Leyla Bouzid : « Filmer le corps de l’homme arabe, quoi de plus politique ? »
En 2015, son premier long métrage, le trépidant « À peine j’ouvre les yeux », sur le vécu de la jeunesse tunisienne lors des dernières années du règne de Ben Ali, a connu le succès en France comme en Tunisie et dans bien d’autres pays. Aujourd’hui, Leyla Bouzid vient pour la première fois au festival de Cannes pour présenter « Une Histoire d’amour et de désir ». Qui aura l’honneur d’être projeté en clôture de la Semaine de la critique, la plus ancienne des sections « parallèles » de la manifestation avec ses soixante ans d’existence.
Ce second film de la cinéaste tunisienne, une femme qui vient de dépasser le milieu de la trentaine, que l’on pourrait croire frêle mais dont l’énergie et la détermination en imposent, ne risque pas de passer inaperçu. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que son auteure n’a pas eu peur de s’attaquer à un sujet rarement abordé au cinéma en général et dans les cinématographies arabes en particulier. Les spectateurs pourront s’en rendre compte en France début septembre et en Tunisie à l’automne, date prévue de sa sortie en salles.
Le film raconte en effet comment un jeune homme, l’étudiant français d’origine algérienne Ahmed, est attiré par une jeune femme, la Tunisienne Farah, juste arrivée à Paris. Tous deux fréquentent les bancs de la Sorbonne où ils ont choisi, elle volontairement et lui par erreur, un cours de littérature arabe qui se trouve consacré aux écrits érotiques du XIIe siècle. Comme son titre ne le cache pas, le récit convoque largement autant le désir que l’amour éprouvés par les deux tourtereaux et ne tente pas d’esquiver la rencontre des corps. Qui ne se produit pas très rapidement puisque le timide Ahmed, déjà choqué au début par ce qu’on lui enseigne, fait tout pour tenir à distance une envie de passer à l’acte qu’il pense interdite par sa culture malgré les encouragements de celle qu’il convoite, une femme libérée.
La fragilité des hommes, leur difficulté à affronter « la première fois » en matière sexuelle, voilà un sujet peu traité sur les écrans. A fortiori par une femme cinéaste qui réussit à opposer au fameux « male gaze » (regard masculin) sur la sexualité féminine, un classique dans le septième art, une sorte de « female gaze » sur la sexualité et le désir masculins. Mais le film, jamais vulgaire, jamais simpliste, permet de croiser d’autres thèmes. En témoignent les réponses à nos questions de Leyla Bouzid, rencontrée au bord de l’eau sur la Croisette à la veille de la projection « officielle » de son film.
Jeune Afrique : Le premier film sélectionné à la Mostra de Venise, le second, aujourd’hui, dans le plus grand festival de cinéma du monde, à Cannes. Un pas de plus ?
Leyla Bouzid : Il ne faut pas comparer. Cette année, à cause de la pandémie, Cannes est un festival très particulier, celui de la reprise du cinéma. Avec beaucoup plus de films que d’habitude. Et une grande attente de la part des réalisateurs. Pour ma part, le film aurait pu être prêt, même si cela aurait supposé de le terminer dans un délai très, très court, pour Cannes 2020, si le festival avait eu lieu. Et donc pour Venise 2020. Mais j’ai décidé d’attendre. Ce film a été tourné en France et son contenu, la résonance de son sujet, ont à voir avec ce qui se passe dans la société française. Donc j’avais envie que sa première projection se passe dans un festival français. Et Cannes, avec son aura, avec la présence massive des médias français, était évidemment l’idéal. Mais Venise, qui a été un tremplin pour « À peine j’ouvre les yeux », a été une expérience très belle.
C’EST JUSTEMENT LE FAIT DE POUVOIR FAIRE CE QUE JE VOULAIS QUI COMPTAIT
On dit souvent qu’on est surtout attendu au tournant avec le second film. Plus question d’indulgence, surtout si le premier a eu du succès. De quoi vous inquiéter ?
Je me suis surtout beaucoup interrogée au tout début de l’écriture du projet : est-ce que les Tunisiens allaient me reprocher de faire un film qui se passe en France, et en langue française ? Par ailleurs, d’aucuns avaient l’air de penser que proposer un portrait intime d’un jeune homme maghrébin après mon premier film, cela manquait d’ampleur. Ces réactions ne m’ont pas paru justifiées. De toute façon, le succès d’ »À peine j’ouvre les yeux » n’avait pas été immense. Le résultat – 100 000 entrées en France, 50 000 en Tunisie, une sortie dans une vingtaine de territoires, 45 prix gagnés ici et là – n’était pas écrasant. Mais c’était une belle carte de visite, qui a permis que l’on s’intéresse à la suite et qu’on la finance. Alors, même si certains se sont dit : « Quoi ! elle peut faire ce qu’elle veut et elle fait ça ! », c’est justement le fait de pouvoir faire ce que je voulais qui comptait.
Était-il nécessaire pour vous de faire un film très différent du premier, aussi bien s’agissant du sujet – la Sorbonne, la littérature du XIIe siècle, on est loin de la jeunesse survoltée sous Ben Ali – que la façon de le traiter, beaucoup plus sage, y compris d’un point de vue esthétique ?
Il s’agit quand même, dans les deux cas, d’un récit d’émancipation. Mais j’avais en effet conscience de devoir aller, avec ce film très différent, vers une mise en scène plus formelle, plus esthétique, pour raconter l’histoire de ce jeune garçon. Dans « À peine j’ouvre les yeux », le film déployait une énergie très forte, celle de la jeunesse, là, ce qu’il y avait à déployer, c’était la sensualité. Donc plus de caméra à l’épaule, mais un cinéma autre, avec un travail plus important sur la couleur, et surtout sur la musique puisque j’ai fait là appel à une musique originale.
Une musique surprenante, très contemporaine…
L’idée de cette musique instrumentale, parfois dissonante, était très présente, je ne sais pas pourquoi, dans ma tête. J’avais demandé, au départ, à un ami saxophoniste un morceau particulier qu’on devait entendre quand les personnages se croisent dans la rue. Ce morceau, qu’on entend dans le film, m’a saisie, il m’a semblé être comme une voix d’Ahmed, quelque chose qui émanerait de lui. Alors j’ai voulu qu’on le décline pour créer une bande originale et cela a été très fructueux : j’ai l’impression que la musique est une sorte de double d’Ahmed, l’expression de son intériorité. Je ne sais pas si lui écouterait cette musique, mais en tout cas elle parle de lui.
J’AI ENVIE D’INVITER CES JEUNES-LÀ À L’AMOUR ET AU DÉSIR
Autre grande différence avec le premier film, il n’est pas question de politique…
Oui … et non. L’ancrage politique d’ »À peine j’ouvre les yeux » était direct puisqu’on évoquait les années Ben Ali. Et j’avais écrit ce film à la fin de mes études, habitée par l’énergie de la révolution de 2011. Avec l’envie de filmer une Tunisie qui n’avait guère été représentée, celle des dernières années avant cette révolution. Là je filme autre chose, un garçon qui s’éveille à l’amour et au désir. Et je pense en vérité que c’est encore plus politique – filmer est d’ailleurs toujours politique. Filmer le corps de l’homme dit arabe, le désir d’un jeune homme certes français mais qui se revendique d’origine maghrébine, de cette culture, quoi de plus politique? J’ai envie d’inviter ces jeunes-là à l’amour et au désir.
Vous dites : un film sur l’émancipation sensuelle d’un jeune homme. Mais il y a deux personnages principaux. Et le plus fort, celui qui permet cette émancipation, c’est Farah, la femme. En le caricaturant, on pourrait résumer le film ainsi : une heure et demi pour voir une femme décoincer un homme arabe…
Si on considère l’intérêt porté aux personnages, la mise en scène, on est en permanence avec Ahmed, qui est de tous les plans. On n’est jamais dans le point de vue de Farah. Même si celle-ci joue un rôle moteur, c’est Ahmed qui porte la problématique du film. Et si vous voulez résumer le film comme vous le faites, pourquoi pas. Mais en fait, je crois que ce n’est pas seulement Farah en tant que femme qui fait évoluer Ahmed, c’est aussi grâce à des textes, ceux de la littérature, grâce à sa découverte de la langue arabe à laquelle il va avoir accès en demandant à son père de lui traduire un poème. L’éducation sentimentale et charnelle d’Ahmed ne passe donc pas que par Farah, cette tunisienne belle, intimidante et sensuelle.
JE VOULAIS FILMER LA BANLIEUE COMME UN SIMPLE LIEU D’HABITATION, UN LIEU NON CONFLICTUEL, UN REFUGE POUR AHMED
La très libre Farah, est-ce Leyla Bouzid ? On se pose d’autant plus la question que dans votre premier film, il y avait également une Farah…
On m’a plusieurs fois posé la question. Même ma mère m’a demandé si je mettais au monde une fille, si je comptais l’appeler Farah. Mais non, ce n’est pas un prénom particulier pour moi. Si ce n’est que Farah, cela veut dire joie et cela correspond au personnage dans mes deux films. Alors, s’agit-il quand même d’une sorte d’alter ego ? Possible, mais ce n’est pas moi. J’aurais peut-être voulu être comme cela, mais je ne suis pas aussi fonceuse. Et je n’ai pas rencontré d’Ahmed au cours de ma vie.
La part d’autobiographie est-elle donc très réduite, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer ?
En effet. Même si je me suis inspirée de moments de ma vie. J’ai commencé par des études à la Sorbonne, j’ai rencontré beaucoup d’amis d’origine algérienne, et nombreux étaient ceux qui étaient timides. Mais sans que cela implique des relations amoureuses. Cela m’a surtout permis de me documenter, notamment sur les questions liées à l’identité maghrébine. Mais, même au-delà de la culture arabe, je voulais m’intéresser aux premiers émois d’un garçon, à cette « première fois » qui ne va pas de soi pour tant de jeunes hommes, un sujet très peu représenté au cinéma. Ou alors seulement sous forme de comédie, genre « 40 ans et toujours puceau ». Alors même que le thème de la virginité féminine a été rabâché avec tout son lot de clichés. La fragilité masculine, la difficulté des hommes à répondre à leur assignation à la virilité, à être des moteurs dans les relations amoureuses, leur non-certitude par rapport aux émotions, il me semblait important d’en rendre compte.
Même si Ahmed habite chez ses parents algériens hors de Paris, on a l’impression de voir une sorte d’anti-film de banlieue au sens habituel du terme. Une volonté de se démarquer du genre ?
Je voulais filmer la banlieue comme un simple lieu d’habitation, un lieu non conflictuel, qui est un refuge pour Ahmed. Notamment en la filmant avec une caméra qui est posée, avec des travellings, que ce soit à l’extérieur ou dans l’espace de la maison. Car ce lieu ne charrie pas de grandes interrogations pour le personnage, c’est à Paris qu’il n’est pas à l’aise, qu’il cherche sa place, qu’il est fébrile.
Une opposition Paris-Banlieue. Il y a aussi une opposition France-Tunisie : paradoxalement, c’est la Tunisienne à peine arrivée du Maghreb qui est libérée et le Français, le Franco-Algérien, qui ne l’est pas du tout. Une façon d’aller à l’inverse de l’idée reçue à ce sujet ?
Je voulais montrer le fossé qui existe entre ces deux types de personnages. Ceux qui arrivent de Tunisie pour poursuivre leurs études en France sont probablement d’une classe sociale un peu bourgeoise, ou en tout cas de la classe moyenne supérieure. Ils n’ont pas de problèmes d’identité. Et ils se trouvent en face de ceux qu’on appelle les deuxième ou troisième génération d’origine maghrébine, coupés malgré eux de la culture arabe, dont l’identité s’est fabriquée, le plus souvent en opposition, même pas au sein de la famille mais au lycée et dans le climat qui règne en France autour de l’identité arabe. Du coup, la façon dont ces Français d’origine maghrébine revendiquent leur identité ne correspond pas du tout à ce que vit la jeunesse arabe dans les pays arabes.
Un problème d’identité, sur fond d’ignorance mémorielle comme le soulignait le rapport Stora, difficile à surmonter, donc ? Surtout pour un jeune homme d’origine algérienne ?
On m’a demandé pourquoi je n’avais pas choisi un Tunisien pour le rôle du jeune homme. Il fallait en effet qu’Ahmed soit d’origine algérienne et non pas tunisienne. L’Algérie et la France portent en elles une histoire plus douloureuse et plus complexe. De plus, avec les années noires, les personnes immigrées venues d’Algérie ont été souvent complètement coupées de leur pays d’origine, au point de ne plus vouloir jamais y retourner, comme le père d’Ahmed. D’où des problèmes de transmission, une absence de mémoire, de discours sur ce qui s’est passé. Ce qui rejoint effectivement la problématique du rapport Stora. Quand je suis arrivé en France, j’ai découvert qu’on n’étudiait quasiment pas, ou très, très peu, la période la colonisation dans les cours d’histoire. Alors qu’en Tunisie, c’est pendant trois ans au programme. Je ne vois pas comment on pourrait résoudre en France les problèmes liés aux immigrations africaines si on continue à ignorer tout un pan de l’histoire. La guerre d’Algérie, bien sûr, mais aussi tout le reste doit être mis au programme, pendant au moins une année.
JE CRAIGNAIS QUE L’ON M’ACCUSE DE TRAHISON AVEC CE FILM
Votre film, construit autour de la sensualité mais qui évoque et montre aussi des rapports charnels et en particulier le corps des hommes, pourra-t-il être vu en Tunisie et dans le monde arabe sans susciter de polémiques ?
Je n’en sais rien. J’ai simplement essayé d’aller au plus juste, et au plus près de mon sujet. Sans aucune volonté de provoquer. Et au cœur du film, il y a surtout cette culture arabe du moyen-âge qui est une culture de la sensualité. Le distributeur tunisien qui a déjà vu le film avec son équipe et quelques autres m’a paru enthousiaste, sans s’interroger outre-mesure. Et tous m’ont dit que mon film était extrêmement tunisien. Ce qui m’a fait très plaisir puisque je craignais, je vous l’ai dit, qu’on m’accuse de trahison avec ce film.
Un film, surtout avec le personnage de Farah, qui participe d’un combat féministe à l’heure de Me too ?
En fait, il y a quelque chose de marrant à ce sujet. Dès mes premiers courts métrages, pendant les débats, on me disait toujours : « Leyla Bouzid, vous êtes féministe ! » Mais c’était alors sinon une insulte, du moins un mot réducteur et en quelque sorte une accusation. Aujourd’hui, c’est le contraire. On ne peut plus ne pas être féministe, il faut le revendiquer. Dans les deux cas, ce n’est pas ma manière d’aborder les choses. J’essaye, je viens de le dire, d’être simplement au plus juste vis à vis du sujet que je veux aborder au cinéma. D’échapper aux clichés. La revendication féministe, je ne sais pas trop quoi en faire en fin de compte.
Vous faites un film qui prône une certaine libération des mœurs alors même que cela ne semble pas être ce qui a le vent en poupe dans le monde arabe où l’influence des islamistes ne se dément pas…
Peut-être. Mais moi, notamment en accompagnant la sortie d’« À peine j’ouvre les yeux », je me suis rendue compte que je ne parlais pas seulement dans ce film de la jeunesse tunisienne énergique et qui veut s’émanciper. En Égypte, au Liban et ailleurs, j’ai vu des jeunes qui sont eux aussi dans la modernité, très connectés. Seulement, dans les pays arabes, ces jeunes, contrairement à ceux qui prônent l’autre dynamique, n’ont pas la parole.
Faudra-t-il encore attendre six ans pour voir votre prochain film ?
J’ai cette fois un projet assez avancé, une histoire qui se passera en Tunisie, à Sousse. Un sujet plus frontalement politique et différent des deux premiers. Il n’y aura pas de femme dans l’histoire ! (rire) Tout devrait aller cette fois plus vite, le film existera si tout va bien d’ici à deux ou trois ans. Depuis la sortie de mon premier film, il y a eu la pandémie qui m’a fait perdre un an et puis j’ai été maman. Un vrai problème pour une femme réalisatrice. Ce qui heureusement n’a fait que ralentir les choses, sans les arrêter comme cela aurait pu être le cas.
«Et Dieu créa la femme suffisamment belle pour attirer les hommes et suffisamment bête pour être attirée par les hommes.»
C’est cette vanité que j’essaye de vous relayer à chaque fois que j’écris pour vous dire que je ne suis rien d’autre qu’une écrivaine qui n’est attirée par rien d’autre que par une certaine idée de l’absolu qui me donne parfois l’impression d’être reine ou souveraine…
Mais ce n’est qu’une fausse impression parce que la vraie me fait savoir que je suis toujours à la traîne…
Je vais devoir déménager dans quelques temps et emménager dans quelque part…
Je ne sais pas si c’est la fortune ou l’infortune qui m’y obligent… mais je n’ai même pas les moyens de trancher ce litige… de me payer un toit au-dessus de ma tête avant que le sol ne se dérobe sous mon pied.
J’hésite entre lyrique et épique pour qualifier ma traversée de la péninsule ibérique… d’un côté Carthagène et de l’autre la Géhenne…
Je ne cherche même pas à avoir un pass sanitaire pour regagner la France… c’est à travers mon exil que je cherche et trouve mon pass salutaire…ou ma récompense… parce que la chance peut me sourire encore et m’offrir une petite place à bord… pour que je poursuive ma mission jusqu’à la mort et vous dire :
Je sais que vous ne faîtes pas exprès de faire le mal, je vous demande juste de faire exprès de ne plus le faire.
Lendemain de Noël 1994 : trois passagers ont déjà été abattus quand l’avion d’Air France détourné par un commando islamiste atterrit à l’aéroport de Marignane. Cellule de crise à Matignon, à l’Élysée et au ministère des Affaires étrangères : la France est tétanisée, les généraux à Alger fulminent. Le GIGN est aux aguets, les téléphones chauffent, l’attente semble interminable. Un diplomate français, mobilisé toute la nuit au Quai d’Orsay, se remémore sa découverte, au lendemain de la guerre d’indépendance, du Sud algérien. Jeune coopérant au lycée de Biskra, il rencontrait alors un élève brillant qui allait devenir plus qu’un ami avant que leurs chemins ne se séparent. Mais alors que le GIGN est sur le point d’intervenir et que des informations parviennent enfin sur l’identité des terroristes, il est pris d’un doute terrible.
Un roman bouleversant inspiré de faits réels.
Gilles Gauthier est conseiller spécial du président de l’Institut du monde arabe, Jack Lang, et traducteur du grand écrivain égyptien Alaa El-Aswani, dont L’immeuble Yacoubian (2005) et Le syndrome de la dictature (Actes Sud, 2020). Il a été professeur puis diplomate, essentiellement dans le monde arabe (Irak, Algérie, Égypte, Bahreïn, Liban), et ambassadeur au Yémen. Il a publié une autobiographie Entre deux rives, 50 ans de passion pour le monde arabe (JC Lattès, 2018). Il est actuellement membre du comité scientifique des journées de l’histoire de l’IMA ainsi que du jury du prix Lagardère de la littérature arabe.
Il y a trois ans, Gilles Gauthier fait paraître une autobiographie intitulée Entre deux rives, 50 ans de passion pour le monde arabe (JC Lattès, 2018). Le titre résume bien un destin où l’auteur, souvent en diplomate, a sillonné le sud et l’est de la Méditerranée dans tous les sens portant à cette région, à ses hommes, à notre culture une ardeur puissante. Son nouveau livre, Un si proche ennemi, se réserve au cours des relations franco-algériennes en ce qu’elles ont d’hostile et de prévenant. Il épouse par ailleurs la figure d’un roman, plus exactement d’une narration proche de l’autofiction passionnelle inscrite dans un événement historique. Ce qui explique son intensité multiforme.
L’œuvre, avant de fusionner, prend l’aspect de deux rivières parallèles et les chapitres commencent par s’ordonner comme les cases d’un échiquier. D’une part, une description des habitudes et mœurs du ministère des Affaires étrangères bâti par le second Empire au Quai d’Orsay. D’autre part, le séjour d’un coopérant et professeur français en terre algérienne, commencé en 1984, dix ans avant l’épisode crucial. Les eaux des deux courants finissent par se mêler le 24 décembre 1994 quand un avion d’Air France est pris en otage à Alger et détourné sur Marseille et Paris.
L’époque est à la cohabitation dite « de velours » entre François Mitterrand et Édouard Balladur (1993-1995). Alain Juppé est ministre Affaires étrangères et le « flamboyant » Dominique de Villepin est son collaborateur. L’auteur imbrique des noms imaginaires parmi d’autres réels, ce qui authentifie le tableau sans tomber dans d’inutiles précisions ou prêter le flanc à des polémiques. Quant à la malhabileté d’une administration prise dans des tornades, elle a déjà été portraiturée dans des romans dont certains ont été portés à l’écran.
« Le Sud vers lequel chaque atome de mon corps aspire est là étalant ses territoires sans limite », écrit le narrateur Marc qui ne laisse rien échapper, de l’état des bâtisses à la réaction de ses 35 élèves qui indiquent comme profession du père « ancien moudjahid », « Chahid », « mort au champ d’honneur » en lui demandant s’il perçoit le sens de ces mots. Mais l’atmosphère est sereine. Nous sommes à Biskra où « entre les masses roses de la montagne et verte de l’oasis règne une douceur bienfaisante ». L’ombre lascive de L’Immoraliste de Gide l’emporte sans l’exclure sur « le bruit des fusils, le cri des suppliciés » de naguère. Et Noureddine Saïdani, âgé de plus de 18 ans, secret et solitaire, se distingue rapidement des autres adolescents et l’attire « avec la force d’un aimant » irrésistible. Le narrateur le nommera l’archange et Azrael. Après Gide, on peut évoquer Jouhandeau tant la ferveur et la sensualité amoureuses sont présentes.
L’atmosphère du lycée n’est plus à la véhémence contre la France, mais souligne un combat passé mené contre l’injustice. Elle est surtout acerbe contre le régime en place pour son incapacité, ses pratiques illégitimes, ses polices parallèles. Au-delà des murs de l’école, la vie sociale s’affirme avec ses invitations fastueuses et son hospitalité amène.
Après un agacement et une inquiétude premiers de la part de l’élève, le lien se noue et un échange de services s’établit : la culture universelle contre l’apprivoisement de la langue arabe. La dualité des partenaires finira par prendre place en leur for intérieur et on les verra, chacun de son côté, lire le Coran face à sa traduction française. Les interventions de l’un comme de l’autre peuvent se permuter, mais Noureddine reste opposé à la mécréance occidentale et fidèle à sa religion, l’islam, en laquelle il perçoit son identité : « Mais si nos parents ont fait la guerre, c’est pour se libérer de vous, pas pour devenir comme vous. »
L’adolescent finit par prendre ses habitudes. Il passe chez son professeur retrouver, dans son appartement, une oasis suave et hermétique où il s’endort sous son regard. Ils font des randonnées la main dans la main au milieu de gorges superbes et de paysages envoûtants. « Le corps humide de Noureddine renvoie la lumière de la lune. Nous nous frôlons, luttons, nous renversons. » Puis ce sont les aveux d’amour d’une éclatante transparence. Mais la relation demeure trouble, intermittente. Elle ne gagne son assurance que par l’introduction de Marc dans la famille de son amant, ce qui nous vaut une étonnante fresque des mœurs ramassant tous les sens, des plats aux arômes. Puis Noureddine est accompagné en France et introduit dans la famille de Marc et parmi les fréquentations, ce qui ne va pas sans certains accrocs.
Nous ne continuerons pas à résumer un roman auquel il faut aller pour son écriture aussi sensuelle que ce qu’elle attouche, pour ses dialogues qui brisent les idées préconçues, pour la complexité des personnes et la fluence des choses. Ainsi seulement on pourra en goûter la pudeur classique et l’intense chaleur. Nous avons, en filigrane, le devenir intégriste d’un jeune Algérien pris dans un large mouvement d’opposition à un régime oppressif, inégalitaire, incompétent et qui trouve dans le maquis une chaleur, une tendresse et un espoir ; et, sous un scalpel de Gilles Gauthier, la description d’un amour puissant fait d’intimité corporelle, d’humiliation, d’intégrité, de fidélité…
La place de la Concorde déserte alors que la ville est confinée depuis trente-deux jours, à Paris, le 17 avril. PHILIPPE LOPEZ / AFP
C’est une première depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le 14 juillet 2020, il n’y aura pas de défilé militaire sur l’avenue des Champs-Élysées, comme le veut la tradition à l’occasion de la fête nationale. Une décision prise par Emmanuel Macron, « compte tenu de la situation exceptionnelle que connaît actuellement notre pays et des incertitudes qui demeurent quant à l’évolution de la pandémie du Covid-19 au cours des prochaines semaines », a indiqué l’Élysée, jeudi 4 juin.
Vu par un ancien mobilisé, 55 ans après
Nous avions tous vingt ans, et un peu plus peut-être,
Et nous ne savions rien des choses de la vie.
Nous étions des moutons que l’on amenait paître,
Nos bergers politiques étaient bien assoupis.
Ne sachant trop quoi faire, ils étaient tiraillés,
Conduisant au désastre, les yeux sur le bâton.
Gouverner c’est prévoir, ce n’est pas louvoyer
Et nos beaux officiers, ne rêvant qu’aux… ratons!
Pour devenir plus tard les cocus de l’Histoire.
Nous les pauvres couillons, on croyait (ou pas) à la guerre,
Victimes inconscients de nos esprits grégaires,
Car on nous demandait de nous battre, sans savoir trop pour qui,
Pour les colons bien sûr, leurs privilèges acquis,
Ils voulaient tout garder, en imposant leurs lois
Attisant les querelles, entre arabes et gaulois.
A Paris, à Alger, on faisait des patrouilles
Mais ailleurs se tramaient de vilaines magouilles,
Entretiens et réalisation Bernard Richard et Robi Morder, sur une idée de Claude Kowal. En 23 entretiens, pour un total de 38 heures, éclairant non seulement l’histoire de l’Algérie mais aussi une réflexion servant à l’émancipation. Sur youtube (*).
Il existe en France une fraction de l’opinion – certes minoritaire – qui est radicalement anticolonialiste. Cette minorité s’est opposée, dès 1830, à la conquête de l’Algérie. Elle s’est engagée, de façon très énergique, pendant le guerre de libération : Manifeste des 121, soutien du droit à l’insoumission, réseaux d’aide au FLN, etc. Elle était parfaitement consciente du fait que le droit et la légitimité étaient du côté des colonisés qui se libéraient d’une domination qualifiée aujourd’hui – et à juste titre – de crime contre l’humanité.
Les membres cette minorité ont maintenu des liens d’amitié entre les peuples algérien et français. Mohammed Harbi, militant, cadre politique, leader de la « gauche du FLN» puis de l’opposition au régime militaire, devenu un historien éminent sans jamais renoncer à la lutte, a été une référence pour les jeunes gens qui se rendaient à Alger à une époque où, croyaient-ils, l’Algérie pouvait devenir Cuba en Méditerranée. Mohammed Harbi a consacré sa vie à la lutte contre le colonisateur puis contre la dictature militaire qui s’est emparée de son pays.
Il est convaincu que toute évolution démocratique de l’Algérie est soumise à la condition nécessaire que son histoire ne soit plus instrumentalisée par les pouvoirs. Il nous présente, en 23 entretiens thématiques, son analyse de l’histoire du mouvement national et de la situation politique contemporaine en Algérie. Il est essentiel que cette histoire soit portée à la connaissance des populations algérienne et française. C’est la raison pour laquelle nous avons entrepris ce travail avec Mohammed Harbi.
Il a été entamé en 2012, notre objectif premier étant de réaliser un documentaire. Aucun producteur, ni chaine de télévision n’a accepté de s’engager dans cette démarche tant dans la France des années 2010, mettre en scène un militant et historien algérien dérangeant, bousculant des certitudes des deux côtés de la Méditerranée, apparaissait comme un investissement « risqué ». C’est dans ces conditions que, refusant d’abandonner le combat, nous avons opté pour la réalisation d’un document d’archive orale : des mémoires filmés.
Durant 9 années, nous avons consacré, en tenant compte des agendas des uns et des autres, et malgré des contretemps, plusieurs dizaines de séances de préparatifs, de tournages, de visionnage et de nouvelles séquences à filmer. En effet, Mohammed Harbi a été ici aussi méticuleux qu’il l’est pour un article ou un livre, chacun des entretiens a été revu, commenté, précisé comme on le voit dans les vidéos. Grâce à des contributions individuelles – en argent, en matériel, en travail, à l’engagement des éditions Syllepse, de Page 2, à l’investissement professionnel de personnes qui, engagées (au double sens du terme) pour le montage et le son, nous avons pu terminer cette aventure que nous n’imaginions pas aussi longue.
En réalité, c’est une phase qui se clôt. Une autre, peut-être la plus importante, commence : celle de la diffusion tant en France qu’en Algérie, suscitant débats et échanges (**). Nous avons achevé la dernière phase alors que le Hirak réémergeait en Algérie, moment où l’actualité donne tout son sens au travail d’histoire, là où les actrices et acteurs des mouvements populaires peuvent s’en saisir pour forger un autre avenir.
(*) Télécharger le livret en PDF, et cliquer sur chaque titre d’entretien pour accéder à la vidéo correspondante.
(**) Nous avons créée la chaîne Youtube AMH (pour Algérie, mémoire et histoire ou Archives Mohammed Harbi). Présentation en direct samedi 8 mai à 15 h (Live youtube).
Ce soir de novembre 2002, la pluie et le vent s’abattent sur l’avenue Kléber, à Paris. Autour du Centre de conférences internationales, situé non loin de la Tour Eiffel, des barrières, des policiers : il faut montrer patte blanche. Grâce à notre équipe de reportage et à la caméra, l’accès est plus facile. À l’intérieur du bâtiment, de jolies hôtesses en tailleur s’activent dans un couloir à l’épaisse moquette rouge surplombée par de magnifiques lustres de cristal. Pour le compte de Pascal Josèphe, un ancien collaborateur d’Hervé Bourges ayant créé une société de conseil aux patrons de l’audiovisuel, elles répertorient les journalistes et leur distribuent de magnifiques dossiers de presse intitulés Djazaïr, une année de l’Algérie en France.
Parrainées par le Quai d’Orsay, les manifestations prévues dans le cadre de cette « Année de l’Algérie » sont essentiellement financées par le régime algérien et par le groupe du milliardaire Rafik Khalifa, un flamboyant businessman d’Alger qui défraie la chronique depuis quelques mois. Dans le dossier de presse distribué aux journalistes, pas un mot sur les problèmes économiques du pays, encore moins sur les très graves atteintes aux droits humains qui y sont commises depuis 1988. Rebaptisée « Année des généraux » par certains opposants, l’Année de l’Algérie est manifestement destinée à améliorer l’image du régime. Pour lui assurer un grand écho médiatique, le gouvernement français a d’ailleurs incité la plupart des médias publics (Radio-France, France 2, France 3, France 5) à devenir partenaires de l’opération.
Dans la salle, une bonne partie de la crème de la « Françalgérie » officielle a fait le déplacement : plus de mille invités – dont des réalisateurs prestigieux et des journalistes bien vus par le régime d’Alger – sont venus écouter les discours de Hervé Bourges, Dominique de Villepin ou Khalida Toumi. Ancien patron de TF1 et du Conseil supérieur de l’audiovisuel, Hervé Bourges est d’abord un vieil ami du FLN, ce qui contribue à expliquer sa nomination à la présidence de « l’Année de l’Algérie ». Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères, a longtemps été secrétaire général de l’Élysée. Il connaît bien les coulisses des relations franco-algériennes. Quant à Khalida Toumi, plus connue sous le nom, qu’elle a porté jusqu’en 2001, de Khalida Messaoudi, c’est une militante féministe très active en Algérie. Partisane de l’« éradication » des islamistes, c’est-à-dire de leur élimination totale, elle est l’auteur du fameux best-seller Une Algérienne debout, un ouvrage publié en France en 1995 et vendu à plus de 100 000 exemplaires [1] : elle y expliquait notamment les raisons de son opposition totale à toute forme d’islamisme et son engagement aux côtés des généraux « éradicateurs ». Longtemps députée du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd Sadi, un parti proche du régime, elle est alors porte-parole du gouvernement algérien.
Pendant deux heures, Hervé Bourges, Dominique de Villepin et Khalida Toumi célèbrent à la tribune la « formidable amitié » qui lie la France à l’Algérie, les « points communs » entre les deux pays, la « bonne humeur » qui caractérise leurs relations.
Question dérangeante
Quarante-huit heures plus tôt, l’ensemble de la presse française a pourtant rendu compte de la diffusion sur la chaîne Canal Plus de notre documentaire confirmant que le « GIA » (Groupe islamique armé, l’un des plus redoutables mouvements terroristes algériens), notamment responsable des attentats de Paris en 1995, était à l’époque infiltré et manipulé par les services secrets algériens, la fameuse Sécurité militaire (de juillet à septembre 1995, des bombes déposées dans le RER parisien avaient provoqué la mort d’une dizaine de personnes et fait plus de deux cents blessés) [2] . Désireux de recueillir la réaction du ministre français des Affaires étrangères aux très graves accusations que nous portions dans ce documentaire, je profite du micro qui m’est tendu pour poser une question à laquelle aucun responsable politique français n’a accepté de répondre durant l’enquête : « M. De Villepin, nous avons enquêté pendant deux ans sur les « GIA » algériens et il s’avère qu’en 1995, quand ils commettaient des attentats en France, ils étaient contrôlés par les services secrets algériens. Cela vous paraît-il être une information importante ? »
Dans la salle, la question provoque un immense brouhaha. Quelques commentaires fusent : « C’est une honte ! », « Bravo, Canal Plus ! » À la tribune, le ministre français des Affaires étrangères et Khalida Toumi blêmissent. Grand orchestrateur de la conférence de presse, Hervé Bourges, président de l’« Année de l’Algérie », tente d’aider Dominique de Villepin à se sortir de ce mauvais pas : « Je veux bien laisser le ministre répondre, mais j’ai oublié de préciser qu’il ne s’agit pas d’une conférence de presse avec le ministre des Affaires étrangères français sur les relations franco-algériennes, la situation de l’Algérie aujourd’hui, mais sur l’année 2003, une année à caractère culturel. Il y a d’autres lieux pour ce type de questions, qui est peut-être valable, mais ce n’est pas le jour et ce n’est pas l’endroit.
– Même si les services secrets algériens ont commandité des attentats en France ?
– Écoutez, Monsieur, je vous retire la parole ! »
La surprise passée, Dominique de Villepin réagit : « Je ne crois pas que l’on puisse ainsi impunément prendre en otage une manifestation comme la nôtre. Nous respectons tous la liberté de la presse. Nous faisons face tous aux questions qui peuvent être posées, mais il y a des moments et des lieux pour cela et je serai ravi en d’autres circonstances de répondre à une telle question [3] . » Malgré cette promesse, le ministre ne répondra jamais à nos demandes d’interviews.
Quelques semaines après cet incident, profitant d’une visite à Strasbourg du président algérien Abdelaziz Bouteflika, un journaliste de Radio judaïque FM lui demande à son tour ce qu’il pense des révélations sur l’implication de la Sécurité militaire algérienne dans les attentats de Paris en 1995 : « Puis-je vous demander de poser la même question au président français ? », répond étrangement Abdelaziz Bouteflika. « Ce qu’il dira, je l’assumerai complètement et sans restriction aucune [4] . »
Le « GIA », sujet tabou
Après plusieurs années d’enquêtes communes pour tenter de comprendre ce qui se passe réellement en Algérie, Lounis Aggoun et moi-même sommes habitués à ce genre de dérobade, mais elles nous intriguent toujours autant. Pourquoi un tel malaise dès qu’on évoque l’action du mystérieux « GIA », le Groupe islamique armé ? En dix ans de « sale guerre » en Algérie, aucun journaliste étranger n’a jamais réussi à approcher un membre actif de ce sanguinaire mouvement terroriste [5] . À notre connaissance, c’est même la seule « guérilla » au monde dont aucun chef en exercice ne s’est jamais exprimé dans la presse étrangère.
Pourquoi une telle chape de plomb sur le fonctionnement réel du mouvement et sur l’identité de ses commanditaires ? Comment expliquer qu’en 1996, un ancien fondateur du GIA reconnaissant avoir assassiné plusieurs journalistes ait pu bénéficier d’une loi de « clémence », et puisse se pavaner aujourd’hui dans plusieurs documentaires diffusés à la télévision française, où il confirme opportunément les thèses du pouvoir [6] ? Pourquoi une telle impunité ? Est-il exact, comme l’ont affirmé d’anciens officiers de la Sécurité militaire, que le « GIA » a été très profondément infiltré et manipulé par les services secrets algériens, dès 1992, au point de devenir un groupe « contre-insurrectionnel » [7] ? Pourquoi les dirigeants algériens interrogés à ce propos, comme le général Khaled Nezzar, parrain du régime, ou Abdelaziz Bouteflika, devenu président en 1999, renvoient-ils systématiquement vers leurs homologues français, comme si ceux-ci étaient parfaitement au courant d’une telle manipulation ?
Depuis des années, ces questions nous taraudent, Lounis Aggoun et moi-même. Militant des droits de l’homme de longue date (il a notamment contribué, dans les années 1980, avec Ramdane Achab, Arab Aknine et Mouloud Khelil, à la réalisation de Tafsut, la revue clandestine du Mouvement culturel berbère, et ce jusqu’en 1988), Lounis est installé en France depuis 1989, mais il effectue depuis de fréquents voyages en Algérie, où il a conservé de nombreux contacts. Enquêteur rigoureux, il connaît parfaitement les rouages du système politique algérien. Pour ma part, j’ai été embarqué vers Alger en 1972, à l’âge de cinq ans, par des parents désireux d’apporter leur petite contribution à l’édification d’un État indépendant et. socialiste. Des « pieds rouges », en somme. Quatre ans d’école primaire dans la capitale, puis une dernière année en plein Sahara, dans une petite oasis où mes nouveaux copains ne parlaient qu’arabe, une belle langue qu’ils m’aideront à apprendre avec une infinie patience. Depuis le milieu des années 1980, Lounis et moi-même suivons de près ce qui se passe en Algérie. Mais alors que lui s’y rend régulièrement, je n’y ai effectué qu’un bref retour aux sources en 1992. À l’été 1996, je m’y rends pour la première fois en reportage.
Des journalistes sous haute surveillance
Au mois d’août de cette année-là, je suis contacté pour réaliser avec Faouzia Fékiri, ancienne haut fonctionnaire du régime reconvertie dans la réalisation de documentaires, un reportage en Algérie pour l’émission Zone interdite, de la chaîne française M6. Pendant deux semaines, je vais découvrir ce que les journalistes de télévision révèlent rarement : l’envers du décor, l’extraordinaire contrôle exercé par les autorités algériennes sur toutes les équipes de télévision étrangères désireuses de comprendre ce qui se passe réellement dans le pays. Extrêmement strict, ce contrôle s’exerce dès la demande du fameux visa « presse ». Obligatoire pour tout journaliste, il est souvent refusé par les autorités. Pour obtenir leur feu vert, ma consour algérienne a dû leur garantir que notre reportage ne serait pas une enquête et qu’il contiendrait un message simple : « En Algérie, la vie continue » (il s’agissait précisément du message que les autorités cherchaient à faire passer en cet été 1996.).
Sur place, malgré de nombreux efforts, il se confirme qu’il est impossible d’effectuer la moindre enquête sur les coulisses de la « sale guerre ». Premier problème : l’escorte. Composée de policiers en civil armés de fusils à pompe, de mitraillettes et de revolvers, elle est renforcée par plusieurs véhicules de gendarmerie pour tout déplacement en dehors d’Alger, ce qui rend quasiment impossible un reportage indépendant : comment interviewer ne serait-ce que de simples citoyens sur un marché quand on est encadré en permanence par deux individus patibulaires qui n’hésitent pas à pointer leurs armes vers les passants, comme cela est arrivé à l’auteur de ces lignes ?
Autre effet pervers de ces escortes : elles informent en permanence leur hiérarchie du lieu où nous nous trouvons, ce qui permet aux services de sécurité de perquisitionner notre chambre d’hôtel, voire de visionner nos cassettes à notre insu quand nous sommes sur le terrain.
Un matin, à force d’obstination, nous parvenons à contacter par téléphone des habitants de la région de Blida, une ville située à 60 kilomètres au sud-ouest d’Alger. Malgré la terreur dans laquelle ils survivent, ils souhaitent témoigner sur la violence des islamistes, mais aussi sur celle des forces de sécurité. Pour les aider à vaincre leur peur, nous leur garantissons que leurs visages seront « masqués » à la diffusion. Mais que vaut cette précaution si l’escorte militaire qui nous accompagne identifie nos interlocuteurs ? Conscients du danger, ceux-ci nous demandent une seule chose : « S’il vous plaît, n’arrivez pas avec les militaires, sinon, on ne pourra pas vous ouvrir la porte. »
Le courage de ces Algériens prêts à témoigner, malgré les risques encourus, devant des journalistes étrangers m’a toujours impressionné, voire ému. Naïvement, nous leur promettons de tout faire pour nous débarrasser de notre escorte. Mais évidemment, celle-ci refuse de nous lâcher d’une semelle. À Blida, des motards de la préfecture équipés de gyrophares insistent même pour « escorter » notre convoi de véhicules de gendarmerie à travers la ville. Bilan : nous ne pourrons jamais recueillir les témoignages des courageux habitants qui nous avaient donné leur accord de principe.
De retour à Alger, le lendemain, contrariés par l’omniprésence de nos anges gardiens, nous tentons de leur fausser compagnie en quittant l’hôtel Aurassi, où les autorités nous contraignent à résider, à une heure où ils sont censés être repartis chez eux. Mais quand nous traversons le hall de cet hôtel très surveillé par la Sécurité militaire, nous avons la mauvaise surprise de constater que l’un des policiers en civil chargés de nous surveiller est resté allongé dans un canapé du hall. À notre vue, il bondit sur ses pieds et nous interdit de sortir.
Dépités, nous en sommes réduits à nous rendre sur une plage pour interviewer quelques jeunes sur leur vie quotidienne. Nous tombons sur des adolescents qui vivent de petits trafics, le « trabendo ». Au bout de quelques minutes, le regard caustique qu’ils portent sur la police suffit à provoquer la colère et l’intervention d’un jeune policier de notre escorte, qui va jusqu’à les menacer en arabe devant notre caméra. Blancs comme des linges, les jeunes ne nous diront plus un mot.
En Algérie, même certains fonctionnaires sont terrorisés par l’État : à la fin de notre tournage, nous rendons visite à une femme nommée par les autorités à la tête de la mairie de Baraki, une commune de la banlieue islamiste d’Alger. En pleine interview, alors que nous avons obtenu toutes les autorisations de tournage requises, elle est dérangée par un étrange coup de téléphone. C’est un représentant des « services de sécurité », qui veut savoir combien nous sommes, quelles questions nous posons. Surpris par l’incident, je laisse tourner ma caméra. Déstabilisée, notre interlocutrice doit promettre à son mystérieux interlocuteur de ne « pas aborder les questions de terrorisme ». Quand elle raccroche, nous lui demandons pourquoi il est impossible de parler du « GIA ». Blême, elle préfère écourter l’interview.
À la suite de ce tournage marqué par d’incessants conflits avec notre escorte, je ne serais plus jamais autorisé à me rendre en reportage en Algérie. Loin de me signifier clairement leur réticence, les autorités préféreront la lâcheté : elles ne répondront plus jamais à aucune de mes nombreuses demandes de visa. Au fil des mois, je découvre que plusieurs confrères, comme José Garçon, du quotidien Libération, Catherine Jentile, de TF1, ou Jean-Pierre Tuquoi, du Monde, subissent régulièrement le même sort. Intrigué par cette situation, je décide de m’intéresser de plus près à ce qui se passe en Algérie. Fin 1997, de terribles massacres de civils endeuillent la région d’Alger. Devenu journaliste permanent à l’agence de télévision Capa, je me mets à sillonner l’Europe à la rencontre de survivants, d’islamistes exilés ou d’officiers de la Sécurité militaire ayant quitté leur pays.
En 1999, avec des confrères deCapa et de France 2, nous réalisons Bentalha, autopsie d’un massacre, une longue enquête consacrée à l’effroyable tuerie (plus de quatre cents victimes) survenue dans ce village de l’Algérois dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997 [8] . Le lendemain de la diffusion de ce documentaire dans « Envoyé spécial », sur France 2, Mohamed Ghoualmi, ambassadeur d’Algérie en France, contacte Michèle Cotta, alors patronne de la chaîne publique, et tente, en vain, de faire interdire la rediffusion du sujet. Il appelle aussi Thierry Thuillier, l’un des deux journalistes de France 2 qui nous ont aidés, et lui annonce qu’il lui sera désormais interdit de se rendre en Algérie.
Secrets de famille
Quelques mois après cet épisode, alors que je couvre une manifestation organisée à Paris contre la visite en France du président Abdelaziz Bouteflika, Lounis Aggoun m’attrape par le bras. Téléspectateur assidu des reportages sur l’Algérie, il souhaite nous aider à mieux comprendre ce qui se passe dans son pays. Comme des millions d’Algériens et de Français, il a assisté impuissant aux terribles massacres de civils survenus en 1997-1998. Comme eux, il a été bouleversé que des milliers de civils aient pu être livrés en pâture, des nuits durant, à des hordes de tueurs qui les ont massacrés en toute impunité. Connaissant bien Alger et sa région, lui et moi savons que les victimes des massacres habitaient des banlieues réputées sympathisantes du FIS, le Front islamique du salut, et que les mystérieux tueurs du GIA se sont déplacés librement dans des secteurs pourtant quadrillés par l’armée. Comment expliquer qu’ils aient pu s’enfuir sans être inquiétés ? Étaient-ils couverts par une partie du haut commandement militaire ?
Avec Lounis Aggoun, nous nous jurons de découvrir la vérité sur ces massacres et leurs commanditaires. Algérien, Lounis a l’avantage de pouvoir se rendre discrètement dans son pays, sans devoir solliciter une quelconque autorisation de la part des autorités. Ayant conservé de nombreux contacts sur place, il est un enquêteur précieux. Pendant quatre ans, nous allons conjuguer nos efforts et travailler avec des journalistes algériens refusant de renoncer à leur mission fondamentale : informer le monde sur ce qui se passe réellement dans leur pays. Pour eux comme pour nous, pas question de travailler en présence d’escortes militaires ou de gardes-chiourmes islamistes. Pour échapper à la surveillance de la redoutable Sécurité militaire, il nous faut désormais travailler clandestinement, fausser compagnie aux « mouchards » qui tentent de nous dénoncer, changer de domicile chaque nuit, déployer des trésors d’ingéniosité pour parvenir à rencontrer des témoins hors de toute présence militaire ou islamiste.
À l’automne 2000, après la diffusion surCanal Plus d’une enquête réalisée clandestinement en Algérie et démontrant l’implication de la Sécurité militaire dans l’assassinat, en juin 1998, du chanteur kabyle Lounès Matoub [9] , nous avons la surprise d’être contactés à Paris par la DST (Direction de la surveillance du territoire). Connus pour leur proximité historique avec les services secrets algériens, les services du contre-espionnage français nous rendent visite dans les locaux de Canal Plus, chaîne dont le responsable de la sécurité est un ancien policier des renseignements généraux. But des deux inspecteurs de la DST : savoir dans quelles conditions nous avons enquêté en Algérie, qui nous a hébergés, qui a facilité notre travail.
À la suite de cette étrange réunion au cours de laquelle nous nous garderons bien de révéler quoi que ce soit à la DST, Lounis et moi décidons d’être encore plus prudents : nous apprenons à nous méfier des écoutes téléphoniques et prenons l’habitude de ne plus communiquer entre nous que par des courriels cryptés, sans même avoir la garantie que ces nouvelles précautions suffisent à assurer la confidentialité de nos échanges. Au fil de nos rencontres avec des témoins de la « sale guerre », dont certains travaillèrent longtemps au cour de la Sécurité militaire algérienne, nous commençons à comprendre pourquoi la DST se préoccupe de nos enquêtes : manifestement, la France est beaucoup plus impliquée qu’on ne le croit dans ce qui se passe en Algérie. Nos interlocuteurs nous révéleront même l’existence de terribles « secrets de famille » unissant les services secrets français et algériens.
Ce sont ces secrets de famille que ce livre se propose d’explorer. Au cours de nos sept années d’enquête, nous avons interviewé de nombreux témoins et acteurs jamais entendus en France et lu tout ce que nous avons pu trouver sur la période : d’innombrables articles de presse (française, algérienne, anglaise, etc.), rapports d’organisations non gouvernementales sur les violations des droits de l’homme [10] , et plusieurs dizaines d’ouvrages de journalistes, historiens et témoins, dont l’étude approfondie s’est révélée extrêmement utile [11] . Plus récemment, nous avons systématiquement recoupé les affirmations de plusieurs Algériens mettant en cause l’armée dans certains crimes jusque-là exclusivement attribués aux islamistes : avec bien d’autres témoignages, les livres de Nesroulah Yous, survivant et témoin du massacre de Bentalha [12] , de Habib Souaïdia [13] , un ancien sous-lieutenant des forces spéciales dont l’histoire a donné naissance à un best-seller, ou de l’ex-commandant Mohammed Samraoui [14] , qui fut l’un des plus proches collaborateurs du général Smaïl Lamari, le patron du contre-espionnage algérien, nous ont ainsi aidés à explorer les coulisses de la « sale guerre ».
Tout au long de notre enquête, nous avons systématiquement confronté nos sources à la presse de l’époque, et notamment aux articles du Monde, de Libération ou du Figaro. La presse algérienne a également été pour nous une précieuse source d’information, ainsi que certains confrères algériens aujourd’hui en exil. Enfin, dans le souci d’être complets, nous avons systématiquement visionné la plupart des documentaires que les télévisions françaises ou britanniques ont diffusés depuis 1994 à propos de la crise algérienne.
Cet indispensable – et considérable – travail de recoupement nous a permis de reconstituer le puzzle de ce qui s’est réellement passé durant cette « sale guerre » et de mesurer à quel point les opinions publiques française et algérienne ont été désinformées tout au long de ces seize années. Certes, notre travail reste probablement incomplet. Difficile, par exemple, d’être exhaustif sur certaines opérations de guérilla menées par de vrais groupes armés islamistes dont les actions ont incontestablement contribué à mettre le pays à feu et à sang, mais qui furent souvent minimisées, voire passées sous silence sur ordre des autorités. Nous sommes également conscients que malgré tous nos recoupements, les nuits entières passées à interviewer des témoins et à vérifier nos informations, l’extraordinaire opacité entretenue par les « décideurs » algériens fait que certaines erreurs ont pu se glisser dans notre récit. Nous les espérons mineures.
La « troisième guerre d’Algérie »
Ce qui est certain en revanche, c’est que, malgré les pièces manquantes, le puzzle ainsi reconstitué est assez complet pour révéler un tableau absolument terrifiant des « années de sang » que vit le peuple algérien depuis 1988, et surtout depuis 1992. Le bilan en est connu : près de 200 000 morts, des milliers de « disparus », des centaines de milliers de personnes déplacées ou exilées. Et, surtout, le déchaînement d’une barbarie de prime abord incompréhensible : la torture pratiquée à une échelle « industrielle » par les forces de sécurité, les meurtres et les massacres les plus atroces attribués tant à ces dernières qu’aux groupes islamistes. En bref, une société entière gérée par la terreur et entraînée dans une spirale de l’horreur où la vie humaine n’a plus aucune valeur.
Comment les « décideurs », à peine une poignée d’hommes, agissant prétendument au nom de la « défense de la démocratie » contre le « péril vert », ont-ils contribué à plonger leur pays dans une telle sauvagerie, avec la complicité active de la France officielle ? Pour répondre à cette question essentielle, nous avons acquis la conviction qu’il ne suffisait pas de lever les voiles de la désinformation qui prévaut depuis 1992. L’éclairage historique est indispensable.
Non que la réponse, soulignons-le avec force, serait à rechercher – comme l’ont laissé entendre nombre d’observateurs – du côté de l’atavisme supposé d’une société entière qui serait incapable, du fait même de la religion musulmane ou d’archaïsmes sociaux plus anciens, de résoudre les conflits qui la traversent autrement que par la violence. Toute l’histoire de l’Algérie et de son islam pacifique prouve le contraire. En réalité, la violence totale déchaînée par le régime actuel puise surtout ses sources dans une longue tradition de gestion du pouvoir par la force brute, qui a marqué au fer la société algérienne, depuis les débuts de la colonisation française. C’est ce que nous avons voulu évoquer dans un prologue, en rappelant que le mépris absolu de la vie des Algériens du peuple est bien l’atroce fil rouge qui relie les trois guerres dont ils ont été victimes au cours des deux deniers siècles : la guerre de conquête par la France, de 1830 à 1848, d’essence génocidaire ; la guerre de libération, de 1954 à 1962, marquée par les atrocités commises par l’armée française, mais aussi par les violences au sein même du camp algérien ; et la « troisième guerre d’Algérie », celle des généraux des années 1990.
Après ce rappel indispensable, la première partie de ce livre retrace certains épisodes clés qui, de la victoire des « militaires » sur les « politiques » au sein du FLN lors de la guerre d’indépendance qui s’est achevée en 1962, jusqu’à l’annulation des élections législatives de décembre 1991, contribuent à éclairer les drames des années récentes. Il ne s’agit évidemment en aucune façon de faire un « résumé historique » de la guerre de libération et de l’Algérie indépendante – nous renverrons aux ouvrages de référence en la matière -, mais seulement d’évoquer les mécanismes de pouvoir, profondément enracinés dans la caste dirigeante, que sauront utiliser les « décideurs » d’aujourd’hui : nous montrerons ainsi comment, après la mort du président Houari Boumediene en 1978, le général Larbi Belkheir, a pu conquérir progressivement, avec ses alliés, une place dominante au sommet du pouvoir. Au point de constituer ce que l’on pourrait appeler le « clan français », moins parce que nombre des généraux qui le composent sont d’anciens officiers de l’armée française [15] , que du fait que leur puissance provient du contrôle des circuits de corruption : ces circuits, on le verra, plongent en effet leurs racines dans une partie de la classe politique et des milieux d’affaires français et forment le noyau dur de la « Françalgérie ».
À la fin des années 1980, il devient vital pour les hommes de ce clan qui entourent le président Chadli de privatiser un minimum l’économie algérienne, officiellement publique et socialiste, afin de pérenniser les fortunes qu’ils ont commencé à acquérir par le prélèvement de commissions sur les flux du commerce extérieur. Mais les conservateurs du FLN s’opposent à cette ouverture. Grâce à la révolte d’octobre 1988, qu’ils ont secrètement encouragée et sauvagement réprimée, Belkheir et ses collègues se débarrassent des « vieilles barbes » du FLN : c’est le très paradoxal « printemps d’Alger ».
Pour les généraux, il n’est toutefois pas question que la privatisation contrôlée s’accompagne d’une libéralisation économique et d’une véritable démocratisation politique. Pour contrer leurs opposants démocrates, ils avaient favorisé tout au long des années 1980 les mouvements islamistes, jusqu’à légaliser en septembre 1989 le Front islamique du salut. Fin 1991, le FIS remporte la majorité relative des suffrages lors des premières élections législatives relativement libres organisées en Algérie. S’appuyant sur la crainte que le parti islamiste suscite dans le pays et à l’étranger, les généraux obtiennent alors le soutien de Paris pour interrompre le processus électoral.
Avec le coup d’État de janvier 1992, commence donc la « troisième guerre d’Algérie », retracée en détail dans la seconde partie de cet ouvrage. Les généraux « éradicateurs » – car il s’agit bien pour eux d’« éradiquer » l’islamisme – combattent l’opposition islamiste, armée ou non, en utilisant à grande échelle les méthodes de guerre contre-insurrectionnelle apprises des Français : torture systématique, exécutions extrajudiciaires en masse, infiltration des maquis islamistes, création de faux maquis agissant secrètement pour le compte de la Sécurité militaire, « escadrons de la mort » déguisés en islamistes qui terrorisent la population, recours à des « supplétifs » par la levée de milices. En janvier 1995, inquiète de la tournure dramatique que prennent les événements, une partie de la communauté internationale soutient la « plate-forme de Rome » adoptée par les principaux partis de l’opposition algérienne, une « offre de paix » dans laquelle, pour la première fois, le FIS s’engage formellement à renoncer à toute violence. Menacés par cette initiative, les généraux décident alors d’instrumentaliser plus encore la violence du GIA, dont ils contrôlent désormais complètement la direction, pour frapper la France et la contraindre à ne pas les « lâcher ».
Mais en 1997, l’utilisation du GIA pour massacrer des milliers de civils dans les banlieues islamistes d’Alger commence à faire douter l’opinion internationale : le GIA ne serait-il pas une « organisation écran » de la Sécurité militaire algérienne ? Soupçonné d’être le véritable commanditaire des massacres, le régime déploie alors en direction de l’opinion publique internationale l’une des plus formidables campagnes de désinformation mises en ouvre dans le monde depuis 1945. À cette occasion, on le verra, la puissance des réseaux de la « Françalgérie » jouera à plein. Car si cette campagne a bien été conçue dans les officines des services secrets algériens, elle n’aurait jamais pu être aussi efficace sans les relais politiques et médiatiques dont ils disposent à Paris.
Aujourd’hui encore, grâce à la terreur queAl-Qaïda, l’organisation terroriste dirigée par Oussama Ben Laden, inspire à juste titre au monde entier, les généraux d’Alger, soutenus par la France officielle, parviennent encore à s’abriter derrière le « diable islamiste » pour masquer leurs exactions. Jusqu’à quand ?
[1] Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout, Flammarion, Paris, 1995.
[2] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires, documentaire diffusé dans l’émission « 90 minutes », Canal Plus, 4 novembre 2002.
[3] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Édition spéciale droits de suite, diffusée dans le cadre de « 90 minutes », Canal Plus, juin 2003.
[5] Le seul cas connu d’un journaliste étranger qui ait réussi à fausser compagnie à son escorte pour passer quelques jours dans un maquis islamiste est celui de Phil Rees, un reporter de la BBC qui a visité en octobre 1994 un maquis de l’Armée islamique du salut (AIS, dont on verra qu’elle était elle-même en guerre contre le GIA) dans la région de Chlef (voir à ce propos l’interview de Phil Rees dans Libération, 19-20 novembre 1994).
[6] Il s’agit de Omar Chikhi, présenté par la presse algérienne comme l’« ex-chef du très redouté maquis de Zbarbar » (voir José Garçon, « Les révélations sur mesure d’un repenti islamiste algérien », Libération, 19 février 2001). Sur les prestations télévisées de ce personnage, voir notamment : Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Vol AF 8969 Alger-Paris, France 3, 9 mai 2002 ; et Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Algérie 1988-2000, autopsie d’une tragédie, France 5, octobre 2003.
[7] Le premier témoignage détaillé sur ce point est celui d’un ancien colonel des services secrets : Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003.
[8] Jean-Baptiste Rivoire, Jean-Paul Billault, Thierry Thuillier et Bruno Girodon, Bentalha, autopsie d’un massacre, documentaire diffusé par la Télévision suisse romande (émission « Temps présent ») le 8 avril 1999, et par France 2 (émission « Envoyé spécial ») le 23 septembre 1999.
[9] Michel Despratx, Jean-Baptiste Rivoire, Lounis Aggoun et Marina Ladous, Algérie, la grande manipulation, documentaire diffusé dans le cadre de l’émission « 90 minutes », Canal Plus, 31 octobre 2000.
[10] Dont la plupart sont consultables sur le site Web <www.algeria-watch.org>, une véritable mine d’informations sur la question et sur bien d’autres relatives à la situation en Algérie. L’association Algeria-Watch, créée en 1997, est elle-même l’auteur de nombreux rapports publiés sur son site (l’un des plus impressionnants est celui, publié en octobre 2003, consacré à l’organisation secrète du système de terreur mis en place par les généraux algériens à partir de 1992 : Algérie, la machine de mort. Rapport sur la torture et les centres de détentions secrets).
[11] Voir notamment : Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La Tour d’Aigues, 1994 ; Reporters sans frontières, Le Drame algérien. Un peuple en otage, La Découverte, Paris, 1994 (nouvelles éditions : 1995 et 1996) ; Mireille Duteil et Pierre Dévoluy, La Poudrière algérienne, Calmann-Lévy, Paris, 1994 ; Amine Touati, Algérie, les islamistes à l’assaut du pouvoir, L’Harmattan, Paris, 1995 ; Roger Faligot et Pascal Krop, DST, police secrète, Flammarion, Paris, 1999 ; Djallal Malti, La Nouvelle Guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 1999.
[12] Nesroulah Yous (avec la coll. de Salima Mellah), Qui a tué à Bentalha ? Algérie, chronique d’un massacre annoncé, La Découverte, Paris, 2000.
[13] Habib Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001.
[14] Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit.
[15] Outre Larbi Belkheir, il s’agit notamment des généraux Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Mohamed Touati, Ali Tounsi, Mohamed Médiène (dit « Toufik »), Smaïl Lamari (dit « Smaïn »). À l’exception des deux derniers, tous sont d’anciens officiers ou sous-officiers de l’armée française. La plupart ont déserté, plus ou moins tôt, pendant la guerre de libération pour rejoindre l’ALN – ont les appelle en Algérie les « DAF » (déserteurs de l’armée française). Ces généraux, liés par des intérêts communs avec certains cercles du pouvoir en France, s’opposeront tout au long des années 1980 à leurs collègues « anciens maquisards » issus des rangs de l’ALN, plus marqués par le panarabisme hérité du président égyptien Nasser.
Françoise Chandernagor reprend le fil de sa quadrilogie romanesque consacrée à celle qu’elle appelle « la reine oubliée », la fille du Romain Marc-Antoine et de l’Égyptienne Cléopâtre.
Cléopâtre II Séléné (« La Lune », d’où, peut-être, le caractère mélancolique que lui prête la romancière), est née en 40 av. J.-C., des amours de sa mère, l’illustre reine d’Égypte Cléopâtre VII, avec le général et homme politique romain Marc-Antoine, un proche de Jules César, lequel avait été en son temps également l’amant de la souveraine. Ils avaient eu un fils, Ptolémée XV Philopator Caesar, surnommé Césarion qui, héritier des deux pays, aurait pu unir l’Orient et l’Occident, devenir l’homme le plus puissant de son temps. Un certain Octave, successeur officiel de Jules César et futur empereur Auguste, ne l’a pas permis.
Après avoir écrasé la flotte de Marc-Antoine et Cléopâtre à Actium en -31, et ses ennemis s’étant suicidés, on pense qu’il fit exécuter Césarion, son dangereux rival dans sa marche vers le trône. En revanche, concernant la jeune Cléopâtre, éphémère souveraine de Syrie, Octave fit preuve de plus de mansuétude. L’adolescente fut envoyée à Rome, élevée au sein même de la famille impériale comme une hôte de marque. C’est là qu’elle connut Juba, un Numide, fils du roi Juba Ier, partisan de Pompée, l’adversaire de César, vaincu à Thapsus en -46. Celui-là aussi, né en -40, fut élevé sur le Palatin, avant de rentrer dans son pays et de devenir roi de Maurétanie (Algérie-Maroc actuels). Il était aussi beau que sage, empreint de culture grecque, philosophe proche des épicuriens, écrivain, auteur notamment de traités d’esthétique, tous perdus hélas. C’est Auguste en personne qui organisa le mariage des deux jeunes princes, pour des raisons géopolitiques évidentes, leur union devant cimenter l’ordre romain sur l’autre rive de la Méditerranée, et jusqu’en Orient. On peut considérer qu’il a réussi son coup.
Si, d’après Françoise Chandernagor, Séléné, nostalgique de ce trône d’Égypte qui lui avait été ravi (selon la tradition des Pharaons, elle aurait dû s’unir à son demi-frère Césarion et régner à ses côtés), détestait Auguste et les Romains en général, complotant même contre leur domination, Juba, lui, fut un allié fidèle et loyal de Rome, un excellent administrateur. Qui, lorsqu’il guerroyait, n’hésitait pas à confier le gouvernement à son épouse, laquelle résidait essentiellement à Césarée (l’actuelle Cherchell, en Algérie, non loin de la Tipasa si chère à Albert Camus).
Son autre capitale était Volubilis, dans le Maroc actuel, non loin de Meknès. Ce qu’il y a d’unique, dans le couple Juba-Cléopâtre, c’est que leurs enfants possédaient un des patrimoines génétiques les plus mêlés et les plus méditerranéens qui soient. Qu’on en juge : berbères du côté paternel, mais hélléno-égypto-romains du côté maternel.
Ces éléments historiques sont importants, si l’on veut bien comprendre le contexte géopolitique de l’époque et du roman, ainsi que les chimères de reconquête de la jeune reine. Elle n’y parviendra pas, morte vraisemblablement en 5 ap. J.-C., son époux lui survivant jusqu’en 23. Mais cela, Françoise Chandernagor le contera peut-être dans Le Jardin de cendres, à paraître, qui achèvera sa quadrilogie. Pour le moment, L’Homme de Césarée est centré autour de Juba, et de sa vie, pas toujours facile, avec Cléopâtre. Histoire agitée, tumultueuse, guerres, séparations, mais aussi retrouvailles passionnées. Historienne, maître ès-roman historique depuis sa fameuse Allée du roi (Julliard, 1981), l’Académicienne Goncourt a évidemment bossé son sujet et sa période. Mais elle n’hésite pas, en toute liberté, à prendre la parole, à émettre un jugement, à mêler son grain de sel, commentant l’attitude de tel ou tel de ses personnages avec notre logique contemporaine. C’est érudit, savoureux, moderne, parfaitement réussi. Et, quoique volumineux, ça se dévore.
Cléopâtre Séléné II, parfois appelée Cléopâtre VIII, née le 25 décembre 40 avant notre ère et morte v. 5 de notre ère, est la fille de Cléopâtre VII et de Marc Antoine et la sœur jumelle d'Alexandre Hélios.
Cléopâtre Séléné est enterrée avec son époux Juba II dans une tombe monumentale appelée le « tombeau de la Chrétienne ». Certains commentateurs estiment que cette dénomination viendrait des croix qui ont été gravées ultérieurement sur les fausses-portes du monument. Toutefois, l'identité de tous ceux qui ont été enterrés dans ce mausolée n'est pas connue.
Situé près de Tipaza en Algérie à une soixantaine de kilomètres à l'ouest d'Alger, le tombeau royal s'inspire de l'architecture funéraire hellénistique héritée d'Alexandrie, ainsi que de celle des tombeaux royaux classiques de l'époque tels qu'on pouvait en voir à Rome6.
Édifié sur plan circulaire, il est constitué d'un tambour massif et monumental orné de soixante demi-colonnes d'ordre ionique et coiffé d'un tumulus en maçonnerie qui, initialement, devait, soit être planté d'arbres, soit orné de statues et autres éléments architecturaux disparus depuis longtemps.
Le tombeau possède quatre portes monumentales disposées aux quatre points cardinaux, dont trois fausses-portes et une seule donnant réellement accès à la galerie interne. Cette dernière adopte un plan également circulaire avant de bifurquer vers les appartements funéraires constitués d'une antichambre et du caveau royal dans lequel devaient se trouver les sarcophages de Cléopâtre et de son époux.
Grande voix de l'émancipation des femmes musulmanes et du dialogue des cultures, l'écrivaine algérienne Assia Djebar, membre de l'Académie française, s'est éteinte vendredi à Paris à l'âge de 78 ans. La romancière, décédée dans un hôpital parisien, sera enterrée, selon ses voeux, dans son village natal de Cherchell, à l'ouest d'Alger, la semaine prochaine, selon la radio publique algérienne. Son décès a également été annoncé samedi par sa famille dans un faire part diffusé sur le site internet du Cercle des amis d'Assia Djebar, une association qui organise des évènements littéraires et cinématographiques autour de son oeuvre.
Le président français François Hollande a rendu hommage "à cette femme de conviction, aux identités multiples et fertiles qui nourrissaient son oeuvre, entre l'Algérie et la France, entre le berbère, l'arabe et le français".
Figure majeure de la littérature maghrébine d'expression française, Assia Djebar a publié une vingtaine de romans, témoignages, recueils de poèmes, traduits dans autant de langues. Elle était aussi cinéaste. Lauréate en 2000 du prix allemand de la Paix, élue à la prestigieuse Académie française en juin 2005, elle fut citée à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature.
De son vrai nom Fatima Zohra Imalayène, cette fille d'instituteur, née le 30 juin 1936 à Cherchell, à 150 km à l'ouest d'Alger, publie son premier roman, "La soif", à l'âge de 19 ans. Son nom de plume, Assia, signifie "la consolation", et Djebar, "l'intransigeance".
Première femme musulmane admise à l'Ecole normale supérieure de Paris en 1955, elle défend dans son oeuvre pendant plus d'un demi-siècle le droit des femmes, prônant l'émancipation des musulmanes. Elle prend dans sa jeunesse le parti de l'indépendance de l'Algérie, alors sous domination française, mais décide d'écrire en français. Elle enchaîne les romans jusqu'au milieu des années 1960, "Les impatients" (1958), "Les enfants du nouveau monde" (1962)...
De retour dans son pays, elle enseigne plusieurs années l'histoire à l'université d'Alger. Héritière de deux cultures, maghrébine et occidentale, elle s'oppose à l'arabisation forcée de son pays et revient à l'écriture dans les années 1980. Elle publie alors ses romans les plus connus, "L'amour, la fantasia" (1985) ou "Ombre sultane" (1987), qui plaident pour la démocratie, les droits des femmes et le dialogue des cultures. Son oeuvre évoque ensuite le sort des femmes et des intellectuels confrontés à l'intolérance et à la violence des années 1990 en Algérie.
Le français, 'tempo de ma respiration'
Elle choisit de retourner vivre à Paris, en 1980. Sa vie est consacrée presque exclusivement à son travail d'écriture: romans, essais, théâtre, travail critique. En 1999, elle est élue à l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique. Six ans plus tard, elle devient la première personnalité du Maghreb, et l'une des rares femmes, élue à l'Académie française. Le jour de sa réception, elle évoque l'"immense plaie" laissée par le colonialisme sur sa terre natale et son attachement fusionnel à la langue française, "lieu de creusement de mon travail, tempo de ma respiration au jour le jour".
Dans son dernier livre, "Nulle part dans la maison de mon père" (Fayard), en 2007, récit autobiographique et pèlerinage de la mémoire, Assia Djebar ressuscite une trajectoire individuelle qui se confond avec celle de son peuple.
Pendant des années, Assia Djebar est rentrée régulièrement en Algérie. Elle n'y est retournée qu'une fois durant la décennie noire, pour l'enterrement de son père. En juin 2005, le gouvernement algérien avait salué son élection à l'Académie française comme "une fierté nationale". Son oeuvre littéraire est traduite en 23 langues. Une vingtaine d'ouvrages en français, en anglais, en allemand et en italien portent sur l'étude de son oeuvre.
L'écrivaine, qui enseigna aussi plusieurs années la littérature française aux Etats-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge puis à la New York University, était également cinéaste. Elle avait notamment réalisé "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (prix de la critique internationale à Venise en 1979) sur la tribu de sa mère.
A l'occasion de la saison culturelle "Djazaïr, une Année de l'Algérie en France", l'émission est réalisée en Algérie.Devant le Mausolée royal de Maurétanie, dans la plaine de la Mitidja, Olivier BARROT présente le livre de Assia DJEBAR "La femme sans sépulture", publié aux éditions Albin Michel. Ce roman est un hommage à Zoulikha, une héroïne de la guerre d'Algérie. Image du M...
Poèmes pour l'Algérie heureuse ~~~Assia Djabar ~~~
Neiges dans le Djurdjura Pièges d'alouette à Tikjda Des olivettes aux Ouadhias
On me fouette à Azazga Un chevreau court sur la Hodna Des chevaux fuient de Mechria Un chameau rêve à Ghardaia
Et mes sanglots à Djémila Le grillon chante à Mansourah Un faucon vole sur Mascara Tisons ardents à Bou-Hanifia
Pas de pardon aux Kelaa Des sycomores à Tipaza Une hyène sort à Mazouna Le bourreau dort à Miliana
Bientôt ma mort à Zémoura Une brebis à Nédroma Et un ami tout près d'Oudja Des cris de nuit à Maghnia
Mon agonie à Saida La corde au cou à Frenda Sur les genoux à Oued-Fodda Dans les cailloux de Djelfa
La proie des loups à M'sila Beauté des jasmins à Koléa Roses de jardins de Blida Sur le chemin de Mouzaia
Je meurs de faim à Médea Un ruisseau sec à Chellala Sombre fléau à Medjana Une gorgée d'eau à Bou-Saada
Et mon tombeau au Sahara Puis c'est l'alarme à Tébessa Les yeux sans larmes à Mila Quel Vacarme à Ain-Sefra
On prend les armes à Guelma L'éclat du jour à Khenchla Un attentat à Biskra Des soldats aux Nementcha
Dernier combat à Batna Neiges dans le Djurdjura Piéges d'alouette à Tikjda Des olivettes aux Ouadhias
Née en Algérie en 1965, Souad Labbize est poète, romancière et traductrice. Elle a vécu en Algérie, en Allemagne et en Tunisie avant de s’établir en France. Elle est l’autrice d’un premier roman J’aurais voulu être un escargot, de plusieurs recueils de poèmes, de l’anthologie La Valeur décimale du bonheur, et d’un récit : Enjamber la flaque où se reflète l’enfer. Engagée dans la défense de l’égalité entres hommes et femmes, elle écrit au nom de toutes celles qui quêtent et affirment, à tout prix, leur indépendance. Les poèmes ci-dessous sont extraits du recueil Je franchis les barbelés (éditions Bruno Doucey, 2019).
Dans ma bouche maternelle
le mot guerre est court
celle qui l’a inventé
n’a pas eu le temps
de le finir
harb commence par une douleur
au fond de la gorge
et meurt en atteignant
le bout des lèvres
*
D’abord
ils ont coupé
le cordon ombilical
pour des raisons naturelles
Ensuite
ils ont coupé
le prépuce
pour des raisons d’hygiène
Enfin
ils ont coupé
la langue
pour des raisons de sécurité
*
Certaines nuits Allah
dans Son sommeil
parle l’arabe dialectal
de choses surprenantes
dans une bouche divine
les imams refusent que Ses mots
soient ajoutés à Son journal
D’autres nuits nous L’entendons
marcher sur talons aiguilles
nous devinons au bruit du plafond
qu’Il se déguise devant un miroir
pour descendre faire un tour
dans les rues de Bab el-Oued
OLJ / Par Souad Labbize, le 03 décembre 2020 à 00h00
Rencontre avec Daniel Kupferstein qui, avec ses trois films « les balles du 14 juillet », «17 octobre 1961. Dissimulation d'un massacre », et « Mourir à Charonne, pourquoi ? », fouille les entrailles de la sombre histoire coloniale de la France au XXe siècle.
Le réalisateur a retrouvé des témoins, fait parler les historiens afin de reconstituer au mieux le déroulement de ces massacres occultés où le nom de Maurice Papon n’est jamais loin, et de comprendre comment le mensonge d’Etat a si bien fonctionné. - Les 17 et 18 octobre 1961, lors d'une manifestation non-violente contre le couvre-feu qui leur était imposé, des dizaines d'algériens étaient assassinés à Paris par des fonctionnaires de police aux ordres de leurs supérieurs, sous couvert du préfet de police Maurice Papon. Pendant quarante ans, ce crime a été occulté. - Le 8 février 1962, les syndicats et partis de gauche appellent à une manifestation de protestation contre les attentats de l’OAS. Au moment de la dispersion au métro Charonne, la police charge brutalement. On relèvera neuf morts et de nombreux blessés. - Le 14 juillet 1953, en plein Paris, la police parisienne a chargé un cortège de manifestants algériens. En quelques minutes, sept personnes (six Algériens et un Français) ont été tuées et plus de quarante blessés par balles.
La Mairie de Paris a fait poser une plaque à la mémoire des victimes du 14 juillet 1953 le 6 juillet 2017 à 14 h 45, Place de la Nation
Le 14 juillet 1953, la traditionnelle manifestation célébrant la fête nationale prend un tour tragique lorsque la police ouvre le feu sur le cortège. Les tirs ciblent essentiellement les représentants du parti nationaliste algérien et font de nombreuses victimes. Fruit de quatre ans d'enquête, le livre de Daniel Kupferstein, grâce à de nombreux témoignages, fait la lumière sur ce non-dit de l'Histoire qui servit de déclencheur à la « guerre de libération » initiée par le FLN.
Le 14 juillet 1953, la gauche communiste et syndicale célèbre la fête nationale, comme c’est la tradition, par une manifestation à Paris. Y participent, à la fin du cortège, plusieurs milliers de militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), le parti nationaliste algérien. Quand ils arrivent place de la Nation, des heurts se produisent et les policiers tirent froidement sur les manifestants algériens. Six d’entre eux sont tués, ainsi qu’un militant de la CGT. Et on compte des dizaines de blessés par balles. Pendant un demi-siècle, ce drame va être effacé des mémoires et des représentations, en France comme en Algérie. Pour comprendre les raisons de cette amnésie et faire connaître les circonstances de l’événement, Daniel Kupferstein a conduit une longue enquête, pendant quatre ans. Elle lui a permis de réaliser en 2014 un film, que ce livre prolonge et complète. On y découvrira les témoignages inédits de nombre d’acteurs de l’époque, ainsi que les ressorts de l’incroyable mensonge d’État qui a permis l’occultation de ce massacre. Et on comprendra le rôle essentiel de « déclic » joué par ce dernier dans le déclenchement par le FLN de la « guerre de libération » en novembre 1954.
« L’originalité de l’approche de Daniel Kupferstein réside dans sa méthode de cinéaste documentariste. Si ce livre s’appuie sur la consultation d’archives inédites, sur une lecture attentive de la presse de l’époque et des moindres évocations du 14 juillet 1953 au cours des années qui suivent la tragédie, sur une fréquentation des études consacrées à la guerre d’Algérie, une part essentielle est constituée par la recherche des témoignages. Ce qui en fait la richesse, c’est bien la rencontre avec les acteurs de cet épisode sanglant, avec leurs proches, aussi bien du côté des victimes que des forces de répression, et avec tous ceux dont la vie, aujourd’hui encore, est entravée par les non-dits, les mal-dits de l’Histoire. » Extrait de la préface de Didier Daeninckx.
Daniel Kupferstein, réalisateur et documentariste, est l’auteur de nombreux films, en particulier Dissimulation d’un massacre (2001), sur la sanglante la répression de la manifestation du FLN du 17 octobre 1961 à Paris, et Mourir à Charonne, pourquoi ? (2010) sur la répression de la manifestation du 8 février 1962.
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