Au XIXe siècle, le soldat victorieux, l’instituteur civilisateur, le colon bâtisseur et le curé évangélisateur sont les héros d’une aventure coloniale censée revitaliser la France. Une épopée qui va s’écrire au détriment des peuples conquis.
Régner sur tous les continents est un vieux fantasme français. Dès le XVIe siècle, nos rois se lancent dans l’aventure de la colonisation, emboîtant le pas aux Portugais et aux Espagnols, en s’établissant en Amérique du Nord, aux Antilles, au Sénégal, à Madagascar, à La Réunion et aux Indes. Mais sous Louis XV, la guerre de Sept Ans brise cet élan. Le traité de Paris de 1763 fait perdre à la France la Louisiane et le Canada, sa seule véritable colonie de peuplement. Les révolutionnaires de 1789 vont ainsi hériter aux Antilles de confettis bien embarrassants, puisque leur économie repose sur l’ignoble traite négrière. Que faire de colonies esclavagistes quand on se réclame fils de Marianne ? Pour Condorcet, la solution est simple : les conserver, mais en changeant de modèle. Il faut y envoyer des hommes pénétrés de l’esprit des Lumières, qui vont permettre à ces populations d’accéder à leur rêve inconscient : rejoindre la civilisation occidentale. C’est là au fond tout le paradoxe du « rêve colonial » : apporter la civilisation à des peuples qui n’ont rien demandé et qui, pour nombre d’entre eux, résistent à ce qu’ils considèrent comme une agression. Derrière l’utopie se profile déjà la tragédie.
Le rêve colonial de la France
A partir de 1830, la France se lance à la conquête du monde et, au début du siècle suivant, elle contrôle 1/10e de la surface de la terre. Son empire, le deuxième après celui de la Grande-Bretagne, comprend le Moyen-Congo, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Haute-Volta, le Soudan français, la Centrafrique, la Guinée, le Niger, le Tchad, la Mauritanie, Madagascar, l’Indochine, le Maghreb et des terres en Océanie. L’empire est un miroir flatteur dans lequel la Nation s’admire, comme le philosophe Alexis de Tocqueville en rêve dès la conquête de l’Algérie (1830) : « Avec du temps, de la persévérance, de l’habileté et de la justice, je ne doute pas que nous puissions élever sur la côte d’Afrique un grand monument à la gloire de notre patrie. »
Mais comme tout ceci est loin pour les français moyens ! Embarqués dans la révolution industrielle, ballottés par les changements de régime (deux empires, trois rois et trois républiques au XIXe !), ils goûtent peu l’aventure coloniale. La « France des colonies » ne séduit que des cercles restreints, élites politiques et milieux économiques.
Tout change après 1870. Avec la défaite contre la Prusse, suivie par les divisions sanglantes de la Commune, la France doit ressouder ses citoyens autour d’un projet national. La haine du « Boche » fédère, certes, mais en négatif. La certitude de faire œuvre patriotique aux colonies, voilà qui est mieux !
2,4 millions de Français quittent la métropole
Une propagande massive, mise en œuvre par les annonces de l’Union coloniale française (UCF), encourage les familles à tenter l’aventure. Aux femmes célibataires, l’UCF offre même le mariage avec un riche colon. Aux patrons, des débouchés commerciaux fantastiques. A chacun son nouveau monde ! Résultat : on estime qu’entre 1850 et 1930, 2,4 millions de Français quittent la métropole. L’Algérie, seule colonie de peuplement de l’empire, arrive en tête des demandes. Qu’on se le dise ! « Les colonies sont devenues le rêve des jeunes gens actifs et des jeunes filles qui préfèrent les brillantes réceptions de Saigon aux modestes appartements parisiens et au cinéma de leur quartier », clame une campagne radiophonique dans les années 1920.
En toile de fond de ce rêve éveillé, il y a les colonisés, appelés aussi indigènes, autochtones. Ce sont les terres de ces « primitifs » que la France occupe – pardon, « fertilise ». Au début du XXe siècle, le nationaliste vietnamien Phan Bôi Châu critique la métropole : « Si la France trouve que sa grandeur lui impose de condamner le peuple vietnamien à un esclavage perpétuel, qu’elle ait la franchise qui convienne à un peuple puissant et grand. […] Les titres réservés aux indigènes sont ceux de boys, de coolies, d’interprètes, de troupiers perpétuels. Cependant, les impôts augmentent tous les jours. Ô, âmes engourdies, réveillez-vous de votre torpeur ! » Dans les salons parisiens aussi, on s’interroge sur le bien-fondé des colonies.
En 1921, le Guyanais René Maran reçoit le prix Goncourt pour son livre Batouala – Véritable roman nègre. Il y raconte la colonisation du point de vue d’un chef africain, il dénonce la « civilisation » des Blancs, qui a amené en Afrique déchéance, massacres et mort. Paradoxe, celui qui dénonce le racisme des colons est lui-même fonctionnaire du ministère des Colonies. Son livre, grand succès, froissera les élites, brisant sa carrière. Preuve que, hier comme aujourd’hui, faire l’histoire des colonies est une affaire risquée.
France-Angleterre : deux empires rivaux
L’empire colonial français :
Naissance de l’empire colonial français en 1608. Il se développe à partir de la fondation de Québec par Samuel de Champlain cette année-là. En 1962, l’Algérie est la dernière colonie française à devenir indépendante. La France conserve malgré tout des territoires en outre-mer (Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie…). La Communauté française, regroupant les anciennes colonies, devient caduque en 1960 mais n’est formellement abrogée qu’en 1995.
Une population de 114 millions à son apogée (en 1939).
Une superficie de 12,5 millions de km2, à son apogée, après le traité de Versailles (1919) et l’annexion de colonies allemandes, et jusqu’en 1939.
Naissance de l’empire colonial anglais en 1583. A cette date, sa formation débute par l’annexion de Terre-Neuve, puis de la Virginie l’année suivante. La fin de l’empire s’échelonne entre 1960 et 1970, la plupart des Etats indépendants demeurant membres du Commonwealth, ce qui fait des monarques britanniques les souverains nominaux de ces Etats.
Une population de 551 millions à son apogée (en 1939).
Une superficie de 35,5 millions de km2, à son apogée, après le traité de Versailles (1919) et l’annexion de colonies allemandes.
Si l’annexion d’un territoire se fait souvent dans la violence, certains se sont particulièrement déchaînés.
Philip Sheridan, la terreur des Indiens
Général dans l'Armée de l'Union pendant la guerre de Sécession, Philip Sheridan empêche, en 1864, les incursions sudistes via la vallée Shenandoah. Appliquant les ordres de guerre totale, il ravage 1000 km2 (l’équivalent de la Martinique) en brûlant tout sur son passage. "Nous pouvions marquer la progression des Yankees en suivant les colonnes de fumée", racontera une habitante. Surnommé "The burning", il applique, à partir de 1867, la politique de la terre brûlée lors des guerres indiennes. Il traque impitoyablement femmes et enfants, détruit leurs abris et leurs réserves de nourriture, abat leurs chevaux, de préférence en hiver quand ils sont le plus vulnérable. Il encourage l'abattage de millions de bisons, source principale de subsistance des tribus. On lui prête une phrase célèbre, souvent déformée : "Les seuls bons Indiens que j'aie jamais vus étaient morts".
Thomas-Robert Bugeaud, feu sur l'Algérie
Pour briser la résistance de l’émir Abd el-Kader, le général Bugeaud, qui a été nommé gouverneur général de l’Algérie en 1840, applique les techniques des colonnes infernales et de contre-insurrection qu’il a apprises lors de la guerre d’indépendance espagnole (il y est devenu lieutenant-colonel de l’armée napoléonienne). "J’entrerai dans vos montagnes, je brûlerai vos villages et vos moissons, je couperai vos arbres fruitiers", lance-t-il aux chefs kabyles en 1844. Il tiendra parole, razziant le bétail et les vivres, capturant des civils comme otages, et livrant des femmes à la troupe. Il utilise une méthode très cruelle : les "enfumades". Elles consistent à asphyxier des tribus qui se sont réfugiées dans des grottes, en allumant un feu devant l’entrée. Des massacres qui ont suscité l’indignation en France et en Europe.
Jean-Claude était venu déjeuner à la maison. Il semblait passablement intrigué et très vite il nous a narré l'histoire quevoilà : Tout près de la maison de la ferme et des bâtiments une patrouille dont les hommes étaient en tenue de combat, (normalement ces hommes étaient stationnés en poste pas trop loin du village) est venue perquisitionner la petite maison d'un homme qui était de grande confiance. -Vous le connaissez, s'exclama Jean-Claude, c'est vraiment un bon Arabe qui nous estime, très loyal, toujours prêt à rendre service...Il vous dit bonjour, vous lui parlez... Il soupira et murmura :"Ah, qui ce serait douté ? Nous avions un terroriste à deux pas de chez nous". Puis il continua : Alors l'officier lui a demandé des explications : -Il est où le fellouze que tu as caché ? Tu vas le dire ! Il était chez toi. -Il est mort. -Ah, il est mort ton fellouze ? A qui tu vas faire avaler ça ?Tu vas nous dire tout de suiteoù est le fellouze ou tu vas dérouiller sec. Mais le fell était bien mort, continua Jean-Claude en faisant un geste évasif de la main, bien mort et enterré tout près de la bergerie. Ordre de l'exhumation du corps fut donné. L'exercice à la pelle et à la pioche ne dura point longtemps et le cadavre fut mis au jour. Il pesait moins de quarante kilos selon le médecin militaire.
J'aimais ces petites balades à cheval. On peut voir ici, un autre coin de la fermeet l'on aperçoit très bien la bergerie. C'est exactement derrière l'arbre que le corps du collecteur de fonds avait été déposé et enterré. Le jour où ce cliché a été pris, bien sûr que je ne savais rien. Personne n'avait remarqué que de la terre avait été remuée.
Voici Jean-Claude qui jouait à l'apollon dans les ruines de Tipasa. Tipasa où nous allions souvent. Il avait été ébranlé par cette histoire du terroriste qui avait élu bien involontairement domicile à deux pas de chez eux. Il s'agissait d'un collecteur de fonds. Ce n'était pas l'armée qui avait tiré. Les employés avaient été questionnés et ils avaient fini par craquer donc par parler. Pour faire court, le personnel arabe qui vivait sur les hauteurs de la ferme s'était retrouvé avec un homme gravement blessé sur les bras et avait tenté de le soigner. En revanche, il leur était impossible de le garder dans leurs mechtas. Impossible pourquoi ? Eh bien en raison des visites fréquentes des patrouilles de l'armée française. Le blessé aurait été très vite découvert et tout le monde aurait été embarqué, le blessé et les familles qui devenaient des complices du FLN. Tandis qu'en plaçant le collecteur à côté de la maison des propriétaires, les membres de l'ALN savaient que l'armée passait parfois mais pour discuter, prendre des nouvelles, boire un petit coup mais jamais pour effectuer la moindre perquisition.
Une citation de Bernard Nicolas auteur de Passé sous silence en Algérie :"C'est la guerre, et l'armée, avec tristement le malheur qui la suit. Pourtant, ces pauvres gens que nous soumettons à des contraintes, n'ont globalement sûrement pas grand-chose à se reprocher, harcelés d'un côté par le FLN qui fait pression sur eux en sous-main et de l'autre, l'armée française tenante du maintien de l'ordre, et qui l'exerce parfois durement. Il faut voit la misère dans certaines de ces raïmas (1), où les Arabes vivent, dans une ambiance et un inconfort tellement incroyable pour nous. Démunis de tout ce qui nous semble essentiel."
(1) La raïma est en toile, en peau de chèvre ou de dromadaire, utilisée par les nomades qu'on appelle en Algérie les Guiblis.
Des patrouilles passaient souvent en tenue de combat. Les hommes de l'armée savaientque les hors-la-loi (les HLL pour les messages de l'armée) venaientla nuit pour se nourrir, boire et se détendre. Les militaires armés de leurs MAT 49, chaussés de brodequins, interrogeaient et harceler les femmes qui dans la journée préparaient la nourriture de la nuit. Elles eurent du mal à garder le secret et l'histoire du collecteur de fonds transpira interrogatoire après interrogatoire. La vérité a fini par être révélée. Pourtant un mystère demeurait : Qui donc avait tiré sur un homme qui appartenait au FLN soit, mais qui n'avait jamais été en tenue de combattant ?
Une photo du Nouvel Obs
A la ferme Lorion, les employés de la ferme vivaient avec leurs familles sur la colline et loin des bâtiments. Il fallait prendre la grande allée bordée de caroubiers. Il était difficile d'y accéder en voiture. Je suis entré dans leurs mechtas. Des bâtisses dont les murs étaient composés de terre, de paille et de pierres. Pas de cheminée. Les femmes cuisaient une galette délicieuse qui leur servait de pain. Leurs vêtements étaient imprégnés de l'odeur de la fumée. Il semble que les Algériens de la campagne aient toujours vécus dans des huttes qui datent de l'antiquité, un peu comme on imagine les maisons de nos ancêtres des Gaulois. Les paysans algériens n'ont pas connu d'évolution en ce qui concerne leurs logements, ne sont pas passés par le Moyen-âge, la renaissance... La régence turque ne leur a rien apporté. Quant à la présence française ? J'ai toujours connu des mechtas que nous appelions, nous les Français, des gourbis. Colette Albéro racontait que de petits immeubles avaient été construits pour des familles arabes qui les avaient refusés en prétextant qu'ils n'étaient pas des oiseaux et qu'il leur fallait une petite cour pour faire la fête.
L'eau est passé sous les ponts, les ponts du Mazagran et le pont Malglaive, et l'histoire du collecteur de fonds est tombée dans les oubliettes. Néanmoins il me faut revenir vers cette histoire.Jean-Claude nous a quittés un peu songeur, le visage tourmenté par des tracas. Il avait répété :"Le cadavre d'un fell découvert à deux pas de la maison !" Lorsque je me suis retrouvé seul avec Antoine, ce dernier m'a raconté la grave histoire qui avait émaillée une de ses promenades sur les hauteurs de la ferme, la ferme où il allait souvent pendant les vacances scolaires. Il partait toujours avec un fusils de chasse, les fusils de la ferme étaient tous pendus dans la grande cuisine et il était normal de sortir armé. Il se déplaçait à cheval. Le cheval que l'on voit sur la photo, cheval que je montais parfois aussi. Promenade paisible. Antoine était parti à la découverte de quelque gibier. Pour Antoine, tirer du poil ou de la plume était un plaisir que je n'ai jamais compris. Soudain, il vit derrière un fourré, un homme qui se cachait. Pour Antoine, un Arabe qui se cachait c'était un fell ! La peur et la méfiance étaient dans les deux camps, ne l'oublions pas. Guère d'hésitation. Antoine tira, abattit l'homme dangereux et puis il rentra assez vite, alla prendre le fusil et laissa s'écouler la journée comme si de rien n'avait été. La suite de l'histoire nous ne la connûmes que plus tard. Le collecteur de fonds avait été recueilli et soigné avec, comme on dit, les moyens du bord. Impossible de le déposer dans un hôpital ou de faire venir un médecin puisque le blessé était un clandestin. Pas d'hygiène. C'est un presque cadavre qui a été maintenu quelques jours en vie. A-t-il pu parler ? Sûrement pas. Jean-Claude est parti faire son service militaire, un service qui durait vingt-sept mois.
Il nous racontait et je m'en souviens bien, des descentes de l'arméedans le monastère de Tibhirinne où les bonsmoines trappistes cachaient les rebelles. Contrairement à ce qui a été raconté, ils n'ont jamais soigné les soldats de l'armée française qui avait, elle, ses hôpitaux. Lorsqu'il a appris le sort qui avait été réservé aux religieux de ce temple, il a pensé que ces hommes remplis de bonté, avaient joué avec le feu, à leur dépens.
Au mois de mai 1962, les meurtres se sont multipliés dans la région. Les employés fidèles dont Rabat, depuis plusieurs jours, demandaient à Baptiste et Colette de fuir au plus vite. Colette arriva un jour du poulailler avec, dans son tablier tenu en avant par ses deux mains, la récolte des œufs du matin, œufs de pintades et de poules, elle vit un homme qu'elle ne connaissait pas, la mine patibulaire, mal rasé, armé si bien qu'elle faillit, racontait-elle, lâcher les œufs. -Il parle un arabe que même nous on ne comprend pas, leur souffla Rabat, Partez, partez, partez ! Il a fallu plier bagage (plier bagage ? Une façon de parler !) et rouler vers l'aéroport de Maison-blanche sans valises car il ne fallait pas attirer l'attention des bandes armées. Les employés fidèles ne purent leur faire le moindre geste d'adieu. Ils gardèrent des contacts avec Rabat et les autres. Ils se réunissaient et le plus lettré écrivait. Ils expliquèrent que les carrelages des deux maisons avaient été défoncés, détruits car les nouveaux maîtres de la région étaient persuadés que Baptiste et Jean-Claude avaient caché d'hypothétiques armes et ils ne trouvèrent rien. Et puis, et puis, avec l'arrivée d'Internet, ils purent voir la ferme dont le toit s'était écroulé faute d'entretien. La famille Albéro s'est installée à Nice et Baptiste a ouvert une blanchisserie qu'il faisait tourner avec sa femme. Lorsque je descendais à Nice par l'avion du matin, ils me réservaient une chambre dans un hôtel près de chez eux. Nous parlions de nos malheurs, des papiers à remplir pour tenter d'obtenir une indemnisation, des accords d'Evian qui étaient devenus un simple chiffon de papier et puis bien naturellement la conversation s'orientait sur Marengo, Marengo, Marengo !
Le monument aux mortsa été transporté dans l'île de la Réunion.
L’un des plus fascinants artefact de la période pharaonique est sans conteste le buste de la reine Néfertiti. Il fait partie d’une série d’objets découverts en 1912 et dont l’exposition à Berlin l’année suivante provoqua un tremblement de terre. Demeura, lancinante, la question de la propriété d’objets arrachés à des pays sous domination étrangère.
Agence Rol, « Tête de la statue de la reine Néfertiti », 1923
Bibliothèque nationale de France - gallica.bnf.fr
Comme tout écolier ayant suivi sa scolarité dans un lycée français — au Caire pour ce qui me concerne —, dans les livres d’histoire de sixième, au chapitre consacré à l’Égypte pharaonique (cette période était encore au programme obligatoire et non pas optionnelle comme aujourd’hui), j’ai admiré le buste de la reine Néfertiti et découvert les statues de son époux Aménophis IV, plus connu sous le nom d’Akhénaton, le promoteur du culte d’un Dieu unique, Aton, le Dieu-soleil.
Comme tout écolier ayant grandi en Égypte, j’ai ressenti de la frustration d’avoir été privé de ces reliques par une mission allemande qui les avait emportées à Berlin à la veille de la première guerre mondiale. L’un des timbres de ma collection, imprimé le 15 octobre 1956 (voir ci-dessous), affichait le portrait de la reine pour proclamer son ancrage égyptien ; pas tout à fait hasard de l’histoire, le timbre suivant de la série, en décembre 1956, célébrait la résistance du peuple de Port-Saïd à l’invasion israélo-franco-britannique, à la suite de la nationalisation de la compagnie universelle du canal de Suez.
Pour ajouter à ma fascination pour cette légende, j’avais vibré aux planches publiées par Tintin, du Mystère de la Grande Pyramide, de E. P. Jacobs avec les aventures du professeur Blake et de son compère Mortimer, entraînés dans la recherche de la sépulture et du trésor cachés d’Akhénaton. Il avait été enterré clandestinement par ses fidèles pour éviter la profanation de sa momie ordonnée par son tout jeune fils Toutankhamon et ses successeurs sous la pression des prêtres d’Amon décidés à effacer tout bas-relief, briser toute statue, interdire toute évocation de l’hérésie de son père.
Le buste de Néfertiti envoyé à Berlin en 1913 y est resté, traversant les vicissitudes de deux guerres mondiales. Souvent exposé, parfois caché, son histoire est riche d’enseignements, non seulement sur le sort des vestiges arrachés — d’autres diraient volés — par les archéologues dans les sous-sols des pays qu’ils exploraient, mais aussi le séisme que pouvaient parfois provoquer ces artefacts, à des siècles et des milliers de kilomètres de distance.
À QUI APPARTIENNENT LES ŒUVRES D’ART ?
J’ai redécouvert cette histoire en écoutant les cours donnés au Collège de France par Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin, sur le thème de la beauté1. Son enseignement traite de la fabuleuse épopée d’objets et de peintures déplacés au gré de l’Histoire, aussi bien les deux têtes de lapin et de rat en bronze volées lors du pillage du Palais d’été à Pékin en 1860 que le trône du royaume de Bamoun (Cameroun), cadeau au Kaiser Guillaume II en 1908, en passant par le buste de Néfertiti. De brûlantes questions se posent à propos de la propriété de ces œuvres, certaines ne venant d’ailleurs pas des colonies – comme le célèbre tableau L’Enseigne de Gersaint, peint par Antoine Watteau au XVIIIe siècle, et conservé à Berlin. La décision de l’Allemagne et du Metropolitan Museum of Art de New York de restituer à Abuja ce que l’on a appelé « les bronzes du Bénin » pillés par des soldats britanniques en 1897, a été largement saluée, jusqu’au moment où l’on a appris que le président du Nigeria avait décidé de les transférer au… descendant direct du souverain à qui ils avaient été volés et non au gouvernement central2.
Revenons à Néfertiti et à Akhénaton. Nous sommes en 1912, une mission archéologique allemande dirigée par Ludwig Borchardt fouille depuis un an le site de Tell el-Amarna, en Moyenne-Égypte, où était située l’éphémère capitale édifiée en l’honneur du dieu Aton et qui s’était substituée à Thèbes où était adoré Amon. À cette époque, l’Égypte est occupée par les Britanniques, mais la France, héritière de l’expédition de Bonaparte, a obtenu que tout ce qui est « sous le sol » — les vestiges de milliers d’années de civilisation enfouis dans le sable —, soient de sa seule responsabilité. Le Service des antiquités d’Égypte est alors dirigé par le Français Gaston Maspero qui décide souverainement aussi bien des permis de fouilles que de la « répartition » des découvertes : en principe, la moitié doit rester en Égypte, le reste revenant à la mission ayant fait la découverte.
Au début du XXe siècle, Maspero, inquiet des grands travaux « au-dessus du sol » entrepris par les Britanniques (construction de barrages, systèmes d’irrigation, etc.) qui menacent d’inonder et par conséquent de détruire ce qui gît « sous la terre » accorde avec une grande libéralité des permis d’exhumer et d’exporter. Il écrit : « La réforme introduite depuis vingt ans dans le système d’irrigation a rendu à la culture de vastes étendues de terrains qui étaient arides depuis des siècles, imprégnant les objets qui y étaient enfermés »3. Et il appelle à « une levée en masse des érudits. » Il faut donc être très généreux avec eux, à la condition que les fouilles soient effectuées au nom d’académies, d’universités ou de gouvernements étrangers, ce qui exclut… les Égyptiens qui n’avaient ni indépendance ni universités « modernes » avec départements d’égyptologie.
TEMPÊTE SUR BERLIN
Ce que Borchardt découvre au début de décembre 1912, c’est l’atelier du sculpteur Thoutmosis, avec des statues, des sculptures, des esquisses et tout l’éventail d’un art jusque-là méconnu, qu’on appellera l’art amarnien, du nom de Tel el-Amarna. Si on était déjà fasciné à l’époque, écrit Savoy par « le monothéisme radical d’Akhénaton, la proximité de son langage religieux avec celui de l’Ancien Testament, et plus généralement la stupéfiante parenté de l’Égypte antique avec le monde biblique », on ne connaissait que peu de choses de cet art, au mieux le jugeait-on « grotesque », « caricatural », « ridicule », tellement éloigné des représentations associées à l’Égypte pharaonique. Parmi les pièces découvertes, l’une est appelée à une célébrité mondiale : le buste polychrome en calcaire et en plâtre stuqué de la reine Néfertiti, épouse d’Akhénaton.
Borchardt obtint le droit d’exporter ses découvertes en Allemagne. Il réussit à faire passer le buste subrepticement sans vraiment le déclarer. Le 5 novembre 1913, dans le Musée égyptien de Berlin, s’ouvre une exposition spéciale consacrée à Amarna avec toutes les pièces du site, sauf le buste de Néfertiti. L’archéologue craint en effet que Paris ne découvre qu’il n’a pas été très « transparent » dans ses déclarations.
Au même moment, le 20 septembre 1913, la vibrante capitale allemande, véritable centre de la création européenne, du modernisme, du féminisme, du mouvement ouvrier et du… tango, dont les nuits chaudes accueillent des touristes fortunés de tout le continent, accueille une grande exposition d’art contemporain « Der Sturm » (La Tempête), reflétant le maelstrom provoqué par le cubisme, l’expressionnisme, le futurisme, de Max Ernst à Paul Klee, de Marc Chagall à Francis Picabia.
« Il se produisit alors, explique Savoy,
quelque chose de radicalement inédit dans l’histoire de l’égyptologie et de l’appropriation collective de cultures étrangères par l’Occident : ce ne fut pas la communauté scientifique internationale qui perçut en premier l’importance sensationnelle des pièces exposées, mais un public fort disparate de profanes enthousiastes. Que Borchardt ait réussi à éviter que le buste coloré de Néfertiti soit exposé ne changea rien à l’affaire : le public berlinois fut électrisé par l’art d’Amarna.
Cette collision provoquée par la rencontre de deux civilisations séparées par trois mille ans et des milliers de kilomètres enflamma le public, fasciné par les parallèles entre ce monde d’hier et celui d’aujourd’hui, entre les bustes d’Akhénaton et la sculpture d’avant-garde. Un critique allemand alla jusqu’à saluer Thoutmosis comme « le plus grand artiste ayant jamais existé, plus contemporain que nous tous, plus fort que les expressionnistes ».
LA RESSEMBLANCE ENTRE LE POÈTE RILKE ET AKHÉNATON
Adolf Behne, un autre jeune critique, publia dans le Dresdener Neueste Nachrichten une analyse qui résume ce tremblement de terre en Allemagne :
Aux noms les plus glorieux de l’histoire de l’art, il nous faudra désormais en ajouter un autre : celui du sculpteur Thoutmosis ! Pour cette fois, ce n’est pas un moderniste, pas un jeune prêt à tout bouleverser que je tente d’emmener au faîte de l’honneur ! […] Ce Thoutmosis se présente […] à notre âme avec une immédiateté telle qu’on en serait presque effrayé ! […] La première et la plus forte impression que l’on ressent devant ses créations, c’est l’étonnement : est-ce encore vraiment égyptien, ce que nous avons là sous les yeux ? Je fais complètement abstraction des stupéfiants parallèles avec l’art actuel, qui s’imposent pourtant à chaque pas – mais il y a là des têtes que sans réfléchir, on imaginerait provenir d’un tout autre environnement, d’œuvres funéraires gothiques. Il y a d’autres têtes qui témoignent d’un réalisme si affirmé qu’en vérité, on pense plus à Meunier ou à Rodin4 qu’à l’Égypte et Aménophis IV !
Les Cahiers socialistes évoque ces têtes qui « nous » ressemblent tellement, et dans lesquelles tous les ouvriers peuvent se reconnaître. Elles seront commentées par de nombreux écrivains, comme Thomas Mann, qui verra dans Akhénaton l’incarnation du dandy fin de siècle. Le grand poète Rainer Maria Rilke, ancien secrétaire d’Auguste Rodin, le célèbrera dans ses vers ; son amie, la femme de lettres germano-russe Lou Andreas-Salomé, lui écrira : « Tu auras sans doute remarqué toi-même ta ressemblance » avec ces bustes ?
Puis la guerre éclata et engloutit toute une époque et trois empires multicentenaires : l’Autriche-Hongrie, l’empire ottoman et la Russie tsariste. L’homme qui a succédé à Maspero au Caire, Pierre Lacau est mobilisé et va vivre pendant près de deux ans aux abords de Verdun, chargé de récupérer les cadavres. Il en conservera une haine farouche des « Boches »5 et à son retour en Égypte, il n’aura qu’une obsession : empêcher les Allemands de revenir fouiller à Tel el-Amarna et obtenir le « retour » des artefacts trouvés là-bas, notamment le buste de Néfertiti. Bien qu’il reconnaisse que leur exportation était légale et que « nous sommes légalement désarmés », il n’en proclame pas moins que « nous sommes moralement armés », ce qui n’est pas tout à fait faux, car les exportations ont été faites en cachant la valeur de ces œuvres. Borchardt a délibérément trompé le Service d’égyptologie en montrant une photo, comme il l’écrit lui-même, « afin que l’on ne puisse pas reconnaître toute la beauté du buste »6. Conséquence indirecte de ce débat, Lacau s’opposera à ce que les trésors de Toutankhamon, dont la tombe sera découverte par Howard Carter en 1922, soient envoyés à l’étranger.
Le débat va se déplacer progressivement avec l’accession de l’Égypte à l’indépendance en 1922. C’est désormais le gouvernement du Caire qui tente de faire revenir Néfertiti. Soucieuse d’améliorer ses relations avec le monde arabe, l’Allemagne de Weimar conclut un accord dans ce sens avec l’Égypte, mais Hitler reniera ces engagements et, après avoir séjourné dans des abris, durant la seconde guerre mondiale, les artefacts de Tel el-Amarna sont désormais exposés au Neues Museum de Berlin. Depuis, à intervalles réguliers, resurgit la polémique sur les restitutions, qui s’inscrit dans un débat plus vaste engagé depuis plusieurs décennies. Au début des années 2000, l’Allemagne publie un timbre à l’effigie stylisée de Néfertiti avec la mention « Berlin », comme pour marquer l’appropriation de cette œuvre par beaucoup d’Allemands après le choc de 1913. Une appropriation rejetée par une partie de la société, qui proclame, selon le titre d’un livre récent : « Néfertiti veut rentrer chez elle ».
Emmanuel Macron n'en fait qu'à sa tête, selon l'historien français Bernard Lugan. D. R.
«L’armée française était informée de ce qu’il allait se passer au Niger et a averti l’Elysée, mais sa mise en garde n’a pas été prise au sérieux», a affirmé l’historien français Bernard Lugan. «Quand Macron affirme ne pas avoir été au courant, cela est risible car aussi bien les forces armées que les services de renseignement lui ont adressé des rapports sur la situation qui prévalait sur place, cependant les responsables politiques ont refusé de les prendre en considération à cause de l’idéologie démocratique préconçue et l’incapacité pour la France de Macron de sortir de son plan électoral dans lequel elle se drape», a-t-il ajouté.
«La présence française dans la région est considérée aujourd’hui comme une colonisation insupportable», a précisé l’historien dans un entretien au média qatari Al-Jazeera, en soulignant que «ce que la France va perdre en réalité, c’est sa place face à la Russie et d’autres grandes puissances». «La France s’est écartée d’elle-même sous la présidence de Macron en raison de son ignorance, de son arrogance, de son mépris, de son entêtement dans ses choix politiques et de son refus d’écouter les avis des autres», a martelé Bernard Lugan. «Nous n’avons jamais vu cela auparavant en France, aussi bien sur le plan interne qu’en matière de politique étrangère», a-t-il fustigé, estimant que «Chirac, De Gaule et Mitterrand devraient se retourner dans leur tombe s’ils apprenaient où en est arrivé la France aujourd’hui».
«La France se comporte dans la région comme une donneuse de leçons. D’un côté, elle impose la règle démocratique aux pays du Sahel en leur dictant le choix électoral comme unique solution et, de l’autre, elle impose la règle civilisationnelle en propageant l’idée du mariage homosexuel par exemple, bien que cela soit rejeté en Afrique et même par un certain nombre de Français en France même», a poursuivi l’historien, pour lequel «toutes les solutions politiques que la France a voulu appliquer en Afrique sont individualistes alors que les sociétés africaines se caractérisent par leur aspect collectiviste».
«Nous sommes aujourd’hui face à un néocolonialisme de la pensée dans la philosophie de la politique que le système occidental européen veut imposer au monde entier. Aussi pouvons-nous parler d’un nouveau type de colonialisme impérialiste, dogmatique et civilisationnel», a développé l’auteur de Colonisation à l’endroit : comment la France est devenue la colonie de ses colonies, qui fait remarquer que les Français «n’ont pas assez de connaissance et de culture pour comprendre les crimes commis par la France dans ses anciennes colonies». «Si vous demandiez à des Français lambda où se trouvent le Sénégal ou le Tchad, vous seriez étonnés par leurs réponses», a-t-il révélé. «A contrario, a-t-il ajouté, lors d’un voyage que j’ai effectué à Moscou il y a cinq ou six ans, j’ai été ébahi par le degré de connaissances anthropologiques et géographiques des Russes s’agissant, notamment, des pays africains où la Russie est présente, comme l’Angola, la Namibie et l’Afrique du Sud».
«Les Russes se sont intéressés à l’étude de la région contrairement à l’Elysée qui décrit constamment le Kremlin comme étant belliciste sachant pourtant que l’OTAN aussi provoque des guerres», a-t-il conclu.
Il s'était confié à France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur, dans le documentaire "chibanis, l'éternel tiraillement" diffusé le 28 septembre 2022. Ahcene Allouche est décédé presque un
an plus tard.
À Marseille, ils font largement partie du paysage. Les chibanis, des "immigrés âgés, souvent maghrébins, venus travailler en France durant les Trente Glorieuses", d'après la définition du dictionnaire Le Robert, se sont confiés à une équipe de France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur durant l'été 2022.
Le documentaire de 24 minutes, intitulé "Chibanis, l'éternel tiraillement" a été diffusé le 28 septembre 2022, dans l'émission "Enquête de région", consacrée à la mémoire de l'indépendance algérienne. Il commençait par le témoignage de Monsieur Ahcene Allouche, dans son petit appartement du quartier de Belsunce, au sein d'un foyer Adoma.
"La France nous a fait du mal pendant la guerre. Mais après, la vie tourne. Maintenant on vit toujours en France, on aime la France encore."
Ahcene Allouche
"Chibanis, l'éternel tiraillement", France 3 Paca
Monsieur Allouche avait quitté sa Kabylie natale pour Marseille l'année de l'indépendance : en 1962. Veuf, une partie de sa famille vivait en Algérie.
Mort quatre jours avant ses 80 ans
Ahcene Allouche est décédé d'une crise cardiaque, à l'âge de 79 ans, dans la nuit de mercredi 2 à jeudi 3 août 2023 annonce sa famille. Il allait avoir 80 ans le lundi 7 août. Il est mort dans son sommeil, à Marseille. Son corps a été rapatrié en Algérie.
"Chibanis, l'éternel tiraillement" de Sonia
Boujamaa, Karen Cassuto et Alice Panouillot
Son visage et son message ont été immortalisés. Plus de 300 000 personnes ont regardé et 900 ont commenté, sur YouTube, ce documentaire qui rend hommage à une génération d'hommes en train de disparaître.
Isabelle Vaha a 66 ans aujourd'hui. «J’ai longtemps eu l’impression que les crimes de mon père se voyaient sur moi», confie-t-elle.
En 132 ans de présence en Algérie, le colonisateur français a commis toutes les atrocités possibles ; imaginables et inimaginables. Exécutions sommaires, villages et hameaux brûlés, torture et déportation étaient le quotidien des Algériens. Ces violences inouïes se sont surtout accentuées pendant la guerre de libération. D'un côté, un peuple aux armements rudimentaires et de l'autre une puissance lourdement armée.
Sur ce plan, il n’y a pas photo, la France avait le dessus. Cependant, les Algériens ont montré une résistance qui a déconcerté l'armée française. Cette armée, pour garder ce pays africain sous sa coupe, a usé de tous les moyens, légaux et illégaux. Pendant cette guerre, la torture n'était pas une exception. Elle était la règle, selon les témoignages d'Algériens, mais aussi de Français qui ont participé à cette guerre. Plus de 61 ans après l'indépendance de l'Algérie, des témoignages continuent de confirmer les pratiques de l'armée française.
Isabelle Vaha est parmi les personnes qui ne veulent pas se taire devant les atrocités de cette guerre. Elle témoigne dans Le Parisien sur la torture commise par son propre père. Cette assistante sociale passionnée d’histoire est aujourd’hui retraitée. Et ce n'est qu'après quarante ans qu'elle a pu mettre les mots sur ce qu'elle a vécu et sur les actes commis par son père légionnaire pendant la guerre d'Algérie.
« Il y avait des cadavres, des corps mutilés, des scènes de tortures… Et mon père, qui posait l’air triomphant au milieu de toute cette horreur ».
Dans son témoignage, la retraitée souligne qu'elle n'avait que 8 ans lorsqu’elle découvre, par hasard, les exactions commises par son père. Elle raconte qu'en l’absence de ses parents, elle ouvre une boîte et y trouve des photos. La fillette tombe donc sur une série de clichés pris en Algérie. Des photos d’une violence inouïe. « Il y avait des cadavres, des corps mutilés, des scènes de tortures… Et mon père, qui posait l’air triomphant au milieu de toute cette horreur », indique Isabelle Vaha. C'est l'une de ces photos qui choque le plus la petite fillette. « On le voyait fier et satisfait, à côté de têtes coupées alignées sur un muret, sans doute celles de fellagas, des combattants partisans de l’Algérie indépendante, détaille Isabelle, dont les jambes s’agitent nerveusement à cette évocation. J’ai beaucoup pleuré. J’étais assommée, percutée par l’émotion. J’ai vite rangé la boîte en entendant mes parents rentrer. Je suis convaincue qu’ils se sont aperçus que j’avais fouillé, mais ils n’ont rien dit. Je suis restée avec mes questions, sans oser leur parler. Je n’avais pas les outils pour faire face », raconte encore la retraitée.
Isabelle Vaha a aussi écrit un livre :
LA PETITE FILLE DE MOSTAGANEM
Par micheldandelot1 dans Accueil le 14 Août 2023 à 08:31
En souvenir du massacre du 17 octobre 1961, Mediapart publie 17 textes d'écrivains se remémorant la répression sanglante de la manifestation des Algériens à Paris. Aujourd'hui, Mohamed Kacimi présente la balade d'une jeune femme, dans Paris. Une jeune femme qui court après son enfance.
LeLe 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Jusqu'au 17 octobre 2011, jour du cinquantenaire de ce mardi macabre, Mediapart publiera, en association avec Au Nom de la Mémoire, collectif animé par Mehdi Lallaoui et Samia Messaoudi, les textes de 17 écrivains, hommes et femmes, français et algériens, rappelant le souvenir de cet épisode sombre et honteux de notre histoire. Aujourd'hui, l'histoire racontée par Mohamed Kacimi est une balade, dans Paris, en quête de souvenirs.
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Le violon de la Huchette
- Vous allez où, Madame ?
Elle regarde le policier, surprise. Elle ne comprend pas cette question. Elle a envie de répondre : Là où je veux. Elle ne répond pas. Le policier reprend :
- Vous allez où ? Madame.
Elle reste interdite. Elle a les yeux fixés sur les mains noires de l'agent. Il a des ongles limés au ras de la peau et qui malaxent nerveusement son passeport vert. Au-dessus de sa tête clignote en rouge le panneau « Ressortissants hors CEE ». Derrière elle, s'allonge une file impressionnante de gens. On entend partout pleurer des enfants.
- Quelle est votre adresse à Paris ?
- Je n'en ai pas, Monsieur.
- Vous allez habiter où durant votre séjour ?
- Nulle part.
- Je ne comprends pas, Madame.
- Je rentre ce soir sur Alger par l'avion de 20 heures.
Le policier scanne une deuxième fois le passeport, donne nerveusement un coup de tampon et le jette par la lucarne. Elle le prend et bredouille :
- Merci, Monsieur. Merci.
Elle sert son violon contre sa poitrine et s'engage sur le tapis roulant. Elle sent qu'elle vole. Elle sent qu'elle a des ailes. Elle a passé la PAF, elle ne sait pas pourquoi elle a l'impression de l'avoir échappé belle. Elle sourit. Elle transpire. C'est la première fois de sa vie qu'elle prend l'avion, qu'elle met les pieds à Paris, qu'elle marche sur un tapis roulant, qu'elle voit un policier français. La porte vitrée s'ouvre à son passage. Elle est à Orly. Elle lève les yeux. Elle découvre l'éternité de la pluie et un ciel de cendre froide.
Elle prend l'Orlybus. Habituée aux bus d'Alger qui sont une grande clameur, elle est surprise par le silence qui règne ici entre les gens. Elle a soif de voir. Elle reste debout. Son violon coincé entre les jambes. Le paysage vert et gris défile derrière les vitres qui ruissèlent. Elle ferme les yeux. Personne ne fait attention à elle. Elle entend la voix de sa mère :
- Là, bas, c'est la terre de l'exil.
- C'est comment Paris, maman ?
- Paris, c'est, comment te dire, ma fille, Paris c'est comme une fille de joie ; de loin, elle te semble très belle et de près tu ne vois que ses blessures.
Au bout d'une demi-heure, le bus s'arrête place Denfert. Un grand vent traverse la place où hurlent les ambulances de l'hôpital Saint Paul de Vence. Le Lion de Belfort patauge dans l'eau. Il pleut sur la foule noire et grise. Elle est saisie par la silhouette des grands platanes que l'on dirait brûlés par la foudre. Elle s'arrête devant la façade verte d'une boulangerie. Elle admire, derrière la vitre, une infinité de formes de pains qu'elle ignore, des ronds, des longs, des noirs, des énormes, pareils à des troncs de chêne. Elle pense, elle ne sait pourquoi, à un aquarium de poissons exotiques. A l'entrée de la boulangerie, elle voit une femme, assise par terre, les jambes allongées. Les gens l'enjambent comme une flaque.
À ses côtés, elle a mis une boîte de conserve pour recueillir de l'aumône. La pluie tombe dans la boîte vide. La femme dort. Elle fait plusieurs fois le tour de la place, prise de vertige par autant de vide. Puis, elle prend d'instinct le boulevard du Général Leclerc et s'arrête à l'angle de la rue Daguerre. Elle pousse timidement la porte du grand café. Le comptoir en zinc est pris d'assaut. Des garçons hurlent leurs commandes. Dans la salle, beaucoup d'hommes ou de femmes seules regardent immobiles les écrans de leurs portables, comme s'ils guettaient le Messie. A l'extérieur, sous une bâche, des fumeurs tirent nerveusement sur leur cigarette. Son téléphone vibre. C'est un SMS de sa fille.
- T'es bien arrivée maman ?
- Oui, ma puce.
- Tu es à Paris ?
- Oui
- C'est comment Paris...
Elle réfléchit longuement avant de pianoter :
- Paris, ressemble à un grand parapluie noir.
À ses côtés, au zinc, une vielle dame sirote son rosé, elle porte un petit chapeau mauve, une robe rose fuchsia et des chaussures à talons, rouge vermeil. A chaque gorgée elle demande au garçon qu'elle tutoie un autre glaçon dans son verre. Elle parle à voix haute :
- Tu sais mon chéri, ça ne va pas du tout, mais du tout ; je sens que tu me fais la gueule, hier soir tu n'as rien mangé. Ce matin non plus. Je me suis réveillée trois fois dans la nuit pour te supplier de venir dans le lit, tu as préféré dormir dans le salon. Moi, j'aime les relations claires, ça a toujours été comme ça dans ma vie, ou on est ensemble ou on ne l'est pas. Si ça ne va pas, ce soir tu fous le camp.
Sous le tabouret, on entend le grognement plaintif. La vielle sourit, descend de l'escabeau, fait une bise à un teckel poil long et lui glisse à l'oreille :
- T'es qu'un petit coquin, tu voulais me faire craquer.
A sa gauche, un monsieur, en imper bleu, lunettes, continue à remplir sa grille de mots croisés. Il donne de grands coups de stylo à son journal :
- Mais, je vais devenir dingue, j'y arrive pas. J'y arrive pas. Discrètement, elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule avant de lui poser la question :
- C'est quoi la définition ?
- Qui relie les terres.
- En combien de lettres ?
- Quinze lettres, madame.
- C'est simple, c'est « intercontinentale ».
Le monsieur à l'imper bleu décolle le nez du journal, il ajuste ses lunettes, les enlève, les essuie. Il dévisage cette femme brune, très mince, maigre même, habillée tout en noir, avec de longs cheveux noirs où se devine malgré la teinture de la veille, de longues mèches blanches, juste au niveau des tempes.
- Comment vous avez fait ?
- Je fais ça tout le temps.
- Où ça ?
- A Alger.
- Pardon ?
- En Algérie !
- Vous faites des mots croisés 5 étoiles en Algérie ?
- Tous les jours.
- Et vous les faites en français ?
- En français, monsieur.
- Vous êtes kabyle ?
- Non, arabe.
Le monsieur avale d'un trait son verre. Il range son journal dans la poche, dépose sa monnaie sur le comptoir :
- Merci madame, il faut que je rentre absolument raconter ça à ma femme, j'ai rencontré au café Daguerre, une femme arabe qui fait tous les jours à Alger des grilles de mots croisés 5 étoiles et en français s'il te plait.
Elle sent la pluie glisser le long de son cou. Elle reste un moment comme fascinée par le plan du métro. Du doigt, comme si elle ne savait pas lire, elle suit la ligne 6 du métro. Pourtant, elle a passé des nuits à l'apprendre, presque par cœur, ce plan de Paris. Mais, là, elle a l'impression de tout redécouvrir. Plusieurs fois, elle compte, l'index posé sur le plan : Denfert, Glacière, Corvisart... Elle ferme les yeux et s'engouffre dans le trou.
Une fois sur le quai, elle est saisie de panique. Un torrent de gens qui font penser à des milliers de billes électrifiées, lâchées par hasard qui se frôlent, s'entrechoquent, se cognent, se bousculent, mais qui donnent, vue de loin, l'impression que chaque bille traverse solitaire ce tunnel de toutes les collisions. Les portes claquent. Les SDF passent. Les téléphones sonnent sous terre. La foule se tait. Une dame chante. Chacun regarde ailleurs. Personne ne l'écoute. Elle a l'air de s'en foutre. Les portes s'ouvrent. Les billes s'en échappent. Elle est boulevard Blanqui. Elle scrute les vieilles façades de pierres et de lierre où, curieusement, ne pend aucun linge. Elle remonte l'avenue. Elle n'a jamais demandé de sa vie son chemin à quelqu un. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent qu'elle connaît le chemin par cœur. Un chemin qu'elle n'a jamais pris. Elle a oublié la pluie. Elle ne regarde plus rien. Elle entend juste la voix de sa mère : Bitoucaye, bitoucaye.
Elle remonte la rue des Cinq diamants où flottent des odeurs de bières, de crêpes et la voix de Brel qui chante, comme par hasard, une Ostendaise :
Une Ostendaise
Pleure sur sa chaise
Le chat soupèse
Son poids d'amour
Dans le silence
Son chagrin danse
Et les vieux pensent
Chacun son tour
A la cuisine
Quelques voisines
Parlent de Chine
Et d'un retour
A Singapour
Une Javanaise
Devient belle-sœur
De l'Ostendaise.
Elle débouche place Verlaine, plus haut. Une brume épaisse couvre les toits. Les murs en brique trempés par l'automne sont devenus rouge sang. Devant la grande piscine, des groupes d'écoliers s'échangent joyeusement des noms d'oiseaux. Elle se fige au milieu de la place... Elle sent sa gorge se nouer... Instinctivement, elle plonge sa main dans son sac, pour chercher son briquet, puis s arrête... Elle réalise qu'elle ne fume plus depuis huit ans. Du sac, elle sort une très veille carte de visite « Hôtel de la Butte aux Cailles 4, place de la Buttes au Cailles ». Mais elle ne voit nulle part l'enseigne de l'établissement. Elle fait plusieurs fois le tour de la place puis pousse la porte du café « Le bouche à l'oreille ». La patronne est en train de faire sa caisse, sans lever les yeux, elle lui demande :
- C'est pour déjeuner ?
- Non, c'est juste pour un renseignement
La patronne pousse un soupir. Sentant son exaspération, elle s'apprête à rebrousser chemin. La patronne la rattrape :
- Vous cherchez quoi au juste madame ?
- Un hôtel, l'hôtel de la Butte aux Cailles.
Elle tend la carte. La patronne lui fait tout de suite remarquer qu'elle est très ancienne.
- Mais c'est une antiquité, votre carte.
- Elle a mon âge.
- Non, c'est pas ce que je voulais dire. Mais vous voyez là, en bas, le téléphone, c'était au temps où il n'y avait que quatre numéros à Paris. Non, je suis dans le quartier depuis plus de vingt ans. Je ne vois pas du tout cet hôtel. Mais vous en avez d'autres dans le quartier qui sont très bien.
Elle reprend sa carte, la range dans son portefeuille.
- Non, c'est celui-là que je cherche.
- Qu'est ce qu'il avait de spécial cet hôtel ?
- On m'a dit que c'était un hôtel réservé aux Algériens.
La patronne verrouille sa caisse et lui dit sur un ton très compatissant :
- Un hôtel tenu par des Algériens ? Mais il n y a plus d'Algériens à la Butte aux Cailles ! Je ne sais même pas s'il en reste dans le 13e. Faut aller plus haut, madame, dans le 18e, ou dans le 19e, là-bas, il en reste pas mal. Mais pas ici, vous n'en trouverez pas, j'en suis sûre.
Elle a toujours rêvé de voir cet hôtel, non pour un quelconque fétichisme, mais juste pour le récit de sa mère qui a force d'être répété a fini par en faire un lieu de légende : « Je venais juste d'épouser ton père. J'avais dix-huit ans. On a quitté Oran et on s'est installés à Paris. On a pris un hôtel, je me souviens bien, place de la Bitoucaye. On avait une chambre toute petite, avec un lit simple. Mais bon, l'étroitesse n'existe que dans les cœurs. Ton père avait trouvé une place de musicien au Cabaret Al Djazaïr, à Saint Michel. Il avait une voix... Il était beau... Très beau... Il avait une moustache fine et des cheveux tellement fins que lorsque je respirais loin de lui, ils s'envolaient tous seuls. Je n'avais pas atteint le huitième mois, je me souviens, c'était l'automne, mais à Paris, c'est toujours l'automne. J'ai senti les premières contractions au coucher du soleil, je suis descendue voir le patron, Ami Arezki pour lui demander de l'aide. Il m'a dit qu'il y avait un couvre-feu et que la police tirait sur chaque arabe qui sortait le soir. J'ai attendu ton père, une heure, je crois même deux, il était toujours à l'heure, mais pas ce jour là, vers trois heures du matin, j'ai senti que j'en pouvais plus, j'ai découpé les draps, je me suis allongée sur le lit, et j'ai poussé, poussé, et tu es venue, comme une lettre à la poste ma fille, comme une lettre à la poste. Mais ton père n'est jamais revenu. »
Elle ferme derrière elle la porte du « Bouche à l'Oreille ». Elle prend la rue Bobillot. Elle sent les larmes lui monter aux yeux au moment où elle passe devant l'église Sainte Anne. Elle n'a jamais mis les pieds dans une église. Elle pousse la porte. Traverse la salle vide et plongée presque dans le noir. Elle est seule face au Christ. Elle dépose son violon sur le banc. Lucide, elle se demande alors si elle n'a pas trop exagéré son histoire. Si elle n'a pas cru durant toute sa vie que le récit de sa naissance miraculeuse avait fait le tour de Paris. Peut-être qu'elle s'attendait en arrivant sur cette place vide à être accueillie par tous les voisins qui auraient crié des balcons : « Tiens, voilà, c'est Amina, oui, c'est la fille de l'Algérienne qui a découpé les draps avec ses dents pour accoucher seule à l'hôtel à l'âge de dix-huit ans... »
Après quelques minutes d'apnée, elle réalise que son désarroi ne venait pas de ses histoires auxquelles elle ne s'attendait pas du tout, mais plutôt de la phrase de la patronne « Il n'y a plus d'Algériens ». Comme si son père disparaissait une deuxième fois.
Son téléphone vibre
- T'es où maman ?
- Sur mon lieu de naissance.
- C'est comment ?
- Ça n'existe plus.
Elle arrive sur la place de la fontaine Saint Michel où il y a beaucoup de monde. Elle ne sait pas que c'est le lieu des rendez-vous improbables. On vient là, et parfois de très loin, pour attendre quelqu un qui ne viendra sûrement jamais. Un jeune couple de touristes chevauche l'un des deux dragons en bronze en s'embrassant avec frénésie. Dans le bassin flottent des bouteilles d'alcool et des souvenirs d'amours inconnues. Plus loin, des badauds s'attardent devant les caisses d'une grande librairie. Le soleil absent est au zénith. Le ciel gris depuis la matinée commence à devenir marbré noir. Il subsiste au nord quelques trouées de lumière. L 'air est lourd, tellement il est empli de bruits, mais surtout de klaxons et de sirènes. Elle fixe longuement l'ange de la fontaine qui terrasse le démon. Elle éprouve d'un coup un sentiment de malaise. Toute la place lui paraît soudain lugubre, non pas parce qu'elle manque de beauté, mais elle n'y trouve rien qui puisse exalter son âme. Elle la sent pareille à un os que d'autres ont trop rongé et où le regard ne peut plus trouver la moindre miette pour se nourrir. Elle traverse le boulevard en se faufilant entre le bus 21 et le 38 et débouche sur l'îlot Saint Séverin. L 'îlot Saint Séverin est un immense kebab où tous les touristes du monde sentent la salade, la tomate et l'oignon. Elle sort de son sac une deuxième carte, « Cabaret El Djezair, rue de la Huchette ». Elle sait que le cabaret n'existe plus mais elle tient à voir le lieu. Elle a du mal à se frayer un chemin au milieu de la foule compacte. Des rabatteurs placés des deux côtés de la rue tentent de l'alpaguer par tous les moyens. Elle tente de se remémorer le récit de sa mère « ton père m'emmenait le soir, rue de la Huchette, c'était comme un soir de Noël, tous les soirs, c'était la guerre, mais c'était beau, il portait toujours un costume blanc, et moi j'avais une robe Vichy. Au cabaret, j'ai vu tout le monde, Wahby, Warda, Blond Blond, Akli Yahiatène, un soir, on a même vu Brigitte Bardot. Quand ton papa, montait sur scène, je peux te dire que ça tanguait fort dans la salle, du côté des femmes. »
Elle entre dans chaque commerce, dans la pharmacie, à l'angle de la rue du Chat Perché, dans les brasseries, les grecs, les tunisiens, les crêperies, pour poser la question. Peu de gens lui répondent, certains ne s'arrêtent même pas, d'autres ne comprennent pas :
- Je cherche l'endroit où se trouvait le cabaret El Djazaïr.
- Pardon, le quoi ?
- El Djazaïr.
- Je vois pas du tout.
- Vous cherchez le quoi ? Le quoi, en tout cas c'est pas ici
- Le... j'ai pas compris.
- El Djazaïr.
- C'était quoi ?
- Une boîte de nuit algérienne.
- Ça existe ça ?
- Oui madame.
- Je n'arrive pas à le croire.
- Je cherche le cabaret El Djazaïr
- Le quoi ?
- Le Djazaïr
- C'était quoi ?
- Un cabaret algérien
- Mais ma pauvre dame, y a plus un seul français dans ce quartier, comment voulez vous trouver un cabaret algérien.
- Pardon, je cherche, le Djazaïr.
- C'est quoi ça ?
- Un cabaret algérien !
- Là, vous n'êtes pas du tout dans le bon quartier, il faut aller à Barbès, Madame, vous prenez la ligne 4, direction Porte de Clignancourt, là, c est direct. Vous descendez à Barbès-Rochechouart, il y'en a plein là bas.
Elle n'entend presque plus, elle pose sa question mais n'attend plus de réponse. Elle débouche enfin sur la rue Saint Jacques. Alentours, le monde est une soupe froide où se mélangent toutes les langues du monde et des musiques qui fusent, saturées à mort, des pubs que l'on dit irlandais. Par grappes, des Roumaines suivies d'enfants à moitié nus fendent la foule en faisant sauter des pièces au creux de leurs mains. Elles rient aux éclats pour faire voir tout l'or de leurs dentiers. Des nuages de pigeons aux ailes couvertes de boue, passent entre les jambes des touristes et se disputent à coups de bec des miettes de pain turc. Son téléphone vibre de nouveau :
- T'es où maman ?
- A la rue de la Huchette.
- Tu fais quoi ?
- Je cherche le cabaret de papa.
- Tu veux pas arrêter de courir après un cadavre, maman ?
- Je cours après mon enfance, ma puce.
- T'oublie pas mon sous tif.
- Tu me l'as dit cent fois.
- Un Passionata, au BHV, tu as promis.
Une fois sur le quai Saint Michel, elle se fige. Elle voit au loin les tours de la Conciergerie, dressées comme des herses noires vers un ciel de plus en plus trouble. Elle devine à gauche, la silhouette inquiétante de Notre Dame. La foule enfle sur l'étroit trottoir en attendant le feu vert. Elle traverse enfin le quai et, parvenue à l'entrée du pont Saint Michel, elle s'arrête brusquement. Sa main s'agrippe à la rampe froide, ses ongles griffent la pierre ocre. Son champ de vision s'est subitement rétréci, elle ne voit plus que ses ongles rouges, la boîte de son violon. Elle ressort une ancienne lettre retrouvée par hasard dans les affaires de sa maman ; morte il y a une semaine. Une lettre que sa mère a toujours cachée. Elle porte un timbre français, expédiée depuis Aubervilliers en 2009. « Chère sœur, voilà plus de quarante ans que je me dis chaque jour que je dois t'écrire cette lettre. Mais je n'ai jamais réussi à la faire. Je suis depuis quelques jours à l'hôpital. Les médecins ne sont pas très optimistes. Alors j'ai le temps de t'écrire. Je voulais te dire ce qui s' est passé quand même ce soir d'octobre. Je suis sorti avec ton mari, Kamel, à deux heures du matin du cabaret. Il était suivi par une très belle fille d'Oran. Comme il te savait enceinte, il voulait prendre un taxi. Nous étions boulevard St Michel. Un taxi s est arrêté à notre hauteur. Et là, la jeune a fille nous a demandé de rester un peu avec elle, de prendre un pot. J'ai sorti Kamel de force du taxi. Nous sommes allés à La Favorite. Je ne sais pas combien nous avons pris de verres. Nous étions heureux. Nous étions un peu ivres. Quand nous sommes sortis du bistrot, j'ai vu le boulevard noir de flics. On portait des costumes tous les deux. On avait pas des têtes de bougnoules du tout. Mais on a vu les flics arrêter tous les autres Arabes. On était quand même un peu inquiets, alors Kamel m'a demandé de chanter avec lui Paname, de Ferré, à tue-tête, « comme ça, ils ne nous prendront jamais pour des bougnoules ». Nous avons marché en chantant vers le Palais de Justice. Nous avons franchi tous les barrages de flics et personne ne nous a dit un mot. Arrivés au Pont Saint Michel, j'ai vu un car s'arrêter, des policiers ont foncé sur nous, avec Paname, on pensait qu'on ne risquait rien, mais les flics français, ils sont dressés pour sentir les Arabes. Deux ou trois sont venus vers moi et ils ont commencé à me taper avec les matraques. Et ils me tapaient plus... sur les épaules, sur les dos, ils me tapaient sur la tête, je sentais que le sang commençait à couler, alors j'ai mis les mains sur la tête et ils continuaient à taper. Alors je me suis baissé jusqu'à être par terre pour me protéger, ils m'ont traîné comme ça pendant trois ou quatre mètres, parce que le quai est large. Ils m'on traîné pendant trois ou quatre mètres... et ils m'ont jeté, au moins deux ou quatre mètres à l'intérieur... de la Seine. Je me suis réveillé avec l'eau froide, je ne sais pas... Alors je commençais à nager, et je regardais sur le pont et je voyais deux policiers qui me regardaient... moi je continuais à nager, et ils ne m'ont pas parlé, pas aidé, rien, moi j'étais en dessous, peut-être à vingt mètres et ils me regardaient. Ils attendaient tranquillement que je coule... Puis, j'ai entendu ton père crier, non, non, je ne sais pas nager... Je les ai vus... Je les ai vus le jeter du pont...J'étais trop loin. J'ai nagé... vers lui... J'ai retrouvé juste son violon qui flottait... Tout ça c'est de ma faute, la faute à Paname... Je te l'envoie avec mon fils qui sera à Alger cette semaine. »
Elle ouvre le violon, sort la partition de Paname. Elle sert le violon contre sa poitrine, et ferme les yeux et chante doucement :
Paname
Quand tu t'habill's avec du bleu
Ça fait sortir les amoureux
Qui dis'nt "à Paris tous les deux"
Paname
Quand tu t'habill's avec du gris
Les couturiers n'ont qu'un souci
C'est d'fout' en gris tout's les souris
Paname
Quand tu t'ennuies tu fais les quais
Tu fais la Seine et les noyés
Ça fait prend' l'air et ça distrait
Paname
C'est fou c'que tu peux fair' causer
Mais les gens sav'nt pas qui tu es
Ils viv'nt chez toi mais t'voient jamais.
Elle regarde vers l'ouest. Un couple de touristes s'arrête pour la prendre en photo. Elle n'a pas encore vu la Seine. Il lui reste une heure pour reprendre le bus de Denfert. Elle est éblouie par cette grande artère de lumière qui part du pont vers le ciel de Paris. On aurait dit un grand boulevard planté de saules pleureurs et de fenêtres hautes et en feu qui monte jusqu'au cœur des nuages désormais en éclats. Là-bas, plus haut, plus loin, que la voute verte du Grand Palais. Il pleut sur Paname et sur la musique. La mèche de crins colle aux cordes sans en tirer le moindre son. Elle se penche enfin pour regarder la Seine. A ce moment précis, le ciel se déchire. Le soleil apparaît d'un coup et donne à la ville cette étrange lumière or qui en fait exploser la moindre pierre. Sous le pont passe un bateau mouche éclairé de mille feux et qui fait trembler à peine la surface de l'eau. Elle fixe le fleuve et tout comme à la Butte aux Cailles elle croit s'être trompée de lieu. Elle imaginait des ombres de cadavres, là, sous ses pieds, avec des eaux mêlées de sang. Elle découvre cette Seine, lisse, vert bouteille, profonde, lavée de partout, où tremblent tant de lumières, et trempent tant d'amours. Elle cherche des yeux l'ombre de son père, elle a envie de crier son nom, toute cette eau pour tombeau, c'est pas inhumain. Un couple de Français très âgés s'arrête à sa hauteur, sans rien lui demander, la prend en photo. Elle pose pour eux avec son violon. Un moment elle a eu l'envie de leur demander s'ils étaient du quartier, s'ils n'avaient pas vu les flics jeter à l'eau un violoniste algérien qui jouait Paname un soir d'octobre. Puis, elle s'est ravisée. Elle devine la réponse :
- Un musicien algérien, dans la Seine, vous n'y pensez pas, vous êtes sur le pont Saint Michel. Pour en trouver un il vous faudra quitter la rive gauche, prendre le métro Cité, là-bas, et puis la ligne 4, vous descendez à Barbès-Rochechouart et là-bas, vous en aurez plein.
Le soleil disparaît de nouveau. La foule presse le pas. L'air se déglingue. Le téléphone vibre : - T'es où, maman ?
- Sur le pont Saint Michel
- Qu'est ce que tu fais ?
- Je vais rafraichir la mémoire de la Seine.
- T'oublies pas pour mon soutif.
- Je ne t'oublie pas ma puce.
- C'est que 95 C. N'oublie jamais.
Mohamed Kacimi
Mohamed Kacimi est né en 1955 à El-Hamel (Algérie). Adolescent il découvre Rimbaud et les surréalistes. Après des études de littératures françaises, à Alger, il vient s'installer à Paris en 1982. Son premier roman, sort en 1987, Le mouchoir (l'Harmattan), Le secret de la reine de Saba (Dapper), le Jour dernier (Stock), puis des essais, des créations théâtrales, Terre-Sainte (l'Avant-Scène), Babel-Taxi, (Lansman), la Confession d'Abraham (Gallimard). Il se consacre également à la littérature jeunesse : Bouqala, Chants de femmes d'Alger (Ed.Thierry Magnier), La Reine de Saba (Milan), Il était une fois le monde (Dapper), Le Monde arabe (nouvelle édition 2011-Milan).
En 132 ans de présence en Algérie, le colonisateur français a commis toutes les atrocités possibles ; imaginables et inimaginables. Exécutions sommaires, villages et hameaux brûlés, torture et déportation étaient le quotidien des Algériens. Ces violences inouïes se sont surtout accentuées pendant la guerre de libération. D'un côté, un peuple aux armements rudimentaires et de l'autre une puissance lourdement armée.
Sur ce plan, il n’y a pas photo, la France avait le dessus. Cependant, les Algériens ont montré une résistance qui a déconcerté l'armée française. Cette armée, pour garder ce pays africain sous sa coupe, a usé de tous les moyens, légaux et illégaux. Pendant cette guerre, la torture n'était pas une exception. Elle était la règle, selon les témoignages d'Algériens, mais aussi de Français qui ont participé à cette guerre. Plus de 61 ans après l'indépendance de l'Algérie, des témoignages continuent de confirmer les pratiques de l'armée française.
Isabelle Vaha est parmi les personnes qui ne veulent pas se taire devant les atrocités de cette guerre. Elle témoigne dans Le Parisien sur la torture commise par son propre père. Cette assistante sociale passionnée d’histoire est aujourd’hui retraitée. Et ce n'est qu'après quarante ans qu'elle a pu mettre les mots sur ce qu'elle a vécu et sur les actes commis par son père légionnaire pendant la guerre d'Algérie.
« Il y avait des cadavres, des corps mutilés, des scènes de tortures… Et mon père, qui posait l’air triomphant au milieu de toute cette horreur ».
Dans son témoignage, la retraitée souligne qu'elle n'avait que 8 ans lorsqu’elle découvre, par hasard, les exactions commises par son père. Elle raconte qu'en l’absence de ses parents, elle ouvre une boîte et y trouve des photos. La fillette tombe donc sur une série de clichés pris en Algérie. Des photos d’une violence inouïe. « Il y avait des cadavres, des corps mutilés, des scènes de tortures… Et mon père, qui posait l’air triomphant au milieu de toute cette horreur », indique Isabelle Vaha. C'est l'une de ces photos qui choque le plus la petite fillette. « On le voyait fier et satisfait, à côté de têtes coupées alignées sur un muret, sans doute celles de fellagas, des combattants partisans de l’Algérie indépendante, détaille Isabelle, dont les jambes s’agitent nerveusement à cette évocation. J’ai beaucoup pleuré. J’étais assommée, percutée par l’émotion. J’ai vite rangé la boîte en entendant mes parents rentrer. Je suis convaincue qu’ils se sont aperçus que j’avais fouillé, mais ils n’ont rien dit. Je suis restée avec mes questions, sans oser leur parler. Je n’avais pas les outils pour faire face », raconte encore la retraitée.
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Indignée par le comportement de son père, Isabelle Vaha ajoute : « mon père était membre d’Ordre nouveau, un mouvement identitaire d’extrême droite. Combien de fois ai-je entendu mes parents dire que l’Algérie serait plus belle sans les ratons, les bougnouls ? »
Élevée dans ce climat haineux, elle déclare : « j’ai longtemps eu l’impression que les crimes de mon père se voyaient sur moi. Le pire, c’est qu’il a été décoré de la Légion d’honneur ! » Cette femme qui a vécu une enfance terrible a donc décidé de témoigner et de se consacrer à la lutte contre la haine et le racisme pour « réparer » un tant soit peu les atrocités commises par son paternel.
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