Avec le film « la Maquisarde », la réalisatrice et romancière Nora Hamdi questionne la place des femmes dans la guerre d’Algérie et leur rend hommage. « On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux après l’indépendance » regrette-t-elle. Entretien.
Neïla (l’actrice Sawsan Abès), 16 ans, fuit son village dans l’est de la Kabylie, en Algérie, brûlé par les soldats français. Elle se réfugie auprès de son fiancé et de son frère, membres d’un groupe de maquisards engagés du côté du FLN, le Front de libération nationale. On est en 1956, pendant la guerre d’Algérie qui ne dit pas encore son nom. Neïla, combattante armée pour l’indépendance malgré elle, est faite prisonnière par l’armée française au cours d’une attaque. Elle est enfermée dans un camp, tenu secret, hors de toute procédure légale, où l’on torture lors de séances d’interrogatoire pour obtenir des informations sur les insurgés et où l’on exécute.
C’est dans ce décor sinistre, des camps d’internement, que la romancière et réalisatrice Nora Hamdi a choisi de poser sa caméra pour son film « la Maquisarde ». Adapté de son roman éponyme (Grasset, 2014) inspiré du témoignage de sa propre mère, il met en scène des combattantes pour la liberté. Avec les moyens du bord (le film est autofinancé), la réalisatrice fait dialoguer Neïla et sa camarade de cellule, une Française, Suzanne (l’actrice Emilie Favre-Bertin), engagée dans la lutte pour l’indépendance. Elles croisent d’autres femmes enfermées, dont une informatrice malgré elle. Elles font face à des militaires cyniques et violents, dont un appelé insoumis qui les aidera à s’échapper.
La réalisatrice a voulu faire le portrait de ces femmes longtemps oubliées, qui n’ont jamais obtenu la reconnaissance qui leur était due, ni dans leurs familles, ni au sommet de l’Etat. Pourtant, les Algériennes ont joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance. Les plus connues ont transporté des armes, des tracts, des fausses cartes d’identité, des messages et ont posé des bombes. Les autres, la grande majorité, étaient de simples paysannes. Elles ont caché des résistants, soigné les combattants, ravitaillé les maquis en vêtements et en vivres et parfois pris les armes. Ce sont ces dernières que Nora Hamdi a voulu mettre en avant. Celles qui « n’ont pas parlé » ou, comme sa mère, très tardivement.
L’intérêt des dialogues, dans le huis clos du centre d’internement, l’emporte sur la mise en scène, les plans et les décors qui manquent de relief. Mais le souci de mémoire de ce pan de l’histoire franco-algérienne encore trop méconnu et l’hommage féministe de la réalisatrice rendent le film et son message utiles. L’occasion de revenir sur le rôle de ces combattantes de l’ombre. Entretien avec Nora Hamdi.
Le film se concentre sur le huis clos carcéral des dialogues entre Neïla, la maquisarde algérienne, et Suzanne, l’ancienne résistante française sous l’Occupation devenue militante anticoloniale. Pourquoi avez-vous voulu mettre en scène ce duo ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont été les grandes oubliées de la lutte contre l’occupant nazi, tout comme les maquisardes algériennes l’ont été à l’indépendance de l’Algérie. On a glorifié les hommes et demandé aux femmes de retourner derrière les fourneaux. A l’exception des militantes du FLN devenues des icônes, comme Djamila Bouhired, Zohra Drif ou Djamila Boupacha, qui étaient instruites, on a oublié toutes les autres femmes, en grande majorité issues des classes populaires, des paysannes illettrées. Il n’y a jamais eu un ministère des moudjahidate (« combattantes ») comme il existe un ministère des moudjahidine (« combattants »). Il n’y a jamais eu de lieu officiel en hommage à elles. La lutte de ces femmes n’a jamais siégé au panthéon des héros algériens. Cela a été une profonde déception pour elles. Encore maintenant, il y a une grande amertume chez elles. Quand Djamila Bouhired, lors d’une manifestation du « hirak » [mouvement de contestation antirégime apparu en février 2019], dit que l’indépendance a été confisquée au peuple, elle l’exprime. C’est une véritable injustice. Ma mère ne savait ni lire, ni écrire. Si je n’en parle pas, moi, enfant d’immigrés, qui le fera ? C’est ma manière de faire exister ces femmes, à ma petite échelle.
Au manque de reconnaissance officielle et institutionnelle s’est ajouté le silence de ces femmes sur ce qu’elles avaient vécu. Comment la transmission peut se faire quand les témoignages sont rares ?
Le silence a prévalu pour plusieurs raisons. Celles qui avaient émigré en France rasaient les murs à cause du racisme. Les immigrés, femmes comprises, se devaient d’être discrets. Il y a aussi, bien sûr, le traumatisme des horreurs de la guerre. Ça reste encore douloureux. Ma mère a parlé à la mort de sa propre mère qui avait partagé la même expérience traumatique. Elle ne voulait pas faire peur, mais c’est aussi parce que ce n’était pas un sujet dont il fallait parler. Les femmes sont éduquées à ne pas parler. Les hommes se vantent, se glorifient. Elles, elles ne prennent pas la parole.
Mais il y a une soif de savoir chez les générations suivantes, car on est plus fort quand on connaît son passé. Le film a été projeté à Bejaïa et Saïda en Algérie. A chaque fois, des jeunes filles étaient en demande d’en savoir plus.
Combien de femmes ont participé à cette guerre de libération ?
C’est très difficile de le savoir. Comme la plupart des combattantes étaient des femmes issues de milieux populaires, elles n’avaient pas de papiers d’identité. Parfois même, elles n’avaient pas d’acte de naissance. Elles n’étaient inscrites nulle part à leur mort. Dans les camps, on les prenait en photo et on inscrivait leur nom pour les identifier.
Ces femmes arrivaient dans un sanctuaire réservé aux hommes, machiste. Comment faisaient-elles face au système patriarcal ? Etaient-elles maintenues dans le rôle qui leur était dévolu de subordination ?
Bien au contraire. Quand les hommes ont rejoint le maquis, elles n’étaient plus reléguées aux tâches du foyer. Beaucoup de femmes ont été recrutées dans l’armée du FLN. Elles ont appris à penser par elles-mêmes. Du jour au lendemain, elles ont eu une conscience politique. Elles se sont rendu compte qu’elles étaient des citoyennes algériennes. Elles servaient leur pays. Cela a été le point de départ de leur engagement idéologique. Cela leur a donné de la valeur. Pendant cette période affreuse, elles étaient les égales des hommes, avec un rôle aussi important qu’eux.
Elles ont fait quelque chose de grand et en ont eu conscience. Ça a changé leur vie. C’est pourquoi elles ont ressenti de l’amertume après que le pays a obtenu son indépendance. La guerre d’Algérie n’aurait pas été gagnée sans elles. Elles étaient présentes à tous les niveaux.
Vous avez choisi d’adapter de votre livre la partie qui raconte le camp où se retrouve Neïla. Pourquoi ?
D’abord pour des questions de budget ! Cette limite m’a permis de me focaliser sur l’enfermement de ces femmes. Elles ne se voient pas entre elles. Les dernières arrivées ne communiquaient pas avec les plus anciennes pour essayer d’en tirer le maximum d’informations. J’ai été soft dans la description des horreurs de la guerre. Je n’ai pas filmé comment on enterrait les femmes vivantes, ni comment on tuait les femmes enceintes en arrachant leur bébé de leur ventre. Je me suis dit que ça allait être insupportable à voir.
J’ai préféré montrer la rencontre entre une maquisarde algérienne et une ancienne résistante française à l’Occupation, dont le passé entre en résonance avec le présent. Elle était dans un camp nazi et se retrouve une nouvelle fois dans un camp, enfermée avec une jeune maquisarde qui lui rappelle son passé. Je voulais à travers ce personnage, inspiré de Germaine Tillion, montrer un autre visage de la France, celui de la France anticoloniale. Tout comme avec le personnage du soldat insoumis, cela me permettait de nuancer l’histoire de cette guerre.
Comment avez-vous recréé le maquis algérien avec sa nature si caractéristique et le centre d’interrogatoire ?
J’ai trouvé d’anciens locaux d’EDF en plein Paris pour reconstituer le centre. Il ressemblait aux écoles coloniales réquisitionnées pour en faire des lieux secrets d’interrogatoire. Pour les scènes dans le maquis, j’ai tourné à Cheptainville, dans l’Essonne, ville qui a soutenu le film. J’ai tourné quelques images du camp de concentration où avait été détenue ma mère en Algérie, que j’ai ajoutées dans le film..
Au départ, j’avais commencé un casting en Algérie après une invitation du ministère de la Culture pour une résidence. J’ai eu accès à certaines archives. Rapidement, je me suis rendu compte qu’il était compliqué de produire un film et faire du cinéma en Algérie. Le secteur est encore largement dominé et dépendant de l’Etat. Le fait d’être une femme, de parler de la guerre d’Algérie et des moudjahidate ont été des freins. Je suis rentrée en France où nous avons présenté le projet au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) avec un casting qui comptait Emmanuelle Béart et Rachida Brakni, mais il a été refusé.
Je suis tombée sur un documentaire sur John Cassavetes, que j’apprécie beaucoup, et qui racontait comment il avait fait du cinéma avec des bouts de ficelle. Je me suis demandé si on pouvait encore faire ça à notre époque, et je me suis lancée. Je ne suis pas passée par des agences, j’ai mis une annonce sur internet pour recruter les acteurs. J’ai pris des comédiens inconnus et une équipe qui acceptait de travailler sur le projet sans budget. Cela a pris tout de suite, et nous avons tourné en deux mois grâce à des partenariats gracieux qui ont soutenu le film.
Comment vous êtes-vous documentée ?
Lors de mon voyage en Algérie, j’avais pu accéder à certaines archives sur le FLN et l’ALN (Armée de libération nationale), mais j’ai surtout travaillé à partir de témoignages des villageois. J’ai pris une voiture et j’ai sillonné le pays. Je suis tombée sur d’anciennes fermes où on a torturé, des endroits qui ont servi de camps. On retrouve facilement les traces des lieux coloniaux, les vestiges des villages ratissés, brûlés puis abandonnés. Les traces de la guerre sont encore très présentes. De nombreuses associations d’anciens maquisards, d’anciens du FLN, très actives. Le mouvement du « hirak » a réveillé ce sentiment d’urgence de ne pas vouloir se faire confisquer l’indépendance.
Je suis retournée dans le camp de concentration en Kabylie, dans la périphérie de Tadmaït, où ma mère avait été enfermée, devenu aujourd’hui un centre de formation. C’était un camp loin de tout, grand comme un village avec plusieurs lotissements et une fosse commune. Du même genre que ceux que la France avait construits sous l’occupation nazie, comme si l’histoire s’était répétée. Ma mère me racontait comment on y enfermait les gens, entassés comme des bêtes, sans leur donner à manger, parfois pendant trois jours. Je me suis imaginé dans quelle partie de ce centre ma mère et ma grand-mère avaient été emprisonnées.
Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora une mission sur la réconciliation des mémoires. Qu’en pensez-vous ?
Les prises de positions publiques et politiques d’Emmanuel Macron sur ce sujet, peu importe ce qu’on pense de lui, sont une bonne nouvelle. C’est le seul président qui a déclaré que la colonisation était un « crime contre l’humanité ». Personne n’avait eu le courage de le dire. La restitution des crânes de résistants algériens, la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin sont des gestes importants. Il pose les choses sur la table et libère la parole. Ça permet de ne pas fabuler sur ce qu’a été ce passé.
Notre génération est plus apte à aborder la guerre comme un fait historique et non plus dans l’affect. Elle est plus objective. L’Allemagne a fait son travail de mémoire, la France peut le faire.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
« La Maquisarde », de Nora Hamdi.Vendredi 18 septembre, à l’espace Saint-Michel, 7, place Saint-Michel, Paris 5e, séance à 20h25, suivie d’un débat en présence de l’historienne Raphaëlle Branche et de la réalisatrice et écrivaine Nora Hamdi.
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