Il est l’homme fort de l’Algérie, la seule voix du régime qui réponde aux millions de manifestants. À 79 ans, ce général chef d’état-major de l’armée est un pur représentant du « système » détesté par les Algériens. Au terme d’une carrière sans éclat, sera-t-il celui qui laissera le pays marcher vers la démocratie ?
Correspondance/Mediapart- Depuis deux mois maintenant, il est la seule voix d’un régime algérien aux abois. Avant la démission contrainte d’Abdelaziz Bouteflika, mardi 2 avril, quelques lettres attribuées au président ont un temps permis de répondre aux millions de manifestants. Elles n’ont fait que renforcer une révolution inédite, sans précédent depuis l’indépendance du pays en 1962. Depuis, le « système » est aux abonnés absents. Pas un seul discours du premier ministre Bedoui ; pas une déclaration intelligible de ses ministres ; une déclaration a minima du président par intérim, Bensalah, pour annoncer la tenue de l’élection présidentielle le 4 juillet.
Seul un homme, le chef d’état-major de la puissante armée nationale populaire (ANP), se montre et s’exprime. À 79 ans, le général Ahmed Gaïd Salah se retrouve de facto aux commandes du pays et dans un face-à-face quotidien avec un peuple déterminé à engager une transition vers la démocratie débarrassée des figures associées au système Bouteflika.
Semaine après semaine, un rituel s’installe. Le vendredi, des millions de personnes manifestent sur le thème « Qu’ils dégagent tous ! ». Le lundi ou le mardi, à l’occasion de déplacements mettant en scène la puissance de l’armée et l’autorité incontestée de son chef, le général répond. Le pouvoir algérien, c’est lui. L’organisation de l’après-Bouteflika, c’est toujours lui. La gestion de cette révolution qui emporte le pays, c’est encore lui.
Derrière une lourde langue de bois qui n’a rien à envier au parler soviétique des années 1960, ses discours sont millimétrés. Le général souffle le chaud et le froid. Menaces et ouvertures. Lignes rouges et concessions. Le résultat ? Il demeure impossible de répondre à la seule question qui taraude les Algériens : l’armée, colonne vertébrale du régime politique, imposera-t-elle son choix – comme elle l’a fait depuis 1962 ? Ou laissera-t-elle le processus révolutionnaire déboucher sur « la démocratie et la liberté » tant espérées par les Algériens ?
Voilà donc un pays entier suspendu aux choix d’un vieux général à l’embonpoint marqué et de son état-major. Jusqu’alors, l’homme était décrit comme transparent, rustre, colérique avec ses officiers, courtisan et docile avec le président Bouteflika, qu’il avait assuré publiquement de son « indéfectible soutien ».
Mais voilà que le général, qui a contraint à la démission le président, fait cavalier seul. Il sabre le clan du frère, Saïd Bouteflika. Il menace publiquement de poursuites l’ex-général général Mediène, dit « Toufik », qui a été pendant plus de 20 ans le tout-puissant patron du DRS, les services de renseignement, et qui est aujourd’hui accusé de comploter dans l’ombre. Il demande que des enquêtes judiciaires s’ouvrent ou s’accélèrent contre des hommes d’affaires liés au clan présidentiel.
À 79 ans, Gaïd Salah tente-t-il de sauver ce qui peut l’être du « système » – dont il est un pur produit – en éliminant ses figures les plus honnies, ou se découvre-t-il de nouvelles ambitions ?
« Combien d’années puis-je durer pour vous ? Dix ans, quinze ans ? » C’est la question qu’il posait régulièrement à ses officiers alors qu’il était déjà à l’âge de prendre sa retraite. Chef de l’armée algérienne depuis 2004, vice-ministre de la défense depuis 2013, il forme avec le général Ben Ali Ben Ali, chef de la Garde républicaine, le duo des derniers vétérans de l’armée de libération nationale (ALN) encore actifs.
« J’espère qu’il aura la sagesse de laisser faire les urnes en 2019 », disait le général Rachid Benyelles, ancien chef des forces navales et ancien secrétaire général du ministère de la défense dans les années 1980. C’était il y a deux ans, en mai 2017. Le projet d’un cinquième mandat de Bouteflika n’avait pas encore pris forme. Fin connaisseur des arcanes du régime, Rachid Benyelles savait que le pouvoir de Bouteflika tenait grâce au soutien du chef d’état-major de l’armée.
Originaire d’Ain Yagout, dans la wilaya (département) de Batna (à 390 kilomètres à l’est d’Alger), où il est né le 13 janvier 1940, Ahmed Gaïd Salah rejoint les rangs de l’armée de libération nationale à l’âge de 17 ans, en 1957. Désigné chef d’une compagnie de l’armée des frontières que dirige Houari Boumédiène, il reste à la base de l’ALN en Tunisie jusqu’à l’indépendance du pays. Il commande ensuite l’une des unités qui participent à la guerre israélo-arabe de 1967, appelée « guerre des Six-Jours ».
Entre 1969 et 1971, il bénéficie d’une formation en artillerie à l’académie militaire soviétique de Vystrel. En 1972, Gaïd Salah décroche son premier poste important. Le voilà jusqu’en 1976 nommé chef du secteur opérationnel centre de la 3e région militaire, frontalière avec le Maroc et le Sahara-Occidental.
« Qu’il aille refaire ses classes ! »
Or, ce passage sur le front marocain coïncide avec l’occupation du Sahara-Occidental par le Maroc. Cela va lui coûter une mise au placard qui durera près d’une décennie. Gaïd Salah perd toute une unité à Amgala, oasis sous contrôle du Front Polisario, en janvier 1976. L’unité compte 109 soldats, dont la majorité sont des appelés. Elle est complètement anéantie par les forces marocaines.
« L’Algérie, en envoyant des troupes au Sahara-Occidental, refuse le fait accompli marocain. Elle le fait en occupant militairement des points névralgiques disséminés à travers le territoire sahraoui. C’est ainsi que Guelta Zemour, Bir Magrine, Amgala, Bir Lahlou, Tifariti et quelques autres points, sont occupés par des détachements de l’armée nationale et populaire (ANP). Mais ces implantations sont choisies en dépit du bon sens et sans aucune idée opérationnelle de la façon dont elles pourraient être défendues. En cas d’attaque de l’une des positions, aucune autre ne peut lui porter secours », notait dans ses mémoires Khaled Nezzar, ancien ministre de la défense, au sujet de cet épisode douloureux pour l’armée algérienne.
Gaïd Salah ne sort pas indemne de l’épisode. Selon plusieurs récits d’anciens militaires, le président Boumédiène pique une colère noire, ordonne des changements à la tête des secteurs opérationnels. « Qu’ils aillent refaire leurs classes avec les élèves officiers ! », aurait tonné Boumédiène.
Gaïd Salah est remplacé par Liamine Zeroual (qui deviendra président de 1994 à 1999). Le voici muté et nommé directeur de l’école de formation des officiers de réserve de Blida. Il va y manger son pain noir pendant de longues années. Ceux qui ont travaillé sous son commandement expliquent sa « sympathie » pour les jeunes conscrits par les pertes survenues à Amgala. « Cela lui est resté sur la conscience », disent-ils. « Cette perte nourrit sa ‘‘haine” contre le Maroc. Cela se traduit par un ton ferme contre “l’ennemi extérieur” dans ses discours prononcés lors des inspections effectuées dans les unités déployées dans les régions militaires frontalières avec le voisin de l’ouest », souligne un observateur.
Cette défaite à Amgala pèse sur sa carrière. Elle freine sa promotion par rapport aux officiers de sa génération qui ont participé à la guerre de libération, puis aux guerres arabes. Ceux-là ont été promus généraux et ont commandé l’armée dans les années 1980, tels Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaizia et Liamine Zeroual.
Il doit finalement son salut à Liamine Zeroual, qui le fait sortir du placard. « Deux officiers qui étaient ses subalternes à la base de l’est l’ont également aidé, le propulsant à nouveau dans les hautes sphères de la hiérarchie. Il s’agit de Mohamed Betchine, délégué général à la prévention et à la sécurité jusqu’en 1990, et de Mohamed Mediène, dit “Toufik”, qui va devenir le chef du Département de renseignement et de sécurité (DRS) », indique une source sécuritaire sous le couvert de l’anonymat.
Cela se produit dans le sillage de la restructuration de la puissante « sécurité militaire », les services secrets algériens, intervenue un an avant les événements d’octobre 1988 qui ont ébranlé le régime de Chadli Bendjedid et chamboulé le commandement militaire. Gaïd Salah est nommé chef du secteur opérationnel sud à Tindouf, dans la 3e région, commandée alors par Liamine Zeroual. Il devient son adjoint à la 5e région (le Constantinois).
Promu général en 1990, puis général-major en 1993, il se voit confier le commandement des forces terrestres en 1994. « Certes, il n’a pas de hauts faits d’armes, mais sa rigueur est reconnue par ses pairs », estime un officier supérieur à la retraite. « Il est suffisant et autoritaire. C’est bon pour imposer la discipline parmi les militaires, mais sans plus », nuance un ancien ministre qui a eu à le côtoyer.
Salah ne fait pas parler de lui pendant la décennie 1990, cette « décennie noire » qui fait 150 000 morts et des milliers de disparus. En première ligne de la lutte antiterroriste, les officiers opérationnels font de l’ombre à tout le reste du commandement militaire. Gaïd Salah est alors confiné dans un rôle logistique, veillant à l’« opérabilité » des troupes mises à disposition des chefs opérationnels. Mais il gère également les carrières des militaires, ce qui lui permet de promouvoir les siens et de peaufiner ses réseaux.
En 2004, quand le chef d’état-major Mohamed Laamari ordonne au directeur des ressources humaines, Ali Ghediri (aujourd’hui candidat à la présidentielle), de préparer la « fiche de radiation » de Gaïd Salah – sa mise à la retraite –, ce dernier est alerté suffisamment à l’avance.
C’est là que se noue le « pacte » avec le président Bouteflika, décidant de la relation entre les deux hommes. Le président ne signe pas la mise à la retraite du général. Mieux, il le nomme, trois mois après l’élection présidentielle de 2004, chef d’état-major de l’armée. Le fidèle Salah remplace Laamari, qui s’était frontalement opposé à la candidature de Bouteflika à un deuxième mandat.
Propulsé au sommet, Gaïd Salah conduit dans les deux années qui suivent une purge dans l’establishment militaire, encouragé par Bouteflika qui, dès 1999, a fait savoir aux militaires qu’il ne serait pas « un trois quarts de président » et se méfie des généraux. Des figures jusque-là inamovibles sont mises à la retraite : le chef de la 1re région militaire, le commandant des forces aériennes, le commandant des forces de la défense aérienne du territoire, l’ensemble du commandement des forces navales et plusieurs responsables de l’administration centrale du ministère de la défense.
Le démantèlement du DRS
Cet échange de bons procédés entre Bouteflika et Gaïd Salah va servir ce dernier, une décennie plus tard, quand des éléments du Département de renseignement et de sécurité (DRS) grillent la politesse au chef de la 6e région militaire, menant une opération sur son territoire sans l’informer. Gaïd Salah saisit l’occasion pour régler son compte au général « Toufik », son subalterne à la base de l’est, celui qui avait aidé à le sortir du purgatoire à la fin des années 1980.
« Toufik ne voyait pas en Gaïd Salah un bon chef d’état-major de l’armée et il n’était pas chaud pour sa nomination. Les rancœurs et les “on-dit” ont fait le reste », dit une source sécuritaire. Un proche de « Toufik », le général Abdelkader Ait Ouarabi, alias Hassen, est limogé. Le DRS est méthodiquement démantelé. Et le puissant « Toufik » est mis à la retraite à l’été 2015.
Une partie des services est rattachée à la présidence, l’autre à l’état-major de l’armée. Salah hérite de la DCSA, cœur du réacteur puisque sa compétence s’étend des casernes à la lutte antiterroriste. Depuis l’accident cérébral de Bouteflika en 2013, Gaïd Salah ne cesse de monter en puissance. Il devient le patron incontesté de l’institution militaire.
L’absence récurrente du président de la République permet au général de s’imposer comme le maître de cérémonies du régime. Il visite les régions militaires, supervise les manœuvres, remet les décorations aux officiers supérieurs de l’armée. Et il voyage beaucoup aux Émirats arabes unis, partenaire important de l’armée algérienne. Sa forte présence médiatique en fait un pilier du régime et couvre l’absence du chef de l’État.
Cette omniprésence suscite très vite la suspicion de l’entourage de Bouteflika. Son frère Saïd, notamment, essaie à plusieurs reprises de le limoger par décret présidentiel de mise à la retraite. Chaque fois, Salah menace et fait valoir la relation personnelle qui le lie au président. Les relations entre les deux hommes deviennent exécrables. Une campagne médiatique attribue au militaire des ambitions présidentielles. Mais Bouteflika, qui ne tolère généralement pas ce genre d’« impairs », refuse de briser le pacte passé depuis 2004 avec Salah.
Le chef d’état-major va alors se saisir d’une énorme affaire pour liquider ses concurrents au sein de l’armée. À l’été 2018, des renseignements fournis par les services américains débouchent sur la saisie de 701 kilos de cocaïne au large d’Oran. Cinq généraux du haut commandement de l’armée sont arrêtés, jetés en prison, qui pour manque de vigilance face aux réseaux de trafic de drogue, qui pour « enrichissement illicite ».
Cette enquête n’a toujours pas révélé tous ses secrets. Mais elle a permis à Gaïd Salah d’installer de nouveaux chefs à la tête des régions militaires et de nouveaux responsables au sein de l’administration centrale du ministère de la défense.
Ces nouveaux chefs ont un point commun : ils sont pour la plupart issus des « écoles des cadets de la révolution de novembre 1954 », ces écoles créées à l’indépendance pour prendre en charge l’éducation des enfants des martyrs. Ils voient en Gaïd Salah, ce pur produit de l’armée de libération nationale, un père et un parrain. L’on cite les généraux-majors Abdelhamid Ghriss, nouveau secrétaire général du ministère de la défense, et les nouveaux chefs de région : Ali Sidane (1re RM), Souab Meftah (2e RM), Mostefa Smaali (3e RM) et Hassan Allaimia (4e RM).
Jusqu’au mois de février, Gaïd Salah soutenait publiquement le projet d’un cinquième mandat de Bouteflika. Il n’a choisi de se ranger « aux côtés du peuple » et d’appuyer ses revendications qu’après deux vendredis de manifestations.
Mais la question demeure : pourquoi l’armée accepterait-elle d’abandonner un pouvoir politique qu’elle a toujours contrôlé et remanié à sa guise ? Deux mois de révolution algérienne ont déjà permis de faire vaciller le système et de déchirer le scénario qu’il avait écrit. Si cette mobilisation massive et pacifique se poursuit, le général Salah et bien d’autres dignitaires pourraient cette fois ne pas échapper à la retraite.
Lyas Hallas est un journaliste indépendant basé à Alger. Il a déjà publié plusieurs articles sur Mediapart (à e refus de certains de ses membres du fonctionnement collégial que leur imposent les statuts du parti.
Cette crise de direction a divisé les rangs de nos militants au moment où notre peuple se bat pour l’instauration d’une deuxième République.
https://www.dzvid.com/2019/04/20/qui-est-le-general-ahmed-gaid-salah/
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