nom est tu, René Habachi (philosophe égypto-libanais), Jacques Berque (enseignant universitaire et chercheur), Jeanne Hersch (philosophe suisse), Maxime Rodinson (linguiste, sociologue et anthropologue), le Pasteur Etienne Mathiot, le Pasteur Jacques Beaumont, Pierre Stibbe (avocat), Mahjoub Ben Milad (éducateur et homme de culture tunisien) et à bien d'autres soutiens... Pour les Algériens, on a, Mohamed Ouali Abbas-Turqui, Messaoud Ait-Châalal, Abdelkader Mahdad et, bien sûr, à des «amis militant(e)s algérien (ne)s» et à son frère aîné, Mohame Taleb-Ibrahimi.
Arrêté avec ses «copains» le 26 février 1957 et incarcéré à la prison de Fresnes, il s'attendait au pire. Lui-même malade (il sera, d'ailleurs, hospitalisé une première fois en octobre 1959 et contraint, désormais, à porter des lunettes, sa vue ayant été atteinte), il s'inquiétait surtout pour sa maman, ainsi que pour son père alors hospitalisé à Karachi.
Difficile de choisir un texte parmi les 87 tant chacun -long ou court- est riche au moins d'une réflexion d'importance. Encore plus importante lorsqu'on la contextualise. Hélas, il faut avoir vécu tout ou partie de l'enfer colonial, en Algérie même, durant la guerre, et avant, pour bien comprendre. Il faut aussi connaître le contexte international de l'époque. Et, il faut surtout pour les plus jeunes des lecteurs «mettre de côté» tous les a-priori et autres préjugés concernant l'auteur... qui, quelle que soit la correspondance, ne «cesse de penser à nos oueds et à nos aèdes, à nos djebels et à nos «rebelles», à nos roches et à nos proches», et à la paix et la liberté pour les enfants de l'Algérie.
Difficile de choisir un texte, mais le plus intéressant est bien la «lettre ouverte à Albert Camus» (écrite à Fresnes le 26 août 1959). Bien sûr, aujourd'hui, Camus est revenu «à la mode» et a même gagné quelque sympathie auprès d' Algériens... pas rancuniers pour un sou (car ayant un «cœur gros comme ça !», n'est-ce pas M. Camus, vous qui aviez affirmé un jour que la force des Algériens réside dans le fait qu' «ils ont plus de cœur que d'esprit»), ne considérant que l'enfant de Drean (ex-Mondovi) et de Belouizdad (ex-Belcourt), le footballeur et le Prix Nobel de littérature... un véritable «malade» d'Algérie et de son soleil... qui, lui, le journaliste d'«Alger Républicain» et de «Combat», a certes «mal tourné» sous la pression... mais, à mon avis, pas trahi.
Il me semble que le contenu de cette lettre a été repris en grande partie par l'auteur à la fin des années 60, lors d'une conférence mémorable, dans une salle Ibn Khaldoun (Alger) comble, pleine à craquer, si ma mémoire ne me trahit pas. C'est dire combien Camus nous a rendus «malades»... tant son silence sur le combat libérateur nous avait tous marqués. Ahmed Taleb-Ibrahimi et tous les intellectuels . On n'en est pas encore guéri !
L'auteur : Né à Sétif en janvier 1932, fils de Cheikh Bachir Taleb-Ibrahimi, docteur en médecine. Président de l'Ugema (1955-1956), moudjahid, détenu politique dans les prisons françaises (1957-1961), puis détenu polique en Algérie indépendante (1964-1965), plusieurs fois ministre (Education nationale, Information et Culture, Affaires étrangères)... candidat à l'élection présidentielle en avril 1999, fondateur d'un parti politique (décembre 1999). Essayiste. Auteur de deux ouvrages consacrés à ses mémoires (Casbah éditions, 2006 et 2008)...
Extraits : «Si nous avons eu recours à la violence pour reconquérir notre indépendance nationale, nous avons fait notre révolution sans haine» (p. 12), «La notion de vocation d'une nation, si elle repose sur des fondements géopolitiques, n'en est pas pour autant une fatalité inscrite dans la logique de l'histoire. Une nation est, en définitive et pour une large part, ce que ses enfants veulent qu'elle soit» (p. 24), «Le drapeau, l'administration, c'est peu de chose si l'économie n'est pas aux mains des autochtones et au service du peuple» (p. 25), «L'administration pénitentiaire (coloniale), machine sans intelligence et sans âme, engrenage de robots et de numéros» (p. 39), «Nous avons recouru à la raison des armes parce qu'il ne suffit pas d'avoir raison contre l'injustice, la bêtise et la haine : il faut en avoir raison» (p. 42), «Quand le mépris de l'homme est érigé en système par une communauté, quelle qu'elle soit, cette communauté finit tôt ou tard par se condamner elle-même aux yeux du monde entier» (p. 51), «La grande qualité d'un professeur vis-à-vis de ses élèves ou d'un leader vis-à-vis des militants est de les amener à se poser des questions, tuant ainsi dans l'œuf ces «fléaux» que sont le conformisme et le formalisme» (p. 80), «Nul ne peut nier qu'il sévit actuellement en Europe -et particulièrement en France- une vague d'antiarabisme qui a ses origines non seulement dans la guerre d'Algérie mais aussi dans un esprit de croisade qui n'a jamais complètement disparu» (p. 114), «Le méditerranéen aime que son idéal soit incarné par un homme (le chef) : tous les spécialistes de l'art ont noté qu'il demeure attaché à la figure alors que le nordique a une propension à l'abstrait... Il est temps que les militants algériens apprennent à se déterminer par rapport à des idées et non en fonction des hommes... Nos ancêtres qui s'y connaissaient en hippologie, distinguaient les palefrois et les destriers. De même en politique, les deux catégories existent : les hommes de parade qui trônent et plastronnent et les hommes de bataille qui triment et s'escriment» (p. 120)
Avis : Des lettres qui, en pleine guerre, ont «crevé le mur de l'absurde en misant sur l'Algérie de toujours » (Robert Habachi, préface)». On peut ne pas être d'accord avec certaines idées (que l'on retrouve, chez l'auteur, fidèle à lui-même, bien après la guerre, exerçant des responsabilités politiques) comme celles sur l'Islam, sur le monde arabe, sur l'engagement en Islam, idées toutes généreuses et bien «amenées»... mais, sur le plan littéraire, la lecture des lettres est d'une «jouissance» extrême. Une écriture fluide, l'explication de concepts, le sens de la formule opportune, la richesse des références et des citations, les jeux de mots, de l'écriture toute poétique... bref une langue... française... dans sa grande beauté... que bien des académiciens (français) d'hier et d'aujourd'hui sont bien incapables de pratiquer.
Citations : «Il y a la cour, le soleil, le ciel bleu... mais le printemps entre quatre murs (Prison de Fresnes) n'est pas le printemps» (p. 15), «La différence entre le mort et le prisonnier, c'est le réconfort qu'éprouve ce dernier en pensant qu'il y a des gens qui pensent à lui» (p. 21), «On ne peut guérir les maux d'un peuple avec des mots et on ne peut résoudre les problèmes d'une nation avec des slogans» (p. 57), «Les révolutions, n'étant pas à l'abri de la déshumanisation, sont parfois génératrices de monstres ou de robots. Il faut donc lutter sans cesse contre l'endurcissement de soi-même» (p. 154)
Editions Dar El Oumma, Alger 2010 (Edition augmentée. Première édition en 1966 et deuxième en 2001 ), 300 dinars, 176 pages.
par Belkacem Ahcene-Djaballah
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