Face à ce traumatisme historique, les manuels scolaires, plus courageux que les hommes politiques, ont malgré tout reflété les débats mémoriels qui agitaient la société.
Algériens arrêtés après les massacres de Sétif. La manifestation indépendantiste du 8 mai 1945 sera absente des manuels scolaires jusqu’en 1983. La France ne reconnaîtr
C’était une belle carte de l’empire français, avec l’Hexagone au centre et plein de points rouges dispersés : l’Indochine, Madagascar, et surtout l’Algérie. De la IIIe République de Jules Ferry jusqu’aux années 1960, elle trônait dans toutes les classes, dès le primaire.
Dans les manuels, on enseignait aux écoliers que le général Bugeaud était un grand homme de la trempe de Vercingétorix ou de Napoléon, ce héros qui avait mené la lutte contre Abd el-Kader.
La colonisation, cette geste militaire, était un élément central des cours d’histoire et du « projet d’éducation citoyenne des élèves français ». La déroute de Diên Biên Phu n’ébranlera pas le récit national, l’Indochine est si loin.
En revanche, avec l’indépendance de l’Algérie, c’est tout l’édifice, fondé sur l’apologie de la colonisation et une vision chauvine de l’histoire, qui s’effondre. « Rien ne sera jamais plus comme avant », affirme l’historien Benoît Falaize dans l’une des nombreuses études qu’il a consacrées à l’évolution des manuels d’histoire. Même si le traumatisme continuera longtemps à être évoqué par des euphémismes : « la crise », « les événements ».
Plus offensifs que les politiques
Un déni ? Pas si simple. « On parle toujours d’oubli, dit Sébastien Ledoux, historien spécialiste du devoir de mémoire, mais il n’y a jamais eu d’oubli. La guerre d’Algérie a été inscrite au programme des lycées en 1983. » Dans les cours d’histoire, elle était abordée au chapitre de la décolonisation et à celui des institutions politiques après 1945. Comment ? Sébastien Ledoux le souligne :
« Le ministère donne juste un cadre avec le programme qu’il fixe, mais ne dicte pas le contenu de l’enseignement. Ce sont les éditeurs qui choisissent les auteurs des manuels. Ceux-ci reflètent donc souvent les débats mémoriels de l’époque. »
On a une fâcheuse tendance, dès qu’un sujet de société pose problème, à faire porter le chapeau à l’école. Les manuels, pourtant, ont parfois été plus offensifs que les politiques. Benoît Falaize note ainsi l’apparition très tôt du mot « bourbier » pour évoquer la guerre d’Algérie.
Dans les manuels, on commence en 1983 à évoquer les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata – alors qu’ils sont encore tus dans le discours des politiques, soucieux de ne pas ternir les célébrations marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Ces auteurs de manuels appartenaient à une génération très anticolonialiste et antigaulliste. De plus, les manuels étaient à l’époque très écrits, avec peu d’auteurs », explique Sébastien Ledoux.
De Gaulle et les pieds-noirs
Mais c’est ainsi. Le manuel d’histoire est souvent l’otage idéal des polémiques politiques. Les années 2000 sont celles de la guerre mémorielle. En février 2005, le président Jacques Chirac promulgue la loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Un amendement prévoit d’ajouter un article 4 qui précise : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. »
Tollé chez les historiens, mais aussi dans le gouvernement algérien. L’article est finalement abrogé. Au grand dam d’hommes politiques comme Lionnel Luca, député UMP (devenu LR), ardent défenseur de la cause des pieds-noirs, qui s’enflamme :
« Aujourd’hui, les manuels scolaires exposent une histoire officielle, partielle, et partiale. Les livres en circulation ont une vision par trop négative sur ce sujet. Les pieds-noirs n’y sont pas considérés. Citez-moi un manuel où l’on parle d’eux ! »
La mauvaise foi de Luca, pourtant ancien prof d’histoire, en a fait tiquer plus d’un. « Tous les journalistes nous ont appelés, pour vérifier, déclare Sébastien Ledoux. Mais ce qu’il disait était totalement faux, car tous les manuels évoquent largement les pieds-noirs ! » Longtemps, on a même surtout parlé d’eux. Avant 2005, la guerre d’Algérie est essentiellement racontée du point de vue français : de Gaulle et les pieds-noirs. Le FLN n’est évoqué que comme opposant de la France. Après cette date, les manuels évoluent et tentent d’écrire une histoire plurielle en tâchant, par exemple, d’expliquer les motivations du FLN.
L’« absence obsédante » des harkis
Reste un point délicat : les harkis. « Ceux dont on ne voudrait pas parler », a écrit le romancier Laurent Mauvignier. Benoît Falaize évoque leur « absence obsédante » dans les manuels. Comme si la position de ces « antihéros d’une histoire héroïsée » – comme les qualifie l’historienne Laurence de Cock −, écartelés entre la France et l’Algérie, était trop complexe.
Sans compter que les manuels modernes sont construits avec peu de textes, faisant la part belle aux documents, témoignages et photos, ce qui rend plus difficile l’explication d’enjeux compliqués. Aujourd’hui, il n’y a guère qu’un manuel pour évoquer sérieusement les camps où ont été parqués les harkis à leur arrivée en France.
L’histoire préfère le noir-et-blanc au dégradé de gris… Sur l’Algérie, Benoît Falaize regrette ainsi que l’enseignement ne fasse pas plus appel à une personnalité comme Albert Camus, déchiré sur la question algérienne : « L’amitié entre Camus et Kateb Yacine raconterait pourtant tellement de choses de la relation complexe entre la France et l’Algérie ! »
« Il n’a jamais été possible, après l’indépendance, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. Une doxa enseignée dès la maternelle », dénonce l’écrivain algérien Boualem Sansal. « L’Education nationale est un outil des gouvernants », confirme Lydia Aït Saadi-Bouras, auteure d’une thèse sur les manuels scolaires algériens. Et les livres d’histoire sont une pièce maîtresse de ce dispositif. « Jusqu’à l’ouverture d’une chaire d’histoire contemporaine à l’université d’Alger en 1992, l’histoire de l’indépendance était l’apanage du ministère des Moudjahidine, raconte-t-elle. Ce sont eux qui donnaient le “la” aux livres d’histoire. »
Même les nouvelles éditions, plus ouvertes, reflètent une démarche politique. L’apparition d’Aït Ahmed, de Ben Bella ou de Ferhat Abbas dans les manuels des années 1990 ne signale pas une soudaine volonté d’honnêteté historiographique. Elle sert à accompagner le retour d’un autre exilé : le dissident Mohamed Boudiaf, rappelé du Maroc en 1992 pour présider le pays après la crise suscitée par la victoire électorale islamiste et l’annulation des élections. « D’où la légitimation dans l’urgence des “héros oubliés” bannis après l’indépendance », analyse Lydia Aït Saadi-Bouras. Quant au manuel de 2005 réhabilitant les harkis, « il reflète la “concorde civile” du président Bouteflika. C’est l’ère du pardon. Pardon aux terroristes islamistes. Et dans les manuels, pardon aux harkis. »
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210131.OBS39589/des-manuels-plus-offensifs-que-les-politiques-comment-enseigne-t-on-la-guerre-d-algerie.html
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