En souvenir du massacre du 17 octobre 1961, Mediapart publie 17 textes d'écrivains se remémorant la répression sanglante de la manifestation des Algériens à Paris. Aujourd'hui, Mohamed Kacimi présente la balade d'une jeune femme, dans Paris. Une jeune femme qui court après son enfance.
Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Jusqu'au 17 octobre 2011, jour du cinquantenaire de ce mardi macabre, Mediapart publiera, en association avec Au Nom de la Mémoire, collectif animé par Mehdi Lallaoui et Samia Messaoudi, les textes de 17 écrivains, hommes et femmes, français et algériens, rappelant le souvenir de cet épisode sombre et honteux de notre histoire. Aujourd'hui, l'histoire racontée par Mohamed Kacimi est une balade, dans Paris, en quête de souvenirs.
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Le violon de la Huchette
- Vous allez où, Madame ?
Elle regarde le policier, surprise. Elle ne comprend pas cette question. Elle a envie de répondre : Là où je veux. Elle ne répond pas. Le policier reprend :
- Vous allez où ? Madame.
Elle reste interdite. Elle a les yeux fixés sur les mains noires de l'agent. Il a des ongles limés au ras de la peau et qui malaxent nerveusement son passeport vert. Au-dessus de sa tête clignote en rouge le panneau « Ressortissants hors CEE ». Derrière elle, s'allonge une file impressionnante de gens. On entend partout pleurer des enfants.
- Quelle est votre adresse à Paris ?
- Je n'en ai pas, Monsieur.
- Vous allez habiter où durant votre séjour ?
- Nulle part.
- Je ne comprends pas, Madame.
- Je rentre ce soir sur Alger par l'avion de 20 heures.
Le policier scanne une deuxième fois le passeport, donne nerveusement un coup de tampon et le jette par la lucarne. Elle le prend et bredouille :
- Merci, Monsieur. Merci.
Elle sert son violon contre sa poitrine et s'engage sur le tapis roulant. Elle sent qu'elle vole. Elle sent qu'elle a des ailes. Elle a passé la PAF, elle ne sait pas pourquoi elle a l'impression de l'avoir échappé belle. Elle sourit. Elle transpire. C'est la première fois de sa vie qu'elle prend l'avion, qu'elle met les pieds à Paris, qu'elle marche sur un tapis roulant, qu'elle voit un policier français. La porte vitrée s'ouvre à son passage. Elle est à Orly. Elle lève les yeux. Elle découvre l'éternité de la pluie et un ciel de cendre froide.
Elle prend l'Orlybus. Habituée aux bus d'Alger qui sont une grande clameur, elle est surprise par le silence qui règne ici entre les gens. Elle a soif de voir. Elle reste debout. Son violon coincé entre les jambes. Le paysage vert et gris défile derrière les vitres qui ruissèlent. Elle ferme les yeux. Personne ne fait attention à elle. Elle entend la voix de sa mère :
- Là, bas, c'est la terre de l'exil.
- C'est comment Paris, maman ?
- Paris, c'est, comment te dire, ma fille, Paris c'est comme une fille de joie ; de loin, elle te semble très belle et de près tu ne vois que ses blessures.
Au bout d'une demi-heure, le bus s'arrête place Denfert. Un grand vent traverse la place où hurlent les ambulances de l'hôpital Saint Paul de Vence. Le Lion de Belfort patauge dans l'eau. Il pleut sur la foule noire et grise. Elle est saisie par la silhouette des grands platanes que l'on dirait brûlés par la foudre. Elle s'arrête devant la façade verte d'une boulangerie. Elle admire, derrière la vitre, une infinité de formes de pains qu'elle ignore, des ronds, des longs, des noirs, des énormes, pareils à des troncs de chêne. Elle pense, elle ne sait pourquoi, à un aquarium de poissons exotiques. A l'entrée de la boulangerie, elle voit une femme, assise par terre, les jambes allongées. Les gens l'enjambent comme une flaque.
À ses côtés, elle a mis une boîte de conserve pour recueillir de l'aumône. La pluie tombe dans la boîte vide. La femme dort. Elle fait plusieurs fois le tour de la place, prise de vertige par autant de vide. Puis, elle prend d'instinct le boulevard du Général Leclerc et s'arrête à l'angle de la rue Daguerre. Elle pousse timidement la porte du grand café. Le comptoir en zinc est pris d'assaut. Des garçons hurlent leurs commandes. Dans la salle, beaucoup d'hommes ou de femmes seules regardent immobiles les écrans de leurs portables, comme s'ils guettaient le Messie. A l'extérieur, sous une bâche, des fumeurs tirent nerveusement sur leur cigarette. Son téléphone vibre. C'est un SMS de sa fille.
- T'es bien arrivée maman ?
- Oui, ma puce.
- Tu es à Paris ?
- Oui
- C'est comment Paris...
Elle réfléchit longuement avant de pianoter :
- Paris, ressemble à un grand parapluie noir.
À ses côtés, au zinc, une vielle dame sirote son rosé, elle porte un petit chapeau mauve, une robe rose fuchsia et des chaussures à talons, rouge vermeil. A chaque gorgée elle demande au garçon qu'elle tutoie un autre glaçon dans son verre. Elle parle à voix haute :
- Tu sais mon chéri, ça ne va pas du tout, mais du tout ; je sens que tu me fais la gueule, hier soir tu n'as rien mangé. Ce matin non plus. Je me suis réveillée trois fois dans la nuit pour te supplier de venir dans le lit, tu as préféré dormir dans le salon. Moi, j'aime les relations claires, ça a toujours été comme ça dans ma vie, ou on est ensemble ou on ne l'est pas. Si ça ne va pas, ce soir tu fous le camp.
Sous le tabouret, on entend le grognement plaintif. La vielle sourit, descend de l'escabeau, fait une bise à un teckel poil long et lui glisse à l'oreille :
- T'es qu'un petit coquin, tu voulais me faire craquer.
A sa gauche, un monsieur, en imper bleu, lunettes, continue à remplir sa grille de mots croisés. Il donne de grands coups de stylo à son journal :
- Mais, je vais devenir dingue, j'y arrive pas. J'y arrive pas. Discrètement, elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule avant de lui poser la question :
- C'est quoi la définition ?
- Qui relie les terres.
- En combien de lettres ?
- Quinze lettres, madame.
- C'est simple, c'est « intercontinentale ».
Le monsieur à l'imper bleu décolle le nez du journal, il ajuste ses lunettes, les enlève, les essuie. Il dévisage cette femme brune, très mince, maigre même, habillée tout en noir, avec de longs cheveux noirs où se devine malgré la teinture de la veille, de longues mèches blanches, juste au niveau des tempes.
- Comment vous avez fait ?
- Je fais ça tout le temps.
- Où ça ?
- A Alger.
- Pardon ?
- En Algérie !
- Vous faites des mots croisés 5 étoiles en Algérie ?
- Tous les jours.
- Et vous les faites en français ?
- En français, monsieur.
- Vous êtes kabyle ?
- Non, arabe.
Le monsieur avale d'un trait son verre. Il range son journal dans la poche, dépose sa monnaie sur le comptoir :
- Merci madame, il faut que je rentre absolument raconter ça à ma femme, j'ai rencontré au café Daguerre, une femme arabe qui fait tous les jours à Alger des grilles de mots croisés 5 étoiles et en français s'il te plait.
Elle sent la pluie glisser le long de son cou. Elle reste un moment comme fascinée par le plan du métro. Du doigt, comme si elle ne savait pas lire, elle suit la ligne 6 du métro. Pourtant, elle a passé des nuits à l'apprendre, presque par cœur, ce plan de Paris. Mais, là, elle a l'impression de tout redécouvrir. Plusieurs fois, elle compte, l'index posé sur le plan : Denfert, Glacière, Corvisart... Elle ferme les yeux et s'engouffre dans le trou.
Une fois sur le quai, elle est saisie de panique. Un torrent de gens qui font penser à des milliers de billes électrifiées, lâchées par hasard qui se frôlent, s'entrechoquent, se cognent, se bousculent, mais qui donnent, vue de loin, l'impression que chaque bille traverse solitaire ce tunnel de toutes les collisions. Les portes claquent. Les SDF passent. Les téléphones sonnent sous terre. La foule se tait. Une dame chante. Chacun regarde ailleurs. Personne ne l'écoute. Elle a l'air de s'en foutre. Les portes s'ouvrent. Les billes s'en échappent. Elle est boulevard Blanqui. Elle scrute les vieilles façades de pierres et de lierre où, curieusement, ne pend aucun linge. Elle remonte l'avenue. Elle n'a jamais demandé de sa vie son chemin à quelqu un. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent qu'elle connaît le chemin par cœur. Un chemin qu'elle n'a jamais pris. Elle a oublié la pluie. Elle ne regarde plus rien. Elle entend juste la voix de sa mère : Bitoucaye, bitoucaye.
Elle remonte la rue des Cinq diamants où flottent des odeurs de bières, de crêpes et la voix de Brel qui chante, comme par hasard, une Ostendaise :
Une Ostendaise
Pleure sur sa chaise
Le chat soupèse
Son poids d'amour
Dans le silence
Son chagrin danse
Et les vieux pensent
Chacun son tour
A la cuisine
Quelques voisines
Parlent de Chine
Et d'un retour
A Singapour
Une Javanaise
Devient belle-sœur
De l'Ostendaise.
Elle débouche place Verlaine, plus haut. Une brume épaisse couvre les toits. Les murs en brique trempés par l'automne sont devenus rouge sang. Devant la grande piscine, des groupes d'écoliers s'échangent joyeusement des noms d'oiseaux. Elle se fige au milieu de la place... Elle sent sa gorge se nouer... Instinctivement, elle plonge sa main dans son sac, pour chercher son briquet, puis s arrête... Elle réalise qu'elle ne fume plus depuis huit ans. Du sac, elle sort une très veille carte de visite « Hôtel de la Butte aux Cailles 4, place de la Buttes au Cailles ». Mais elle ne voit nulle part l'enseigne de l'établissement. Elle fait plusieurs fois le tour de la place puis pousse la porte du café « Le bouche à l'oreille ». La patronne est en train de faire sa caisse, sans lever les yeux, elle lui demande :
- C'est pour déjeuner ?
- Non, c'est juste pour un renseignement
La patronne pousse un soupir. Sentant son exaspération, elle s'apprête à rebrousser chemin. La patronne la rattrape :
- Vous cherchez quoi au juste madame ?
- Un hôtel, l'hôtel de la Butte aux Cailles.
Elle tend la carte. La patronne lui fait tout de suite remarquer qu'elle est très ancienne.
- Mais c'est une antiquité, votre carte.
- Elle a mon âge.
- Non, c'est pas ce que je voulais dire. Mais vous voyez là, en bas, le téléphone, c'était au temps où il n'y avait que quatre numéros à Paris. Non, je suis dans le quartier depuis plus de vingt ans. Je ne vois pas du tout cet hôtel. Mais vous en avez d'autres dans le quartier qui sont très bien.
Elle reprend sa carte, la range dans son portefeuille.
- Non, c'est celui-là que je cherche.
- Qu'est ce qu'il avait de spécial cet hôtel ?
- On m'a dit que c'était un hôtel réservé aux Algériens.
La patronne verrouille sa caisse et lui dit sur un ton très compatissant :
- Un hôtel tenu par des Algériens ? Mais il n y a plus d'Algériens à la Butte aux Cailles ! Je ne sais même pas s'il en reste dans le 13e. Faut aller plus haut, madame, dans le 18e, ou dans le 19e, là-bas, il en reste pas mal. Mais pas ici, vous n'en trouverez pas, j'en suis sûre.
Elle a toujours rêvé de voir cet hôtel, non pour un quelconque fétichisme, mais juste pour le récit de sa mère qui a force d'être répété a fini par en faire un lieu de légende : « Je venais juste d'épouser ton père. J'avais dix-huit ans. On a quitté Oran et on s'est installés à Paris. On a pris un hôtel, je me souviens bien, place de la Bitoucaye. On avait une chambre toute petite, avec un lit simple. Mais bon, l'étroitesse n'existe que dans les cœurs. Ton père avait trouvé une place de musicien au Cabaret Al Djazaïr, à Saint Michel. Il avait une voix... Il était beau... Très beau... Il avait une moustache fine et des cheveux tellement fins que lorsque je respirais loin de lui, ils s'envolaient tous seuls. Je n'avais pas atteint le huitième mois, je me souviens, c'était l'automne, mais à Paris, c'est toujours l'automne. J'ai senti les premières contractions au coucher du soleil, je suis descendue voir le patron, Ami Arezki pour lui demander de l'aide. Il m'a dit qu'il y avait un couvre-feu et que la police tirait sur chaque arabe qui sortait le soir. J'ai attendu ton père, une heure, je crois même deux, il était toujours à l'heure, mais pas ce jour là, vers trois heures du matin, j'ai senti que j'en pouvais plus, j'ai découpé les draps, je me suis allongée sur le lit, et j'ai poussé, poussé, et tu es venue, comme une lettre à la poste ma fille, comme une lettre à la poste. Mais ton père n'est jamais revenu. »
Elle ferme derrière elle la porte du « Bouche à l'Oreille ». Elle prend la rue Bobillot. Elle sent les larmes lui monter aux yeux au moment où elle passe devant l'église Sainte Anne. Elle n'a jamais mis les pieds dans une église. Elle pousse la porte. Traverse la salle vide et plongée presque dans le noir. Elle est seule face au Christ. Elle dépose son violon sur le banc. Lucide, elle se demande alors si elle n'a pas trop exagéré son histoire. Si elle n'a pas cru durant toute sa vie que le récit de sa naissance miraculeuse avait fait le tour de Paris. Peut-être qu'elle s'attendait en arrivant sur cette place vide à être accueillie par tous les voisins qui auraient crié des balcons : « Tiens, voilà, c'est Amina, oui, c'est la fille de l'Algérienne qui a découpé les draps avec ses dents pour accoucher seule à l'hôtel à l'âge de dix-huit ans... »
Après quelques minutes d'apnée, elle réalise que son désarroi ne venait pas de ses histoires auxquelles elle ne s'attendait pas du tout, mais plutôt de la phrase de la patronne « Il n'y a plus d'Algériens ». Comme si son père disparaissait une deuxième fois.
Son téléphone vibre
- T'es où maman ?
- Sur mon lieu de naissance.
- C'est comment ?
- Ça n'existe plus.
Elle arrive sur la place de la fontaine Saint Michel où il y a beaucoup de monde. Elle ne sait pas que c'est le lieu des rendez-vous improbables. On vient là, et parfois de très loin, pour attendre quelqu un qui ne viendra sûrement jamais. Un jeune couple de touristes chevauche l'un des deux dragons en bronze en s'embrassant avec frénésie. Dans le bassin flottent des bouteilles d'alcool et des souvenirs d'amours inconnues. Plus loin, des badauds s'attardent devant les caisses d'une grande librairie. Le soleil absent est au zénith. Le ciel gris depuis la matinée commence à devenir marbré noir. Il subsiste au nord quelques trouées de lumière. L 'air est lourd, tellement il est empli de bruits, mais surtout de klaxons et de sirènes. Elle fixe longuement l'ange de la fontaine qui terrasse le démon. Elle éprouve d'un coup un sentiment de malaise. Toute la place lui paraît soudain lugubre, non pas parce qu'elle manque de beauté, mais elle n'y trouve rien qui puisse exalter son âme. Elle la sent pareille à un os que d'autres ont trop rongé et où le regard ne peut plus trouver la moindre miette pour se nourrir. Elle traverse le boulevard en se faufilant entre le bus 21 et le 38 et débouche sur l'îlot Saint Séverin. L 'îlot Saint Séverin est un immense kebab où tous les touristes du monde sentent la salade, la tomate et l'oignon.
Elle sort de son sac une deuxième carte, « Cabaret El Djezair, rue de la Huchette ». Elle sait que le cabaret n'existe plus mais elle tient à voir le lieu. Elle a du mal à se frayer un chemin au milieu de la foule compacte. Des rabatteurs placés des deux côtés de la rue tentent de l'alpaguer par tous les moyens. Elle tente de se remémorer le récit de sa mère « ton père m'emmenait le soir, rue de la Huchette, c'était comme un soir de Noël, tous les soirs, c'était la guerre, mais c'était beau, il portait toujours un costume blanc, et moi j'avais une robe Vichy. Au cabaret, j'ai vu tout le monde, Wahby, Warda, Blond Blond, Akli Yahiatène, un soir, on a même vu Brigitte Bardot. Quand ton papa, montait sur scène, je peux te dire que ça tanguait fort dans la salle, du côté des femmes. »
Elle entre dans chaque commerce, dans la pharmacie, à l'angle de la rue du Chat Perché, dans les brasseries, les grecs, les tunisiens, les crêperies, pour poser la question. Peu de gens lui répondent, certains ne s'arrêtent même pas, d'autres ne comprennent pas :
- Je cherche l'endroit où se trouvait le cabaret El Djazaïr.
- Pardon, le quoi ?
- El Djazaïr.
- Je vois pas du tout.
- Vous cherchez le quoi ? Le quoi, en tout cas c'est pas ici
- Le... j'ai pas compris.
- El Djazaïr.
- C'était quoi ?
- Une boîte de nuit algérienne.
- Ça existe ça ?
- Oui madame.
- Je n'arrive pas à le croire.
- Je cherche le cabaret El Djazaïr
- Le quoi ?
- Le Djazaïr
- C'était quoi ?
- Un cabaret algérien
- Mais ma pauvre dame, y a plus un seul français dans ce quartier, comment voulez vous trouver un cabaret algérien.
- Pardon, je cherche, le Djazaïr.
- C'est quoi ça ?
- Un cabaret algérien !
- Là, vous n'êtes pas du tout dans le bon quartier, il faut aller à Barbès, Madame, vous prenez la ligne 4, direction Porte de Clignancourt, là, c est direct. Vous descendez à Barbès-Rochechouart, il y'en a plein là bas.
Elle n'entend presque plus, elle pose sa question mais n'attend plus de réponse. Elle débouche enfin sur la rue Saint Jacques. Alentours, le monde est une soupe froide où se mélangent toutes les langues du monde et des musiques qui fusent, saturées à mort, des pubs que l'on dit irlandais. Par grappes, des Roumaines suivies d'enfants à moitié nus fendent la foule en faisant sauter des pièces au creux de leurs mains. Elles rient aux éclats pour faire voir tout l'or de leurs dentiers. Des nuages de pigeons aux ailes couvertes de boue, passent entre les jambes des touristes et se disputent à coups de bec des miettes de pain turc. Son téléphone vibre de nouveau :
- T'es où maman ?
- A la rue de la Huchette.
- Tu fais quoi ?
- Je cherche le cabaret de papa.
- Tu veux pas arrêter de courir après un cadavre, maman ?
- Je cours après mon enfance, ma puce.
- T'oublie pas mon sous tif.
- Tu me l'as dit cent fois.
- Un Passionata, au BHV, tu as promis.
Une fois sur le quai Saint Michel, elle se fige. Elle voit au loin les tours de la Conciergerie, dressées comme des herses noires vers un ciel de plus en plus trouble. Elle devine à gauche, la silhouette inquiétante de Notre Dame. La foule enfle sur l'étroit trottoir en attendant le feu vert. Elle traverse enfin le quai et, parvenue à l'entrée du pont Saint Michel, elle s'arrête brusquement. Sa main s'agrippe à la rampe froide, ses ongles griffent la pierre ocre. Son champ de vision s'est subitement rétréci, elle ne voit plus que ses ongles rouges, la boîte de son violon. Elle ressort une ancienne lettre retrouvée par hasard dans les affaires de sa maman ; morte il y a une semaine. Une lettre que sa mère a toujours cachée. Elle porte un timbre français, expédiée depuis Aubervilliers en 2009. « Chère sœur, voilà plus de quarante ans que je me dis chaque jour que je dois t'écrire cette lettre. Mais je n'ai jamais réussi à la faire. Je suis depuis quelques jours à l'hôpital. Les médecins ne sont pas très optimistes. Alors j'ai le temps de t'écrire. Je voulais te dire ce qui s' est passé quand même ce soir d'octobre. Je suis sorti avec ton mari, Kamel, à deux heures du matin du cabaret. Il était suivi par une très belle fille d'Oran. Comme il te savait enceinte, il voulait prendre un taxi. Nous étions boulevard St Michel. Un taxi s est arrêté à notre hauteur. Et là, la jeune a fille nous a demandé de rester un peu avec elle, de prendre un pot. J'ai sorti Kamel de force du taxi. Nous sommes allés à La Favorite. Je ne sais pas combien nous avons pris de verres. Nous étions heureux. Nous étions un peu ivres. Quand nous sommes sortis du bistrot, j'ai vu le boulevard noir de flics. On portait des costumes tous les deux. On avait pas des têtes de bougnoules du tout. Mais on a vu les flics arrêter tous les autres Arabes. On était quand même un peu inquiets, alors Kamel m'a demandé de chanter avec lui Paname, de Ferré, à tue-tête, « comme ça, ils ne nous prendront jamais pour des bougnoules ». Nous avons marché en chantant vers le Palais de Justice. Nous avons franchi tous les barrages de flics et personne ne nous a dit un mot. Arrivés au Pont Saint Michel, j'ai vu un car s'arrêter, des policiers ont foncé sur nous, avec Paname, on pensait qu'on ne risquait rien, mais les flics français, ils sont dressés pour sentir les Arabes. Deux ou trois sont venus vers moi et ils ont commencé à me taper avec les matraques. Et ils me tapaient plus... sur les épaules, sur les dos, ils me tapaient sur la tête, je sentais que le sang commençait à couler, alors j'ai mis les mains sur la tête et ils continuaient à taper. Alors je me suis baissé jusqu'à être par terre pour me protéger, ils m'ont traîné comme ça pendant trois ou quatre mètres, parce que le quai est large. Ils m'on traîné pendant trois ou quatre mètres... et ils m'ont jeté, au moins deux ou quatre mètres à l'intérieur... de la Seine. Je me suis réveillé avec l'eau froide, je ne sais pas... Alors je commençais à nager, et je regardais sur le pont et je voyais deux policiers qui me regardaient... moi je continuais à nager, et ils ne m'ont pas parlé, pas aidé, rien, moi j'étais en dessous, peut-être à vingt mètres et ils me regardaient. Ils attendaient tranquillement que je coule... Puis, j'ai entendu ton père crier, non, non, je ne sais pas nager... Je les ai vus... Je les ai vus le jeter du pont...J'étais trop loin. J'ai nagé... vers lui... J'ai retrouvé juste son violon qui flottait... Tout ça c'est de ma faute, la faute à Paname... Je te l'envoie avec mon fils qui sera à Alger cette semaine. »
Elle ouvre le violon, sort la partition de Paname. Elle sert le violon contre sa poitrine, et ferme les yeux et chante doucement :
Paname
Quand tu t'habill's avec du bleu
Ça fait sortir les amoureux
Qui dis'nt "à Paris tous les deux"
Paname
Quand tu t'habill's avec du gris
Les couturiers n'ont qu'un souci
C'est d'fout' en gris tout's les souris
Paname
Quand tu t'ennuies tu fais les quais
Tu fais la Seine et les noyés
Ça fait prend' l'air et ça distrait
Paname
C'est fou c'que tu peux fair' causer
Mais les gens sav'nt pas qui tu es
Ils viv'nt chez toi mais t'voient jamais.
Elle regarde vers l'ouest. Un couple de touristes s'arrête pour la prendre en photo. Elle n'a pas encore vu la Seine. Il lui reste une heure pour reprendre le bus de Denfert. Elle est éblouie par cette grande artère de lumière qui part du pont vers le ciel de Paris. On aurait dit un grand boulevard planté de saules pleureurs et de fenêtres hautes et en feu qui monte jusqu'au cœur des nuages désormais en éclats. Là-bas, plus haut, plus loin, que la voute verte du Grand Palais. Il pleut sur Paname et sur la musique. La mèche de crins colle aux cordes sans en tirer le moindre son. Elle se penche enfin pour regarder la Seine. A ce moment précis, le ciel se déchire. Le soleil apparaît d'un coup et donne à la ville cette étrange lumière or qui en fait exploser la moindre pierre. Sous le pont passe un bateau mouche éclairé de mille feux et qui fait trembler à peine la surface de l'eau. Elle fixe le fleuve et tout comme à la Butte aux Cailles elle croit s'être trompée de lieu. Elle imaginait des ombres de cadavres, là, sous ses pieds, avec des eaux mêlées de sang. Elle découvre cette Seine, lisse, vert bouteille, profonde, lavée de partout, où tremblent tant de lumières, et trempent tant d'amours. Elle cherche des yeux l'ombre de son père, elle a envie de crier son nom, toute cette eau pour tombeau, c'est pas inhumain. Un couple de Français très âgés s'arrête à sa hauteur, sans rien lui demander, la prend en photo. Elle pose pour eux avec son violon. Un moment elle a eu l'envie de leur demander s'ils étaient du quartier, s'ils n'avaient pas vu les flics jeter à l'eau un violoniste algérien qui jouait Paname un soir d'octobre. Puis, elle s'est ravisée. Elle devine la réponse :
- Un musicien algérien, dans la Seine, vous n'y pensez pas, vous êtes sur le pont Saint Michel. Pour en trouver un il vous faudra quitter la rive gauche, prendre le métro Cité, là-bas, et puis la ligne 4, vous descendez à Barbès-Rochechouart et là-bas, vous en aurez plein.
Le soleil disparaît de nouveau. La foule presse le pas. L'air se déglingue. Le téléphone vibre :
- T'es où, maman ?
- Sur le pont Saint Michel
- Qu'est ce que tu fais ?
- Je vais rafraichir la mémoire de la Seine.
- T'oublies pas pour mon soutif.
- Je ne t'oublie pas ma puce.
- C'est que 95 C. N'oublie jamais.
- Mohamed Kacimi est né en 1955 à El-Hamel (Algérie). Adolescent il découvre Rimbaud et les surréalistes. Après des études de littératures françaises, à Alger, il vient s'installer à Paris en 1982. Son premier roman, sort en 1987, Le mouchoir (l'Harmattan), Le secret de la reine de Saba (Dapper), le Jour dernier (Stock), puis des essais, des créations théâtrales, Terre-Sainte (l'Avant-Scène), Babel-Taxi, (Lansman), la Confession d'Abraham (Gallimard). Il se consacre également à la littérature jeunesse : Bouqala, Chants de femmes d'Alger (Ed.Thierry Magnier), La Reine de Saba (Milan), Il était une fois le monde (Dapper), Le Monde arabe (nouvelle édition 2011-Milan).
La rédaction de Mediapart
12 octobre 2011 à 18h53
https://www.mediapart.fr/journal/france/300911/les-flics-francais-ils-sont-dresses-pour-sentir-les-arabes
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