Tu es plus libre que tes geôliers. Roman de Jamila Rahal. Casbah Editions, Alger 2022. 478 pages, 1.100 dinars
Un simple roman ? Non. C'est un roman historique et non un livre d'histoire ou une autobiographie; tous les personnages sont fictifs mais... et ce, même s'ils évoluent dans un contexte historique bien déterminé, qui est celui de l'Algérie coloniale (1890-1954). La matière historique évidemment, c'est le matériau essentiel, le fil conducteur pour construire ce récit romanesque.
En fait, le volet réel consiste en des évènements très importants survenus à l'époque, comme la conscription obligatoire des musulmans en 1912, les Guerres mondiales 1ère et 2ème, avec leur sinistre épilogue du massacre des Algériens du 8 mai 45, le crash boursier de Wall Street, la montée du mouvement national avec toutes ses couleurs jusqu'à l'explosion finale du 1er Novembre 1954. Tous ces évènements ont impacté les personnages de trois familles, les Hassar, les Lassaci et les Senhadji, décrites certes avec sympathie mais tout en restant critique à l'endroit de certains comportements.
Ces familles -du moins les membres les plus impliqués dans le combat anticolonialiste- ont elles-mêmes «croisé» ou «connu», ici et là, à Tlemcen, à Nedroma, au Maroc, en France, et au «Cham» souvent lors d'exils forcés, les personnages politiques nationales de l'époque dont Messali, Abbas, Ben Badis... L'autrice précise que ce travail «colossal» et l'écriture lui ont pris trois ans dont une bonne partie a été consacrée à la recherche documentaire. On la croit à la lecture du livre.
L'Auteure : Née à Berkane (Est marocain). Etudes à Saïda et à l'université d'Oran. A touché plusieurs secteurs de la culture et de la communication : l'organisation d'événements, le journalisme, l'édition, l'écriture pour la jeunesse... Premier roman.
Extrait : «La France savait cacher ses actes les plus infâmes par des termes passe-partout» (p 346), «Il paraît que c'est pour avoir le contrôle sur les FFL que de Gaulle a décidé de les intégrer dans l'armée régulière. Contrôler, mais aussi flatter l'amour-propre des Français non ? C'est mieux pour leur ego de se dire que leurs libérateurs sont des soldats bien blancs et non des noirs et des basanés» (pp 346-347).
Avis : Un «pavé» de 478 pages et un titre qui pourraient rebuter et/ou prêter à confusion, l'ouvrage étant, surtout, chargé d'Histoire, les sagas familiales qui s'entrecroisent et se mêlent servant de «carburant».
Une formule assez nouvelle et que le public pourrait apprécier. Surtout lorsque le texte est écrit avec grâce et clarté. On sent l'amour de l'écriture et de la précision.
Citations : «Dépossédés de leur bien le plus précieux (note : la terre), ils devinrent une poussière d'individus» «(p 59), «Lorsqu'on a tout juste vingt ans et que la vie n'est encore qu'une promesse, comment consentir au don de soi si le sens des choses se perd ?» (p. 71), «Il y a eu plein de petits pas, petites demandes, petites pétitions, petites protestations... nous avons donné nos vies pour demander quoi ? Un peu de justice pour nous, un traitement, un peu moins inégalitaire, une représentation parlementaire, un peu plus conforme à la réalité démographique.
Qu'avons-nous obtenu ? Rien» (p.176), «Si l'amour et la bonté irradient de façon naturelle, la noirceur, elle reste tapie dans les recoins les plus secrets» (p 215), «Comme toujours, ce ne sont pas les héritiers qui posent problème mais ceux qui se tiennent derrière eux» (p.445).
Les Nadis de Tlemcen. Des noms et des lieux à l'aube du XXe siècle. Essai de Benali El Hassar, Anep Editions, 2019, 239 pages (dont un cahier photos de 14 pages. (non indiqué en p 4 de couverture) (Fiche de lecture
déjà publiée. Pour rappel)
C'est un peu l'histoire de Tlemcen, mais c'est aussi l'histoire de toute une région, de tout un pays à travers le mouvement des «Jeunes» politisés -à Tlemcen, peut-être bien plus qu'ailleurs- lesquels, dans leurs nombreux cercles ou nadis de la ville, porteurs d'idées neuves, épris de connaissances, au cœur de problématiques modernes, ont permis -s'opposant parfois sinon souvent aux «anciens», mais en toute démocratie- la libération de la parole.
Les « Nadis» : des refuges presque effacés de notre histoire, alors qu'ils représentent un moment clef de la politisation et de l'apport des idées nouvelles des «Jeunes».
Rien qu'à Tlemcen, il y en eut plusieurs au début du XXe siècle: du salon littéraire au nationaliste et au progressiste en passant par le néo-conservateur, l'identitaire, le communiste, le religieux conservateur, le libéral, le patriotique... retrouvés parfois dans d'autres villes du pays (exemples de Constantine, Alger...), tous encore aux noms flamboyants. Bien sûr, cela avait été facilité par l'existence d'un circuit ancestral, celui des «masriya», lieux mythiques séculaires, îlots au cœur de chaque quartier de la vieille médina où l'on se réfugiait entre soi offrant traditionnellement le cadre de rencontres où le moindre fait du jour, la moindre parole est traquée, le soir, à l'instar des autres lieux mythiques comme les «fondouks» et les petites sociétés de groupe dans les cafés.
Plusieurs fortes personnalités vont émerger, prenant une part active à la création des premières cellules de l'ENA puis du PPA, premiers frémissements du mouvement révolutionnaire. De la politique, toujours sous couvert de littérature, d'art, de sport, d'actions caritatives car, toujours sous l'œil vigilant de l'administration coloniale prête à la répression et à l'interdiction au moindre faux pas détecté. La représentation d'une véritable société civile indépendante. Tout un art perdu au début des années 60, balayé par la «pensée unique» du parti unique.
A noter que l'ouvrage met en relief l'action d'un personnage culturellement et journalistiquement flamboyant de la première moitié du XXe siècle, Benali Fekar (juriste, économiste, politologue..., bardé de diplômes), ainsi d'ailleurs que son frère Larbi (instituteur) qui créèrent à Oran (le 3 juin 1904) le premier journal Jeune Algérien, «El Misbah» (La Lanterne ou Le Flambeau), un organe de presse défendant les libertés comme un symbole de la libération des peuples. Un journal qui fut, peut-être, le premier non «officiel», non «indigénophile», non un «instrument» du pouvoir colonialiste, et surtout le premier à revendiquer le nom d' «Algériens», avec une ligne éditoriale axée sur «l'instruction, fer de lance pour la libération de l'homme algérien». Il cessera de paraître le 17 février 1905 après trente quatre numéros.
L'Auteur : Né à Tlemcen en 1946. Journaliste, ancien responsable du bureau Aps de Tlemcen. Auteur de plusieurs essais politiques et historiques. Nombreuses contributions dans la presse.
Extraits : «Le temps des «Jeunes» avait ses similitudes partout dans les milieux de la nouvelle génération post-colonisation en Egypte, en Tunisie... Les cercles faisaient partie du quotidien, des vieilles médinas. Le temps des cercles fut considéré partout comme un grand moment de résurrection dans les pays arabes sous hégémonie occidentale, c'est-à-dire interdits d'institutions représentatives permettant l'accès à la parole politique» (p.59), «La chronique des «nadis» a marqué de son sceau un stade d'évolution dans la société. Elle créa une atmosphère politique et intellectuelle donnant la chance à de nombreux talents d'émerger dans les domaines de l'art et de la littérature» (p.77), «Cette génération nouvelle, autrement formatée, qui avait l'obsession du temps, de la rigueur morale et de la rationalité, commençait à avoir un nouveau regard sur l'islam, desserrant l'étau des conformismes et réinventant l'esprit critique. Au milieu d'un puritanisme ambiant, elle était favorable à une réinterprétation des principes juridiques fondamentaux à la lumière des temps modernes» (p 95).
Avis : Un travail de recherche et d'investigation minutieux et riche qui recrée toute une atmosphère, qui redonne vie à toute une époque et qui rend justice aux efforts culturels et à l'engagement politique de toute la jeunesse d'alors. Ecriture un peu difficile, mais ne pas se décourager.
Citations : «Dominant la langue, les concepts à forte connotation idéologique : «assimilation», «émancipation» n'ont cessé de changer de sens, installés progressivement dans l'argumentation idéologico-politique coloniale. Transformés en symboles, ces thèmes ont été utilisés pour donner des habits à la colonisation» (p.9), «La mouvance des «Jeunes» dans les cercles n'était pas une force organisée, mais une sensibilité innovante, un peu révolutionnaire, par rapport à l'esprit encore trop conservateur de l'époque» (p.53), «La modernité recherchée est celle qui libère l'homme et lui donne une identité nouvelle à travers l'expression de sa dignité, son savoir, son humanité orientée vers le progrès, dans le paysage contemporain novateur» (p.154), «La religion musulmane ne s'oppose pas au progrès, le seul et unique obstacle consiste en l'ignorance profonde dans laquelle sont plongés les musulmans depuis plusieurs siècles. C'est cette ignorance qui est la source de tous leurs maux» (p 188). Benali Fekar cité, in «L'usure en droit musulman», Lyon 1908).
Né à Constantine, l’intellectuel a vécu au plus près le drame algérien et reste frappé par « la solitude de ceux qui l’ont traversé » : Algériens, immigrés, pieds-noirs, juifs, harkis, appelés.
20 juillet 1962 : des pieds-noirs arrivent à Marseille après l’indépendance de l’Algérie. (KEYSTONE-FRANCE)
Le faitd’avoirvécu mes douze premières années en Algérie,d’avoir dessouvenirs de la guerre, des couvre-feux, des fouilles de l’armée, des attentats de l’OAS,d’avoir connu l’exil,a forcément influencé mon travail d’historien.Je me considère comme Français d’origine algérienne, ayant appartenu à un monde « indigène » etaccepté l’acculturation française. Quand les juifs, présents depuis l’Antiquité, quittent l’Algérie en 1962, ils sont français depuis six générations. J’appartiens à cette histoire.
J’habitais Constantine, une ville de l’intérieur, à majorité judéo-musulmane, où les Européens étaient moins présents qu’à Alger ou Oran, sans la mer, le sable, le soleil ; une ville perchée à 600 mètres d’altitude, où il faisait froid et neigeait l’hiver. Comme beaucoup de juifs d’Algérie, les premières lettres que j’ai lues étaient en hébreu, à l’école du Talmud Torah, j’ai appris l’arabe en famille, avec mon père qui avait passé son baccalauréat en arabe littéraire, ma mère qui parlait l’arabe de la ruemais ne savait pas le lire. La seule langue que nous lisions et parlions était le français. Du côté de ma mère, les Zaoui, des bijoutiers, on était très attaché à la culture arabe, à la musique de Cheikh Raymond. Du côté de mon père, les Stora, des minotiers des Aurès, on était plus « assimilé », davantage lié aux notables musulmans, comme Ferhat Abbas, qui était un ami personnel de mon grand-père.
La famille de Marthe Zaoui, la mère de Benjamin Stora, en 1914.
Au point de départ de mon métier d’historien, l’Algérie n’est pas présente. A Nanterre, j’étudie l’histoire, discipline très à la mode avec la sociologie à la fin des années 1960, je me passionne pour la politique et les mouvements révolutionnaires, qui sont les vecteurs de mon intégration. Aux côtés des Jeunesses communistes, je fais ma première marche pour la paix au Vietnam en 1967, et j’ai enfin l’impression de me sentir totalement français en 1968, quand j’entends la rue qui scande « les frontières, on s’en fout », « nous sommes tous des juifs allemands ». Mes parents avaient le sentiment que la France les avait trahis, que de Gaulle avait abandonné l’Algérie française. Ils avaient cru à une Algérie égalitaire, citoyenne, « camusienne ». Ils arrivent en France dans l’amertume, sans que je partage ce sentiment. En entrant en politique, jetrouve une dignité, je deviens un militant. Je ne suis plus dans la solitude de la victime qui pleure sur son sort et qui accuse les autres. Ce que j’entendaissouvent chez moi.
La chance de ma vie
L’Algérie me rattrape quand le leader nationaliste Messali Hadj meurt en 1974. Je suis étudiant en maîtrise et militant à l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Je cherche un sujet de mémoire dans le socialisme ouvrier, l’Amérique latine, le Vietnam. Pierre Lambert, fondateur et dirigeant de l’organisation, qui sait que je suis né en Algérie, me dit : « Toi qui fais des études d’histoire, regarde dans le centre d’archives de l’OCI si tu peux retrouver des textes de soutien à Messali Hadj et des documents du Mouvement national algérien (MNA) ». Il me propose de rencontrer sa fille, Djanina, qui a conservé les Mémoires de son père, écrits à la main, encore inédits. Ce fut la chance de ma vie ! Mon directeur de maîtrise, Jean-Pierre Rioux, qui connaissaitbien l’histoire de l’Algérie, me met en contact avec René Rémond qui m’encourage. Je me souviens encore de ses mots :
« Puisque vous aimez tant la révolution, pourquoi vous ne faites pas des recherches sur la révolution algérienne ? »
C’est la première fois que j’entends le terme « révolution algérienne ». Je prends la mesure de l’ampleur du combat des Algériens. J’écris donc mon mémoire de maîtrise sur le MNA, puis ma thèse de troisième cycle sur Messali Hadj.
Elie Stora, le père de Benjamin, à 24 ans dans les Aurès (assis en costume).
Le monde universitaire des spécialistes de l’Algérie coloniale est alors bienpetit. Jusqu’à la fin des années 1980, cela n’intéresse pas grand monde. Nous étions une dizaine, guère plus. Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, René Gallissot, Claude Liauzu, Abdelmalek Sayad… On se retrouvait au séminaire de Charles-Robert Ageron, le samedi matin, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Ageron n’avait à l’époque que deux étudiants, Guy Pervillé et moi. Il y avait aussi Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret, en province. C’était un moment pionnier.
L’Algérie ma rattrape une seconde fois
Mon travail prend une nouvelle tournure en 1985, lorsque jepublie mon « Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954 ». Je retourne en Algérie pour la première fois en 1982, vingt ans après en être parti. Je me rends compte que le nationalisme algérien n’est pas simplement la lutte des classes, mais qu’il y a aussi l’islam, la dimension anthropologique, des histoires de familles, d’assimilation culturelle… Les Algériens ont été tellement dépossédés de leur culture, jusqu’à la perte de la langue, que le recours à la violence a été un des moyens de lutte. Quand, avec mon dictionnaire biographique, je suis descenduà hauteur d’homme, les explications idéologiques devenaientinsuffisantes.
A la fin des années 1980, l’Algérie me rattrape une seconde fois. Deux phénomènes progressent parallèlement. En France, la montée du Front national, où on ne parle, déjà, que des immigrés et des Algériens, et, en Algérie, celle du Front islamique du Salut (FIS). A partir de 1991, quand le pays plonge dans la « décennie sanglante », dans l’horreur, que des amis algériens meurent, les souvenirs de mon enfance remontent, la peur de la mort des êtres chers, l’angoisse de l’exil. L’Algérie redevient synonyme de guerre et de solitude, de façon plus intime. C’est aussi lemoment du décès de ma fille. Je passe à l’histoire-mémoire et je publie « la Gangrène et l’Oubli ». Parce que je me suis aperçu que tous les acteurs de l’Algérie coloniale, à commencer par les membres de ma famille, répétaient que personne ne parlait d’eux. Pourquoi ce divorce entre la production académique, qui n’était pas négligeable, et le sentiment de vide, de solitude, la sensation d’abandon des porteurs de mémoires de l’Algérie ?
" Le petit Benjamin Stora et sa sœur Annie à Constantine, en 1953.
Je me suis dit qu’il fallait combler ce fossé et essayer de transmettre une histoire plus complexe qu’une version simplifiée, fantasmée, identitaire et quasi légendaire. A cette époque, il y a toujours très peu d’universitaires spécialisés. Ceux qui vont régulièrement en Algérie, qui connaissent ses acteurs, ou qui y sont nés sont encore plus rares. C’est le début de ma « notoriété ». « La Gangrène et l’Oubli » est publié à La Découverte, un éditeur grand public. Je passe pour la première fois de ma vie à la télé dans « le Divan » d’Henry Chapier. On commence à préparer l’année 1992, le trentième anniversaire des accords d’Evian. L’Algérie de la guerre civile ne quitte plus l’actualité. Je suis menacé de mort. Je pars en 1995 au Vietnam, puis au Maroc avec ma famille.
Les juifs d’Algérie entre l’assimilation et l’effacement
Quand je reviens en France, en 2002, je commence à écrire des récitsplus personnels, « les Trois Exils. Juifs d’Algérie », « les Guerres sans fin. Un historien, la France et l’Algérie », « les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine ». Des récits où je retrouve mes parents :mon père, que j’avais vu des journées entières allongé sur son lit, enfermé dans le silence, à son arrivée en France, ma mère, qui était devenue dépressive. Le fait qu’une mémoire « indigène » particulière, celle des juifs d’Algérie, est en train de se perdre me travaille. C’est une mémoire dont pluspersonne ne tient compte, ni les Français, qui ne la connaissent pas, ni les Algériens, qui ont effacé les juifs de leur histoire, ni les juifs eux-mêmes, qui sont dans une dynamique assimilationniste. Or l’histoire des juifs d’Algérie n’est pas celle des Français d’Algérie. « Les Trois Exils » sort en 2006, dans un moment troublé : révolte des banlieues, déclarations de Nicolas Sarkozy sur le Kärcher, montée de l’antisémitisme, assassinat d’Ilan Halimi.
A ce moment-là, de nombreux historiens émergent, brillants, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault… A l’Inalco, où j’enseigne entre 2002 et 2009, j’ai une quinzaine d’étudiants en thèse : Tramor Quemeneur, Malika Rahal, Marie Chominot, Lydia Aït Saadi, Naïma Yahi, Linda Amiri, Emmanuel Alcaraz… L’appétit de connaissances sur la question coloniale, l’islam, la guerre d’Algérie, est désormais là. Les enfants de l’immigration maghrébine accèdent enfin au savoir et arrivent dans les universités avec l’envie de connaître l’histoire du pays de leurs parents. Il y a de plus en plus de livres d’historiens, tandis que les récits et les témoignages des acteurs, qui meurent peu à peu, se font moins nombreux.
La famille Stora réunie à l’été 1961. Benjamin est juste derrière sa mère.
Parfois je peux être « fatigué » de l’Algérie, quand j’ai l’impression que c’est toujours la même histoire, des choses que j’ai déjà dites. Mais le travail de l’historien est aussi de répéter la même chose. La lutte contre l’oubli en histoire est fondamentale. La nouvelle génération de chercheurs, qui a entre 35 et 55 ans, ne cherche pas à « déconstruire », pour reprendre un terme à la mode, mais à connaître davantage, explorer des pensées, des territoires, des éléments nouveaux, sur la justice, la torture, la presse, l’administration, le fonctionnement de l’appareil d’Etat, le drame des pieds-noirs ou des harkis, l’armée, la police, les représentations et les imaginaires. Personne ne leur interdira cette recherche au nom de je ne sais quelle idéologie. La recherche, forcément, « déconstruit » et remet en question les idées reçues, c’est le fondement même de la science historique.
Il me reste une grande interrogation, qui me renvoie une fois de plus à ma propre histoire, peut-être mon prochain livre : l’assimilation culturelle. Comment la France a-t-elle pu fabriquer une idéologie assimilationniste aussi puissante ? Quand j’arriveenfant de ce côté de la Méditerranée, je me sens à la fois français et étranger, comme une sorte d’immigré dans mon pays. Ma mère disait souvent « les Français » pour désigner ses concitoyens. Mon père s’angoissait de ne pas connaître les codes de la société dans laquelle il se retrouvait, de ne pas savoir à quelle porte frapper, à quelle personne s’adresser. On n’ose pas dire qui on est, d’où on vient, on veut effacer son accent… C’est la solitude de tous ceux qui ont traversé l’histoire de l’Algérie coloniale. Les Algériens, les immigrés, les pieds-noirs, les juifs, les harkis, les appelés. Cela a peut-être été un moteur de mon travail d’historien de ne pas les abandonner. Ce sont des vaincus de l’histoire.
En France, après une période d’accalmie, les attentats au plastic reprennent. Ce sont maintenant les installations ferroviaires, les bâtiments, même les locaux de la police qui sont attaqués.
En Algérie, c’est une perpétuelle « ratonnade ». L’agence de presse (A.P.S.) a révélé dans un communiqué en date du 14 mai, les intentions de l’O.A.S. :
« L’état-major de l’O.A.S. a décidé de faire sauter tous les bâtiments publics des agglomérations importantes, fichiers électoraux des mairies, fichiers de recensement, recettes fiscales, les écoles neuves, les hôpitaux eux-mêmes seront systématiquement sabotés. Dans certains hôpitaux d’Alger et d’Oran, un plan précis prévoit la destruction des blocs chirurgicaux perfectionnés, des appareils coûteux de recherche scientifique et de soins.
Pour les chemins de fer la désorganisation du réseau ferroviaire par la destruction des services centraux est prévue. A l’E.G.A., le sabotage des centrales a été préparé au Sahara. »
Ainsi donc le démantèlement de plusieurs réseaux, d’importantes arrestations n’ont pas réduit l’O.A.S. à l’impuissance.
Les arrestations de Jouhaud et de Salan ont renforcé sur l’O.A.S. l’emprise des colonels et des francs fascistes qui, dans leur rage impuissante, comprenant que désormais l’indépendance algérienne est chose acquise, n’ont plus d’autres objectifs que de « rendre l’Algérie comme elle était en 1830 » et d’utiliser les européens pour former, à la faveur de leur retour, un parti fasciste en France.
La bourgeoisie française a intérêt d’une part à préserver certaines formes d’association avec l’Algérie nouvelle. La ranimation de la guerre, d’autre part, remettrait en cause la stratégie mondiale du capitalisme dont tous les efforts tendent à détacher la Révolution coloniale des tentations du socialisme.
Pour ces deux raisons, les représentants du gouvernement français dons l’Exécutif provisoire ont accepté de prévoir des mesures qui feraient la preuve d’une certaine fermeté. Le dispositif militaire va être modifié par l’utilisation d’environ quinze mille hommes de la force locale pour la ville d’Alger et la mise à la disposition du général Katz de quinze bataillons de tirailleurs algériens pour Oran.
Six mille policiers vont être recrutés. On peut encore citer l’épuration des services publics, la dissolution du Conseil municipal d’Oran, de l’Association des Etudiants d’Alger, véritable repaire fasciste. La mise en état d’autodéfense de la population algérienne est même envisagée.
Ces mesures prévues — mais non encore appliquées — le seront plus sûrement si les travailleurs trouvent ici des formes concrètes d’aide à la Révolution algérienne. La solidarité de classe ne se suffit pas d’une soi-disante action, pour le « respect loyal des accords d’Evian » selon une expression des leaders du P.C.F. Elle suppose que les travailleurs des deux pays joignent leurs efforts. C’est ainsi que l’O.A.S. pourra être rapidement détruite :
Fraternisation des soldats du contingent, ouvriers et paysans sous l’uniforme, avec leurs frères de classe les travailleurs algériens.
En France, à l’exemple de ce qu’ont fait, la semaine passée, les dockers de Marseille et du Havre, débrayages, grèves à l’occasion de toute agression criminelle de l’O.A.S.
Ne pas laisser la rue aux fascistes qui ne vont pas manquer de profiter du procès Salan pour clamer leurs mots d’ordre colonialistes et contre-révolutionnaires.
Le 15 mai 1962.
0/05/2022
Article paru dans La Vérité des travailleurs, n° 126, mai 1962, p. 1 et 2
Le monde a célébré comme chaque année la fin de la Seconde guerre mondiale. Le 8 mai 1945, l’Allemagne nazie a officiellement capitulé, signant la victoire du « monde libre » contre la barbarie des troupes hitlériennes, après six ans de guerre, la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.
Le même jour, un autre crime de grande ampleur est commis par une nation de ce même « monde libre » dans l’une des nombreuses colonies alors sous domination occidentale.
En Algérie, 45 000 personnes ont été massacrées par la police et l’armée françaises pour avoir simplement manifesté pacifiquement, réclamant leur droit à l’indépendance et à une vie digne. Ce crime, aucune nation ne le commémore en dehors de celle qui l’a subi.
Le 8 mai 1945 a marqué la fin d’une époque et le début d’une autre. Les vainqueurs pouvaient écrire l’Histoire, ne retenant, chacun, que ce qui fait sa gloire. Près de 80 ans après, les tiraillements entre les principaux vainqueurs du conflit sont toujours là.
Ils sont encore plus marqués en cette année de guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie, héritière de l’URSS, pour officiellement, protéger ses frontières de la menace que constituerait une probable adhésion de son voisin à l’Otan, dont la création est l’une des conséquences du grand schisme généré par la Seconde guerre mondiale.
Pendant que la Russie de Vladimir Poutine prétend combattre, comme dans les années 1940, la doctrine nazie dont elle accable les dirigeants de l’Ukraine, les Occidentaux ressortent le même argument de la défense du « monde libre » contre l’autoritarisme.
Comme au lendemain de la guerre, les deux camps se disputent toujours le mérite de la victoire, chacun y allant de ses chiffres et de ses faits d’armes.
En Algérie, l’eau a coulé sous les ponts les terribles massacres de 1945. Le pays a obtenu son indépendance en 1962 après une guerre qui trouve ses origines en partie dans ce crime ignoble.
Les Algériens avaient participé à l’effort de lutte contre le nazisme et payé un lourd tribut. Le 8 mai, ils se sont cru en droit de célébrer eux aussi la victoire qu’ils ont contribué à obtenir et réclamer leur droit eux aussi à obtenir.
Mais le colonialisme était ce qu’il était. Aux manifestations pacifiques, les autorités françaises ont répondu par la répression aveugle. À Guelma, Sétif et Kherrata, la police et l’armée françaises ont tiré dans la foule, faisant des milliers de victimes. 45 000 Algériens sont morts sous les balles.
Négationnisme
L’Algérie n’oublie pas et n’oubliera pas. « Les atrocités perpétrées à Sétif, Guelma, Kherrata et dans d’autres villes le 8 mai 1945 sont témoins de massacres hideux qui ne sauraient être oubliés… Ils resteront gravés, par leurs tragédies affreuses, dans la Mémoire nationale », a indiqué le président de la République Abdelmadjid Tebboune dans un message adressé samedi 7 mai aux Algériens à l’occasion de la commémoration des évènements.
De cette date, l’Algérie indépendante en a fait la « journée nationale de la Mémoire ». La mémoire, c’est précisément le dossier qui reste en suspens et empêche les relations avec l’ancien colonisateur d’être apaisées.
C’est que, aujourd’hui encore, le courant nostalgique et négationniste est toujours présent et influent en France. Ces deux dernières années, les présidents respectifs des deux pays ont affiché une volonté d’aller de l’avant dans le règlement du contentieux mémoriel, mais à chaque fois les lobbies des nostalgiques de « l’Algérie française » ont tenté de contrarier les efforts.
Outre l’ampleur des massacres du 8 mai 45 et de tous les autres crimes commis en Algérie après l’invasion française en 1830, ce négationnisme (criminalisé en Occident quand il se rapporte aux crimes nazis) renforce l’attachement des Algériens à leur histoire et à l’exigence de la vérité, comme le souligne ce passage du message du président Tebboune.
« Notre glorieuse histoire, source de notre fierté et inspirant les générations au fil du temps, s’illumine et s’enracine davantage dans notre esprit à chaque fois que la rancœur de ceux qui ne se sont toujours pas débarrassés de leur extrémisme et attachement chronique à la doctrine coloniale désuète et misérable, s’accentue », a-t-il dit dans son message.
ALGER - Le Conseiller du président de la République, chargé des archives et de la Mémoire nationale et Directeur général des Archives nationales, Abdelmadjid Chikhi, a mis l'accent dimanche sur l'impératif pour les experts en archives de permettre "l'accès du grand public à la matière historique".
"Vous avez à votre disposition une matière historique et des preuves...Vous êtes, de ce fait, appelés à réfléchir à la manière dont vous pouvez transmettre cet héritage historique au grand public, pas seulement aux intellectuels et aux historiens", a indiqué M. Chikhi à l'adresse des experts en archives lors d'une Conférence à l'occasion de la Journée nationale de la Mémoire commémorant le 77e anniversaire des massacres du 8 mai 1945, soulignant que l'objectif "est de se réconcilier avec soi-même et de prendre conscience des efforts consentis en vue de la libération et l'édification de l'Algérie".
Après avoir estimé que "l'évocation de la Mémoire nationale à cette occasion permet de se frayer un chemin pour transmettre cet important legs riche de sentiments de tristesse et de joie aux jeunes générations", a-t-il ajouté rappelant les ouvrages disponibles dans la salle de lecture de la Bibliothèque des Archives nationales qui renferme 20 recueils de rapports établis par des généraux français de 1830 à 1954.
Le Conseiller du président de la République a appelé, dans ce sens, à "l'impératif de faire preuve de vigilance et de prudence dans le traitement de chaque document dans le souci de parvenir à une part de vérité historique", soulignant la "nécessité" de présenter les différents aspects de la mémoire "par étapes et de manière progressive, et à l'appréciation des personnes concernées".
L'occasion était pour M. Chikhi de rappeler le grand intérêt accordé par le président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, au dossier de l'Histoire et de la Mémoire, ce qui dénote la responsabilité de l'Etat vis-à-vis de son legs historique, en tant que l'une des composantes de l'identité nationale.
Cet intérêt, a-t-il ajouté, se veut "un message adressé par le Président Tebboune à tout un chacun, pour dire que nonobstant nos idées et nos projets futurs, l'intérêt de l'Algérie est au dessus de toute autre considération et tous les pans de l'Histoire de l'Algérie forment une épopée qu'il convient d'exalter et de préserver".
Par ailleurs, un film documentaire réalisé par des Bulgares durant la Guerre de libération, sur la souffrance des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc, a été diffusé à cette occasion.
Les Archives nationales ont également organisé une exposition sur l'Algérie depuis la Préhistoire à nos jours, comme contribution à la documentation des éléments de la Mémoire nationale et son enseignement aux jeunes générations.
«Le temps est venu de raconter nos histoires et dépoussiérer le roman national»: après Le bureau des légendes et Baron noir, le réalisateur Antoine Chevrollier poursuit son exploration des blessures françaises avec Oussekine, sa mini-série événement.
Composée de quatre épisodes d’une heure chacun, la série va être diffusée dans le monde à partir du 11 mai sur Disney+. Quatre épisodes à la scénographie soignée pour documenter le destin de cet étudiant Français d’origine algérienne de 22 ans, battu à mort par des policiers il y a plus de 35 ans.
Pour cette première adaptation audiovisuelle — avant celle de Rachid Bouchareb (Indigènes) qui sera présentée à Cannes à la fin du mois —, Antoine Chevrollier, né en 1982, assume un parti pris: celui de sortir le nom de ce jeune, aujourd’hui indissociable du combat contre les violences policières, de la case des faits divers.
«Malik Oussekine n’est pas un fait divers. C’est un fait de société majeur qui doit être considéré comme tel», dit-il dans un entretien à l’AFP. Une histoire qu’il rencontre à l’adolescence avec une chanson de rap du groupe Assassin: L’État assassine, un exemple Malik Oussekine.
Autodidacte
Mais ce n’est que quelques années plus tard que le nom d’Oussekine va résonner plus fort en lui, pour ne plus jamais «(l)e» quitter».
«À cette époque, je venais d’arriver à Paris et trainais beaucoup avec des jeunes de quartier qui me parlaient sans cesse d’Oussekine. En tant que provincial prolo, j’ai eu le sentiment qu’on se retrouvait dans l’endroit de l’“invisibilisation”, de l’exclusion et de la non représentation. C’est là que je me suis dit “OK faisons un film”», se remémore-t-il.
Entre temps, cet autodidacte originaire d’un petit village d’Anjou acquiert une certaine notoriété en réalisant plusieurs épisodes des séries à succès Le bureau des légendes et Baron noir. Deux séries qui questionnent, à leur façon, la démocratie française.
C’est là qu’il comprend que le format sériel est plus adapté à son projet sur Malik Oussekine. «En grattant, je me suis rendu compte qu’on pouvait raconter pleins de choses comme la guerre d’Algérie (1954-1962), la situation politique de la France qui vivait une cohabitation, le contexte social... et que seule une série me permettrait de déployer toutes ces histoires», soutient-il.
La façon d’y parvenir? Découper le récit en trois strates distinctes, puis les faire cohabiter.
«Apaiser les tensions»
D’abord le temps présent, qui suit le combat de la famille de Malik jusqu’au procès des deux policiers, puis une autre se concentrant sur les dernières heures du jeune homme. Enfin, la dernière strate inscrit l’histoire individuelle de la famille Oussekine dans celle de la France, comme cette reconstitution poignante du massacre d’Octobre 1961 où des manifestants algériens sont jetés dans la Seine par des policiers.
Pour cela, Antoine Chevrollier s’est entouré de quatre scénaristes: l’autrice Faïza Guène, connue pour ses livres qui explorent l’identité des Français issus de l’immigration maghrébine, le réalisateur franco-burkinabé Cédric Ido, le scénariste Julien Lilti et la jeune réalisatrice Lina Soualem.
Mais surtout, il a pu bénéficier du soutien et des conseils des deux frères et d’une des sœurs de Malik Oussekine. «Pour moi, il était inconcevable de ne pas les associer au projet», rapporte-t-il.
Une série politique? «Ce qui m’intéresse ce sont les injustices. Que ce soit à l’endroit des enfants d’immigrés ou des prolétaires de province... D’ailleurs, je pense que c’est la même. Quoi qu’il en soit, ça y est, le temps est venu pour nous de raconter nos histoires et dépoussiérer le roman national» explique-t-il.
Et de conclure: «J’espère que la série permettra d’apaiser les tensions qui agitent le pays. Il est temps qu’on commence en France à soigner ces métastases de l’histoire.»
Si le 8 mai 1945 marque la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, cette date porte une toute autre signification en Algérie, notamment dans les villes de Sétif, Guelma et Kherrata où plusieurs milliers d'Algériens ont perdu la vie, victimes de la répression française. Pour évoquer cet épisode sombre qui a marqué la mémoire algérienne et amorcé les prémices de la guerre d’indépendance, Marc Perelman reçoit l'historien Benjamin Stora. Pour lui, des oppositions mémorielles perdurent.
L’islamologue américaine de renom, dont l’œuvre clé, Le Coran et la femme, vient d’être traduite en français 30 ans après sa parution initiale aux États-Unis, analyse la question du genre dans le contexte coranique et les ressorts de l’identité musulmane.
« Je porte le foulard quand je veux et je l’enlève quand je veux. Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps » - Amina Wadud (University of Kentucky)
« Qu’est-ce que cela signifie être une femme dans le contexte coranique ? Qu’est-ce que l’identité – qu’elle soit féminine ou masculine – signifie dans le Coran ? »
Ces questions, Amina Wadud y a longtemps songées avant de tenter d’y répondre en s’appuyant sur sa propre trajectoire, d’abord. En comblant un océan de recherches asséché, ensuite.
« Je n’avais pas toutes ces connaissances à l’époque de la publication de ma thèse. Tout simplement, parce qu’il n’existait pas encore de recherches combinant les études de genre et l’islam. »
C’est un livre court, vif, et incontournable. En 1992, Amina Wadud, connue comme « The Lady Imam », publie Qur’an and Woman, aujourd’hui traduit en français par les éditions Tarkiz.
Dans ce texte, la chercheuse propose une lecture, inédite et audacieuse pour l’époque, de la question du genre (à savoir la dimension identitaire, historique, politique, sociale, culturelle et symbolique des identités sexuées) et des rapports hommes-femmes, à l’aune de l’exégèse coranique.
Si son analyse est source de dissensus, Amina Wadud a été l’une des premières – sinon la première – à poser les bases théoriques du féminisme musulman, fondé sur le Coran. Et c’est bien là que réside la puissance de la pensée de Wadud, puisqu’elle prend appui sur l’exégèse du texte sacré lui-même.
Autre apport fondamental du travail d’Amina Wadud, la perspective qu’il offre aux lecteurs, musulmans notamment, de dissocier la compréhension historique des textes religieux de leur portée universelle et temporelle. D’en faire des outils pour appréhender le présent.
Un enjeu qui résonne avec acuité dans le contexte de crise que traverse la pensée musulmane aujourd’hui, mais aussi l’ensemble des sociétés concernées par la présence musulmane.
À bien des égards, Le Coran et la femme trace une voie d’apaisement au sein des populations musulmanes elles-mêmes. Car il semble évident que la façon de vivre et pratiquer la foi musulmane (ou autre, d’ailleurs) au XXIe siècle constitue un nœud gordien, à l’origine de nombreuses crispations dans les sociétés dites sécularisées.
Pourtant, Amina Wadud se garde bien de proposer un chemin unique pour construire une identité musulmane qui se conformerait à un modèle. Son ouvrage comme son enseignement scientifique et intellectuel dessinent les contours singuliers de l’identité musulmane. Et si cet ouvrage fait autorité, c’est aussi parce qu’il rappelle à sa manière les vertus de la dispute intellectuelle.
Middle East Eye : Avant d’entrer dans le vif du sujet, pourriez-vous nous expliquer pourquoi il a fallu attendre 30 ans avant de lire la version française de votre livre Le Coran et la femme ?
Amina Wadud : C’est une question intéressante. J’ai des hypothèses sur le fait que la version française a pris 30 ans avant d’être disponible. Le livre Qur’an and Woman a été publié, pour la première fois, en 1992. Il s’agit de mon travail de thèse, qui a été soutenue en 1988. C’est un livre maintenant daté pour moi. Mais je suis curieuse de voir que ce livre est une nouveauté dans d’autres pays.
La spécificité de ce livre est qu’il s’intéresse à une branche bien précise d’une discipline particulière, à savoir le tafsir ou exégèse coranique. Le champ de l’analyse coranique n’a pas été favorable aux femmes-interprètes jusqu’au XXe siècle. Nous n’avons pas d’archives ou de traces écrites des interprétations du Coran menées par des femmes.
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En réalité, pendant des années, l’on pensait que cette absence du tafsir fait par les femmes n’était pas un enjeu. Quelle différence cela faisait-il ? Pour comprendre et apprécier la valeur de ce qu’il se passe dans ce livre, vous devez d’abord comprendre où se situe le Coran au sein de l’islam et de son histoire politique, géographique et spirituelle.
Ensuite, vous devez envisager cette nouvelle approche qui consiste à impliquer le genre en tant que courant de pensée. Une démarche qui est vraiment très récente et qui a émergé il y a une vingtaine d’années.
La France compte une minorité musulmane importante et, si vous souhaitez la saisir, votre réflexe naturel ne va pas consister à promouvoir un livre qui décrit une trajectoire particulière au sein d’une branche d’une science religieuse, à savoir le tafsir. Ce n’est que lorsque vous avez pu lire la traduction que vous vous rendez compte qu’il y a des idées pertinentes dans le contexte français.
MEE : Votre livre est le fruit de vos recherches mais aussi de votre conversion à l’islam. Comment le chemin personnel a-t-il croisé la carrière scientifique ?
AW : Je me suis convertie à l’islam quand j’avais 20 ans. En tant qu’étudiante en licence universitaire, j’étais sensible à la vérité. La recherche de la vérité m’a été inspiré par mon propre père, un pasteur méthodiste dont la trajectoire de vie s’est fondée sur la recherche de la vérité à la lumière de la foi.
Moi, qui suis finalement devenue une « voyageuse du monde », je n’arrivais pas à me satisfaire de l’idée que la vérité ne relèverait que d’une religion. Après une tendre relation avec mon père, qui m’a élevée dans l’amour de Dieu, je suis devenue bouddhiste pratiquante et je continue de pratiquer la méditation, encore aujourd’hui.
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Lorsque j’ai commencé à me documenter sur l’islam, j’étais déjà ouverte à la possibilité d’une conversion. Je suis devenue musulmane le jour de Thanksgiving 1972 et, en mars 1972, je suis, littéralement, tombée amoureuse du Coran. Je suis très chanceuse car je suis encore amoureuse de ce texte.
À cette époque, j’ai décidé, en tant qu’étudiante, que j’embrasserais le chemin de la connaissance. Cela a d’abord consisté à ôter tout ce qui pouvait se trouver entre le Coran et moi-même, tout ce qui pourrait entraver une lecture directe et personnelle de ce texte. Quand j’ai découvert ce texte, je ne lisais que des traductions. J’ai donc décidé d’étudier la langue arabe lors de la décennie suivante.
À partir de cet apprentissage, je me suis mise à étudier le Coran en lui-même dans le cadre de ma thèse de doctorat. Apprendre l’arabe tout en faisant une thèse de doctorat est une démarche singulière et je ne la recommanderais vraiment pas… Je l’ai fait car j’étais animée par le désir de comprendre ce texte au-delà des très mauvaises traductions anglaises.
MEE : Compte tenu de l’image dégradée de l’islam, notamment en France, pensez-vous qu’une trajectoire comme la vôtre serait encore possible à notre époque ?
AW : Vous savez, personne n’est capable de vous dire qui vous allez aimer. Dans mon cas, ma trajectoire s’explique aussi par le fait que j’étais une « nerd » [« intello »] et que la lecture était mon hobby. Lire était pour moi une aventure me permettant d’expérimenter d’autres univers ou de comprendre différentes dimensions de certains univers qui m’étaient familiers, d’autres cultures divergentes.
Manifestation « marche du voile » à Avignon, France, en septembre 2016 (AFP/Franck Pennant)
Je ne crois pas au cheminement unique. Je pense plutôt que l’on prend des détours qui permettent de donner du sens à la route que l’on emprunte et qui fondamentalement visent à répondre aux questions suivantes : qu’est-ce que cela veut dire être un humain ? Pourquoi sommes-nous là ? Qui sommes-nous et où allons-nous ? Que faisons-nous de cette chose qu’est la vie ? Par conséquent, je ne crois pas à une seule manière d’être musulman. Je ne crois pas que chaque musulman devrait être amoureux du Coran. J’ai été privilégiée.
MEE : Votre livre, comme vous l’écrivez, ne parle ni des femmes musulmanes, ni de l’islam et des femmes. Il traite du genre et de ce qu’en dit ou non le Coran. Pourquoi cette question est-elle un sujet de crispation ?
AW : Pour un grand nombre d’individus, le fait de questionner son identité n’a pas lieu d’être. Tout change quand émerge un conflit entre notre perception de nous-mêmes et ce que le monde – famille ou détracteurs – projette sur ce que nous sommes. Évidemment en tant que cisgender female [femme dont l’identité de genre est en phase avec le genre assigné à la naissance], j’ai assimilé le fait d’être une femme comme un acquis.
On ne cesse de renforcer les extrêmes en raison de l’attention qu’on leur accorde, alors qu’on ignore les musulmans pacifiques, épris de vivre-ensemble, éduqués, altruistes et ouverts, qui pratiquent leur religion sereinement
Quand je suis devenue musulmane, j’ai pris pour acquis le fait d’être une femme musulmane. Cependant, quand j’ai commencé à voyager et à étudier, j’ai réalisé qu’il fallait prendre du recul pour saisir le rôle du genre, en particulier comment ses différentes significations sont appréhendées.
Je me suis alors posé des questions sur ma situation de femme cisgenre, afro-américaine et musulmane aux États-Unis. J’avais des questions auxquelles je devais répondre. Qu’est-ce que cela signifie être une femme musulmane ? Fallait-il suivre la voie malaisienne, saoudienne, sud-africaine ? Parmi ces projections de l’identité musulmane, laquelle faisait sens pour moi ?
J’ai décidé que la meilleure source d’information pour moi afin de répondre à ces questions était de m’en remettre à la parole d’Allah, c’est-à-dire le Coran.
Constater des disparités entre ce que je comprenais du Coran et ce que je voyais en pratique m’a conduite à adopter une attitude de remise en cause d’une sorte d’autorité naturelle.
Comme j’ai vécu la partie la plus significative de ma vie en tant que musulmane, j’ai tendance à considérer que cet aspect de mon identité est fondamental dans ma manière de poser des questions et de comprendre les réponses qu’on me fait. Il s’agit vraiment d’un exercice d’équilibriste entre tous les aspects de mon identité.
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D’ailleurs, ceci explique pourquoi je dis souvent que si j’avais écrit Le Coran et la femme aujourd’hui, je l’aurais appelé Le Coran et le genre. En effet, être une femme n’est pas un genre, il y a des hommes qui ont également un genre.
C’est pourquoi quand je dis qu’il faut lire le Coran en utilisant le genre comme catégorie de pensée, c’est pour bien signifier qu’il ne s’agit pas uniquement des femmes, ce qui explique pourquoi le titre du livre est Qur’an and Woman et non pas Qur’an and Women.
Qu’est-ce que cela signifie être une femme dans le contexte coranique ? Qu’est-ce que l’identité – qu’elle soit féminine ou masculine – signifie dans le Coran ? Je n’avais pas toutes ces connaissances à l’époque de la publication de ma thèse. Tout simplement, parce qu’il n’existait pas encore de recherches combinant les études de genre et l’islam.
MEE : Vous parliez tout à l’heure de l’apprentissage de la langue arabe. En France, une grande partie des musulmans n’est pas forcément arabophone. La pratique de l’islam peut-elle faire, selon vous, l’économie de la langue arabe ?
AW : Je ne suis pas d’accord avec cette idée qu’être un bon musulman passe par la connaissance de l’arabe. En réalité, les arabophones constituent une part minoritaire des musulmans dans le monde.
Le plan de Dieu – théologique ou ontologique – est pour toute l’humanité. Un plan pensé uniquement pour ceux qui maîtrisent la langue arabe serait très réducteur. Il y a tellement de langues et tellement de peuples que penser que l’islam serait exclusivement destiné aux Arabes et que le reste serait secondaire est justement démenti dans le Coran, dans le verset 13 de la sourate 49.
En réalité, la langue arabe est davantage un outil. Quand vous avez un texte en arabe aussi magnifique, qui fait un usage aussi éloquent de l’arabe, si vous voulez vous approprier et comprendre le texte, la maîtrise de cette langue est nécessaire. Mais il n’est pas requis d’être un spécialiste du texte pour être musulman. La nuance est importante.
MEE : Dans le contexte européen, l’islam est une question délicate pour les pouvoirs publics. Avec internet, les jeunes générations sont confrontées à ce que l’on a appelé « Cheikh Google ». Comment ces jeunes musulmans peuvent-ils se prémunir d’une approche dévoyée de l’islam ?
AW : Ma réponse prend un peu le contre-pied de ceci. Et comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je pense que l’on accorde trop de place aux extrémistes. Tout cela au détriment de la majorité des musulmans du quotidien, dont on devrait parler davantage, notamment en Europe, où ils représentent une minorité religieuse.
Aucun musulman de France n’est identique. Accepter et respecter les différences à l’intérieur de cette communauté fait partie de la solution au problème plus large de la diabolisation des musulmans
D’une certaine façon, on ne cesse de renforcer les extrêmes en raison de l’attention qu’on leur accorde, alors qu’on ignore les musulmans pacifiques, épris de vivre-ensemble, éduqués, altruistes et ouverts, qui pratiquent leur religion sereinement.
C’est un enjeu qui concerne aussi les pays musulmans. Je vis dans un pays musulman, l’Indonésie, et la question de l’extrémisme existe aussi, mais comme la majorité de la société penche vers un islam compassionnel, inclusif, dans le cadre d’une société démocratique, cela a tendance à éclipser la petite fraction d’extrémistes.
Je ne dis pas qu’il faut faire comme s’ils n’existaient pas et ne pas se doter d’un arsenal juridique adapté, mais à trop mettre l’accent sur eux, comme on le fait en Amérique du Nord ou en Europe, on produit l’effet inverse et on exacerbe le problème.
Il faut donner plus d’attention aux musulmans lambda. Oui, je sais que ce n’est pas sensationnel. Mais ils sont des citoyens comme les autres et quand ils seront reconnus comme tels par les États où ils résident, ils deviendront les garde-fous de l’extrémisme.
MEE : Le manque de structuration des Français de confession musulmane est flagrant et a de lourdes conséquences dans la façon dont les politiques les manipulent. Comment cette communauté peut-elle prendre ses responsabilités pour avancer ?
AW : Avant tout, je ne pense pas qu’unité rime avec uniformité. Je travaille sur la notion de diversité d’un point de vue philosophique, spirituel et politique. Évidemment, aucun musulman de France n’est identique. Accepter et respecter les différences à l’intérieur de cette communauté fait partie de la solution au problème plus large de la diabolisation des musulmans.
Franck Frégosi : « La France a une vision jacobine de l’organisation de l’islam »
Il est moins important de deviser sur les différentes sensibilités et pratiques que de bien comprendre en quoi cette minorité est une cible dans le débat public. Dans ce contexte, même le « bon » musulman peut être assimilé à un « mauvais » musulman. Il faut travailler sur nos différences et accepter qu’elles font la beauté de l’islam. Le vieil adage « diviser pour mieux régner » est bien plus fort qu’on ne le croit.
Dans le contexte américain, le « white man » est ravi de voir les noirs se quereller entre eux sur des bisbilles, car c’est autant de temps qu’ils ne consacrent pas à contester son pouvoir et ses privilèges, ce qu’on appelle le suprémacisme blanc.
Comme je l’ai dit, unité ne veut pas dire uniformité. Faisons de nos différences une force pour aller de l’avant et améliorer les sociétés dans lesquelles les musulmans vivent pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres personnes qui y vivent, que ce soit en France ou ailleurs.
MEE : Kahina Bahloul, qui se définit comme la première imam française, a été l’objet d’une véritable vague de harcèlement à la fois de l’extrême droite mais aussi de certains musulmans. Le dissensus entre musulmans est-il un passage obligé pour avancer ?
AW : Je pense vraiment qu’on peut avancer sans avoir de consensus entre musulmans. Une grande partie de mes travaux a été consacrée à ces communautés subalternes, c’est-à-dire ces groupes marginalisés dans la communauté musulmane. Je pense par exemple aux communautés LGBTQ. Nous n’avons pas à être tous d’accord entre nous mais nous devons faire de notre mieux.
Kahina Bahloul, ou le combat pour un islam érudit et décliné au féminin
Je m’identifie comme « The Lady Imam » [« l’imam femme »]. En tant que telle, je m’intéresse et travaille sur les questions de leadership et d’autorité dans la communauté musulmane, tout en ayant conscience que je suis moi-même minoritaire. Mais cette minorité grandit de jour en jour.
Pour résumer, je n’attends pas que tout le monde soit d’accord avec moi. Et surtout, je n’attends pas leur accord. Je ne suis pas le type de personne qui va attendre un consensus de la communauté pour agir. Je dirais que je suis une anarchiste et le resterai jusqu’à ce que je voie un système politique qui sert les intérêts de tous.
MEE : En tant que femme afro-américaine et musulmane, quel regard portez-vous sur les attaques régulières contre les femmes voilées proférées par certains politiques français ?
AW : Mes ancêtres étaient des musulmans d’Afrique. Ce qui signifie que les mères de ma mère ont été dépouillées de leurs vêtements pour être transformées en marchandises pour le regard de l’homme blanc. J’ai choisi de ne porter que des manches longues et des vêtements longs avant même d’être musulmane. Comme beaucoup de femmes noires aux États-Unis.
Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps
Après être devenue musulmane, j’ai choisi des styles pour mon foulard qui étaient plus identifiables comme étant « musulman ». Ainsi, je ne portais plus de « turbans » comme mes sœurs africaines le font.
J’ai également choisi de me couvrir le visage pendant quatre ans lorsque je vivais aux États-Unis, puis en Libye. Je suis revenue au foulard plus court et même au port du pantalon, que j'avais abandonné pendant ces quatre années où j’étais enseignante dans une école primaire.
Pendant plus de 30 ans, je ne suis jamais apparue dans aucun espace public, même à la plage ou à la salle de sport, sans me couvrir la tête et porter des manches longues.
Puis j’ai essayé pendant un an de ne pas porter de foulard. J’ai détesté cela. Alors maintenant, je le porte quand je veux et je l’enlève quand je veux. Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps. Ce n’est pas à l’État d’appuyer sur un bouton on ou off.
Par
Nadia Henni-Moulaï
Published date: Lundi 9 mai 2022 - 07:30 | Last update:7 hours 1 min ago
Toujours un plaisir de relayer sur notre site la « Lettre culturelle franco-maghrébine » qui se propose de mettre régulièrement en lumière les productions littéraires, cinématographiques et théâtrales franco-maghrébines. Voici donc le 65e numéro de la Lettre.
« PAR LE FIL JE T’AI COUSUE » par Fawzia Zouari, éditions Plon, 2022
L’auteure, franco-tunisienne, est déjà connue pour quelques autres livres et pour ses activités en France, que ce soit à l’institut du Monde arabe ou au journal Jeune Afrique. Ce qu’elle nous donne à lire ici est un livre de souvenirs qui remontent à sa petite enfance et à sa première adolescence même si, comme il arrive souvent, un peu de fiction vient encadrer l’autobiographie. Le cadre géographico-historique permet de situer ces évocations de manière précise : toute l’action se passe dans le village où l’auteure est née, près du Kef à l’ouest de la Tunisie, c’est-à-dire fort loin de Tunis, et elle se présente à nous comme une petite villageoise coupée des réalités ; c’est d’ailleurs le thème dominant de tout le livre, elle s’effraie de constater qu’elle n’a rien su de ce qu’est le monde sans doute jusqu’à ce qu’elle quitte la Tunisie pour venir à Paris. Toute la première partie de sa vie a été enfermée dans une sorte d’enclave d’un archaïsme total, marquée par le refus de savoir et de connaître et surtout par la peur qui en est l’origine—peur qui sans doute caractérise principalement sa mère mais que celle-ci impose à ses enfants avec une intransigeance et une dureté inouïe …/..
« SOLEIL AMER » par Lilia Hassaine, éditions Gallimard, 2021
L’auteure, qui a déjà écrit un autre livre avant celui-là, est principalement une journaliste qui avant même d’avoir trente ans a déjà commencé une belle carrière dans les médias. Le succès lui sourit, elle a également été mannequin pour le couturier Jean-Paul Gaultier, ce qui laisse à penser qu’elle s’est peut-être inspirée d’elle-même pour le personnage de Nour, belle jeune fille indépendante voire révoltée qui quitte sa famille pour vivre librement sa vie dès qu’elle atteint sa majorité. Mais en dehors de cela, le livre ne semble pas d’inspiration autobiographique, à la différence d’un grand nombre de récits qu’on peut lire aujourd’hui et qui racontent souvent à la première personne l’enfance et l’adolescence de leur auteur(e) dans une famille franco-maghrébine immigrée en France après la deuxième guerre mondiale. L’histoire évoquée par Lilia Hassaine s’étend sur plusieurs décennies et se passe entièrement dans la banlieue parisienne, si ce n’est un prologue et un épilogue fort courts précisément situés dans les Aurès en Algérie sur le site romain de Djemila, et qui enferment tout le livre entre deux dates, 1959 et 1997. En fait l’histoire s’achève vers la fin des années 80 quand l’un des principaux personnages meurt du sida et lorsque tous ceux et celles qu’on a connu(e)s enfants sont devenu(e)s adultes…/…
« LA NUIT DE L’AMAZONE », roman enquête par Bernard Zimmermann, L’Harmattan, 2022
Roman parce que cette histoire vraie, construite autour d’une femme qui a réellement existé, comporte aussi des parts d’imaginaire et de reconstitution après que le personnage réel a disparu (en 1984), laissant une place vide, dont c’est le rôle de l’enquête que d’essayer de la remplir. A l’égard de cette femme, l’auteur n’éprouve pas seulement de la curiosité mais aussi d’autres sentiments forts et de plus en plus forts à mesure que l’enquête avance. La personne disparue étant sa grand-mère Magdalena, on s’attend peut-être à ce que la tendresse l’emporte sur les autres sentiments, mais de Magdalena, son petit-fils n’a jamais attendu ni gâterie ni douceurs (de manière significative celles-ci consistaient en pain rustique frotté d’ail !)et s’il fallait dire ce qu’elle lui inspire, on parlerait sans doute d’une sorte de considération admirative, dont lui l’auteur et nous lecteurs prenons conscience progressivement. On se rend compte que cette vieille paysanne née dans un village espagnol parmi les plus archaïques qui soit lui en impose et impose le respect au moderne enseignant et chercheur qu’il est devenu …/…
« MOURIR À SAKIET, ENQUÊTE SUR UN APPELÉ DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE » par Véronique Gazeau-Goddet et Tramor Quemeneur, PUF, 2022
Ce livre est une bonne illustration du type de travail que font certains historiens actuels soucieux de diversifier le matériau sur lequel ils s’appuient, qu’il leur faut d’abord trouver et élaborer avant d’établir un certain nombre de faits et d’en tirer d’éventuelles conclusions. Le travail qui nous est donné à lire par ses deux auteurs est en effet une enquête, dans un milieu très difficile puisqu’il s’agit d’opérations militaires qu’on préférait peut-être, sans doute, garder partiellement secrètes pendant la guerre d’Algérie. Le fait principal dont il est question ici date du 11 janvier 1958 : ce jour-là mourut dans une embuscade un aspirant de l’armée française, Bernard Goddet, dont on aura remarqué que le nom est aussi celui d’une autrice du livre, qui en effet lui est apparentée. Mais ils furent au moins quatorze soldats français à mourir ce jour-là, parfois affreusement mutilés, tandis que quatre autres étaient faits prisonniers et gardés en otages. Bernard Goddet fait partie de ceux qu’on désigne comme les appelés de la Guerre d’Algérie, jeunes gens du contingent à une époque où le service militaire était encore obligatoire, ayant reçu dès leur incorporation à l’armée, à partir de 1954, une formation spéciale pour faire ce qu’on attendait d’eux. Il s’agissait d’aller se battre en Algérie contre ceux qu’on appelait les fellaghas ou combattants pour la cause de l’indépendance, et contre l’ALN ou armée de Libération nationale qui était la branche militaire du FLN …/…
« VIVRE À TA LUMIÈRE » par Abdallah Taïa, roman, éditions du Seuil, 2022
On ne peut avoir aucun doute sur la personne à laquelle l’auteur s’adresse dans son titre puisqu’il dédie le livre à sa mère « M’Barka Allali (1930-2010) » qui s’exprime dit-il par la voix de son héroïne Malika. De plus, en raison d’une idée reçue concernant le rapport des homosexuels à leur mère, on s’imagine que ce supposé roman sera en fait un hommage du fils à sa mère, objet d’un immense amour et unique personnage de femme qui puisse trouver place dans sa vie, aux dépens de toute autre qui tenterait d’y tenir la place d’épouse. Or ce n’est pas cela que décrit « Vivre à ta lumière », qui est un livre original et n’importe quelle est en lui la part d’autobiographie concernant les faits eux-mêmes, l’important étant les opinions qui s’y expriment de manière complexe, comportant à la fois les valeurs que font apparaître les comportements de Malika et leur critique par d’autres personnages, porte-paroles semble-t-il de l’auteur Abdallah Taïa. De toute évidence le personnage principal du livre est Malika, vue à trois moments bien distincts de sa vie, qui se situent, dira-t-on pour simplifier, lorsqu’elle a 20, 40 et 60 ans, à quelques années près puisqu’en fait la chronologie que suit le livre s’inspire non d’une vie particulière mais des événements politiques qu’a traversés le Maroc, entre la fin du Protectorat français, la date choisie étant ici celle de 1954, et la mort du Roi Hassan II, 45 ans plus tard, en 1999. La première Malika est une jeune fille bientôt une jeune femme et bientôt veuve à l’âge de 20ans, lorsque meurt Allal le mari dont elle a été passionnément amoureuse. C‘est elle qui l’a voulu et choisi et à ce propos on remarque que dans le roman d’Abdallah Taïa il n’y a pas de mariage forcé, imposé par les mœurs patriarcales et la violence physique au besoin, comme le décrivent de nombreux romans situés en milieu traditionnel maghrébin. Lorsque Malika se remarie faute de pouvoir survivre autrement, ce n’est certes pas un mariage d’amour mais la décision vient d’elle et elle ne s’en plaint jamais, non plus que des nombreux enfants dont elle devient mère, plutôt des filles que des garçons, et c’est d’ailleurs à l’une des six filles, Khadija, qu’elle s’attache particulièrement. En tout cas, lors de ce deuxième épisode, l’accent n’est mis d’aucune façon sur le rapport mère fils, dont on peut même dire qu’il est escamoté. C’est seulement dans le troisième épisode qu’il en sera question, mais plutôt sur un mode négatif si l’on peut dire puisque ici Malika s’entend durement reprocher de n’avoir pas veillé sur son plus jeune fils comme elle l’aurait dû. Jaâfar, le jeune homme (ex-détenu) qui lui parle au nom de son fils, d’une manière d’abord menaçante, lui reproche de n’avoir rien fait pour protéger ce garçon des agressions sexuelles qu’il a subies pendant son enfance et son adolescence et peut-être faut-il comprendre qu’elle est pour cette raison responsable de son homosexualité …/…
« DE NOS FRÈRES BLESSÉS », film de Hélier Cisterne, France-Belgique-Algérie 2020
La Guerre d’Algérie était encore loin de battre son plein et d’atteindre le degré de férocité qui sera le sien à partir des années 1958 à 1962. La condamnation de Fernand Iveton est particulièrement choquante parce que personne ne semble s’être soucié de prendre sa cause en main avec toute l’énergie nécessaire ; sa femme Hélène horrifiée et stupéfiée par la tournure tragique prise par les événements n’avait aucun moyen d’agir ; d’origine polonaise elle ignorait à peu près tout de l’Algérie et de la politique qui y était menée par la France jusqu’au moment où elle y avait mis les pieds pour suivre son mari et elle ne pouvait guère songer à prendre appui sur le parti communiste (Les Iveton père et fils appartenaient avec une conviction sans faille au parti communiste algérien) du fait qu’elle avait au contraire quitté la Pologne pour fuir le pouvoir qu’y exerçait celui-ci. En matière de politique, les idées d’Hélène se bornent à un violent rejet du communisme et de toute évidence c’est par pur amour qu’elle a suivi Fernand Iveton en Algérie mais certainement pas pour y mener un travail de militante ; au contraire, elle déplore plutôt celui auquel se consacre son mari car elle en mesure au moins partiellement le danger. Cependant aucun des deux époux ne semble l’avoir évalué à sa juste mesure en sorte que la condamnation de Fernand fait l’effet d’un coup de tonnerre qui les plonge brutalement en pleine catastrophe. Lorsque celle-ci arrive, le film, habilement construit, fait mesurer la part d’inconscience qu’il y a probablement eu chez le jeune militant qui d’ailleurs, en la personne de Vincent Lacoste, paraît plus jeune qu’il ne l’était réellement, sorte d’adolescent intrépide et fougueux alors qu’il a déjà une trentaine d’années. Ce qui le meut plus que toute espèce d’idée à proprement parler politique, c’est l’indignation que provoque en lui la manière indigne voire scandaleuse et totalement injuste dont les Algériens dits musulmans sont traités en Algérie par le gouvernement colonial français, largement soutenu par la population d’origine européenne. Fernand Iveton est ouvrier tourneur dans une usine d’Alger, il appartient à un monde ouvrier dans lequel les idées communistes (ce qui n’a rien à voir avec l’exercice du pouvoir soviétique voire stalinien) ont encore toute la force qu’elles ont eu pendant et après la deuxième guerre mondiale, une dizaine d’années auparavant, quand Fernand Iveton était un jeune homme d’une vingtaine d’années. Pour employer des mots en …isme, inévitables lorsqu’il s’agit d’idéologie, on peut déceler chez lui un idéalisme et un humanisme totalement incompatibles avec le cynisme de la politique coloniale : il est la victime toute désignée de cette dernière d’autant plus qu’il est une personne modeste, et semble susceptible d’être pris comme bouc émissaire sans soulever de protestation. En ce sens son cas illustre des observations politiques qu’on a pu faire en d’autres temps et en d’autres lieux, en sorte qu’il acquiert une sorte de généralité, alors même qu’il est tout à fait daté et situé dans l’histoire …/…
Rappelons que l’association Coup de Soleil a été créée en 1985 à Paris pour résister au racisme et à la xénophobie qui se développaient envers les « maghrébins de France ». L’association favorise les relations entre tous les gens d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, les pieds-noirs, rapatriés immigrés ou générations nées en France, enfin tous ceux qui partagent un attachement à cette terre de l’autre côté de la Méditerranée. Pour combattre l’ignorance et l’incompréhension, Coup de Soleil donne la priorité à l’information et à la culture. Sur la base des mêmes valeurs, l’association Coup de Soleil en Rhône-Alpes se crée en 1997.
C’est une marâtre patrie Sa berceuse est un chant de guerre, Elle t’envoie risquer ta vie Ou pieusement au cimetière.
On t’a dit que c’est pour la France, Pour lui garder ses colonies, Ceux qui ont dit ce qu’ils en pensent Ont eu pour bagne Timfouchi !
Enfin la Quille, merci la chance, Tu revois ceux de ton pays, On te donne droit au silence : « T’es de retour, place à l’oubli ! »
Puis viendront ceux qui font l’Histoire, Ceux-là qui savent commenter Sans l’avoir vécu, tes histoires Qu’ ils n’ont d’ailleurs pas écoutées.
Pierre Mens Citoyen du Monde Ancien appelé opérationnel en Algérie en 1958-59 Témoin de la barbarie du monde en guerre et de la hautaine indifférence de ceux qui n’y allaient pas…
mercredi 6 avril 2022, par Michel Berthélémy
http://www.4acg.org/La-4acg-a-aussi-ses-poetes
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Arrêtez
Arrêtez de célébrer des fantômes Arrêtez de célébrer des dates Arrêtez de célébrer l’histoire La jeunesse trop jeune à votre goût Insouciante et consciente Sait
Depuis le temps que vous battez le rappel Des souvenirs le Soldat Inconnu le Mausolée de X Le machin de Y le cimetière de Z Depuis le temps que vous écrivez les jours Du calendrier avec du sang coagulé Délayé Délayé par les circonstances de la Circonstance Ce sang coagulé Venin de la haine Levain du racisme Je suis né en Allemagne nazie et moi en Amérique Noir et moi en Afrique basanée et moi je suis Pied-noir et moi Juif et moi on m’appelait Bicot On en a marre de vos histoires et vos Idées Elles Rebuteraient tous les rats écumeurs de poubelles Elle N’oublie jamais la jeunesse malgré Sa grande jeunesse mais Elle a horreur des horreurs
Et les enfants d’aujourd’hui Et ceux qui naîtront demain Ne vous demandent rien Laissez-nous laissez-les vivre En paix Sur cet îlot de l’univers L’univers seule patrie
Arrêtez de célébrer des noms Arrêtez de célébrer des fantômes Arrêtez de célébrer des dates Arrêtez de célébrer l’histoire...
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