Toujours un plaisir de relayer sur notre site la « Lettre culturelle franco-maghrébine » qui se propose de mettre régulièrement en lumière les productions littéraires, cinématographiques et théâtrales franco-maghrébines. Voici donc le 65e numéro de la Lettre.
« PAR LE FIL JE T’AI COUSUE » par Fawzia Zouari, éditions Plon, 2022
L’auteure, franco-tunisienne, est déjà connue pour quelques autres livres et pour ses activités en France, que ce soit à l’institut du Monde arabe ou au journal Jeune Afrique. Ce qu’elle nous donne à lire ici est un livre de souvenirs qui remontent à sa petite enfance et à sa première adolescence même si, comme il arrive souvent, un peu de fiction vient encadrer l’autobiographie. Le cadre géographico-historique permet de situer ces évocations de manière précise : toute l’action se passe dans le village où l’auteure est née, près du Kef à l’ouest de la Tunisie, c’est-à-dire fort loin de Tunis, et elle se présente à nous comme une petite villageoise coupée des réalités ; c’est d’ailleurs le thème dominant de tout le livre, elle s’effraie de constater qu’elle n’a rien su de ce qu’est le monde sans doute jusqu’à ce qu’elle quitte la Tunisie pour venir à Paris. Toute la première partie de sa vie a été enfermée dans une sorte d’enclave d’un archaïsme total, marquée par le refus de savoir et de connaître et surtout par la peur qui en est l’origine—peur qui sans doute caractérise principalement sa mère mais que celle-ci impose à ses enfants avec une intransigeance et une dureté inouïe …/..
« SOLEIL AMER » par Lilia Hassaine, éditions Gallimard, 2021
L’auteure, qui a déjà écrit un autre livre avant celui-là, est principalement une journaliste qui avant même d’avoir trente ans a déjà commencé une belle carrière dans les médias. Le succès lui sourit, elle a également été mannequin pour le couturier Jean-Paul Gaultier, ce qui laisse à penser qu’elle s’est peut-être inspirée d’elle-même pour le personnage de Nour, belle jeune fille indépendante voire révoltée qui quitte sa famille pour vivre librement sa vie dès qu’elle atteint sa majorité. Mais en dehors de cela, le livre ne semble pas d’inspiration autobiographique, à la différence d’un grand nombre de récits qu’on peut lire aujourd’hui et qui racontent souvent à la première personne l’enfance et l’adolescence de leur auteur(e) dans une famille franco-maghrébine immigrée en France après la deuxième guerre mondiale. L’histoire évoquée par Lilia Hassaine s’étend sur plusieurs décennies et se passe entièrement dans la banlieue parisienne, si ce n’est un prologue et un épilogue fort courts précisément situés dans les Aurès en Algérie sur le site romain de Djemila, et qui enferment tout le livre entre deux dates, 1959 et 1997. En fait l’histoire s’achève vers la fin des années 80 quand l’un des principaux personnages meurt du sida et lorsque tous ceux et celles qu’on a connu(e)s enfants sont devenu(e)s adultes…/…
« LA NUIT DE L’AMAZONE », roman enquête par Bernard Zimmermann, L’Harmattan, 2022
Roman parce que cette histoire vraie, construite autour d’une femme qui a réellement existé, comporte aussi des parts d’imaginaire et de reconstitution après que le personnage réel a disparu (en 1984), laissant une place vide, dont c’est le rôle de l’enquête que d’essayer de la remplir. A l’égard de cette femme, l’auteur n’éprouve pas seulement de la curiosité mais aussi d’autres sentiments forts et de plus en plus forts à mesure que l’enquête avance. La personne disparue étant sa grand-mère Magdalena, on s’attend peut-être à ce que la tendresse l’emporte sur les autres sentiments, mais de Magdalena, son petit-fils n’a jamais attendu ni gâterie ni douceurs (de manière significative celles-ci consistaient en pain rustique frotté d’ail !)et s’il fallait dire ce qu’elle lui inspire, on parlerait sans doute d’une sorte de considération admirative, dont lui l’auteur et nous lecteurs prenons conscience progressivement. On se rend compte que cette vieille paysanne née dans un village espagnol parmi les plus archaïques qui soit lui en impose et impose le respect au moderne enseignant et chercheur qu’il est devenu …/…
« MOURIR À SAKIET, ENQUÊTE SUR UN APPELÉ DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE » par Véronique Gazeau-Goddet et Tramor Quemeneur, PUF, 2022
Ce livre est une bonne illustration du type de travail que font certains historiens actuels soucieux de diversifier le matériau sur lequel ils s’appuient, qu’il leur faut d’abord trouver et élaborer avant d’établir un certain nombre de faits et d’en tirer d’éventuelles conclusions. Le travail qui nous est donné à lire par ses deux auteurs est en effet une enquête, dans un milieu très difficile puisqu’il s’agit d’opérations militaires qu’on préférait peut-être, sans doute, garder partiellement secrètes pendant la guerre d’Algérie. Le fait principal dont il est question ici date du 11 janvier 1958 : ce jour-là mourut dans une embuscade un aspirant de l’armée française, Bernard Goddet, dont on aura remarqué que le nom est aussi celui d’une autrice du livre, qui en effet lui est apparentée. Mais ils furent au moins quatorze soldats français à mourir ce jour-là, parfois affreusement mutilés, tandis que quatre autres étaient faits prisonniers et gardés en otages. Bernard Goddet fait partie de ceux qu’on désigne comme les appelés de la Guerre d’Algérie, jeunes gens du contingent à une époque où le service militaire était encore obligatoire, ayant reçu dès leur incorporation à l’armée, à partir de 1954, une formation spéciale pour faire ce qu’on attendait d’eux. Il s’agissait d’aller se battre en Algérie contre ceux qu’on appelait les fellaghas ou combattants pour la cause de l’indépendance, et contre l’ALN ou armée de Libération nationale qui était la branche militaire du FLN …/…
« VIVRE À TA LUMIÈRE » par Abdallah Taïa, roman, éditions du Seuil, 2022
On ne peut avoir aucun doute sur la personne à laquelle l’auteur s’adresse dans son titre puisqu’il dédie le livre à sa mère « M’Barka Allali (1930-2010) » qui s’exprime dit-il par la voix de son héroïne Malika. De plus, en raison d’une idée reçue concernant le rapport des homosexuels à leur mère, on s’imagine que ce supposé roman sera en fait un hommage du fils à sa mère, objet d’un immense amour et unique personnage de femme qui puisse trouver place dans sa vie, aux dépens de toute autre qui tenterait d’y tenir la place d’épouse. Or ce n’est pas cela que décrit « Vivre à ta lumière », qui est un livre original et n’importe quelle est en lui la part d’autobiographie concernant les faits eux-mêmes, l’important étant les opinions qui s’y expriment de manière complexe, comportant à la fois les valeurs que font apparaître les comportements de Malika et leur critique par d’autres personnages, porte-paroles semble-t-il de l’auteur Abdallah Taïa. De toute évidence le personnage principal du livre est Malika, vue à trois moments bien distincts de sa vie, qui se situent, dira-t-on pour simplifier, lorsqu’elle a 20, 40 et 60 ans, à quelques années près puisqu’en fait la chronologie que suit le livre s’inspire non d’une vie particulière mais des événements politiques qu’a traversés le Maroc, entre la fin du Protectorat français, la date choisie étant ici celle de 1954, et la mort du Roi Hassan II, 45 ans plus tard, en 1999. La première Malika est une jeune fille bientôt une jeune femme et bientôt veuve à l’âge de 20ans, lorsque meurt Allal le mari dont elle a été passionnément amoureuse. C‘est elle qui l’a voulu et choisi et à ce propos on remarque que dans le roman d’Abdallah Taïa il n’y a pas de mariage forcé, imposé par les mœurs patriarcales et la violence physique au besoin, comme le décrivent de nombreux romans situés en milieu traditionnel maghrébin. Lorsque Malika se remarie faute de pouvoir survivre autrement, ce n’est certes pas un mariage d’amour mais la décision vient d’elle et elle ne s’en plaint jamais, non plus que des nombreux enfants dont elle devient mère, plutôt des filles que des garçons, et c’est d’ailleurs à l’une des six filles, Khadija, qu’elle s’attache particulièrement. En tout cas, lors de ce deuxième épisode, l’accent n’est mis d’aucune façon sur le rapport mère fils, dont on peut même dire qu’il est escamoté. C’est seulement dans le troisième épisode qu’il en sera question, mais plutôt sur un mode négatif si l’on peut dire puisque ici Malika s’entend durement reprocher de n’avoir pas veillé sur son plus jeune fils comme elle l’aurait dû. Jaâfar, le jeune homme (ex-détenu) qui lui parle au nom de son fils, d’une manière d’abord menaçante, lui reproche de n’avoir rien fait pour protéger ce garçon des agressions sexuelles qu’il a subies pendant son enfance et son adolescence et peut-être faut-il comprendre qu’elle est pour cette raison responsable de son homosexualité …/…
« DE NOS FRÈRES BLESSÉS », film de Hélier Cisterne, France-Belgique-Algérie 2020
La Guerre d’Algérie était encore loin de battre son plein et d’atteindre le degré de férocité qui sera le sien à partir des années 1958 à 1962. La condamnation de Fernand Iveton est particulièrement choquante parce que personne ne semble s’être soucié de prendre sa cause en main avec toute l’énergie nécessaire ; sa femme Hélène horrifiée et stupéfiée par la tournure tragique prise par les événements n’avait aucun moyen d’agir ; d’origine polonaise elle ignorait à peu près tout de l’Algérie et de la politique qui y était menée par la France jusqu’au moment où elle y avait mis les pieds pour suivre son mari et elle ne pouvait guère songer à prendre appui sur le parti communiste (Les Iveton père et fils appartenaient avec une conviction sans faille au parti communiste algérien) du fait qu’elle avait au contraire quitté la Pologne pour fuir le pouvoir qu’y exerçait celui-ci. En matière de politique, les idées d’Hélène se bornent à un violent rejet du communisme et de toute évidence c’est par pur amour qu’elle a suivi Fernand Iveton en Algérie mais certainement pas pour y mener un travail de militante ; au contraire, elle déplore plutôt celui auquel se consacre son mari car elle en mesure au moins partiellement le danger. Cependant aucun des deux époux ne semble l’avoir évalué à sa juste mesure en sorte que la condamnation de Fernand fait l’effet d’un coup de tonnerre qui les plonge brutalement en pleine catastrophe. Lorsque celle-ci arrive, le film, habilement construit, fait mesurer la part d’inconscience qu’il y a probablement eu chez le jeune militant qui d’ailleurs, en la personne de Vincent Lacoste, paraît plus jeune qu’il ne l’était réellement, sorte d’adolescent intrépide et fougueux alors qu’il a déjà une trentaine d’années. Ce qui le meut plus que toute espèce d’idée à proprement parler politique, c’est l’indignation que provoque en lui la manière indigne voire scandaleuse et totalement injuste dont les Algériens dits musulmans sont traités en Algérie par le gouvernement colonial français, largement soutenu par la population d’origine européenne.
Fernand Iveton est ouvrier tourneur dans une usine d’Alger, il appartient à un monde ouvrier dans lequel les idées communistes (ce qui n’a rien à voir avec l’exercice du pouvoir soviétique voire stalinien) ont encore toute la force qu’elles ont eu pendant et après la deuxième guerre mondiale, une dizaine d’années auparavant, quand Fernand Iveton était un jeune homme d’une vingtaine d’années. Pour employer des mots en …isme, inévitables lorsqu’il s’agit d’idéologie, on peut déceler chez lui un idéalisme et un humanisme totalement incompatibles avec le cynisme de la politique coloniale : il est la victime toute désignée de cette dernière d’autant plus qu’il est une personne modeste, et semble susceptible d’être pris comme bouc émissaire sans soulever de protestation. En ce sens son cas illustre des observations politiques qu’on a pu faire en d’autres temps et en d’autres lieux, en sorte qu’il acquiert une sorte de généralité, alors même qu’il est tout à fait daté et situé dans l’histoire …/…
https://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/lettre-culturelle-franco-maghrebine-65
Rappelons que l’association Coup de Soleil a été créée en 1985 à Paris pour résister au racisme et à la xénophobie qui se développaient envers les « maghrébins de France ». L’association favorise les relations entre tous les gens d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, les pieds-noirs, rapatriés immigrés ou générations nées en France, enfin tous ceux qui partagent un attachement à cette terre de l’autre côté de la Méditerranée. Pour combattre l’ignorance et l’incompréhension, Coup de Soleil donne la priorité à l’information et à la culture. Sur la base des mêmes valeurs, l’association Coup de Soleil en Rhône-Alpes se crée en 1997.
samedi 7 mai 2022, par
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