Le rapport controversé de Benjamin Stora, sur la guerre d’Algérie, rendu à Emmanuel Macron en janvier dernier met en lumière l’idée que l’Algérie et la France ont construit leur mémoire chacune de leur côté. L'hypothèse d'excuses officielles de la part de la France, a d'ailleurs été éludée par l'exécutif. De leur côté, les générations de descendants d’immigrés algériens ont pu être confrontées à des versions différentes de l’histoire. Amina Lahmar se replonge dans ses années lycées marquées par le choc de la différence entre les discours scolaires et les histoires familiales.
Dans ma jeunesse, j‘étais comme un météore en feu qui poursuivait sa course sans faire marche arrière. Parmi toutes les questions qui m’animaient, celles de mon identité et donc de l’Algérie étaient des plus brûlantes.
Mais au lycée, sur les 300 pages du livre d’histoire-géographie, seules deux ou trois pauvres feuilles de papier dépictaient une version lisse de la guerre d’Algérie. Quelques textes, quelques photos y étaient imprimés.
À croire que ce n’était qu’un détail insignifiant. Pourtant, trois phrases pleines de non-dits d’un adulte peu bavard de ma famille racontait bien plus de choses. Lors des visites d’amis, de voisins, d’anciens, les souvenirs de guerre ressurgissaient timidement. Plus tard, j’ai appris que j’avais rencontré, sans le savoir, des porteurs de valise, des membres de groupes de choc, des conducteurs, des petites mains qui ont donné, qui ont nourri, qui ont caché, qui ont protégé, qui ont tué aussi.
Je crois que votre fille à un problème avec De Gaulle.
À moi aussi, on m’a légué des silences, des gestes, et tout un héritage d’un passé traumatique. Alors comment expliquer que l’Éducation ne voulait pas reconnaître qu’une partie de sa population vit encore avec ce passé douloureux ? Pourquoi l’institution faisait-elle fi de qui j’étais? Pourquoi le discours familial était-il différent de celui des manuels scolaires? La guerre d’Algérie devait-elle rester un évènement? Je faisais tout pour que cette mince partie du programme dure un peu plus longtemps. La comète incendiaire fonçait droit devant, pour peu qu’elle n’explose pas avant.
En classe de première, j’ai rencontré le meilleur professeur d’histoire de ma scolarité, Eric. Il était un homme plutôt humble, rigoureux et profondément humain. Il savait prêter l’oreille, échanger, et compléter les non-dits des livres à coup de polycopiés.
Un jour, il croisa mon père et lui dit: « je crois que votre fille à un problème avec De Gaulle». Je ne pouvais pas le supporter, celui qui avait «compris». On étudiait sa vie et ses œuvres en français, en littérature, en histoire et même en philosophie. Le grand Charles était comme intouchable.
Et à cette époque, pour moi, il avait une responsabilité dans la guerre et des souffrances de la colonisation. Il fallait voir comment les vaincus racontaient l’histoire dans les bouquins scolaires français. Ils fermaient les yeux. J’avais presque le sentiment qu’il avait trahi la mère-patrie en rendant « aux bougnoules » leur terre et leur liberté.
Maréchal, nous voilà! – Arrête de chanter ça!
A moi, on m’a répété que la France avait promis l’indépendance, contre l’engagement des indigènes pour les guerres menées par l’hexagone. L’un de mes ancêtres avait combattu à Verdun lors de la première guerre mondiale. La France n’a pas respecté sa parole. La figure du héros déchu et solitaire ne faisait pas effet sur moi. Et il n’y avait pas que lui. La Vème république c’était le souk. Je leur en voulais à tous, à lui, à Pétain.
Mon grand-père maternel est, parait-il, né en 1930. À l’époque, les indigènes de son village du Nord de l’Algérie, avaient le droit d’accéder à l’école. Au bout d’un certain nombre d’absences, les élèves étaient exclus. Vivant dans la misère, l’aîné de la fratrie n’avait pas d’autre choix que de laisser le banc vide.
Pour manger, il faut travailler. « A, b, c, d, hop! Allez, au revoir », me disait-il. Un jour, un homme avec une moustache débarque dans son école, entre les montagnes des Bibans et des Babors. Les élèves sont réunis. On lève le drapeau tricolore. Mon grand-père, peu francophone, comprend qu’il se passe quelque chose. C’est l’heure de la chanson qu’ils ont appris en classe mais qu’il ne saisit pas.
« Maréchal, nous voilà ! », fredonne t-il en me racontant. C’était lui, oui, le sauveur de la France. « Arrête de chanter ça! » interrompt brutalement ma grand-mère. « Le Maréchal Pétain était content. Il a caressé la tête des enfants», se souvient mon grand-père. Peu après cet épisode, beslama (au revoir) l’école pour lui. Pétain aurait-il imaginé que le destin de ce petit arabe basculerait vingt ans plus tard ?
L’armée du pays des droits de l’Homme
Quand je repense à mes cours sur le sujet, dans un premier temps, j’ai pensé que l’Education nationale était volontairement ignare ou incompétente. Ensuite, j’ai ressenti du profond mépris. Dans l’espace médiatique, des personnalités utilisaient l’expression des «bienfaits de la colonisation ». À croire qu’il n’y avait aucun plan de conquête et de domination. Comme en écho à ce qu’il se passait dans les médias, l’impact de la colonisation et l’exploitation étaient quasiment inexistants des manuels.
À croire que ma famille rouvrait les archives jalousement gardées par l’Etat français et son programme d’histoire.
« En arrivant, les soldats Français ont brûlé et détruit des zawiya, des madrassas, et des ouvrages par milliers », m’expliquait-on à la maison. Objectif : raser tout outil de connaissance, d’identité, et de pouvoir pour mieux s’implanter. De l’autre côté de la rive, les militaires se sont adonnés aux pillages de biens, à la destruction du patrimoine. Bien évidemment, les hommes y sont également passés, avec la multiplication des techniques de torture.
J’ai appris les mots ‘emmurades’, ‘enfumades’; des techniques de l’armée coloniale utilisées, bien entendu, aussi sur les civils. La torture, l’esclavage, le vol des terres, l’exil forcé. À croire que ma famille rouvrait les archives jalousement gardées par l’Etat français et son programme d’histoire.
La place de la femme était abordée bien plus pudiquement. Viols, harcèlements, butin de guerre, elles n’étaient pas épargnées par l’armée du pays des droits de l’Homme. La guerre de colonisation a été un saccage, un carnage. Pas un mot dans les livres. J’enrageais en classe.
Des problématiques telles que l’usage de la torture ont été totalement éludées. Mais moi, je le savais.
Le système éducatif était au point sur les dates clés du début de la guerre d’indépendance. Malgré tout, on ne pouvait pas dire que le contexte était très clair. Des problématiques telles que l’usage de la torture ont été totalement éludées. Mais moi, je le savais.
Mon grand-père Bachir le taciturne, activiste dans la lutte indépendantiste, a été emmené par les Français. Un jour, il est réapparu, silencieux. « Il ne veut pas dire ce qu’il s’est passé. Il a dû être torturé mais il ne veut même pas se prononcer sur la question », m’avait-on fait savoir. Il coupait court à la conversation à chaque fois. Je ne comprenais pas cette position, jusqu’à ce que je lise La ferme Ameziane (écrit par Jean-Luc Einaudi sur un centre de torture pendant la guerre d’Algérie). Quel choc ce fut pour moi. Les humiliations et les souffrances à tous les niveaux étaient innommables. Des années plus tard, il reçevait avec fierté sa carte de moudjahid (combattant indépendantiste). En me la montrant il n’a rien dit de particulier, mais tout était dans le regard.
Plus un ancien se rapproche de la terre (la mort), plus il cherche à se rapprocher de sa terre (l’Algérie)
D’après les sources familiales, ce serait un harki qui aurait livré mon grand-père. À la maison, on les évoquait rarement. Pour moi, c’était synonyme de traître, qu’ils auraient trahi pour l’argent ou le pouvoir. Au lycée, les Harkis étaient mentionnés. Heureusement, Eric était un bon prof d’histoire-géographie.
Nous avons pu approfondir la thématique avec lui, comme souvent, et voir comment la France les a abandonnés, parqués dans des bidonvilles. J’avais choisi les Harkis comme thématique de TPE. Peut-être pour me réconcilier avec eux ? En me documentant, j’ai saisi que tout n’était pas simple, linéaire, beaucoup plus complexe. En parallèle, ces recherches m’ont permis de me renseigner sur les techniques de manipulation coloniale.
Et puis, j’ai appréhendé la problématique du non-retour, pour ceux restés en vie en 1962. Je me souviens de cette phrase de ma mère, que j’ai reprise lors de l’oral. “Plus un ancien se rapproche de la terre (la mort), plus il cherche à se rapprocher de sa terre (l’Algérie)”. Mais eux, avaient tout perdu.
Tu sais, les Français, il y en a des bons, il y en a des mauvais. Il y en a qui aimaient l’Algérie et son peuple.
En parallèle, je n’arrivais pas à comprendre en quoi le rapatriement était douloureux pour les Pieds-noirs. Je voyais à la télévision certains d’entre eux qui critiquaient avec virulence l’Algérie et son peuple. Eux, ces Européens, pensais-je, avaient bien profité des terres confisquées par l’armée française. J’entendais cependant, un discours familial qui nuançait mon raisonnement. “Tu sais, les Français, il y en a des bons, il y en a des mauvais. Il y en a qui aimaient l’Algérie et son peuple. Certains nous ont soutenus”.
Conjointement, j’ai dû me rendre à l’idée que le FLN, que je défendais corps et âme, avait lui aussi ses heures sombres mais que cela n’enlève rien au profond respect que j‘ai pour la lutte indépendantiste.
Honorer la mémoire pour les prochaines générations
Il n’empêche qu’un jour ou l’autre, il faudra mettre des mots sur les maux.
Avec le temps, la boule de feu que j’étais a pris de l’âge et avance à un rythme moins effréné. J’ai réalisé que ces discours reposaient sur une base commune : le non-dit. Chaque témoin de l’histoire a ses propres raisons. Personne ne sera jamais vraiment d’accord sur les chiffres. Il n’empêche qu’un jour ou l’autre, il faudra mettre des mots sur les maux.
Chacun devra prononcer les vrais termes, ceux qui font mal. Les crimes de guerres, les meurtres d’innocents, l’esclavage sexuel, les viols, les exils, les tortures et les injustices en tout genre. La liste est longue mais c’est une réalité de l’Histoire. Du déni, de la peur, de la honte, de la fierté, du silence ou de la douleur nous tous, descendants des témoins de la guerre d’Algérie, portons en nous cet héritage.
Peut-être qu’un jour, en France, mes arrières petits-enfants ne connaîtront pas la même frustration que moi en cours d’histoire. Peut-être que les politiciens décideront de traduire cette reconnaissance brute des faits en actes concrets, en excuses peut-être. Peut-être que les manuels scolaires honoreront la recherche de la vérité tout en gardant en mémoire l’importance de dire ce qui est tu. Et permettre aux prochaines générations de vivre encore mieux ensemble
GUERRE D'ALGERIE SOUVENIRS D'UN APPELE ANTICOLONIALISTE Avant-Propos d'Henri ALLEG L'auteur de La Question Avant-Propos
C‘est en février 1961 que Jacques Tourtaux, comme des dizaines de milliers de jeunes Français avant lui , avec les mêmes réticences à participer à cette guerre « imbécile et sans issue », arrive en Algérie. Mais, entre lui et la majorité de ces bidasses mobilisés à qui pourtant il ressemble, une différence qui a son importance : il est communiste et il sait parfaitement pourquoi il refuse cette guerre et où sont la vérité et le droit. Non pas, comme le prétend la propagande officielle, du côté des gros colons exploiteurs, des gouvernants et de l’armée coloniale qui les servent et continuent de prétendre que l’ « Algérie c’est la France » mais du côté des Algériens qui luttent pour l’indépendance de leur pays et des Français qui les soutiennent. Pas un moment donc, Jacques Tourtaux ne cédera, malgré tous les tentatives de « bourrage de crâne », malgré les pressions et chantages de toutes sortes, malgré les mises à l’écart, les brimades ouvertes ou camouflées des gradés, souvent « anciens d’Indochine », avides de prendre leur revanche sur un adversaire – pour eux, le même qu’au Vietnam - qui les avait victorieusement affrontés « là-bas », . Bien plus, dans ces dures conditions où il est noté comme une « forte tête » et en dépit du danger, il s’efforcera avec les pauvres moyens à sa disposition (parfois à l’aide de « papillons » fabriqués artisanalement) de faire entendre la voix des partisans de la paix, de la liberté, de l’entente fraternelle avec le peuple algérien.
Mais il y a aussi d’autres souffrances durement ressenties, celles particulièrement odieuses qu’impose la guerre coloniale aux hommes et aux femmes révoltés contre l’exploitation, l’injustice et le mépris dont Jacques Tourtaux est le témoin et qu’il ne pourra jamais oublier. Les ratissages sanglants de douars, les gourbis incendiés, les exécutions sommaires de combattants et de civils, les tortures et les viols. Tout cela est encore présent dans sa mémoire et toujours aussi durement ressenti. Il le dit avec force et émotion :
« Depuis mon retour d’Algérie, j’ai toujours souffert, sans savoir que je souffrais de là-bas. Plus de 40 ans après, je me réveille régulièrement en sursaut . Difficile de remonter la pente : sautes d’humeur, phobies, rendent souvent la vie difficilement supportable à mon entourage ; Depuis de nombreuses années, mon sommeil est agité, troublé par des insomnies, cauchemars et anxiétés. Les troubles graves endurés encore aujourd’hui sont la conséquence directe des mauvais traitements subis et qui m’ont été infligés volontairement du fait de l’institution militaire lors de la guerre d’Algérie. Les vives et graves souffrances que j’ai subies à l’époque ont laissé des traces indélébiles et des blessures qui m’ont affecté toute ma vie et, encore aujourd’hui, je subis un très important sentiment de culpabilité du fait d’avoir vu des horreurs que je réprouvais…. ».
Avec beaucoup de modestie, Jacques Tourtaux présente son livre comme un témoignage. Mais, c’est beaucoup plus que cela. Dans sa volontaire simplicité et sa totale vérité, c’est aussi un vibrant hommage à ces soldats anticolonialistes qui, après avoir milité clandestinement dans leur unité contre la guerre et pour faire prendre conscience à ceux qui les entouraient de son contenu pervers et criminel, n’ont pas hésité, le moment venu, à se dresser, souvent au péril de leur vie, pour barrer la route aux généraux factieux prêts à donner l’assaut à la République. Avec juste raison, il pose cette question que les dirigeants en place ont le plus souvent volontairement oubliée : Que serait-il advenu si, en avril 1961, le contingent mobilisé en Algérie, avait suivi les officiers félons et leurs chefs ?
Une question qui mérite toujours réflexion, ne serait-ce que pour aider les générations d’aujourd’hui à tirer les leçons de l’histoire et à rester vigilantes car les forces mauvaises du passé n’ont pas renoncé. Henri ALLEG
Opposant à la guerre coloniale menée en Algérie, catalogué "forte tête", je suis envoyé en Afrique du Nord. Je dénonce l'existence de sections discilpinaires et de bagnes militaires tels que Oued-Smar où les gus incarcérés étaient quotidiennement passés à tabac et subissaient des sévices graves, entraînant parfois l'hospitalisation.
Ce livre témoignage rend hommage à la poignée de soldats anticolonialistes qui se sont battus clandestinement contre cette guerre, en vue d'aider à la prise de conscience des autres soldats moins politisés. Que serait-il advenu si en avril 1961, les généraux félons n'avaient pas été mis en échec? Sincère et incontestable, ce livre "explosif" dérangera sans doute, plus de quarante ans après la fin de cette guerre "iimbécile et sans issue". Soldats anticolonialistes de la guerre d'Algérie, si vous vous reconnaissez dans ce modeste écrit, sortez de votre silence, de votre anonymat. Dénoncez les violences, les sévices, que vous avez subis, infligés par des gradés de l'armée française. Je m'insurge contre le refus des autorités civiles et militaires quant à la reconnaissance des traumatismes subis. Je villipende le vote scandaleux de la loi scélérate du 23/02/2005 qui réhabilite les assassins de l'OAS et encourage les nostalgiques des guerres coloniales. Jacques Tourtaux
INCOPORE DIRECT EN ALGERIE
Après un voyage gratuit Rethel-Marseille, payé par les vaches à lait que sont les contribuables, vlà-t'y pas que le grand Charles a décidé de me faire visiter Marseille, sa Canebière, son vieux port, son "célèbre camp Sainte Marthe, sans oublier les incontournables prostituées de la rue Tubaneau, chaque soir grouillante de bidasses. OUED-SMAR LES CLASSES J'ai donc fait mes classes au Centre d'Instruction (C.I.) de Oued-Smar. Il s'agissait d'une compagnie disciplinaire qui était commandée par un lieutenant. A l'époque, Oued-Smar avait une triste réputation dûe à la présence sur son territoire d'une prison interarmes, plus exactement un bagne, dirigée par un adjudant-chef de l'armée de l'air, nommé Birr, surnommé par les soldats de la base , le S.S. La prison, surnommée "La Villa" s'apparentait à un bagne. Certains détenus étaient si sérieusement blessés qu'ils devaient consulter à l'infirmerie. Comment un peuple comme le nôtre, qui a tant souffert de la barbarie nazie peut-il avoir des fils qui revendiquent cette violence fasciste?
J'ai publié sur mon blog l'article ci-dessous le samedi 19 avril 2008
22/26 AVRIL 1961 ECHEC DES GENERAUX FACTIEUX EN ALGERIE
22 AU 26 AVRIL 1961 PUTSCH ET ECHEC DES GENERAUX FACTIEUX EN ALGERIE Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961 à Alger, des éléments militaires de l'armée française sont entrés en dissidence et ont pris le pouvoir. Cette rébellion était dirigée par un quarteron de généraux à la retraite soutenus par les colonels activistes. Ces factieux tournèrent leurs armes contre la République qu'ils avaient pour mission de défendre. Ces mercenaires comptaient dans leurs rangs une majorité d'anciens SS et immigrés fascistes hongrois. Et ce n'est pas dans les états-majors militaires que la République trouva ses plus ardents défenseurs, mais chez les bidasses qui, dans leur majorité refusèrent spontanément de suivre les comploteurs étoilés et galonnés. Les appelés, arrivant dans un monde inconnu et isolé dans des villages perdus ont découvert le caractère horrible de la guerre. Aux premières loges du drame qui se jouait dans les djebels, les fils de ceux et celles qui manifestaient et pétitionnaient pour la paix en Algérie ne pouvaient avoir de réactions bien différentes de leurs parents qui en métropole scandaient " le fascisme ne passera pas". Les putschistes découvrirent que les appelés refusaient de les suivre, qu'ils étaient prêts à utiliser leurs armes pour les combattre. Ils furent épaulés par certains cadres de l'armée, ils se mirent en grève, malgré l'instauration de la loi martiale et opposèrent une force d'inertie totale, aux ordres reçus, (refus d'aller en opérations, sabotages des messages). Enfin, malgré les interdictions, les surveillances et les censures, des jeunes plus conscients et plus politisés que d'autres firent avancer leurs idées et réfléchir autour d'eux. Ce fut la tâche de jeunes militants communistes, syndicalistes ou chrétiens progressistes. Leur lutte ardue et dangereuse est presque systématiquement passée sous silence par la plupart des auteurs. Après leur cuisante défaite, certains généraux insurgés s'enfuirent et devinrent les chefs de l'OAS, organisation terroriste qui n'hésita pas à tuer des jeunes du contingent. Ces tueurs bénéficiaient des hautes protections civiles et militaires. Je n'avais pas 20 ans lorsque j'ai été incorporé direct en Algérie où j'ai effectué mes classes à Oued-Smar, annexe de la BA 149, à Maison-Blanche, près d'Alger. Les classes se terminaient lorsque nous avons eu droit aux réjouissances. Le grand cirque avec clowns travaillant sans filet. De tous petits, petits, petits généraux hypers galonnés ont voulu faire la "révolution". A l'aide de leur fer de lance, le 1er REP (Régiment Etranger de Parachutistes de la légion étrangère), nos chefs "bien aimés" ont ourdi un complot contre la République en vue de garder l'Algérie française. Les "grands stratèges" de l'armée française ont décidé de se retourner contre leur copain de Gaulle qu'ils ont pourtant porté au pouvoir en 1958. Nos grandissimes généraux sont à l'initiative, à la besogne. Ils omettent juste un "détail" : les gus du contingent. Patatras! Voilà que les petits soldats de l'an II, issus de l'armée de conscription, refusent d'obéir aux ordres de généraux renégats. Les "monsieur Loyal" que furent les généraux Salan, Jouhaud, Challe et Zeller ont trahi la République qu'ils avaient pour mission de défendre. Seul le Peuple de gueux dont je suis peut prétendre revendiquer l'honneur de faire la Révolution. Ce mot sonne mal dans la gueule de ces généraux félons, officiers supérieurs et grands serviteurs des basses oeuvres d'un colonialisme agonisant. Je veux rappeler ce qui s'est passé l'après-midi du 26 avril 1961 et que je relate aussi dans mon second livre. Lorsqu'en compagnie d'une petite quinzaîne d'appelés, je suis muté dans la Mitidja et alors que nous sommes acheminés en camion GMC vers notre destination, nous stoppons pour laisser passer une importante colonne de véhicules militaires. Celle-ci est précédée d'une voiture civile noire transportant des officiers dont le commandant Helie Denoix de Saint Marc qui est à la tête des mercenaires du 1er REP, l'unité qui a servi de fer de lance aux généraux putschistes. Ces troupes d'élites sont en fuite! Les "bérêts verts" chantent : " non rien de rien, non, je ne regrette rien..." Edith Piaf s'en retourne dans sa tombe! Au passage du dernier véhicule, nous essuyons des rafales de pistolets-mitrailleurs MAT49. Les trois ou quatre pieds-noirs de notre détachement n'en reviennent pas. Se faire allumer par les "copains", c'est-y pas un comble! Lors d'un salon du livre, un jeune homme m'a acheté mon livre anticolonialiste que j'ai écrit sur la Guerre d'Algérie, à titre posthume pour mon oncle, m'a-t-il dit. En effet, le 26 avril 1961, l'oncle était dans le secteur de Blida et l'unité à laquelle il appartenait a été agressée par les mercenaires du 1er REP qui étaient en fuite et ont délibérément tiré à l'arme automatique sur les bidasses. J'ai tout de suite pensé que ce soldat était dans notre camion. En fait, il était affecté dans une unité d'infanterie, il n'était donc pas dans notre GMC. J'avais déjà eu un témoignage d'un appelé, semblable au nôtre qui s'était également fait "rafaler"dans le même secteur. Il est donc clair que les parachutistes du 1er REP n'ont pas hésité à ouvrir le feu sur toute unité de soldats du contingent se trouvant malencontreusement sur leur chemin. L'oncle du jeune homme a été très affecté par cette lâche agression de militaires de l'armée française contre d'autres soldats français. Le PCF a condamné l'attitude irréparable du président Mitterrand qui a réhabilité et réparé financièrement ces généraux qui se sont dressés contre la République. Alors que des démocrates, communistes et autres, qui ont été au premier rang des luttes contre le colonialisme et pour la défense de la France ne sont toujours pas reconnus. Aujourd'hui, 47 ans après la lutte exemplaire de tous ceux qui ont agi pour barrer la route au fascisme, qu'ils soient civils ou militaires, la France est engagée sur divers territoires africains mais aussi dans le bourbier qu'est l'Afghanistan où, d'importants renforts militaires vont êtres envoyés dans un secteur où la guerre est très présente. Ces soldats vont s'ajouter aux 1500 militaires déjà en place. L'exemple de l'Algérie montre bien tout l'intérêt pour les peuples de tout faire pour préserver la paix. Les 30.000 soldats dont une écrasante majorité d'appelés du contingent et les centaines de milliers d'Algériens tués sont là pour nous le rappeler. Le 6 mai dernier, 53% d'électeurs ont élu à la présidence de la République Nicolas Sarkozy. Depuis ce jour maléfique, notre peuple ne cesse de souffrir, de s'enfoncer dans la misère. Depuis ce coup de tonnerre, tout ce que compte notre pays de réactionnaire, de fascisant relève crânement la tête. Les nostalgiques des guerres coloniales, les anciens tueurs de l'OAS, encouragés par les propos et le soutien inconditionnel que leur apporte Nicolas Sarkozy ont paradé sous l'Arc de Triomphe en toute impunité. En faisant allégeance à la désastreuse et ruineuse politique guerrière, de croisade et néo coloniale de Georges Bush, Nicolas Sarkozy fera intervenir l'armée française partout dans le monde où l'intérêt des Etats-Unis l'exigera. Les endroits "chauds" où les soldats français interviendront se solderont par de nouveaux et sanglants massacres. Il est donc plus que temps, dans l'intérêt de tous les peuples, y compris du peuple français de rompre avec cette politique, héritage de la honteuse époque coloniale. Jacques Tourtaux MOUZAIAVILLE
Mouzaïaville, juin 1961. Mon départ en garde ferme est imminent. REBELLIONS A Mouzaïaville, j'avais rencontré deux autres appelés communistes avec qui j'écrivais des petits papillons "Paix en Algérie" que l'on placardait et distribuait sur les lits, dans les fillods, en se planquant. Nous suivions les consignes du PCF : militer au sein de son unité afin d'aider à la prise de conscience des appelés, peu politisés. TELERGMA
Dépôt de napalm, une arme terrifiante. Soute à munitions de la BAO211 à Telergma, Constantinois. Photo prise le 20 décembre 1961. Suite à dénonciation pour les tracts contre la guerre que je faisais avec deux camarades, j'ai été muté à la Base Aérienne Opérationnelle (BAO 211) de Telergma, dans le Constantinois. J'ai été affecté à la soute à munitions. BAO211, soute à munitions. Panoplie tueuse. LES PATROUILLES ASSASSINES A quatre reprises, avec d'autres soldats opposants comme moi à la guerre, j'ai sciemment été envoyé en patrouilles, sans munitions pour nos MAT 49. A chaque fois, nous avons protesté, l'ordre a dû être exécuté. AVOIR 20 ET 21 ANS EN GUERRE D'ALGERIE Lorsque je suis parti en Algérie, j'étais anticolonialiste. Plus de quarante années se sont écoulées, plus anticolonialiste que jamais, l'armée qui n'est pas parvenue à me briser a fait de moi un antimilitariste. La Quille ! "GUERRE A LA GUERRE !" VICTIMES DE GUERRE "IGNOREES"
Beaucoup d'entre nous sont rentrés d'Algérie traumatisés. Pour les traumatismes de guerre, l'administration et les juridictions rejettent les demandes de pensions, notamment en invoquant que les recherches menées au service historique des armées n'ont pas permis de trouver trace de situations particulières dans lesquelles nous aurions été impliqués. Or, les hommes de troupe n'apparaissent jamais dans les journaux de marche et opérations sauf si décorés, blessés ou tués. Les hommes de troupe restent des anonymes. En clair, depuis des decennies, les hommes de troupe ne peuvent prétendre obtenir gain de cause pour leur demandes légitimes de pensions. Le ministère des A.C.V.G. et sa très zélée administration ne peuvent l'ignorer.
CAS DE CONSCIENCE Je ne voulais pas aller en Algérie pour faire la guerre au peuple Algérien. Ma lettre de refus pour de Gaulle était prête, je n'avais plus qu'à la dater et signer. J'en ai fait part à mon oncle Hilaire, militant communiste exemplaire. Je lui ai écrit et expliqué mes deux refus de conseil de révision. Mon oncle m'a conseillé de partir en Algérie. Selon lui, les actions individuelles ne payaient pas. Pour ce genre d'action, les sanctions étaient trop fortes. Il pensait qu'il fallait entraîner le plus de jeunes possibles dans l'action contre la guerre coloniale menée en Algérie. Il disait qu'il fallait militer contre la guerre à l'intérieur de son unité, afin d'aider à une prise de conscience des jeunes appelés qui pour la plupart n'étaient pas politisés comme l'étaient les soldats communistes. J'ai suivi le conseil de mon oncle, ne pas écrire à de Gaulle et attendre ma feuille d'incorporation. J'ai embarqué sur le bateau "Ville de Marseille" pour une traversée à fond de cales de deux jours, balloté au gré du roulis et des tanguages, devant supporter l'odeur pestilentielle des vomissures. Habitué à tutoyer le danger, ce n'est qu'avec le recul des ans, mais aussi et surtout grâce aux conseils de camarades que j'ai pleinement réalisé et compris que l'autorité militaire ne m'avais pas fait de cadeaux. Le 19 mars 1992, j'ai intenté un procès à l'Etat Français dans le cadre d'une demande de pension d'invalidité de guerre rejetée par son administration. L'Etat et sa très zélée administration ont fait appel contre une importante décision de justice rendue en ma faveur. Les malversations me concernant ont été si nombreuses... Par leur refus de reconnaître les traumatismes subis pendant la Guerre d'Algérie, les autorités françaises me font payer une seconde fois mon opposition résolue à la Guerre d'Algérie. Des milliers d'anciens appelés, ayant de modestes revenus ne peuvent plus se soigner et se loger. La liste ses médicaments déremboursés ne cesse de s'allonger. Les mutuelles deviennent inaccessibles Le rejet par l'administration de mon Droit Légitime à pension prive des milliers de justiciables, Victimes de Guerre d'une jurisprudence favorable. LETTRE DE MON CAMARADE PIERRE LERAY
AVEC SON ACCORD, JE TIENS A PORTER A LA CONNAISSANCE DE TOUS LA TRES BELLE LETTRE QUE M'A ADRESSE MON CAMARADE PIERRE LERAY APRES AVOIR LU MON LIVRE CONTRE LA GUERRE COLONIALE MENEE PAR LA FRANCE EN ALGERIE. CET ANCIEN PRETRE, AUJOURD'HUI MILITANT COMMUNISTE, ECRIT UN EMOUVANT PLAIDOYER CONTRE LA GUERRE. IL REND UN VIBRANT HOMMAGE AUX SOLDATS ANTICOLONIALISTES ET PACIFISTES. MERCI PIERRE, MERCI MON CAMARADE, MERCI MON FRERE !
Le 13 décembre 2008 Cher camarade Jacques,
C'est peu de dire que ton livre m'a intérressé, je l'ai dévoré d'une traite. Tu racontes les choses tellement simplement, avec l'argot qur nous parlions au quotidien, que très vite je me suis retrouvé là-bas. ... A la fin, j'ai même ressorti mes vieilles photos que je n'avais plus touchées depuis longtemps. Moi non plus je n'étais pas grand : 1m59 ! C'est terrible ce que des groupes humains, bien encadrés, déterminés peuvent entraîner. N'importe quel homme ordinaire, s'il n'a pas été averti, peut se trouver accomplir des méfaits dont il ne se serait jamais cru capable. J'ai vu un brave gars, qui n'aurais pas fait de mal à une mouche, revenir tout fier à la base en brandissant sur le capot du half-tack la jambe d'un fell qui avait sauté sur une mine ... Combien de bidasses sont revenus d'AFN vidés, traumatisés au point de ne plus croire en eux-mêmes. C'est le pire, à mon avis, qui puisse arriver à quelqu'un : il paraît vivant, il travaille, il parle, mais il est vide, éteint - et il ne le sait même pas - , il agit par intuition, sans possibilité de réflexion. C'est ainsi, je crois, que notre génération a glissé au fil des années jusqu'à l'impasse où se trouve aujourd'hui toute notre société. Sais-tu que nous aurions pu nous rencontrer en AFN sous l'uniforme ? à ceci près que j'étais à l'autre bout du pays, à la frontière marocaine. J'ai débarqué au fond du bled, la veille de Noël 60, dans les montagnes de Tlemcen, à 1400 mètres d'altitude, entre des villages détruits et un camp de regroupement : Sidi Larbi... J'y suis resté jusqu'en octobre 1961. C'est que j'avais eu la chance de faire 18 mois en France, à Blois, au 5ème RI, un vieux régiment à l'histoire glorieuse ( ! ) Après mes classes à la section EOR, j'ai refusé d'aller à Cherchell, à l'école d'officiers, si bien qu'ils m'ont gardé comme instructeur de jeunes recrues, jusqu'aux galons de serpate. Je crois que ma situation de séminariste jouait à mon avantage, l'armée en métropole suivait De Gaulle et croyait plus ou moins à la pacification ; avoir un humaniste dans ses rangs, ça pouvait faire bien ... Au séminaire, avec les témoignages des anciens qui étaient revenus de là-bas, nous avions connaissance des exactions, des tortures, du rascisme ... mais nous n'avions qu'une opposition morale et non politique à cette guerre. En conséquence, j'ai revêtu l'uniforme avec un bel idéal personnel de justice et de paix, c'est-à-dire plein de naïveté et d'ambiguité : j'étais contre la guerre mais au point d'être objecteur de conscience ; je ne voulais pas être officier mais j'acceptais d'être sergent ! ... J'avais même résolu de ne tuer personne et au besoin d'enlever la culasse de mon fusil pour ne pas avoir à tirer par réflexe pour me défendre , - tu reconnais le précepte chrétien du " salut individuel " ! ... Mais en fait quand je me suis retrouvé en bouclage à la frontière, face à l'ennemi, je veillais à ce que toutes mes armes soient en bon état de marche ... Tu penses bien qu'il m'est facile d'imaginer ce qui t'animais quand tu as été envoyé en patrouille sans munitions - et quatre fois ! Oui, toi, tu en as vraiment chié ! C'est miraculeux qu'un si petit bonhomme ait pu résister à tant d'épreuves ! - Mais c'est aussi une victoire magnifique d'un coeur humain contre la bêtise et la haine ... Je te félicite d'avoir pu écrire ce livre, parce que non seulement il rapporte des faits réels et méconnus, mais il fait la démonstration que la force de conviction, si elle est humainement juste, est capable de vaincre toute souffrance et la mort. C'est un beau témoignage dont les français, jeunes et vieux, ont besoin pour sortir de l'abattement et la torpeur qui les accablent aujourd'hui. Il n'y a pas de sauveur suprême, il faut payer de sa personne si l'on veut que la vie soit belle. Moi aussi, je suis revenu moralement blessé, humilié d'avoir participé à cette sale guerre. Moins tout de même que mon camarade de séminaire que j'ai vu au retour péter les plombs en plein cours de théologie : il délirait, incapable de se remettre d'avoir tué par erreur son meilleur ami au cours d'une embuscade ... Pour l'anecdote, je peux ajouter que du fond de notre trou, c'est par les transistors que nous avons suivi le putsch d'avril, - tous solidaires des gars du contingent qui s'opposaient aux factieux. Mais le mardi 25 nous avons vécu une " diversion " de taille. Tout près de notre poste, une section fell a été accrochée ... Jusqu'à présent toutes les entreprises de franchissement de la frontière avaient échoué, se brisant contre la haie électrifiée à 5000 vols et les barbelés jonchés de mines. Les nôtres disaient que c'était une barrière infranchissable. Les tentatives avaient toujours lieu au clair de lune, avec un ciel clair. Si bien que lorsque je me retrouve dans la nature au clair de lune, avec cette lumière froide et blafarde si caractéristique, je suis renvoyé immédiatement là-bas, quand nous étions en embuscade à guetter ... Depuis quelques mois, circulait la rumeur que les fells étaient entraînés par un certain Tintano. Il y avait en effet des camps d'entraînement du côté d'Oujda, la ville marocaine située au pied de notre montagne que nos artilleurs, quand ils s'énervaient, bombardaient à coups d'obus de 105. Or, disait-on, Tintano avait promis que le jour où il s'y mettrait lui-même, ça passerait et ça ferait mal ... Cette nuit-là, c'était peut-être ça. En tout cas, j'ai entendu des bruits furtifs dans la broussaille en contre-bas ... C'est au petit matin qu'ils ont été répérés - derrière notre ligne de bouclage. Je crois bien que quelques gradés ont voulu profiter de l'occasion pour sortir de l'embarras du choix politique à poser en faisant du zêle au feu. Les fells s'étaient solidement retranchés sur un piton, et l'attaque pour les débusquer a été menée dans la confusion, sans concertation suffisante, malgré les roquettes des T6. Résultats : des morts et des blessés, autant d'un côté que de l'autre, y compris un lieutenant. J'ai vu les hélicos emporter les corps, et aussi des algériens de mon âge embarqués vers l'arrière. A la nuit tombée, ça tirait toujours. La rumeur disait après coup que Tintano avait réussi à s'enfuir à la faveur de la nuit. Mon cher Jacques, me voilà à t'écrire ce que je n'ai jamais écrit à personne, - je l'ai juste raconté par bribes à mes proches. C'est drôle, mais c'est comme si je te racontais la vie d'un autre, tellement ça me paraît loin. Heureusement, je n'ai jamais eu à tirer sur un autre homme, mais je dois bien reconnaître que c'est dû aux circonstances et non à mon courage, - et donc avouer que j'aurais pu le faire ! Tu notes juste le " sentiment de culpabilité " sans développer. Mais je comprends quel travail tu as dû faire sur toi-même pour te récupérer. Tu es même devenu un témoin émouvant, un combattant infatigable contre la guerre, un exemple d'humanité. Chapeau ! Parce que les sadiques ont fait fort pour t'abattre, jusqu'à te condamner toi le pacifiste, à faire le travail de pourvoyeur d'armes en tous genres. C'est pour moi le comble du sadisme, qui rappelle la méthode des nazis à la Shoah, lorsqu'ils choisissaient des juifs pour être les exterminateurs de leurs frères ... Mais leur acharnement n'a réussi qu'à te fortifier, à transformer ton supplice en victoire, ta faiblesse en force inébranlable, - et à faire de ta vie un formidable encouragement pour tous ceux qui combattent pour un monde meilleur. Merci pour tout, mon frère, je suis content de te connaître. Je suis sûr que quelque part dans le ciel le petit Tourtaux est inscrit dans le livre des Justes
L’histoire d’une après-midi qui va marquer la France : l’affaire du métro Charonne. Ce jour-là, 9 personnes qui manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie ont été tuées lors de violences policières.
8 février 1962, Paris. Sur le Boulevard Voltaire, la tension est en train de monter. Des milliers de français veulent se rassembler pour la paix et l’indépendance de l’Algérie, qui est encore une colonie française. Un tract, distribué depuis quelques jours dit : “Tous en masse, ce soir à 18h30, Place de la Bastille”. Il est signé de toutes les organisations syndicales, et aussi notamment du parti communiste. Le long du Boulevard Voltaire, la situation se tend. Les policiers tentent de disloquer le cortège qui n’a pas encore réussi à se former.
Cela fait des semaines que l’ambiance est électrique, à Paris. La Guerre d’Algérie touche à sa fin et la situation politique est complexe, explosive. Entre gouvernement français que Charles de Gaulle manœuvre fermement, le Front de Libération nationale (le FLN) qui milite pour l’indépendance de l’Algérie et l’OAS, armée secrète qui veut maintenir l’Algérie française.
La répression du 17 octobre 1961 : des dizaines de morts, noyés dans la Seine
En octobre 1969, 3 mois et demie plus tôt, les autorités françaises ont décrété un couvre-feu qui s’applique uniquement aux maghrébins de Paris, parmi lesquels le FLN est très implanté. Le 17 octobre le FLN appelle à une manifestation, un boycott du couvre-feu. Des hommes, des femmes, des enfants sortent en cortège. La répression va être sanglante, cette nuit-là. Le nombre de morts fait encore l’objet de controverses, aujourd’hui : entre 48 et 200 personnes, notamment noyées dans la Seine. On le sait aujourd’hui lors de l’automne 1961, les passages à tabac d’Algériens par la police se sont intensifiés. Les victimes, à l’époque, tentent de témoigner.
Nous sommes à la fin de la Guerre d’Algérie. Les accords entre autorités françaises et algériennes sont en train de se négocier. Et le conflit politique s’est importé dans les rues de Paris. L’OAS (organisation de l’armée secrète), proche de l’extrême-droite veut maintenir l’Algérie française, alors que tout indique qu’elle va prendre son indépendance. L’OAS mène une série d’attentats dans Paris : des plastiquages. Une trentaine d’explosions ont lieu en quelques semaines. Contre l’appartement de Jean-Paul Sartre, par exemple... Un dernier attentat de l’OAS dirigé contre André Malraux, alors Ministre de la culture blesse grièvement une petite fille de 4 ans.
Les forces de l’ordre ont reçu l’ordre de disperser tout rassemblement
Les syndicats et le parti communiste appellent à la manifestation le 8 février 1962. Et ce jour-là, les forces de police sont terriblement tendues. Elles ont reçu l’ordre de disperser tout rassemblement. C’est en tout cas ce qu’elles ont compris. Les cortèges ont à peine le temps de se rassembler qu’ils se font disloquer. Boulevard Voltaire, 4000 manifestants se retrouvent pris en tenaille entre deux unités de police. Rapidement, les policiers donnent l’assaut. Ils viennent des deux extrémités du boulevards. Les manifestants ne peuvent s'échapper que par les ruelles latérales, se cacher dans les entrées d’immeuble ou dans les bouches de métro de la station Charonne qui se trouvent le long du Boulevard. C’est là que va se jouer le drame.
Longtemps, les autorités françaises ont soutenu que les grilles de la station de métro étaient fermées, que les victimes étaient mortes écrasées. Aujourd’hui, on sait que ces grilles étaient ouvertes et que les victimes sont mortes sous les coups de policiers ou lors de bousculades. 9 manifestants ont perdu la vie. 250 personnes ont été blessées. Le soir-même, le ministre de l’intérieur, Roger Frey, interdit toute manifestation. Le lendemain, Paris voit arriver une marée humaine dans ses rues. Un mois plus tard, le 18 mars 1962, les accords d’Evian mettent fin à la guerre d’Algérie et à 132 années de colonisation française.
Retour en arrière. Avec le recul du temps, il aurait fallu introduire une clause subsidiaire aux Accords d’Evian, signés le 18 mars 1962 à Evian-les-Bains (Haute-Savoie), entre les représentants de l’Algérie révolutionnaire et les diplomates français au sujet des musées et d’autres lieux détenant en France des biens patrimoniaux algériens pris par la France, dès les premiers temps de la colonisation.
Les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne ne soulevèrent pas le problème des biens culturels de l’Algérie, illégitimement intégrés au patrimoine inaliénable français. On devait penser peut-être que l’heure n’était pas à la culture. Qu’il fallait pallier au plus pressé, atténuer les souffrances de part et d’autre de la Méditerranée et hâter la paix dans l’Algérie exsangue. Puis on n’en parla plus. Pas même Mohamed Harbi, devenu historien par la suite.
C’est ainsi que le 3 juillet 1962, l’Algérie devenu Etat indépendant, ne se souciera guère de ses biens immémoriaux. Nulle trace des biens culturels algériens ne figure dans le texte intégral de ces accords qui a été publié, du côté algérien, dans le journal El Moudjahid du 19 mars 1962 et dans Le Monde du 20 mars 1962.
Cela aurait permis de faciliter la tâche aux Algériens qui mènent des enquêtes sur l’histoire. Cinquante-neuf ans plus tard, le problème des archives et d’autres biens de l’Algérie plombent les rapports franco-algériens.
Et les stèles d’Al-Hofra ? Et l’homme de Tighennif ?
Benjamin Stora ne fait aucune proposition concernant ces biens de l’Algérie qui sont toujours conservés dans les musées en France. Dont les centaines de stèles puniques et néo-puniques d’El-Hofra (Constantine) qui sont conservées dans les réserves du Musée du Louvre dont j’ai fait l’inventaire en 2009.
Aucune recommandation de ce genre ne figure dans le rapport de Benjamin Stora, pas plus que les ossements découverts en 1955 appartenant à l’homme de Tighennif (anciennement Ternifine), dans la wilaya de Mascara, sous la forme de deux mandibules humaines associées à une faune abondante et à une riche industrie de bifaces primitifs.
Cette découverte de l’homme de Tigheniff confirme le rôle de premier plan joué par le continent africain dans l’histoire paléontologique des hommes. Cet atlanthrope (-500 000 ans) est l’inventeur d’une technique révolutionnaire, outre la production des premiers outils bifaces, on lui doit l’invention d’un casse-tête dont l’arête tranchante fut fixée au bout d’un manche. Cet outil qui servait de hache fut substitué à l’ancien coup de poing. Considéré comme un immense progrès en ces temps-là.
Le premier dentiste connu dans le monde est algérien
Pas plus que Benjamin Stora ne fait allusion au premier dentiste connu à ce jour dans le monde, qui exerçait dans la région d’Oum El-Bouaghi il y a de cela 7 à 8000 ans, bien avant l’apparition des civilisations de Sumer, d’Akkad et de l’Egypte. Il s’agit du crâne d’un homo sapiens, ancêtre direct de l’homme moderne, dont le maxillaire dévoilait une prothèse dentaire qui fut étudiée par des spécialistes de la médecine dentaire. Il faudra attendre le papyrus d’Ebers (Egypte, IIe millénaire avant J.-C.) et plus tard le médecin grec Hippocrate de Cos (Ve siècle avant J.-C.), puis l’Arabo-musulman Khalaf Ibn Abbas Al-Zahrawi (vers 936), connu chez les Occidentaux du nom d’Abulcasis ou Albucasis parfois même Alsaharavius, pour découvrir d’autres procédés permettant de traiter une dent sur le point de tomber.
Les bienfaits de l’Algérie à la France
En Algérie, les Français faisaient de l’histoire à sens unique. A la manière de Jules César écrivant l’histoire des Gaulois. Il suffit pour cela de consulter la Revue africaine pour s’en rendre compte.
Rares sont les Algériens qui y participèrent. Personne ne fit appel à Ba Hamou Al-Ansari Ben Adbesselam, le secrétaire du Tebeul Moussa Ag Amastan. Ni à Saïd Cid Kaoui, cet auteur algérien des années 1890 qui fut exclu des cénacles de la connaissance de l’Algérie française. Citons encore Machar Jebrine Ag Mohamed qui mit au jour le site d’Iheren après avoir remarqué les empreintes de doigts à l’ocre rouge dans l’abri. De même qu’au refuge de Talewaout. Les inscriptions et les gravures rupestres de l’Algérie saharienne, c’est lui et nul autre.
L’Algérie, terre de culture multimillénaire, bien paradoxalement permit à des amateurs français illuminés plutôt qu’éclairés et à quelques savants professionnels issus de la métropole française d’atteindre un degré de spécialisation progressif, inespéré, dans leur pays d’origine. Ceci en compulsant fébrilement et de manière systématique les vestiges matériels du passé de l’Algérie, découverts par leurs guides indigènes.
Parmi ces savants Adrien Berbrugger, qui fut le secrétaire particulier du sanguinaire Bertrand Clauzel qui investit Blida et Médéa avec les troupes du colonel Schauenburg. A. Berbrugger fut plus particulièrement le chef de la milice française, chargée de la surveillance et de l’oppression des Algériens, à la manière des gardes territoriaux juifs et pieds-noirs durant la Guerre de libération 1954-62. V. Reboud. Le colonel de Neveu. Reynaud, Quatremère, Hase, de Slane, Walckenaer, d’Avezac, Dureau de la Malle, Marcel, Carette, Fournel, de Mas-Latrie, Vivien de Saint-Martin, Léon Rénier, Tissot, H. de Villefosse, parmi les moins connus du public, qui ont été aidés dans leurs travaux par des centaines de guides et des éclaireurs indigènes, qui leur firent connaître les sites archéologiques. Ces savants captivés par des disciplines nouvellement apparues en Europe, dont celles de l’épigraphie et de l’archéologie, utiliseront les connaissances pratiques de ces centaines d’auxiliaires algériens, jamais cités nulle part, restés anonymes pour la postérité. Ailleurs, on aurait dit «X ou Y inventeur de tel ou tel site». Comme ce fut le cas pour Marcel Ravidat, Jacques Marsal, Georges Agnel et Simon Coencas qui découvrirent la Grotte de Lascaux le jeudi 12 septembre 1940. La grotte des Trois Frères tire son nom des trois fils du comte Begouen qui la découvrirent en 1910. Cette honnêteté intellectuelle n’avait pas cours en Algérie. L’Algérie plurimillénaire a été une véritable caverne d’Ali Baba pour les scientifiques français qui furent, quoi qu’on en dise, ses quarante voleurs en cols blancs.
Le dictionnaire pseudo-Charles de Foucauld
Ba Hamou Al-Ansari Ben Adbesselam, le secrétaire du Tebeul Moussa Ag Amastan, fut le plus prestigieux de ces indigènes bannis de la culture coloniale. Ba Hamou Al-Ansari fut le coauteur émérite du volumineux dictionnaire qui est attribué, jusqu’à nos jours, au seul Charles de Foucauld. Sans Ba Hamou Al-Ansari, il n’y aurait jamais eu de dictionnaire «touareg-français». C. de Foucauld, qui fut le camarade de promotion du maréchal Pétain à Saint-Cyr, n’avait accès à aucun dialecte berbère et, encore moins, au parler rude et incommode des Touaregs de l’Ahaggar. Citons-en quelques autres : Reynaud, Quatremère, Hase, de Slane, Walckenaer, d’Avezac, Dureau de la Malle, Marcel, Carette, Fournel, de Mas-Latrie, Vivien de Saint-Martin, Léon Rénier, Tissot, H. de Villefosse, parmi les moins connus du public, tous ont été aidés dans leurs travaux par des indigènes ordinaires.
Benjamin Stora dans son rapport ne parle jamais des stèles libyques (ancien berbère) ravies à l’Algérie et recelées dans les sous-sols et les réserves des musées français. Tout ce qui reste de ces stèles volées à l’Algérie, ce sont des dessins plus ou moins ressemblants qui figurent dans les Corpus établis par l’abbé J.-B. Chabot, Halévy, Rodary, Reboud, Letourneux.
B. Stora ne dit pas un seul mot sur les larcins d’Henri Lhote au Tassili n’Ajjer et dont j’ai dressé l’inventaire parallèlement à la série de crânes qui appartiennent au domaine de l’anthropologie. Ces objets volés par Henri Lhote à l’Algérie sont répertoriés dans la base de données du MNHN de Paris, dans la partie consacrée à l’ethnographie.
Le cas Cid Kaoui
Saïd Cid Kaoui est cet auteur algérien des années 1890 qui fut exclu des cénacles de la connaissance de l’Algérie française. On finit par lui accorder, sur le tard, la Légion d’honneur pour son rôle d’interprète alors que ses qualités d’étymologiste et de dictionnariste le destinaient à l’approfondissement des connaissances berbères de l’époque. Connu à l’état-civil sous le nom de Saïd Kaoui Ben Mohand Akli, né en 1859 dans la région de Béjaïa, Saïd Cid Kaoui est l’auteur d’un dictionnaire français-tamasheq absolument remarquable, édité dans l’urgence en 1891, c’est-à-dire plusieurs décennies avant les études du Père de Foucault sur le même sujet. Son Dictionnaire français-tachelhit et tamazir’t (dialectes berbères du Maroc) sera publié hors d’Algérie, à Paris, par l’éditeur Ernest Leroux, en 1907, l’Algérie étant alors un champ gardé pour les lettrés français de diverses origines. Saïd Cid Kaoui n’avait aucune chance d’écrire l’histoire de son pays, il fut rarement mentionné dans les ouvrages de dialectologie berbère. René Basset, qui fut son contemporain, le considérait comme un rival en puissance. Ses contemporains français l’ignoraient superbement.
Devant la véhémence de ses détracteurs, qui inférèrent auprès des hautes autorités de l’époque pour empêcher la publication de ses travaux, Saïd Cid Kaoui finit par éditer ses livres à compte d’auteur, sous forme de brochures éphémères. Aucun Français ne voulut l’aider. A l’époque, seuls les militaires avaient droit au chapitre, parmi eux le capitaine d’artillerie Delamare qui fut nommé membre de la commission chargée de l’exploration scientifique de l’Algérie. Léon Rénier apprêta, à la demande de l’empereur, un ouvrage sur les inscriptions romaines de l’Algérie. On refusait l’apport de Cid Kaoui au domaine berbère, ethnie dont il était pourtant issu, né en Kabylie. L’explorateur Duveyrier, qui personnalisait à l’époque on ne peut plus crûment le mépris des intellectuels algériens par les mandarins français, écrivit le 4 septembre 1891 : «Cher Monsieur, vous m’avez écrit il y a deux jours, au nom de Monsieur le Ministre de l’Instruction publique (…) Cid Kaoui n’est ni un nom français, ni un nom arabe ou berbère.» En clair, cela signifiait que Cid Kaoui n’existait pas. Puisqu’il n’était ni français, ni arabe, ni berbère. Qui était-il au juste ?
C’est dans ce contexte social ségrégationniste qu’avaient lieu les recherches à caractère historique, qui écartaient ouvertement les travaux des lettrés arabes et kabyles. Avec pour corolaires, pour les savants français, la maladresse, voire l’incompétence notoire pour les études berbères qui ont été menées vers l’impasse où elles se trouvent jusqu’à nos jours.
Le cas Machar Jebrine Ag Mohamed
Il est également intéressant de citer dans le pays touareg Machar Jebrine Ag Mohamed et le lettré Ba Hamou Al-Ansari. Machar Jebrine Ag Mohamed fut le guide et le collaborateur expérimenté d’Henri Lhote lors de sa mission au Tassili n’Ajjer. C’est Machar Jebrine Ag Mohamed qui mit au jour l’Abri d’Iheren après avoir remarqué les empreintes de doigts à l’ocre rouge dans l’abri. De même qu’au refuge de Talewaout. On lui doit la découverte de plusieurs sites indispensables à la connaissance de l’art saharien. Pourtant, le nom de Machar Jebrine Ag Mohamed (1890-1981) est rarement mentionné par H. Lhote, sauf pour les banalités liées aux prestations théières.
C’est le guide Machar Jebrine Ag Mohamed l’auteur de l’histoire des gravures sahariennes. Lhote a effacé sa mémoire et c’est Ba Hamou Al-Ansari l’auteur du dictionnaire en quatre volumes attribué à Charles de Foucauld (1858-1916), béatifié le 15 mai 2005, auquel on doit une petite introduction au credo chrétien qu’il intitulera L’Evangile présenté aux pauvres nègres du Sahara.
A Sète, dans des fosses communes
A Sète, une route porte jusqu’à nos jours le nom de Rampe des Arabes, elle grimpe du Môle Saint-Louis, la jetée, qui protège le port de pêche, jusqu’à l’ancienne route d’Agde, sur le rivage méditerranéen. Autrefois, on appelait cette voie la Montée des Bédouins.
Il s’agit des déportés algériens qui ont été condamnés aux travaux forcés et contraints, à demi-enchaînés, à casser des pierres dans les carrières voisines pour bâtir cette chaussée française. Ils furent incarcérés à la prison du Fort Saint-Louis, situé au bout du Môle. D’autres ont séjourné au Fort Saint-Pierre. Sur les registres de l’état civil à Sète figurent des patronymes algériens mal retranscrits. Des lieux de naissance de nos jours disparus, des numéros matricules auxquels sont accolées des dénominations telles que Brahim Ben Taieb, Mohamed Ben Abdallah, Mohamed Ben Gadou, Hamed Ben El-Abbes, El-Hadj Ali Bou Medin, Si Omar Ben El-Zerrouti, Salah Ben Oussin, Tahar Ben Hamed, Tatar Ben Hamed. Tous ont été pris les armes à la main. Ils sont originaires de plusieurs villes d’Algérie : Alger, Biskra, Bône, Blida, Mascara, Médéa, Oran, ou de petits bourgs et d’insignifiants douars. Toute l’Algérie était concernée par la guerre. Tous enfouis dans des fosses communes au pays de Georges Brassens qui chantait : Me v’là dans la fosse commune/La fosse commune du temps.
Les sans nom patronymique (SNP)
Benjamin Stora écrit (page 26 de son rapport-verbatim) : «Au récit d’un nationalisme français valorisant la construction de routes permettant la modernisation du commerce, des hôpitaux qui font reculer les maladies, des écoles chargées de combattre l’analphabétisme… s’oppose le souvenir persistant de la dépossession foncière massive, de la grande misère dans les campagnes, ou de la perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans nom patronymique).»
Cette histoire de SNP (Sans nom patronymique) est signalée par l’historien grec Hérodote, né vers -480 à Halicarnasse. La France n’y est absolument pour rien. Parlant de la tribu ancien-berbère Atarante, voici ce qu’écrivait Hérodote il y a 2500 ans :
«A dix journées pareillement des Garamantes, on trouve une autre colline de sel, avec une fontaine et des hommes à l’entour : ils s’appellent Atarantes, et sont les seuls hommes que je sache n’avoir point de nom. Réunis en corps de nation, ils s’appellent Atarantes, mais les individus n’ont point de noms qui les distinguent les uns des autres.» (Hérodote Livre IV, chapitre CLXXXIV. Trad. du grec par Larcher, avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger. [et al.] Paris : Charpentier, 1850.)
Ce n’est donc ni une tentative de refondation de la personnalité algérienne ni une dislocation ou de déstructuration de l’état civil d’Algérie. Ce mot-valise accolé au prénom usuel, comme dans SNP Ahmed ou SNP Ali, a existé à travers le temps depuis la haute antiquité. L’enregistrement fautif à l’état civil des patronymes algériens par les fonctionnaires français provient d’un substrat lointain sur lequel s’est appuyée l’administration française en Algérie.
Le canon Baba-Merzoug et ceux des Invalides
«La création d’une commission franco-algérienne d’historiens chargée d’établir l’historique du canon Baba Merzoug ou La Consulaire et de formuler des propositions partagées quant à son avenir, respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée.»
Le nombre total des pièces de bronze que comprenait l’armement d’El-Djazaïr le 5 juillet 1830 était de 900. Ensemble, ces pièces représentaient un poids de 3 000 quintaux. Un grand nombre d’entre eux ont été fondus par les Français pour en faire un autre usage.
«Les batteries de cette ville, dit le capitaine Barchou qui visita celles-ci en 1830, étaient bâties avec une magnificence extrême. Les pavés, les murailles, les embrasures étaient faits avec un luxe de matériaux, un fini de travail dont on ne saurait se faire une idée.»
A la demande du général Clauzel, le roi de France Charles X décida, le 9 octobre 1830, d’envoyer 24 canons algériens aux Invalides. Ils y sont encore.
«Dès la prise d’Alger, une compagnie de juifs offrit à M. de Bourmont d’acheter pour 7 millions l’artillerie tombée en son pouvoir, proposition que, naturellement, le général en chef s’empressa de repousser.» (Klein, Les Cahiers d’El-Djazaïr.)
24 canons, voire plus, se trouvent aux Invalides. Facilement identifiables, ils portent tous des inscriptions en langue turque, rédigées à l’aide de l’écriture arabe.
Un canon familial
B. Leclerc qui fit une incursion archéologique sur les hauteurs du Djurdjura, le 17 novembre 1857, écrit : «Il est encore un monument de l’ancienne splendeur de Koukou, c’est un beau canon en bronze, de moyen calibre, mesurant deux mètres de long et monté sur un affût.» J’ignore ce qu’est devenu ce canon qui a, pour moi, une charge sentimentale bien plus forte que le Baba Merzoug. Il s’agit d’un patrimoine familial…
Sur les harkis
Benjamin Stora suggère de «voir avec les autorités algériennes la possibilité de faciliter de déplacement des harkis et de leurs enfants entre la France et l’Algérie».
Il est inutile de rappeler à B. Stora ce que fut le nationalisme collaborationniste, xénophobe et anti-juifs sous Vichy et le maréchal Pétain, captivé par les nazis et leur ordre fasciste.
En France, pendant l’occupation allemande, les dénonciations à la police ou à la Gestapo s’élevaient entre 3 et 5 millions de lettres anonymes, soit une moyenne de 2 700 lettres par jour (Christophe Cornevin, Les Indics : la face cachée de la police française, Flammarion, 2011, 350 p.). En Algérie, il existe une ligne rouge et un point de non-retour au sein de la population concernant les harkis.
1 500 stèles ancien-berbère
Benjamin Stora, qui se livre à un compte d’apothicaire, préconise une autre futilité historicienne : la «création d’un fonds qui pourra prendre en charge les écrits de langue berbère».
Il serait plus simple et bien plus convenable de rendre aux Algériens les stèles libyques, gravées de caractères d’écriture ancien berbère, datées du VIe siècle avant J.-C, emmenées en France au cours du XIXe siècle et supposées «disparues». Le Corpus de l’abbé Jean-Baptiste Chabot répertorie 1 500 stèles ancien-berbère. La plupart évaporées dans la nature, quelque part en France. Le savait-il ?
Post-scriptum
Au cours d’un travail de recherche au Service historique du château de Vincennes, j’ai noté l’existence d’un grand nombre de lettres arabes, non traduites, parmi lesquelles :
Dossier 1. (1622-1792). Documents en arabe antérieurs à la conquête et devant appartenir à un ancien «taleb» (précepteur musulman). Ou encore :
Carton 1 H 4. Originaux de lettres trouvées dans le cabinet du dey, turques, arabes, françaises, anglaises (juillet-septembre 1830). (Commission générale du gouvernement, état des objets appartenant à la Régence.)
La situation sanitaire en France liée au Covid-19 m’empêche de pousser outre mes recherches.
Face à ce traumatisme historique, les manuels scolaires, plus courageux que les hommes politiques, ont malgré tout reflété les débats mémoriels qui agitaient la société.
Algériens arrêtés après les massacres de Sétif. La manifestation indépendantiste du 8 mai 1945 sera absente des manuels scolaires jusqu’en 1983. La France ne reconnaîtr
C’était une belle carte de l’empire français, avec l’Hexagone au centre et plein de points rouges dispersés : l’Indochine, Madagascar, et surtout l’Algérie. De la IIIe République de Jules Ferry jusqu’aux années 1960, elle trônait dans toutes les classes, dès le primaire.
Dans les manuels, on enseignait aux écoliers que le général Bugeaud était un grand hommede la trempe de Vercingétorix ou de Napoléon, ce héros qui avait mené la lutte contre Abd el-Kader.
La colonisation, cette geste militaire, était un élément central des cours d’histoire et du « projet d’éducation citoyenne des élèves français ».La déroute de Diên Biên Phun’ébranlera pas le récit national, l’Indochine est si loin.
En revanche, avec l’indépendance de l’Algérie, c’est tout l’édifice, fondé sur l’apologie de la colonisation et une vision chauvine de l’histoire, qui s’effondre. « Rien ne sera jamais plus comme avant », affirme l’historien Benoît Falaize dans l’une des nombreuses études qu’il a consacrées à l’évolutiondes manuels d’histoire. Même si le traumatisme continuera longtemps à être évoqué par des euphémismes : « la crise », « les événements ».
Plus offensifs que les politiques
Un déni ? Pas si simple. « On parle toujours d’oubli, dit Sébastien Ledoux, historien spécialiste du devoir de mémoire, mais il n’y a jamais eu d’oubli. La guerre d’Algérie a été inscrite au programme des lycées en 1983. » Dans les cours d’histoire,elle était abordée au chapitre de la décolonisation et à celui des institutions politiques après 1945. Comment ? Sébastien Ledoux le souligne :
« Le ministère donne juste un cadre avec le programme qu’il fixe, mais ne dicte pas le contenu de l’enseignement. Ce sont les éditeurs qui choisissent les auteurs des manuels. Ceux-ci reflètent donc souvent les débats mémoriels de l’époque. »
On a une fâcheuse tendance, dès qu’un sujet de société pose problème, à faire porter le chapeau à l’école. Les manuels, pourtant, ont parfois été plus offensifs que les politiques. Benoît Falaize note ainsi l’apparition très tôt du mot « bourbier » pour évoquer la guerre d’Algérie.
Dans les manuels, on commence en 1983 à évoquer les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata – alors qu’ils sont encore tus dans le discours des politiques, soucieux de ne pas ternir les célébrations marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Ces auteurs de manuels appartenaient à une génération très anticolonialiste et antigaulliste. De plus, les manuels étaient à l’époque très écrits, avec peu d’auteurs », explique Sébastien Ledoux.
De Gaulle et les pieds-noirs
Mais c’est ainsi. Le manuel d’histoire est souvent l’otage idéal des polémiques politiques. Les années 2000 sont celles de la guerre mémorielle. En février 2005, le président Jacques Chirac promulgue la loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Un amendement prévoit d’ajouter un article 4 qui précise : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. »
Tollé chez les historiens, mais aussi dans le gouvernement algérien. L’article est finalement abrogé. Au grand dam d’hommes politiques comme Lionnel Luca, député UMP (devenu LR), ardent défenseur de la cause des pieds-noirs, qui s’enflamme :
« Aujourd’hui, les manuels scolaires exposent une histoire officielle, partielle, et partiale. Les livres en circulation ont une vision par trop négative sur ce sujet. Les pieds-noirs n’y sont pas considérés. Citez-moi un manuel où l’on parle d’eux ! »
La mauvaise foi de Luca, pourtant ancien prof d’histoire, en a fait tiquer plus d’un. « Tous les journalistes nous ont appelés, pour vérifier, déclare Sébastien Ledoux. Mais ce qu’il disait était totalement faux, car tous les manuels évoquent largement les pieds-noirs ! » Longtemps, on a même surtout parlé d’eux. Avant 2005, la guerre d’Algérie est essentiellement racontée du point de vue français : de Gaulle et les pieds-noirs. Le FLN n’est évoqué que comme opposant de la France. Après cette date, les manuels évoluent et tentent d’écrire une histoire plurielle en tâchant, par exemple, d’expliquer les motivations du FLN.
L’« absence obsédante » des harkis
Reste un point délicat : les harkis. « Ceux dont on ne voudrait pas parler », a écrit le romancier Laurent Mauvignier. Benoît Falaize évoque leur « absence obsédante » dans les manuels. Comme si la position de ces « antihéros d’une histoire héroïsée » – comme les qualifie l’historienne Laurence de Cock −, écartelés entre la France et l’Algérie, était trop complexe.
Sans compter que les manuels modernes sont construits avec peu de textes, faisant la part belle aux documents, témoignages et photos, ce qui rend plus difficile l’explication d’enjeux compliqués. Aujourd’hui, il n’y a guère qu’un manuel pour évoquer sérieusement les camps où ont été parqués les harkis à leur arrivée en France.
L’histoire préfère le noir-et-blanc au dégradé de gris… Sur l’Algérie, Benoît Falaize regrette ainsi que l’enseignement ne fasse pas plus appel à une personnalité comme Albert Camus, déchiré sur la question algérienne : « L’amitié entre Camus et Kateb Yacine raconterait pourtant tellement de choses de la relation complexe entre la France et l’Algérie ! »
L’histoire confisquée
« Il n’a jamais été possible, après l’indépendance, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. Une doxa enseignée dès la maternelle », dénoncel’écrivain algérien Boualem Sansal. « L’Education nationale est un outil des gouvernants », confirme Lydia Aït Saadi-Bouras, auteure d’une thèse sur les manuels scolaires algériens. Et les livres d’histoire sont une pièce maîtresse de ce dispositif. « Jusqu’à l’ouverture d’une chaire d’histoire contemporaine à l’université d’Alger en 1992, l’histoire de l’indépendance était l’apanage du ministère des Moudjahidine, raconte-t-elle. Ce sont eux qui donnaient le “la” aux livres d’histoire. »
Même les nouvelles éditions, plus ouvertes, reflètent une démarche politique. L’apparition d’Aït Ahmed, de Ben Bella ou de Ferhat Abbas dans les manuels des années 1990 ne signale pas une soudaine volonté d’honnêteté historiographique. Elle sert à accompagner le retour d’un autre exilé : le dissident Mohamed Boudiaf, rappelé du Maroc en 1992 pour présider le pays après la crise suscitée par la victoire électorale islamiste et l’annulation des élections. « D’où la légitimation dans l’urgence des “héros oubliés” bannis après l’indépendance »,analyse Lydia Aït Saadi-Bouras. Quant au manuel de 2005 réhabilitant les harkis, « il reflète la “concorde civile” du président Bouteflika. C’est l’ère du pardon. Pardon aux terroristes islamistes. Et dans les manuels, pardon aux harkis. »
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Le préfet d'Alger, Alphonse Levert (debout à gauche), vers 1860. En 1848, Alger, Oran et Constantine deviennent des départements français. (Coll. M. D. / adoc-photos)
Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a fait partie de l’empire colonial français. Or l’histoire de cette période, restée taboue, a été occultée par les livres et films portant sur la seule guerre d’indépendance. « L’Obs » revient sur les enjeux de cette Algérie française avec l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb contemporain et président du Musée de l’Histoire de l’Immigration, qui a écrit, coécrit et dirigé une cinquantaine d’ouvrages, dont « la Guerre d’Algérie vue par les Algériens ».
Pourquoi ce silence sur l’Algérie coloniale, sur ce long siècle d’occupation française ?
L’Algérie française est longtemps restée taboue. Le silence sur la guerre a été levé, tardivement, il y a une quinzaine d’années. Mais c’est comme si la production sur le conflit, devenue abondante, avait fait écran, comme si elle nous avait empêchés d’aller plus en amont, comme si l’histoire de l’Algérie française se limitait à celle de la guerre. Or on ne comprend rien à ce conflit de huit années si on ne se penche pas sur le XIXe siècle. On ne peut pas raconter l’histoire par la fin. L’insurrection de la « Toussaint rouge » de novembre 1954 n’a pas éclaté mystérieusement après des décennies de convivialité, comme veulent le croire une partie des pieds-noirs et certains politiques français.
Vous avez constaté une production littéraire et artistique plus faible sur cette période ?
Il n’y a pas grand-chose. Regardez le cinéma, sans doute la principale représentation de l’imaginaire. Depuis l’indépendance, il y a eu au moins une soixantaine de films sur la guerre. « Avoir 20 ans dans les Aurès », « Elise ou la vraie vie »… Mais les longs-métrages sur la colonisation sont nettement moins nombreux. L’émir Abd el-Kader, l’un des principaux résistants au XIXe siècle, n’a jamais été montré, le maréchal Thomas Bugeaud, l’homme de la conquête, n’existe pas. Combien de films sur cette période ? « Fort Saganne », « les Chevaux du soleil »… Guère plus. Même chose pour la littérature. Alexis Jenni, Laurent Mauvignier, Erik Orsenna, Jérôme Ferrari, tous ont écrit sur la guerre. Alors que les récits sur la période d’avant sont rarissimes.
Le siège de Constantine en 1836 par les troupes du général Clauzel (gravure de 1875). (PHOTO12/AFP)
La conquête a été longue et difficile, dites-vous…
Elle a été terrifiante, meurtrière. Démarrée avec la prise de la régence d’Alger en juillet 1830, elle a duré jusqu’en 1871, avec la répression de la révolte des Mokrani, en Grande Kabylie, et même jusqu’en 1902, dans ses frontières, avec la création des Territoires du Sud. Plus d’un demi-siècle, trois générations. Il faut lire l’ouvrage de François Maspero, « l’Honneur de Saint-Arnaud » (Plon, 1993), la biographie de cet officier qui écrivait des lettres hallucinantes à sa fiancée. « J’ai mal au bras tellement j’ai tué de gens » ; « Je suis entré dans une rue, j’avais du sang jusqu’à la ceinture. » La conquête détruit l’image d’une installation acceptée, d’une cohabitation « pacifique ». C’est aussi pour cela qu’elle est tue. Les historiens considèrent qu’entre les combats, les famines et les épidémies, plusieurs centaines de milliers d’Algérienssont morts. La population musulmane, estimée à 2,3 millions en 1856, est tombée à 2,1 millions en 1872. Les refus, les dissidences ont existé dès le début. On ne mesure pas en France combien les figures de la résistance, l’émir Abd el-Kader ou les frères Mokrani, font partie du panthéon national algérien. Le souvenir de la conquête s’est transmis de génération en génération. Il ne s’est jamais effacé.
Plus de 100 000 soldats envoyés, des millions de francs engagés. Pourquoi la conquête de l’Algérie est-elle un tel enjeu au XIXe siècle ?
Il s’agit de faire échec aux Britanniques en Méditerranée, mais aussi d’étendre l’Empire vers le sud et les Amériques. L’Algérie est un territoire gigantesque, le plus grand d’Afrique en superficie, un lieu « idéal » d’expériences, de développement économique. Des fouriéristes, des saint-simoniens, pétris d’utopie socialiste, vont y créer des communautés. Et puis c’est l’Orient près de chez soi, à moins d’une journée de bateau. Les peintres traversent la Méditerranée : Eugène Fromentin, Eugène Delacroix, Gustave Guillaumet, qui peint la misère à Constantine, Horace Vernet, dont une toile décrit la prise de la smala d’Abd el-Kader. Il y a aussi les écrivains, Théophile Gauthier, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant… L’exotisme oriental fascine.
En quoi le colonialisme participe-t-il à la grandeur de la France ?
La pensée procoloniale fabrique le nationalisme français. Qu’est-ce que la France ? C’est aussi, surtout, son empire colonial. Si on critique le colonialisme, on critique le nationalisme. Il s’exprime dès le début avec la constitution de l’Armée d’Afrique en souvenir de l’héritage napoléonien. Beaucoup de généraux de la conquête ont fait les guerres de Napoléon, notamment celle d’Espagne, en 1806, et pour certains d’entre eux, comme Bugeaud, ils vont même s’inspirer de la Révolution française et des colonnes infernales de la guerre de Vendée en 1793… L’empire napoléonien perdure d’une certaine façon. Napoléon III, en 1860, essaiera, en vain, de modifier cette situation en proposant un « royaume arabe » associant les élites musulmanes. Il y aura aussi, plus tard, l’idéal républicain, l’idéal des Lumières. Il s’agira d’installer des écoles, de civiliser, de faire une autre France.
Une école de broderie à Alger, au début du XXe siècle. (ROGER VIOLLET)
Comment cette « autre France » s’est-elle construite ?
Question de proximité et de timing historique. Les autres pays du Maghreb, le Maroc et la Tunisie, seront des protectorats de l’Empire. Le maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat marocain en 1912, conservera la monarchie chérifienne et associera les élites locales. Mais, en Algérie, c’est l’armée qui a pris le pouvoir entre 1830 et 1870. La colonisation n’a pas été pensée, organisée, elle s’est faite dans l’improvisation, en fonction des redditions des « tribus arabes », avec des militaires divisés, certains prônant l’occupation totale, d’autres, partielle. Sous la IIe République, en 1848, Alger, Oran et Constantine deviennent des départements français. Aucune autre colonie de l’Empire n’est ainsi organisée. Avec la IIIe République, le système administratif se renforce. Les villes du littoral ont leur mairie, leur église, leur kiosque à musique, leurs allées de platanes. Les immeubles haussmanniens poussent à Alger. Les chefs d’Etat à partir de Napoléon III vont en visite en Algérie, comme on se rend dans ses provinces. « L’Algérie, c’est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne », dira François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, en novembre 1954. Ce qui a été fait en Algérie, et ne se fera jamais plus dans l’Empire, c’est cette volonté folle de vouloir annexer un territoire comme un prolongement naturel de la métropole.
Une fête foraine à Alger, en 1931. Trois enfants algériens observent une fillette francaise sur un manège. (DELIUS/LEEMAGE)
L’Algérie a été aussi la seule colonie de « peuplement » avec la Nouvelle-Calédonie. A l’indépendance, on comptait près de 1 million de pieds-noirs pour 9 millions d’Algériens. Pourquoi a-t-on favorisé l’exil de Français vers l’autre rive ?
Le « peuple » des pieds-noirs est en fait très disparate. Au début de la conquête, il y a les soldats-laboureurs, à qui l’armée confie des terres expropriées. Puis arrivent les exilés politiques (les républicains après le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, les communards en 1870, les Alsaciens et les Lorrains après l’annexion de 1871), mais aussi les immigrés pauvres dont l’installation est favorisée : les ouvriers français qui cherchent du travail, les viticulteurs ruinés par l’épidémie de phylloxera, des Italiens, des Maltais, des Espagnols, énormément d’étrangers, tous naturalisés par un décret de 1889. Sans oublier les juifs, qui étaient là avant la conquête, et deviendront français avec le décret Crémieux de 1870. En 1881, on comptait ainsi 181 000 étrangers, 35 000 juifs et 195 000 « Français de France », un peu moins de la moitié.
Un couple de juifs de Constantine en 1856. (PVDE/RUE DES ARCHIVES)
Pour vous, l’Algérie française est dès le départ un leurre…
On a essayé de recréer la France,mais cela a fonctionné de manière chaotique.Le pays est trop vaste pour être quadrillé de façon homogène. Surtout, les musulmans ne sont pas associés au pouvoir administratif. Ils devront attendre 1944 et 1958 pour obtenir davantage de droits, notamment celui de voter. Le « code de l’indigénat » perdure jusqu’en 1944. Les Algériens, eux-mêmes, continuent de refuser la présence française bien après la « pacification ». Pratiquement jusqu’en 1914-18, peu de familles envoient leurs enfants à l’école, par crainte de perdre la tradition, la langue, la religion. Les « indigènes » du village de Margueritte expropriés de leurs terres se révoltent en 1901, les notables de Tlemcen s’exilent en 1911 pour échapper à la conscription, les Aurès refusent également d’être enrôlés en 1916. Maurice Viollette, nommé gouverneur de l’Algérie en 1925, est l’un des premiers à mesurer les conséquences de cette non-assimilation. Il publie « L’Algérie vivra-t-elle ? » en 1931. Ministre du Front populaire, il essaie de donner davantage de droits à l’élite musulmane en 1936. Mais le projet Blum-Viollette n’est même pas débattu à l’Assemblée nationale.
En 1930, la France célèbre le centenaire de la colonisation avec des fêtes grandioses. Pourquoi tant de faste ?
C’est l’apogée. On a le sentiment que l’Algérie est dans l’Empire pour l’éternité. On met en scène le nationalisme français. Les anticolonialistes, parmi lesquels les surréalistes et les communistes, sont une minorité. Il y a bien eu le fameux texte de Tocqueville en 1847 : « Nous avons dépassé en barbarie les barbares que nous venions civiliser. » Mais il s’agit en fait de corriger les méfaits du colonialisme, pas d’y mettre fin. Seule unepetite fraction de la gauche est indépendantiste : la gauche radicale-socialiste, les anarcho-syndicalistes, les trotskistes… Les fêtes du centenaire durent plus de six mois et sont suivies par l’Exposition coloniale de 1931, dont le pavillon algérien est le plus important. Mais derrière le décor, l’agitation politique en Algérie gronde. L’Etoile nord-africaine, le premier mouvement indépendantiste, naît en 1926.
Au début, c’est « l’Egalité », le titre du journal de Ferhat Abbas, l’un des trois pères du nationalisme algérien avec Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis. L’égalité politique, le droit de vote, l’assimilation, mais pas l’indépendance. L’élite est d’abord assimilationniste et veut jouer dans les interstices de la société coloniale, comme en témoigne la trajectoire emblématique de Ferhat Abbas, qui était pour l’égalité et l’autonomie avec le maintien dans l’Empire français dans l’entre-deux-guerres, puis est devenu président du Gouvernement provisoire de la République algérienne en 1958. Il y a eu trop de malentendus, de répressions, de non-reconnaissance des musulmans. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945, vont servir de détonateur au mouvement indépendantiste.
La période de la conquête et de l’occupation n’est pas non plus enseignée à l’école ?
On a commencé à enseigner la guerre. Mais ce qui s’est passé avant… Cela reste un point sombre de l’histoire. En revanche, chez les Algériens, la transmission mémorielle de cent trente-deux ans de présence étrangère, de relégation à une sous-citoyenneté, à une sous-humanité est très forte. Ils se sont répété de génération en génération : « Pourquoi cette absence de considération des Français, pour nous, Algériens, pendant près d’un siècle et demi de colonisation ? »
En 1830, Charles X décidait de prendre Alger aux Turcs. Les débuts de cette conquête marqueront à jamais l’imaginaire collectif algérien. Retour sur l’histoire méconnue de la colonisation du plus grand pays d’Afrique.
Nés des deux côtés de la Méditerranée, le maréchal vénéré par ses soldats et le père du nationalisme algérien se sont affrontés pendant plus de dix ans au cours de la conquête.
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Eclairé et influent, le théologien musulman, qui est considéré comme l’un des pères du nationalisme algérien, a joué un rôle décisif dans le chemin vers l’indépendance.
Des disciples du socialiste Charles Fourier ont créé dans la région d’Oran la communauté agricole collectiviste la plus aboutie. Retour sur une utopie.
Ecoles séparées, manque d’établissements, enseignement discriminants... A la veille de l’indépendance, le taux de scolarisation des enfants arabes reste faible.
En 1930, plus de six mois de festivités sont organisés des deux côtés de la Méditerranée pour célébrer le centenaire du débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.
Quatre ans après son prix Goncourt, la romancière revient avec « le Pays des autres », grande saga familiale qui démarre dans le Maroc colonial de l’après-guerre. Féminisme, identité, Macron, migrants... elle aborde ici tous ces sujets sans langue de bois.
Leïla Slimani n’est pas une romancière ordinaire. Elle a beau écrire, dans une langue précise et limpide, des histoires parfaitement construites que chacun peut comprendre, il se passe quelque chose d’assez phénoménal autour de cette jeune Franco-Marocaine depuis qu’elle a remporté le prix Goncourt en 2016 avec « Chanson douce ». Ce n’était que son deuxième roman et pourtant, il a suffi à la propulser bien au-delà de la confortable zone de notoriété où évoluent d’habitude nos auteurs de best-sellers. Avec près d’un million d’exemplaires vendus en France et des traductions dans une quarantaine de langues, elle est désormais partout : parmi les 100 meilleurs livres retenus par le « New York Times » en 2018, dans le « New Yorker » et « die Zeit » qui lui ont consacré des papiers fleuves, au cinéma avec une adaptation de son roman sortie fin 2019.
C’est aussi que Leïla Slimani sait parler, haut et clair, des grands sujets de notre temps. Dans une époque où, exaspérées par d’insupportables inégalités, les identités s’opposent de plus en plus durement, elle a l’intelligence de rappeler, sans naïveté ni provocation inutile, des principes salutaires pour affronter les chantiers prioritaires. Il y a du Albert Camus chez elle, et pas seulement parce qu’elle a acquis un statut d’icône photogénique capable de traverser les frontières. Comme Camus, elle a fait ses débuts comme journaliste, à « Jeune Afrique », et gardé un pied de chaque côté de la Méditerranée. Comme lui, elle a su préserver sa liberté de conscience et de révolte, tout en s’engageant à la fois auprès du président Macron, dont elle est la « représentante personnelle » pour la Francophonie, et de l’association Singa, qui favorise l’accueil des réfugiés sur le sol français. Comme lui, elle considère qu’un peu d’humanité ne nuit jamais, quand on veut aborder les problèmes dans leur complexité.
N’empêche. A force de l’entendre défendre la liberté sexuelle au Maghreb, la dignité des malheureux qui s’exilent en Europe, et les droits des femmes partout où ils sont mis à mal, on avait presque fini par oublier que Leïla Slimani est, d’abord, romancière. Six ans après « Dans le jardin de l’ogre », qui consignait la descente aux enfers d’une nymphomane, et quatre ans après son triomphe au Goncourt, il était temps pour cette mère de deux enfants de remettre son talent en jeu. Voici donc « le Pays des autres », passionnante saga dont la première partie, qui paraît ce 5 mars, tirée à 120 000 exemplaires, nous fait partager l’intimité d’un couple mixte formé par une Alsacienne et un Marocain. Ni riches ni pauvres, entourés de leur fille Aïcha et de nombreux autres personnages, Mathilde et Amine vont vivre la fin de l’époque coloniale dans une ferme du côté de Meknès. (Lire l’article de Benjamin Stora dans « L’OBS » du 27 février 2020.)
Leïla Slimani, par Kamel Daoud : « Elle est la Française du futur »
On est très loin, avec cette fresque historique et polyphonique inspirée de l’histoire de la famille Slimani, des deux romans concis, contemporains et très français qui précédaient. Mais une fois encore, aucun manichéisme. Tout bouge, sous l’allure classique d’un récit qui, un peu comme chez Elena Ferrante, semble à première vue d’une simplicité biblique. Les certitudes vacillent, les sentiments se mélangent, les clichés coloniaux s’inversent, et la violence couve tandis que la domination s’exerce dans tous les sens. Il y a trois ans, Leïla Slimani nous avait dit : « Raconter la vie intérieure des gens qui ne vont pas bien, ça me fascine. » Elle sait, décidément, l’art de rendre cette fascination-là très contagieuse.
Le Pays des autres. La guerre, la guerre, la guerre, par Leïla Slimani, Gallimard, 368 p., 20 euros. (En librairie le 5 mars.)
« J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres »
L’OBS. « Le Pays des autres » raconte-t-il l’histoire de votre famille ?
Leïla Slimani. Au départ, oui. Ma grand-mère était alsacienne, et mon grand-père marocain soldat dans l’armée française. Ils se sont rencontrés en France en 1944, puis sont allés s’installer dans une ferme près de Meknès, comme le raconte mon livre. Mais très vite, j’ai pris des libertés. La magie du roman a fait qu’ils sont devenus des personnages de fiction… En fait, j’avais d’abord écrit des souvenirs de ma mère et de ma grand-mère, qui était une superconteuse, avec un souci génial du détail. Mon éditeur m’avait dit : « Tu écriras sur ta famille, mais plus tard. Il faut que tu prennes de l’expérience, de la distance. » Or après le Goncourt, je n’ai pas arrêté de voyager. Les seules choses qui me ramenaient à l’écriture, c’étaient mes souvenirs d’enfance et ces récits. J’ai envoyé des bribes à mon éditeur, qui m’a dit « vas-y ». C’était un lieu formidable pour m’échapper et me retrouver.
Vous étiez perdue, après le Goncourt ?
Oui. Je ne savais plus très bien qui j’étais, ni sur quoi écrire. Je n’arrivais plus à me concentrer. Et je ne voulais surtout pas écrire « Chanson douce 2 » ou un autre « Dans le jardin de l’ogre ». Je voulais un défi impossible. Si ça me semble facile, je n’y arrive pas. Donc je me suis dit : un roman historique, long, avec plein de personnages, je n’y arriverai jamais. Ça m’a motivée. Je voulais tester mon souffle. Voir si, après deux romans et un essai, j’avais progressé. Et j’ai senti une sérénité en écrivant. Dans les sagas de Naguib Mahfouz, le personnage principal est Le Caire. Là, je voulais que ce soit le Meknès des années 1950, qu’on sente l’odeur du Maroc… et peut-être montrer une autre part de moi. Je voulais garder ma voix, avec des phrases très courtes, des descriptions sèches, mais en laissant parler une plus grande douceur. Il y aura trois tomes. Le deuxième racontera les années 1970-80, centrées sur le couple d’Aïcha. Et enfin ce sera la troisième génération, dans les années 2005-2015, avec les migrations, la mondialisation, la montée de l’islamisme…
Bernard Pivot et Leïla Slimani, chez Drouant, le 3 novembre 2016.
La fin montrera donc un personnage qui est vous ?
Proche de moi, oui… mais en plus sympa et intéressant ! Je n’ai pas arrêté de faire des conférences, partout dans le monde, où on m’interrogeait sur mon identité. J’esquivais : « Ma famille est très métissée, et c’est génial. » Je me suis demandé si je n’occultais pas quelque chose de plus noir et complexe. J’ai toujours le sentiment de vivre dans le pays des autres, que je sois au Maroc ou en France. Ce roman est une sorte de quête.
Plus jeune, vous sentiez-vous pleinement marocaine ?
Pas du tout. On me disait : « Tu es une bourgeoise francophone. Donc tu n’es pas une vraie Marocaine. » Je me sentais rejetée, ou du moins un peu étrangère et illégitime. Je voulais être comme les copains, faire le ramadan… Mon père le faisait, de manière très intime, sans nous l’imposer. Mes parents nous ont élevées selon ce principe : « Tu es un individu, donc tu dois faire tes choix seul et décider qui tu es, en quoi tu crois. » J’avais envie de leur demander : « Mais dites-moi ce que je dois croire et penser, ça m’aiderait. » Je leur en voulais de nous mettre face à ce vertige que peut représenter une trop grande liberté. Je n’ai compris que plus tard qu’ils nous avaient fait un très grand cadeau.
Cette marginalité est aussi celle du couple formé par Mathilde et Amine dans le roman…
Ce couple mixte dans un contexte colonial m’a beaucoup intéressée. Il y a d’abord un aspect sexuel, genré : l’indigène est marié avec la Blanche, il y a dans le couple une inversion de la logique coloniale. Un Blanc qui séduit une fatma conquiert la femme comme il a conquis le pays. Mais qu’un moricaud, un bicot, puisse posséder sexuellement une Blanche, c’était très subversif… Chacun se retrouve traître à sa communauté. Mathilde n’est plus tout à fait française puisqu’elle a épousé un Marocain. Quant à Amine, il a fait la guerre avec les Français sans en devenir un, tandis que son mariage le met en porte-à-faux vis-à-vis de sa communauté. Il est comme une grande partie de l’élite dans ces pays. Le système colonial a mis dans la tête de ces gens des idées qu’ils vont finir par retourner contre lui : « Vous nous avez appris la démocratie, la nécessité de s’émanciper. Vous ne nous appliquez pas ces valeurs. Donc vous n’avez plus rien à faire ici. » Les colonisés sont pris dans des contradictions constantes.
Panneaux de directions dans la rue à Meknès, Maroc. juin 1969
« Les femmes sont les grandes oubliées de la décolonisation »
Vous rénovez le genre du roman colonial en donnant une grande importance aux personnages féminins…
La littérature coloniale me laisse frustrée pour deux raisons. D’une part, elle est très centrée sur l’Algérie. Ça a suscité de très bons romans, mais le Maroc est un protectorat passionnant, avec des imbrications d’intérêts très forts entre Marocains et Français. D’autre part, le roman colonial montre des héros de guerre ou du maquis… Or les femmes, elles, sont doublement colonisées. Comme le dit Frantz Fanon, le colonisé a des « rêves musculaires ». Il est contraint, c’est celui à qui on dit : « Tais-toi. Reste à ta place. Tu ne peux pas faire ça. » Et c’est quoi la vie d’une femme, qu’elle soit blanche ou pas ? Elle vit la condition du colonisé. Je voulais montrer à quel point cette domination-là traverse des époques où, pourtant, on s’interroge sur la liberté, l’égalité entre les peuples, etc. A chaque fois, les femmes sont les grandes oubliées. Les dindons de la farce.
Mais Mathilde, dominée par son mari, n’est pas très progressiste avec ses employées marocaines…
Oui, Fanon n’arrête pas de le répéter : quand une violence est exercée sur le colonisé, il va l’exercer à son tour sur plus faible que lui.
Sur la colonisation elle-même, n’avez-vous pas peur qu’on vous reproche, notamment au Maroc, une forme d’ambiguïté ?
Je n’ai pas peur, sinon je ne ferais rien. Ensuite, j’ai écrit un roman : l’histoire est vécue du point de vue des personnages, ce n’est pas la thèse de Leïla Slimani sur la colonisation. Tout le monde comprend bien que, pour moi, ce système était mauvais et injuste par essence : ce qui est intéressant, avec un roman, c’est tout à fait autre chose. C’est l’intimité d’êtres humains pris dans la tourmente de l’histoire. La colonisation, dans un roman, c’est la vie quotidienne des gens. C’est facile de dire après coup : eux étaient les gentils, et eux les méchants. Quand on vit les choses au présent, tout est beaucoup plus ambigu.
Je voulais faire resurgir l’ambivalence de la colonisation, à hauteur d’âmes. Mathilde et Amine s’intéressent peu à la politique. Ils ne veulent jamais prendre position parce que, lorsqu’ils le font, ils trahissent quelqu’un. Ils sont toujours le traître d’un autre. Moi aussi, on m’a souvent reproché d’être trop blanche, ou trop ceci. Je suis comme les fruits de l’arbre greffé par Amine : un peu orange, un peu citron, je suis un citrange… Je voudrais expliquer au public marocain, qui me perçoit comme la bourgeoise francophone, que mon histoire est beaucoup plus complexe. Et que les Marocains viennent tous d’une histoire complexe, où il y a eu des métissages.
Le métissage est au cœur du roman. Un colon dit même que « les sang-mêlé annoncent la fin du monde »…
Avec la guerre, tout bouge. « C’est comme si on avait mis les gens dans un bocal et qu’on l’avait remué. » J’ai beaucoup travaillé là-dessus, notamment avec l’historien Pascal Blanchard. La guerre a ouvert une parenthèse pendant laquelle on accepte des mélanges jusque-là inacceptables, mais qui marquent une déliquescence de la civilisation occidentale…. c’est ce que l’on retrouve dans les tirades actuelles sur le « grand remplacement ».
J’aime ce que dit Edouard Glissant sur « la damnation de ce mot, métissage » : il implique deux choses qui ne sont pas de même nature ou de même niveau. Sinon ce n’est pas du métissage, c’est juste un couple. On a aujourd’hui une vision gentillette du métissage, comme une addition. Mais moi, je l’ai toujours vu comme une soustraction. Quand tu le vis de l’intérieur, tu n’es pas deux choses, tu es rien. D’un côté comme de l’autre, on te renvoie à ton autre identité. La déchéance de nationalité réactive ce vieux fantasme : tu ne peux pas faire confiance à un sang-mêlé. De quel côté va-t-il se mettre en cas de conflit ? Il est de quelle couleur, en fait ? Comme dirait Faulkner, le métis a « son sang blanc et son sang noir », qui ne se mélangeront jamais. Deux êtres, deux âmes cohabitent en lui.
« La haine monte, on devient très manichéen »
Tous vos personnages sont un peu métis. Est-ce une réponse à la question de l’identité, en train de s’imposer partout alors qu’elle préoccupait surtout des groupuscules néofascistes il y a quelques années ?
Pendant longtemps, je n’ai pas voulu traiter cette question. Je trouvais qu’on était dans une époque beaucoup trop obsédée par l’identité. Mais le roman est un espace magnifique pour en parler de manière poétique, indulgente, complexe – et non morale. Au Maroc, on a été influencé par la France. En tant que romancière, ça m’émeut. Il y a de la douleur, mais aussi de l’amour, et toute une gamme de sentiments que j’ai envie de traiter, avec à la fois de l’émerveillement et une mélancolie immense. En revanche la vision morale qui consiste à s’inquiéter, dans une nostalgie rance, ne m’intéresse pas du tout. Le combat pour revenir à une pseudo-pureté culturelle est perdu d’avance. Tant mieux.
Il est question « des hommes bouffis d’idéal, qui à force de grands discours avaient épuisé en eux toute forme d’humanité. » Incarner des personnages, est-ce le contraire de ces « grands discours » ?
Un romancier a le devoir de ne pas déshumaniser ses ennemis. Il doit refuser le confort que procure une pensée radicale, et accepter un univers gris, ambigu, inconfortable. Je ne suis pas dupe des systèmes qui n’ont que l’apparence de la clarté. Tous les grands discours finissent par pécher par absence d’indulgence, d’humanisme, de compassion. J’utilise des mots presque religieux, mais quand on est romancier, ces mots-là nous guident tout le temps. Et dans notre société, ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’on n’a plus d’indulgence. On est devenu très manichéen. Même la présomption d’innocence est en train de disparaître. Quelqu’un peut se tromper ou dire une connerie sans devenir un être profondément mauvais…
A quoi pensez-vous ?
Je vois la façon dont des noms sont jetés en pâture. La violence et la haine montent. De plus en plus, les anti-truc rejettent d’un bloc ceux qui ne pensent pas comme eux… Mais on peut très bien vivre avec des gens qui ne pensent pas comme soi ! Là, on prend le risque de ne plus du tout pouvoir vivre ensemble. Quand Trump montre des journalistes du doigt, et que les autres font « bouh, bouh », ce sont des visions d’horreur. Et pendant la crise des « gilets jaunes », par exemple, il a été question des « sales bourgeois »… Considérer que tel type est un salaud parce qu’il vit dans tel quartier, c’est très inquiétant. Mais la violence s’exerce dans tous les sens. On ne perçoit plus les gens qu’à travers un prisme très étroit, qui peut être leur origine, leur classe sociale ou autre chose.
Je le vois bien avec Kamel Daoud ou moi : on serait des traîtres à nos pays, des islamophobes qui veulent se faire mousser… C’est fou. Tu essaies de défendre les homosexuels et une sexualité libre, et on te dit que tu veux manipuler les opinions. Mais il y a quoi, dans ces grands mots creux, comme défense de la vie des gens ? La vie des gens, c’est des personnes en prison, des femmes qui se font avorter à l’eau de Javel dans des caves. C’est du concret, ça existe. Dire que je suis « vendue au colonialisme », ça fait avancer quoi ? Rien. Je n’empêche pas les gens d’avoir la vie sexuelle qu’ils veulent. Si une femme veut rester vierge jusqu’à son mariage, ça la concerne. Mon seul combat, c’est celui du droit, qui doit protéger chaque individu et une sexualité fondée sur le consentement. J’ai toujours eu cette conviction : c’est mon corps, je vais souffrir, jouir, mourir avec, et personne n’a à me dire ce que je dois faire avec lui. Cette immense solitude du corps fonde l’immense liberté qu’on doit avoir d’en disposer.
Vous faites de la politique, finalement. Imaginez-vous de vous lancer vraiment ?
Jamais. Impossible. J’aime trop ma vie d’écrivain, ma liberté. La politique demande des compromissions, ou en tout cas des compromis auxquels je ne suis pas du tout prête.
Une délégation du parti populaire marocain salue le passage du cortège impérial alors que la ville acclame le nouveau sultan Sidi Mohamed Moulay Ben Chafaa à Meknès, Maroc. 5 septembre 1953
Dans la revue « Charles », vous vous êtes récemment réjouie des honneurs rendus à Alain Delon et à Michel Houellebecq. Que pensez-vous de la nomination de Roman Polanski aux Césars ?
Je fais une distinction très nette entre l’artiste et l’homme. L’artiste se juge selon des critères artistiques, et l’homme devant les tribunaux. Aucun n’est au-dessus des lois. Mais une grande œuvre d’art s’impose par elle-même. Même si elle est écrite par un monstre. « Voyage au bout de la nuit » est un livre immense. Les idées de Houellebecq ou Delon me répugnent. Je les trouve racistes, misogynes, mais ce qu’ils font ou disent ne tombe pas sous le coup de la loi. Et ça n’empêche pas que l’un est un très grand écrivain, et l’autre un très grand acteur. Dans vingt ans, le film de Roman Polanski restera sans doute, comme « Rosemary’s Baby » ou « le Locataire ». Après, dans le temps de la création, qui est aussi social et médiatique, on peut trouver indécent qu’une salle applaudisse quelqu’un qui est accusé d’autant de viols. Les faits sont prescrits, il y a la présomption d’innocence, mais il y a une gêne que je comprends tout à fait.
Quel regard portez-vous sur l’affaire Gabriel Matzneff ?
Je n’avais jamais entendu parler de lui. Je suis allée le lire. Je trouve que c’est un écrivain hypermédiocre, donc honnêtement je suis stupéfaite qu’on ait pu être aussi indulgent avec sa pédocriminalité. Et cette manière immonde de s’en vanter, c’est atroce. Le livre de Vanessa Springora est d’une immense dignité. Elle ne s’enferme ni dans la haine ni dans le pathos. Il faut mettre ça en avant : on peut dénoncer, s’indigner, se prévaloir d’être une victime tout en ayant un regard et une réflexion très complexes sur ce qu’on a vécu. C’est un livre très important.
Antoine Gallimard, votre éditeur, a retiré de la vente les livres de Matzneff. A-t-il eu raison ?
Je comprends pourquoi il le fait. Il a été bouleversé par le livre de Vanessa Springora. Personnellement, je ne suis pas si choquée qu’on n’ait plus accès à l’œuvre de Matzneff, mais c’est une façon gênante de céder à une pression médiatico-populaire, dont on ne sait pas très bien d’où elle vient. Est-ce que demain on va retirer le Journal de Gide, les nouvelles de Paul Bowles, les pièces de Genet ? Il faut être très vigilant.
« La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime »
Emmanuel Macron semble prendre la colonisation au sérieux. Après l’avoir qualifiée de « crime contre l’humanité », en 2017, il a dit que, « d’un point de vue mémoriel », la guerre d’Algérie a « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 ». Qu’attendez-vous de lui ?
Il y a encore un abcès à crever, des deux côtés de la Méditerranée. Fatou Diome le dit très bien, certains intellectuels font du discours postcolonial une rente, en affichant une relation systématiquement agressive et négative avec la France. C’est une façon de refuser le débat. Il faut mettre les choses sur la table. La France doit reconnaître qu’elle a commis un crime, tout simplement parce que la colonisation était fondée sur l’inégalité entre les races, la spoliation, l’expropriation, et que les indépendances sont souvent devenues, avec une grande hypocrisie, des interdépendances. Mais les dictateurs africains aussi doivent rendre des comptes. On a des intellectuels extraordinaires au Maroc, en Algérie, au Cameroun, au Sénégal. Ils ont énormément à apprendre aux Français sur les destins de leurs pays… Enfin, le but, c’est d’aller de l’avant. Léonora Miano le dit très bien : le matin, un Français boit du café, du thé, du chocolat. Le thé, le café, le chocolat ont été conquis dans le sang et l’esclavage, mais ils ont lié nos destins. La France est aussi africaine, l’Afrique est devenue un peu française. Il n’y a pas à dire si c’est bien ou mal, c’est un fait.
Et que peut faire quelqu’un comme le chef de l’Etat français, à son niveau, pour aider à sortir de la névrose postcoloniale ?
Déjà, dire et répéter aux jeunes Africains, en particulier aux Algériens, qu’au niveau de l’Etat français, il y a une reconnaissance de leur douleur. Et une reconnaissance de la légitimité qu’ont eu leurs peuples à réclamer, souvent dans le sang, leur indépendance. Ensuite, il faut accorder de la place aux voix dont je parlais, à tous ces intellectuels, tous ces gens qui travaillent depuis des années sur ces sujets. Il faut les mettre en lumière. J’ai par exemple été très touchée par un texte d’Alain Mabanckou sur les anciens combattants, mais aussi par le roman de David Diop sur ce thème, « Frères d’armes ». Ils ont eu des discours magnifiques, pleins d’humanité et de lumière. Il faut faire entendre des voix comme ça, c’est très important.
Leïla Slimani, devant les membres de l’Académie française, le 20 mars 2018, en sa qualité de représentante personnelle du président Macron pour la Francophonie.
Vous êtes la représentante personnelle pour la Francophonie du président Macron depuis fin 2017. Pour combien de temps ?
Toujours, oui. Ce n’est pas un mandat limité dans le temps. Ça me vaut d’entendre, au Maroc, que je ne suis qu’une sale francophone. Dans des pays du Maghreb, certains conservateurs religieux disent que le français est la langue du mécréant, du diable, et qu’il faut cesser de le parler, de l’utiliser, ou d’avoir le moindre contact avec cette langue. Mais je suis désolée, nous sommes des pays multilingues. Le français, c’est notre butin de guerre. Qu’on le veuille ou non, on parle le français, l’espagnol, le berbère, l’arabe… Ça va peut-être choquer des gens, mais l’arabe aussi on l’a appris à cause d’une colonisation. Cette langue ne nous est pas tombée dessus comme ça. Elle est arrivée, comme toutes les langues, avec du sang, des guerres, des conquêtes, des tragédies.
Je suis très triste de la façon dont ces conservateurs tentent d’idéologiser les langues et de nous ramener à une pseudo-identité marocaine fantasmatiquement pure. Je veux défendre ce multilinguisme, qui est un vrai luxe pour la jeunesse de nos pays. Beaucoup de gens ont un peu honte d’être francophones, sous prétexte qu’il faut tout le temps montrer la France du doigt. Mais non ! Je n’ai pas du tout honte de parler plusieurs langues et d’avoir plein d’identités. Et plus jamais je n’admettrai qu’on me dise que je suis moins marocaine à cause de ça. Pendant longtemps je me suis écrasée. Mais ce n’est pas à ces conservateurs de décider de ce qui fait un bon Marocain. Une forme de fascisme commence dès l’instant où on décide de ce qu’est un bon Français ou un bon Marocain. Moi, je ne sais pas si je suis une bonne Française ou une bonne Marocaine, mais je suis française et marocaine, et ils n’ont qu’à faire avec moi, parce que je suis là et je refuse de baisser la tête.
Réciproquement, vous conviendrez qu’il est compliqué d’apprendre l’arabe en France…
C’est un grand problème. Il faut évidemment faire aussi cette désidéologisation des langues en France. Penser que quelqu’un qui veut apprendre l’arabe va devenir islamiste, ce n’est pas normal. Il faut quand même qu’à un moment on ait un vrai combat pour l’enseignement de l’arabe, qui est une langue magnifique, dans laquelle on rigole, on fait l’amour, on écrit des poèmes, on va sur Facebook… Il faut sortir de cette vision où l’arabe = le Coran = l’islam. Ca c’est un de mes grands combats. On veut d’ailleurs créer prochainement un grand prix de la traduction entre l’arabe et le français, subventionner de plus en plus de traductions entre ces deux langues, et faire découvrir toujours plus d’auteurs modernes, contemporains, de romans, de poésie, de bande dessinée, que les Français ne connaissent pas assez à mon sens.
« Ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident »
Vous aviez soutenu Emmanuel Macron en 2017. Quel bilan tirez-vous de son action, à mi-parcours ?
Si des choses me déplaisent, je le dis. Ça a été le cas. J’ai publié une tribune dans « le Monde » sur la façon dont le président avait parlé des sans-papiers. Je n’ai pas envie de l’accabler, ça n’aurait aucun sens. Mais je suis bien sûr inquiète, et parfois désespérée. Je suis inquiète parce que mes sœurs sont médecins et que je vois le désespoir de l’hôpital public. Parce que mes enfants sont à l’école publique et que je sais le danger qui pèse sur ce service public. Parce qu’avec les violences policières voilà un troisième service public dont on se dit : que se passe-t-il ? On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas l’ampleur que c’est en train de prendre… Hier soir, à la Comédie-Française, j’ai entendu un très beau discours expliquant pourquoi, là aussi, les gens sont en grève. J’ai pensé que la France est un pays extraordinaire : oui, les Français sont très râleurs, très en colère, mais leurs droits, ils les ont aussi conquis parce qu’ils sont capables de râler. J’ai une grande admiration pour cette capacité d’indignation collective.
Vous voyagez énormément. Comment la France est-elle perçue de l’étranger ?
Les gens sont très étonnés de la tournure prise par le mandat d’Emmanuel Macron, dont ils avaient une vision un peu idyllique. On me parle très souvent des images des grèves, des « gilets jaunes » autour de l’Arc de Triomphe. Il y a un choc entre une vision très romantique de Paris, et la violence qui surgit au cœur même de la capitale de l’amour. Après, vue des Etats-Unis, de Chine, d’’Inde, la France reste un pays où l’on peut parler de tout, écrire sur tout, se disputer sur tout. Enfin, dans les pays du Sud, il y a une grande inquiétude vis-à-vis d’un rejet de l’islam. Avec, parfois, l’impression caricaturale que la France est devenue fondamentalement raciste.
Etes-vous toujours mobilisée dans l’accueil des migrants ?
Bien sûr, avec une association merveilleuse qui s’appelle Singa. Elle permet à de « nouveaux arrivants » – on préfère ces termes à celui de « migrants », souvent abstrait et déshumanisant – de rencontrer des gens autour d’activités communes : aller au théâtre, faire du sport, jouer à des jeux de société… J’ai rencontré dans ce cadre une France solidaire, qui a envie d’aider des gens à s’intégrer et à apprendre le français. Ça m’a beaucoup impressionnée et rendue un peu plus optimiste… Mais il faut aussi tenir pour responsables les dirigeants de pays où des enfants de 12 ou 13 ans prennent la route seuls. Ces dirigeants d’Afrique subsaharienne n’en ont rien à faire que leur jeunesse meure noyée en Méditerranée ou dans le désert libyen. Leur attitude est criminelle.
Et de ce côté de la Méditerranée, qu’attendez-vous de nos dirigeants ?
Ah ça, si je savais ce qu’il faut faire, je ferais de la politique. J’ai un sentiment de tristesse, d’impuissance, de révolte. Il y a de la place pour beaucoup de gens, et énormément de bonnes volontés qui n’attendent que d’avoir des outils pour s’exercer. On peut me faire tous les discours politiques qu’on veut, ce n’est pas admissible qu’en Europe, une des zones les plus riches de la planète, autant de gens vivent dans des conditions indignes, dorment au milieu des rats, se suicident. Je n’ai pas de solution. Je sais juste que l’humanisme et l’humanité doivent être la base d’une réflexion. Et dans les discours, il en manque beaucoup vis-à-vis de gens qui ont vécu des périples affreux. J’entends peu de politiques manifester de la considération pour eux. Voyez les polémiques concernant la santé pour les étrangers. Comment peut-on en arriver là ? Faire qu’il soit plus difficile qu’hier, pour quelqu’un qui vient d’arriver en France, de se faire soigner ? Tout ça pour plaire à des gens qui critiquent de manière complètement populiste… Il y a quand même un moment où il faut avoir un peu de dignité, de hauteur de vue. On ne peut pas tout utiliser sous prétexte de capter des voix.
L’historien, spécialiste de l’Algérie, vient de se voir confier par l’Elysée une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Entretien.
Après avoir déclaré pendant la campagne présidentielle que la colonisation était « un crime contre l’humanité », puis reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Maurice Audin, mathématicien disparu pendant la guerre d’indépendance, et restitué à Alger, début juillet, vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle, Emmanuel Macron, premier président français né après l’indépendance de l’Algérie, lance un travail de mémoire sur la période de la colonisation, confié à l’historien Benjamin Stora.
Après la décision d’Emmanuel Macron de vous confier cette mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », les critiques à droite et à l’extrême droite ont été vives.
Cela fait quarante ans que je travaille sur l’Algérie, mais je n’apparais toujours pas suffisamment légitime auprès d’une certaine presse d’opinion. Je serais trop engagé du côté des Algériens, le fait de parler de la colonisation sous un angle négatif me décrédibiliserait, je ne serais même pas assez « français » d’après ce que j’ai cru comprendre de certains écrits. Un essayiste, sur FigaroVox, a laissé entendre que j’étais hémiplégique et que je n’avais jamais parlé que des Algériens, alors que j’ai fait des livres et des documentaires sur les pieds-noirs, les harkis, les juifs d’Algérie, une biographie du général de Gaulle, une autre de Mitterrand…
Travailler sur l’Algérie consisterait donc à évacuer les Algériens, c’est hallucinant. Il ne faudrait évoquer que les harkis, les disparitions d’Européens, oublier les personnalités algériennes comme les nationalistes Messali Hadj, Ferhat Abbas, qui restent, d’ailleurs, très peu connus des Français. Je constate en fait que, face à la colonisation, il existe toujours une pensée binaire. Et que cette pensée binaire devrait être la ligne de l’auteur de ce rapport mémoriel.
Est-ce le signe, justement, que les mémoires, face à la colonisation et à la guerre d’Algérie, sont encore très fragmentées ?
Les mémoires se sont même durcies, depuis quinze ou vingt ans. Parce qu’elles sont porteuses d’identité, parce qu’elles sont les supports de fabrication d’identités reconstruites, et parce qu’elles sont corrélées aux enjeux d’aujourd’hui : l’immigration, l’islam, les banlieues. Il y a une grande effervescence dans la jeunesse française sur les questions coloniales, qui a été portée récemment par une conjoncture internationale, la mort de George Floyd aux Etats-Unis [Afro-Américain étouffé par un policier blanc lors de son interpellation en mai, NDLR]. Ce poids, il faut essayer de le lever, de le prendre à bras-le-corps, il faut regarder ce passé en face. Sinon, c’est la porte ouverte à toutes les interprétations fantasmées, très identitaires, d’un côté comme de l’autre.
Quel est le principal enjeu selon vous des deux missions qui ont été lancées en même temps en Algérie et en France sur ce travail de mémoire ?
Il s’agit, au minimum, de se comprendre les uns les autres. C’est d’ailleurs ce que j’écrirai dans le rapport que je devrais remettre à l’Elysée. Il faut connaître nos histoires respectives, que les Algériens connaissent l’histoire des Français et les Français celle des Algériens. On ne peut pas écrire l’histoire des siens, enfermé dans son propre récit. Il faut aussi une réciprocité de ces connaissances. Car les Algériens connaissent bien mieux l’histoire des Français que le contraire. Cela peut se faire par l’éducation, le cinéma, la culture, la télévision, et, pourquoi pas, une chaîne franco-algérienne sur le modèle d’Arte.
La restitution récente à Alger de vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle et entreposés à Paris a fait l’objet d’une communication très réduite de la part du gouvernement français. Cela aurait pu être l’occasion d’un travail de pédagogie et d’enseignements sur un fait historique méconnu…
Chaque geste symbolique accompli doit être l’occasion d’une pédagogie et d’une mise en contexte historique. La restitution de ces crânes doit être l’occasion d’éclairer ce qui s’est passé pendant la conquête qui a été longue, presque cinquante ans, violente, avec une résistance très importante des populations algériennes. Ce que peu de Français savent.
Le livre, que vous venez de publier chez Robert Laffont, « une Mémoire algérienne », s’inscrit dans cette même démarche…
C’est un ouvrage qui reprend six de mes précédents écrits. Notamment mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand, où je détaillais les responsabilités de la gauche et de la droite dans la guerre d’Algérie. Or, aujourd’hui, la gauche n’a toujours pas fait son analyse critique sur le comportement de Mitterrand pendant la guerre d’Algérie et la droite ne défend plus l’héritage du gaullisme. C’est cette faille dans les imaginaires politiques français que j’ai tenté de montrer. Mes écrits sur les juifs d’Algérie, en particulier « les Trois exils » (Stock, 2006), parlent aussi de l’assimilation, de la dissociation entre les juifs et les musulmans à la faveur de la question coloniale. « Une Mémoire algérienne » est donc un ouvrage qui traite de la France, de l’identité française, de l’identité politique et de l’identité nationale. On dit toujours que les Algériens ont un problème avec leur histoire, mais les Français aussi ont un problème avec leur histoire. Ils n’assument pas la question de la décolonisation. Il est temps de l’assumer pleinement. Ce qui a fait la grandeur de la France c’est la décolonisation, pas la colonisation.
Avec le film « la Maquisarde », la réalisatrice et romancière Nora Hamdi questionne la place des femmes dans la guerre d’Algérie et leur rend hommage. « On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux après l’indépendance » regrette-t-elle. Entretien.
Image extraite de « la Maquisarde », de Nora Hamdi. (NORA HAMDI)
Neïla (l’actrice Sawsan Abès), 16 ans, fuit son village dans l’est de la Kabylie, en Algérie, brûlé par les soldats français. Elle se réfugie auprès de son fiancé et de son frère, membres d’un groupe de maquisards engagés du côté du FLN, le Front de libération nationale. On est en 1956, pendant la guerre d’Algérie qui ne dit pas encore son nom. Neïla, combattante armée pour l’indépendance malgré elle, est faite prisonnière par l’armée française au cours d’une attaque. Elle est enfermée dans un camp, tenu secret, hors de toute procédure légale, où l’on torture lors de séances d’interrogatoire pour obtenir des informations sur les insurgés et où l’on exécute.
C’est dans ce décor sinistre, des camps d’internement, que la romancière et réalisatrice Nora Hamdi a choisi de poser sa caméra pour son film « la Maquisarde ». Adapté de son roman éponyme (Grasset, 2014) inspiré du témoignage de sa propre mère, il met en scène des combattantes pour la liberté. Avec les moyens du bord (le film est autofinancé), la réalisatrice fait dialoguer Neïla et sa camarade de cellule, une Française, Suzanne (l’actrice Emilie Favre-Bertin), engagée dans la lutte pour l’indépendance. Elles croisent d’autres femmes enfermées, dont une informatrice malgré elle. Elles font face à des militaires cyniques et violents, dont un appelé insoumis qui les aidera à s’échapper.
La réalisatrice a voulu faire le portrait de ces femmes longtemps oubliées, qui n’ont jamais obtenu la reconnaissance qui leur était due, ni dans leurs familles, ni au sommet de l’Etat. Pourtant, les Algériennes ont joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance. Les plus connues ont transporté des armes, des tracts, des fausses cartes d’identité, des messages et ont posé des bombes. Les autres, la grande majorité, étaient de simples paysannes. Elles ont caché des résistants, soigné les combattants, ravitaillé les maquis en vêtements et en vivres et parfois pris les armes. Ce sont ces dernières que Nora Hamdi a voulu mettre en avant. Celles qui « n’ont pas parlé » ou, comme sa mère, très tardivement.
L’intérêt des dialogues, dans le huis clos du centre d’internement, l’emporte sur la mise en scène, les plans et les décors qui manquent de relief. Mais le souci de mémoire de ce pan de l’histoire franco-algérienne encore trop méconnu et l’hommage féministe de la réalisatrice rendent le film et son message utiles. L’occasion de revenir sur le rôle de ces combattantes de l’ombre. Entretien avec Nora Hamdi.
Le film se concentre sur le huis clos carcéral des dialogues entre Neïla, la maquisarde algérienne, et Suzanne, l’ancienne résistante française sous l’Occupation devenue militante anticoloniale. Pourquoi avez-vous voulu mettre en scène ce duo ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont été les grandes oubliées de la lutte contre l’occupant nazi, tout comme les maquisardes algériennes l’ont été à l’indépendance de l’Algérie. On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux. A l’exception des militantes du FLN devenues des icônes, comme Djamila Bouhired, Zohra Drif ou Djamila Boupacha, qui étaient instruites, on a oublié toutes les autres femmes, en grande majorité issues des classes populaires, des paysannes illettrées. Il n’y a jamais eu un ministère des moudjahidate (« combattantes ») comme il existe un ministère des moudjahidine (« combattants »). Il n’y a jamais eu de lieu officiel en hommage à elles. La lutte de ces femmes n’a jamais siégé au panthéon des héros algériens. Cela a été une profonde déception pour elles. Encore maintenant, il y a une grande amertume chez elles. Quand Djamila Bouhired, lors d’une manifestation du « hirak »[mouvement de contestation antirégime apparu en février 2019], dit que l’indépendance a été confisquée au peuple, elle l’exprime. C’est une véritable injustice. Ma mère ne savait ni lire, ni écrire. Si je n’en parle pas, moi, enfant d’immigrés, qui le fera ? C’est ma manière de faire exister ces femmes, à ma petite échelle.
Image extraite de « la Maquisarde ». (NORA HAMDI)
Au manque de reconnaissance officielle et institutionnelle s’est ajouté le silence de ces femmes sur ce qu’elles avaient vécu. Comment la transmission peut se faire quand les témoignages sont rares ?
Le silence a prévalu pour plusieurs raisons. Celles qui avaient émigré en France rasaient les murs à cause du racisme. Les immigrés, femmes comprises, se devaient d’être discrets. Il y a aussi, bien sûr, le traumatisme des horreurs de la guerre. Ça reste encore douloureux. Ma mère a parlé à la mort de sa propre mère qui avait partagé la même expérience traumatique. Elle ne voulait pas faire peur, mais c’est aussi parce que ce n’était pas un sujet dont il fallait parler. Les femmes sont éduquées à ne pas parler. Les hommes se vantent, se glorifient. Elles, elles ne prennent pas la parole.
Mais il y a une soif de savoir chez les générations suivantes, car on est plus fort quand on connaît son passé. Le film a été projeté à Bejaïa et Saïda en Algérie. A chaque fois, des jeunes filles étaient en demande d’en savoir plus.
Combien de femmes ont participé à cette guerre de libération ?
C’est très difficile de le savoir. Comme la plupart des combattantes étaient des femmes issues de milieux populaires, elles n’avaient pas de papiers d’identité. Parfois même, elles n’avaient pas d’acte de naissance. Elles n’étaient inscrites nulle part à leur mort. Dans les camps, on les prenait en photo et on inscrivait leur nom pour les identifier.
Ces femmes arrivaient dans un sanctuaire réservé aux hommes, machiste. Comment faisaient-elles face au système patriarcal ? Etaient-elles maintenues dans le rôle qui leur était dévolu de subordination ?
Bien au contraire. Quand les hommes ont rejoint le maquis, elles n’étaient plus reléguées aux tâches du foyer. Beaucoup de femmes ont été recrutées dans l’armée du FLN. Elles ont appris à penser par elles-mêmes. Du jour au lendemain, elles ont eu une conscience politique. Elles se sont rendu compte qu’elles étaient des citoyennes algériennes. Elles servaient leur pays. Cela a été le point de départ de leur engagement idéologique. Cela leur a donné de la valeur. Pendant cette période affreuse, elles étaient les égales des hommes, avec un rôle aussi important qu’eux.
Elles ont fait quelque chose de grand et en ont eu conscience. Ça a changé leur vie. C’est pourquoi elles ont ressenti de l’amertume après que le pays a obtenu son indépendance. La guerre d’Algérie n’aurait pas été gagnée sans elles. Elles étaient présentes à tous les niveaux.
Vous avez choisi d’adapter de votre livre la partie qui raconte le camp où se retrouve Neïla. Pourquoi ?
D’abord pour des questions de budget ! Cette limite m’a permis de me focaliser sur l’enfermement de ces femmes. Elles ne se voient pas entre elles. Les dernières arrivées ne communiquaient pas avec les plus anciennes pour essayer d’en tirer le maximum d’informations. J’ai été soft dans la description des horreurs de la guerre. Je n’ai pas filmé comment on enterrait les femmes vivantes, ni comment on tuait les femmes enceintes en arrachant leur bébé de leur ventre. Je me suis dit que ça allait être insupportable à voir.
J’ai préféré montrer la rencontre entre une maquisarde algérienne et une ancienne résistante française à l’Occupation, dont le passé entre en résonance avec le présent. Elle était dans un camp nazi et se retrouve une nouvelle fois dans un camp, enfermée avec une jeune maquisarde qui lui rappelle son passé. Je voulais à travers ce personnage, inspiré de Germaine Tillion, montrer un autre visage de la France, celui de la France anticoloniale. Tout comme avec le personnage du soldat insoumis, cela me permettait de nuancer l’histoire de cette guerre.
Emilie Favre-Bertin et Sawsan Abès dans « la Maquisarde ». (NORA HAMDI)
Comment avez-vous recréé le maquis algérien avec sa nature si caractéristique et le centre d’interrogatoire ?
J’ai trouvé d’anciens locaux d’EDF en plein Paris pour reconstituer le centre. Il ressemblait aux écoles coloniales réquisitionnées pour en faire des lieux secrets d’interrogatoire. Pour les scènes dans le maquis, j’ai tourné à Cheptainville, dans l’Essonne, ville qui a soutenu le film. J’ai tourné quelques images du camp de concentration où avait été détenue ma mère en Algérie, que j’ai ajoutées dans le film..
Au départ, j’avais commencé un casting en Algérie après une invitation du ministère de la Culture pour une résidence. J’ai eu accès à certaines archives. Rapidement, je me suis rendu compte qu’il était compliqué de produire un film et faire du cinéma en Algérie. Le secteur est encore largement dominé et dépendant de l’Etat. Le fait d’être une femme, de parler de la guerre d’Algérie et des moudjahidate ont été des freins. Je suis rentrée en France où nous avons présenté le projet au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) avec un casting qui comptait Emmanuelle Béart et Rachida Brakni, mais il a été refusé.
Je suis tombée sur un documentaire sur John Cassavetes, que j’apprécie beaucoup, et qui racontait comment il avait fait du cinéma avec des bouts de ficelle. Je me suis demandé si on pouvait encore faire ça à notre époque, et je me suis lancée. Je ne suis pas passée par des agences, j’ai mis une annonce sur internet pour recruter les acteurs. J’ai pris des comédiens inconnus et une équipe qui acceptait de travailler sur le projet sans budget. Cela a pris tout de suite, et nous avons tourné en deux mois grâce à des partenariats gracieux qui ont soutenu le film.
Comment vous êtes-vous documentée ?
Lors de mon voyage en Algérie, j’avais pu accéder à certaines archives sur le FLN et l’ALN (Armée de libération nationale), mais j’ai surtout travaillé à partir de témoignages des villageois. J’ai pris une voiture et j’ai sillonné le pays. Je suis tombée sur d’anciennes fermes où on a torturé, des endroits qui ont servi de camps. On retrouve facilement les traces des lieux coloniaux, les vestiges des villages ratissés, brûlés puis abandonnés. Les traces de la guerre sont encore très présentes. De nombreuses associations d’anciens maquisards, d’anciens du FLN, très actives. Le mouvement du « hirak » a réveillé ce sentiment d’urgence de ne pas vouloir se faire confisquer l’indépendance.
Je suis retournée dans le camp de concentration en Kabylie, dans la périphérie de Tadmaït, où ma mère avait été enfermée, devenu aujourd’hui un centre de formation. C’était un camp loin de tout, grand comme un village avec plusieurs lotissements et une fosse commune. Du même genre que ceux que la France avait construits sous l’occupation nazie, comme si l’histoire s’était répétée. Ma mère me racontait comment on y enfermait les gens, entassés comme des bêtes, sans leur donner à manger, parfois pendant trois jours. Je me suis imaginé dans quelle partie de ce centre ma mère et ma grand-mère avaient été emprisonnées.
Camp où ont été détenues la mère et la grand-mère de Nora Hamdi, en Kabylie, en Algérie. (NORA HAMDI)
Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora une mission sur la réconciliation des mémoires. Qu’en pensez-vous ?
Les prises de positions publiques et politiques d’Emmanuel Macron sur ce sujet, peu importe ce qu’on pense de lui, sont une bonne nouvelle. C’est le seul président qui a déclaré que la colonisation était un « crime contre l’humanité ». Personne n’avait eu le courage de le dire. La restitution des crânes de résistants algériens, la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin sont des gestes importants. Il pose les choses sur la table et libère la parole. Ça permet de ne pas fabuler sur ce qu’a été ce passé.
La France et l’Algérie entament un délicat travail sur la réconciliation des mémoires
Notre génération est plus apte à aborder la guerre comme un fait historique et non plus dans l’affect. Elle est plus objective. L’Allemagne a fait son travail de mémoire, la France peut le faire.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
« La Maquisarde », de Nora Hamdi.Vendredi 18 septembre, à l’espace Saint-Michel, 7, place Saint-Michel, Paris 5e, séance à 20h25, suivie d’un débat en présence de l’historienne Raphaëlle Branche et de la réalisatrice et écrivaine Nora Hamdi.
La cinéaste Nicole Garcia, en septembre 2020. (ALBERTO PIZZOLI / AFP)
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou Nicole Garcia, qui décrit la remontée brutale de ses souvenirs d’enfance lors de vacances au Maroc.
« Mon père, Joseph Garcia, était commerçant à Oran. Il avait une quincaillerie, la Droguerie universelle. Il vendait aussi bien des balais que de la peinture. J’aimais beaucoup ce magasin, j’aurais pu continuer… En rentrant du lycée, je passais du temps avec lui, dans les rayons. Tout le monde nous connaissait, sous les arcades. Son père, mon grand-père, venait d’Espagne. Pourquoi est-il venu en Algérie avec ses parents ? Il y a là une grande brume, dans l’histoire de la famille Garcia. Ils sont venus en Algérie peu de temps après la prise d’Alger en 1830. Je crois que c’était une migration de la misère, et mon arrière-grand-père a fait partie de ce flot. Mon père, du coup, avait la double nationalité, française et espagnole.
Il a demandé la nationalité française pour pouvoir faire la guerre. Mon grand-père était représentant de commerce, et voyageait à travers le pays. Il n’était jamais là, et ma grand-mère a élevé quatre enfants seule. C’est une histoire familiale très pauvre, dont je ne sais que peu de choses. Mon père, lui, allait beaucoup chez ses frères, si bien que ma mère faisait venir sa famille à la maison… C’était un grand matriarcat.
Ma mère était assez mélancolique, un peu froide
Ce dont je me souviens, ce sont les odeurs et les couleurs. D’une rue où nous, les enfants, étions accueillis partout. Le magasin était une sorte de carrefour, les gens bavardaient. Mais mon enfance a été assombrie par des secrets, des choses inavouées. Il me reste, au fond de moi, beaucoup d’angoisses et d’émotions, de peurs aussi, qui me viennent d’Oran et de ses ombres. Il y avait des choses qu’on ne disait pas. Ma mère était assez mélancolique, un peu froide. Toutes mes héroïnes, dans mes films, recherchent le regard d’une mère…
La guerre est arrivée assez tard à Oran. Je me souviens que, lors des cours, en pleine composition française, on nous disait : “Allongez-vous!” Pour éviter les tirs. En avril 1962, il nous arrivait de suivre les cours à plat ventre… Je me souviens du couvre-feu, de l’angoisse des parents qui avaient compris que la politique du général de Gaulle n’allait pas changer de cap, et que cette chose impossible à envisager − le départ − devenait inéluctable. Ils allaient être obligés de quitter cette terre où ils étaient nés… Moi, à 14 ans, je savais bien que les histoires coloniales avaient une fin. Au fond, la guerre arrangeait mes plans. J’avais envie d’aller à Paris.
“Je mets des babouches et je reste”
J’ai regretté, plus tard, de ne pas avoir pris conscience de la douleur de mon père. Nous sommes partis en 1964. Mon père voulait rester. Il avait dit : “Je mets des babouches et je reste!” Il parlait une drôle de langue, faite de français, d’espagnol et d’arabe. Mes parents s’exprimaient en espagnol quand ils ne voulaient pas que les enfants comprennent. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais appris l’espagnol, la langue de l’exclusion. Mes parents sont partis pratiquement les mains vides. Mon père avait nationalisé son magasin adoré, dans lequel je le revois, en cache-poussière, debout devant le comptoir. On aperçoit le magasin, dans l’un de mes films, “Un balcon sur la mer”…
Oui, il y a la nostalgie. Mais pour moi, le départ n’a pas été un déchirement. Pendant très longtemps, j’ai occulté l’Algérie, je l’ai oubliée. Dix ans plus tard, dans les années 1970, je suis allée au Maroc, en vacances. Et là, tout est revenu. Les senteurs, la végétation, le soleil, les fleurs, toutes ces images et ces sensations sont arrivées d’un seul coup, comme un coup de fouet en retour. Une nostalgie brutale… Un rappel violent de mon enfance. Je me suis souvenue, c’est très intime…
Je chahutais dans les “matinées classiques” où les professeurs nous emmenaient, je n’ai pas eu de révélation dans ces moments-là. Mais, un jour, en traversant le boulevard, en revenant du lycée, je m’en souviens bien, une phrase s’est imposée : “Je serai actrice.” Cette phrase s’est gravée en moi, presque à mon insu. J’en ai parlé très vite autour de moi. J’avais 13 ans. Mon oncle m’a dit : “Du théâtre, j’espère! Parce que le cinéma…” De l’Algérie, il me reste des larmes et des rires. »++
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