A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou Nicole Garcia, qui décrit la remontée brutale de ses souvenirs d’enfance lors de vacances au Maroc.
« Mon père, Joseph Garcia, était commerçant à Oran. Il avait une quincaillerie, la Droguerie universelle. Il vendait aussi bien des balais que de la peinture. J’aimais beaucoup ce magasin, j’aurais pu continuer… En rentrant du lycée, je passais du temps avec lui, dans les rayons. Tout le monde nous connaissait, sous les arcades. Son père, mon grand-père, venait d’Espagne. Pourquoi est-il venu en Algérie avec ses parents ? Il y a là une grande brume, dans l’histoire de la famille Garcia. Ils sont venus en Algérie peu de temps après la prise d’Alger en 1830. Je crois que c’était une migration de la misère, et mon arrière-grand-père a fait partie de ce flot. Mon père, du coup, avait la double nationalité, française et espagnole.
Il a demandé la nationalité française pour pouvoir faire la guerre. Mon grand-père était représentant de commerce, et voyageait à travers le pays. Il n’était jamais là, et ma grand-mère a élevé quatre enfants seule. C’est une histoire familiale très pauvre, dont je ne sais que peu de choses. Mon père, lui, allait beaucoup chez ses frères, si bien que ma mère faisait venir sa famille à la maison… C’était un grand matriarcat.
Ma mère était assez mélancolique, un peu froide
Ce dont je me souviens, ce sont les odeurs et les couleurs. D’une rue où nous, les enfants, étions accueillis partout. Le magasin était une sorte de carrefour, les gens bavardaient. Mais mon enfance a été assombrie par des secrets, des choses inavouées. Il me reste, au fond de moi, beaucoup d’angoisses et d’émotions, de peurs aussi, qui me viennent d’Oran et de ses ombres. Il y avait des choses qu’on ne disait pas. Ma mère était assez mélancolique, un peu froide. Toutes mes héroïnes, dans mes films, recherchent le regard d’une mère…
La guerre est arrivée assez tard à Oran. Je me souviens que, lors des cours, en pleine composition française, on nous disait : “Allongez-vous !” Pour éviter les tirs. En avril 1962, il nous arrivait de suivre les cours à plat ventre… Je me souviens du couvre-feu, de l’angoisse des parents qui avaient compris que la politique du général de Gaulle n’allait pas changer de cap, et que cette chose impossible à envisager − le départ − devenait inéluctable. Ils allaient être obligés de quitter cette terre où ils étaient nés… Moi, à 14 ans, je savais bien que les histoires coloniales avaient une fin. Au fond, la guerre arrangeait mes plans. J’avais envie d’aller à Paris.
“Je mets des babouches et je reste”
J’ai regretté, plus tard, de ne pas avoir pris conscience de la douleur de mon père. Nous sommes partis en 1964. Mon père voulait rester. Il avait dit : “Je mets des babouches et je reste !” Il parlait une drôle de langue, faite de français, d’espagnol et d’arabe. Mes parents s’exprimaient en espagnol quand ils ne voulaient pas que les enfants comprennent. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais appris l’espagnol, la langue de l’exclusion. Mes parents sont partis pratiquement les mains vides. Mon père avait nationalisé son magasin adoré, dans lequel je le revois, en cache-poussière, debout devant le comptoir. On aperçoit le magasin, dans l’un de mes films, “Un balcon sur la mer”…
Oui, il y a la nostalgie. Mais pour moi, le départ n’a pas été un déchirement. Pendant très longtemps, j’ai occulté l’Algérie, je l’ai oubliée. Dix ans plus tard, dans les années 1970, je suis allée au Maroc, en vacances. Et là, tout est revenu. Les senteurs, la végétation, le soleil, les fleurs, toutes ces images et ces sensations sont arrivées d’un seul coup, comme un coup de fouet en retour. Une nostalgie brutale… Un rappel violent de mon enfance. Je me suis souvenue, c’est très intime…
Je chahutais dans les “matinées classiques” où les professeurs nous emmenaient, je n’ai pas eu de révélation dans ces moments-là. Mais, un jour, en traversant le boulevard, en revenant du lycée, je m’en souviens bien, une phrase s’est imposée : “Je serai actrice.” Cette phrase s’est gravée en moi, presque à mon insu. J’en ai parlé très vite autour de moi. J’avais 13 ans. Mon oncle m’a dit : “Du théâtre, j’espère ! Parce que le cinéma…” De l’Algérie, il me reste des larmes et des rires. »++
Publié le 25 janvier 2021
Propos recueillis par François Forestier
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