Capture d’écran floutée de la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et montrant la colère de l’ambulancier, le 27 juin 2023 à Nanterre. (TWITTER)
Jugé jeudi en comparution immédiate pour « outrage » à l’encontre d’un policier, l’ambulancier, dont la colère a fait le tour des réseaux sociaux mardi après la mort de l’adolescent, a été dispensé de peine. Son collègue qui a filmé la scène a été relaxé.
D’emblée, il pleure. Pleure à nouveau. Puis pleure encore, emportant dans le flot de ses intarissables larmes la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre. Juste en bas, ce jeudi 29 juin après-midi, au pied du palais de justice qui jouxte la préfecture des Hauts-de-Seine, plusieurs milliers de personnes convergent. La marche blanche en hommage au jeune Nahel, 17 ans, tué mardi par un policier lors d’un refus d’obtempérer, s’est élancée un peu plus tôt de son quartier Pablo-Picasso.
Marouane D., lui, n’a pas pu s’y rendre. Il est là, traits tirés et air accablé dans le petit box vitré de cette grande salle aux bancs clairs, sans fenêtre, d’où l’on perçoit le bruit de quelques pétards tirés depuis la rue. Bras croisés et polo marine siglé du nom de sa société, il se tient droit à côté de son collègue Amine Z., en veste manches longues portant le même sigle. Leur tenue de mardi, quand ils ont été placés en garde à vue.
Ils sont jugés en comparution immédiate. Marouane D. pour « outrage » à policier. Amine Z. pour « divulgation d’information personnelle permettant d’identifier ou de localiser » un policier, l’exposant à un risque d’atteinte. C’est Marouane D. qu’on voit invectiver un policier sur cette vidéo publiée sur le réseau social Snapchat qui a tant circulé, depuis mardi, au point de largement dépasser le million de vues. C’est son collègue qui l’a filmée et diffusée.
« Tu vas voir ! Tu vas payer ! Je vais t’afficher sur les réseaux sociaux ! Tu ne vas plus vivre tranquille, frère ! » énonce en préambule la présidente pour rappeler les propos valant à Marouane D. d’être jugé. L’ambulancier de 32 ans les reconnaît « totalement ». Il pleure.
Sur les images tournées par son collègue, on le voit aussi s’adresser hors de lui en ces termes à un des policiers présents mardi devant l’entrée des urgences de l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre : « Là, tout le monde est en train de dormir, vous allez voir comment Nanterre va se réveiller. Il a 19 ans [en réalité 17 ans], tu vois qu’il a une gueule d’enfant. Pour un défaut de permis ! Pour un défaut de permis, frère !Je le connais le petit, je l’ai vu grandir ! »
« Amalgame »
Mardi matin, Marouane D. vient de déposer un patient quand un ami l’appelle et lui apprend ce qu’il vient de se passer. Il lui envoie la vidéo. Puis Marouane D. apprend que c’est Nahel, qu’il connaît si bien, qui est la victime de ce tir policier. « Pile-poil à ce moment-là, j’arrive aux urgences, je vois un policier avec l’écusson de la brigade motocycliste et il me dit bonjour, explique Marouane D. mais je ne peux pas dire bonjour à quelqu’un qui a tué quelqu’un que je connais. » Il pleure. « Ce n’est que de l’émotion, madame », dit-il en admettant « avoir fait l’amalgame ».
« On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac, poursuit l’ambulancier en se confondant en excuses, j’ai vidé mon cœur, je regrette, je n’ai jamais voulu en arriver là. » Juste après, devant l’entrée des urgences où il doit récupérer un patient, le jeune homme est plaqué au mur, menotté, interpellé. « On m’a dit “t’as menacé de mort notre collègue”, mais c’était l’émotion », repète-t-il sans cesse.
C’est quand l’officier de police judiciaire lui lit ses propos, en garde à vue, qu’il prend conscience de leur teneur. « J’ai dit des choses assez graves quand même, admet-il, mais à aucun moment je n’ai voulu nuire. Je suis quelqu’un de très discret. » Des larmes roulent encore sur ses joues. Père de famille ayant grandi à Nanterre, l’ambulancier apprécié de ses patients et de son employeur présent dans la salle, qui a obtenu son diplôme haut la main avec une note de 19,5, souhaite se racheter. « Je l’ai accusé pour rien, s’il veut que je refasse une vidéo pour m’excuser… » S’il s’est laissé dépasser par son émotion, dit-il aussi, c’est parce qu’il connaissait si bien Nahel, son ancien voisin.
« Nahel, on le surnommait “Michelin” »
« La semaine dernière encore, il était avec ma fille, dit-il au tribunal, ma mère le connaît, mes frères et sœurs le connaissent. » Sa mère gardait Nahel quand il était petit. « Quand il est né, on le surnommait “Michelin” comme le bonhomme parce qu’il était un peu gros », se souvient-il aussi en pleurs. « C’est comme s’il faisait partie de ma famille, c’est comme si on m’avait enlevé mon petit frère », livre-t-il encore. En tant que professionnel de santé, c’est sûr, il aurait dû prendre sur lui : « J’ai dû faire face dans mon métier à des situations difficiles, mais Nahel était vraiment quelqu’un de proche. »
A sa gauche, son collègue Amine Z. est à son tour invité à s’expliquer. « J’ai l’habitude de “snapper” mon quotidien, quand je filme, je ne fais pas exprès, ce n’est pas dans le but de nuire à qui que ce soit », déclare-t-il au tribunal. S’il a filmé la scène, c’est pour « se protéger » : « Je ne voulais pas qu’on m’accuse de quelque chose que je n’avais pas fait », poursuit-il en affirmant ne pas s’entendre avec Marouane D. et vouloir changer de binôme. « Je suis en insertion, j’ai été addict aux jeux d’argent, j’ai des dettes, j’essaie de m’en sortir en travaillant. »
Ces images, il les a ensuite publiées sur Snapchat « en story privée », soit dit-il à une trentaine de ses contacts. « Je n’aurais pas dû filmer,dit-il, je m’excuse ».« Le problème, c’est que ce qui est sur la toile est indélébile », répond l’avocate du policier, en arrêt de travail depuis, qui défend deux autres agents visibles sur les images, « à un moment un zoom est fait sur le policier, et envoyer ces images à 30 ou 10 000 personnes, c’est la même chose ».
« Conséquences dramatiques »
Le procureur n’est pas convaincu. « Quel intérêt de filmer ? Pourquoi votre première réaction n’est-elle pas de calmer votre collègue ? Et puis filmer pour vous protéger, c’est une chose mais pourquoi diffuser ces images ? Vous saviez, à partir du moment où il était identifié, que cela allait avoir des conséquences dramatiques pour le policier et sa famille. » Le délit reproché à Amine Z., récent, a été créé en 2021 après l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty. Le procureur requiert à l’encontre d’Amine Z. douze mois de prison, à l’encontre de Marouane D. trois mois de prison avec sursis et 600 euros d’amende.
L’avocate de ce dernier, Sarah Mauger-Poliak, elle, n’en revient toujours pas que son client soit là pour cela. « Quand la famille m’appelle et me dit qu’il va être jugé en comparution immédiate, je me dis qu’ils ne sont pas au courant de tout, lance-t-elle à la barre, mais si : il a bien fait 48 heures de garde à vue pour un malheureux outrage qu’il regrette sincèrement. »
A elle, alors, de hausser le ton : « Il est où l’outrage ? C’est “Tu vas voir !”, “Tu vas plus vivre tranquille, frère !” On a combien d’outrages chaque jour ? Quand on connaît l’engorgement des juridictions, s’il fallait venir déférer tous les outrages… » Et d’ajouter : « Fallait-il aussi absolument le menotter ? Ne pouvait-on pas le convoquer ? » Elle demande la relaxe, sinon une dispense de peine.
« Il “snappe” tout »
Sa consœur Mélody Blanc, pour l’autre ambulancier, plaide aussi la relaxe. Pour elle, l’intentionnalité n’est pas caractérisée. « Il “snappe” tout à longueur de journée : ses recettes, ses voyages… Une heure après, quand on lui a dit les proportions que cela prenait, il a supprimé la vidéo. » « Je m’excuse, répète son client, cela va me servir de leçon, je ne savais pas pour la nouvelle loi. »
Son collègue Marouane D. lui emboîte le pas et enchaîne : « Je ne suis pas à l’origine de cette vidéo ni de cet effet boule de neige, dehors on me reconnaît, je n’ai pas les épaules pour cela… Je suis prêt à faire ce qu’il faut pour rétablir la vérité et la dignité de ce policier. »
Le tribunal l’a reconnu coupable, mais compte tenu notamment du contexte et de ses liens avec la victime, l’a dispensé de peine. Son collègue, lui, a été relaxé. Un troisième jeune homme était jugé avant eux pour avoir diffusé, sur Snapchat encore, l’identité et la commune de résidence du policier désormais mis en examen pour le meurtre de Nahel. Avec le commentaire : « C’est le nom de ville du fdp [fils de pute, NDLR] qui a tué notre frère. » Il a été condamné à dix-huit mois de prison dont douze avec sursis probatoire. A ce moment-là, la marche blanche avait déjà pris fin depuis un moment, une nouvelle nuit de violences débutait.
Le policier mis en examen mercredi 30 août pour « violences » a tenté de dissuader le blessé de porter plainte. Au cours d’un échange téléphonique dont Marsactu publie de longs extraits, l’agent demande à Otman de « faire le mort » s’il ne veut pas se retrouver « avec une procédure » contre lui.
MarseilleMarseille (Bouches-du-Rhône).– « Tu parles pas de ce que tu as eu, que tu as passé la nuit à l’hôpital. Tu dis : “J’ai fait un petit malaise parce qu’il faisait chaud et j’ai pris un coup sur la tête. Mais rien de grave.” » Voici le conseil menaçant que Pascal, agent en fonction à la division centre de Marseille, a donné à Otman, victime de multiples fractures au visage après avoir été frappé par des policiers. Ces paroles ne nous ont pas été rapportées. Elles ont été enregistrées lors d’un échange téléphonique que Marsactu a pu écouter puis authentifier et révéler.
Otman, Marseillais de 36 ans, a été frappé par des policiers le samedi 1er juillet à l’angle de la place Jean-Jaurès et de la rue Saint-Savournin, au sortir d’un tabac pillé. Marseille connaissait sa troisième nuit d’émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk à Nanterre (Hauts-de-Seine). Otman, frappé au visage alors qu’il est maintenu à plat ventre et entravé par des menottes, repartira de l’hôpital de la Timone avec 15 jours d’interruption totale de travail (ITT).
Le parquet, comme l’a révélé Libération, a ouvert l’enquête pour « violences en réunion et avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique », « abus d’autorité » et « menace en vue de déterminer une victime à ne pas déposer plainte ou à se rétracter ». Ce dernier chef fait notamment référence à un enregistrement téléphonique de 16 minutes versé à l’enquête et que Marsactu s’est procuré. On y entend distinctement le fonctionnaire de police, placé en garde à vue le 29 août au matin, dissuader la victime de porter plainte. À ce stade, le parquet de Marseille refuse de commenter une pièce « soumise au secret » de l’enquête.
Selon des sources concordantes, le fonctionnaire mis en examen et placé sous contrôle judiciaire mercredi, comme l’a annoncé La Provence, est âgé d’une cinquantaine d’années et travaille au service interdépartemental de sécurisation des transports en commun (SISTC). Se faisant appeler Pascal, il était présent sur les lieux de l’agression.
Le policier et la victime, qui assume dans nos colonnes avoir un passé judiciaire chargé, se connaissaient déjà. Le fait que ces deux hommes se soient retrouvés sur la Plaine le soir des faits apparaît comme une pure coïncidence. Mais les appels échangés dans les semaines suivantes n’en sont pas. Dans l’enregistrement de l’un d’eux, on entend distinctement le fonctionnaire de police tenter de dissuader la victime de porter plainte.
Dans cet échange, il est clair que Pascal est présent au moment où Otman se « fait éclater la gueule », comme dit ce dernier dans l’appel. C’est même ce policier qui remplit la « fiche de mise à disposition » sur les lieux à 22 h 45, qui fait état de l’interpellation du blessé. Sur cette dernière, consultée par Marsactu, Pascal a noté son numéro de portable. Le même que celui composé par Otman le 25 juillet. L’enregistrement audio transmis aux enquêteurs démarre par un appel de 23 secondes, puis un second, plus long, émis par un numéro masqué. La raison ? Pascal croit savoir qu’il est « sur écoute ».
Dans un premier temps, Otman explique à Pascal qu’un collectif qui lutte contre les violences policières, la Legal Team, le cherche par l’intermédiaire d’un ami. Le policier lui enjoint de ne pas déposer plainte : « Je te le dis, Otman, ils vont t’apporter que des soucis. Ils vont te forcer à faire des choses que tu veux pas. Et tu vas le regretter. Et surtout, tu vas passer dans les journaux. On va voir ta tête. Comme quoi t’es un cambrioleur, comme quoi t’es un émeutier. Je te le dis ! » Et plus loin, encore : « Et tu auras surtout ta tête en photo de partout. Fais gaffe hein, fais gaffe ! » Et en conclusion : « Tu dis à ton collègue : “Moi ça m’intéresse pas, ils vont se faire enculer, moi je suis pour la police…” Tu dis juste ça. »
Faire le mort
En creux, le fonctionnaire de police se montre carrément hostile. Dans l’entretien téléphonique resurgit à plusieurs reprises le fait qu’Otman n’a pas été poursuivi par la justice alors même qu’il a été interpellé à sa sortie du tabac pillé. Deux autres hommes arrêtés au même moment ont été condamnés en comparution immédiate à de la prison ferme pour vol. Mais pas Otman. Sur sa fiche de mise à disposition, aucun délit n’est coché, et deux mentions ont été ajoutées en marge : « non interpellé » et « hosto CHU Timone ».
Les policiers ont « fait une fleur » à Otman, soutient Pascal. Mais l’épée de Damoclès est là et le policier sait l’agiter : c’est la méthode forte. « Si c’est un peu trop médiatisé […], les collègues, ils vont dire : “Ah mais lui, il nous chie dans les bottes, on va reprendre son dossier. Il était là, on s’est pas occupés de lui.” Hop ! ils risquent de te refaire une procédure dans le cul. Tu vois ce que je veux dire ? »,insiste Pascal. Le message est limpide : « Tu fais le mort et surtout, tu dis à ton collègue : “Je m’en bats les couilles. Jamais je déposerai plainte contre la police.” »
Surtout, le policier demande sans détour à Otman de mentir. Les multiples fractures sur son visage ? « Tu dis : “J’ai fait un petit malaise. Les policiers, ils ont appelé les pompiers, c’est tout.” Tu parles pas de ce que tu as eu, que tu as passé la nuit à l’hôpital. Tu dis : “J’ai fait un petit malaise parce qu’il faisait chaud et j’ai pris un coup sur la tête. Mais rien de grave. Et je veux surtout pas déposer plainte contre la police, jamais de la vie” », intime l’agent.
Devant ce mensonge bien peu vraisemblable, Otman joue le jeu de son interlocuteur et propose une version un rien plus crédible : « Je me suis embrouillé avec un mec dans la rue, on s’est foutu dans la gueule et point. » Pascal se montre satisfait : « Voilà, c’est encore mieux, ça. »
Selon Otman, ce coup de fil du 25 juillet conclut un long travail de dissuasion entrepris par le policier. La victime soutient en effet que Pascal serait monté dans le camion des marins-pompiers avec lui. Juste avant son transfert à l’hôpital, durant quelques secondes. Le temps, assure Otman, de demander au blessé sur le brancard s’il comptait porter plainte. Devant sa réponse négative, le policier aurait conclu : « C’est bien. Alors tu vas pas en garde à vue, tu vas à l’hôpital. »
L’échange dans le camion des marins-pompiers narré par Otman se déroule sans témoins et n’est pas vérifiable. Mais la pression monte d’un cran quelques jours après l’agression, lorsque Pascal décide de faire à Otman un étrange cadeau. Le blessé a quitté l’hôpital de la Timone sans ses effets personnels. Sa sacoche lui aurait été volée pendant le transfert. Sur un procès-verbal rédigé à 5 heures du matin le dimanche 2 juillet, consulté par Marsactu, un officier de police judiciaire qui contacte l’hôpital précise que le blessé est ressorti en communiquant son adresse postale, mais pas son numéro de téléphone. Logique, pour Otman, qui affirme que son portable lui a été dérobé. Une plainte a été déposée pour « vol ».
Pascal est-il responsable de cette disparition ? Quoi qu’il en soit, le policier décide d’offrir à la victime un portable tout neuf. Dans la conversation enregistrée, le policier confirme cet achat. De même que les démarches qu’il a entreprises pour trouver du travail à Otman dans les jours qui suivent le 1er juillet. Il lui assure qu’un de ses amis va l’embaucher, qu’il aura un salaire correct, mais aussi une mutuelle. « Tu referas tes dents », dit-il, lorsque Otman précise qu’elles ont été « éclatées » le soir où il a été molesté.
Néanmoins, Pascal précise bien à Otman que ce lien entre eux doit rester secret. « Si jamais d’aventure – normalement ils peuvent pas te retrouver – mais s’ils te retrouvent, ne dis jamais que je t’ai aidé pour avoir un boulot ou que je t’ai eu un téléphone parce qu’ils vont penser… Tu vois ce que je veux dire ? », glisse Pascal sans aller au bout de sa phrase. Le « ils » fait référence à l’IGPN, la police des polices, que Pascal veut éviter à tout prix. « Les mecs de l’IGPN, ils vont te poser 50 000 questions. Et la moindre petite faille dans la réponse, ils vont s’engouffrer dedans pour mieux nous niquer ! Enfin pas que moi, mais tous les collègues. Tu vois ce que je veux dire ? »
BFM, Macron et l’IGPN
Il faut dire que le policier ne semble pas beaucoup apprécier le fonctionnement – voire l’existence même – de l’IGPN. À ses yeux, en France, « on marche sur la tête ».Il s’en ouvre d’ailleurs à Otman : « Normalement quand tu t’es fait frapper par la police, c’est toi qui vas déposer plainte au commissariat, d’accord ? »
« D’accord », approuve Otman. Pascal embraye : « La plainte, elle part à l’IGPN. Et l’IGPN après, ils regardent s’ils suivent la plainte, s’ils peuvent mettre des flics en prison. Mais là, c’est le contraire ! C’est la police des polices, l’IGPN, qui cherche des victimes ! C’est un truc de fou ! »
Dans le raisonnement de Pascal, l’IGPN est le dernier maillon d’une chaîne politico-médiatique qui cherche à « niquer » les policiers, comme il l’explique longuement à son interlocuteur. Côté politique : « Les mecs de LFI, de Mélenchon, les mélenchonistes, c’est des mecs d’ultragauche, des enculés, qui détestent l’État et qui détestent la police. » Côté médiatique : « Les chaînes, TF1, M6, France 2, BFMTV, sont aux ordres de Macron, […] y a que CNews qui sort du lot. » En résumé, des « nuisibles », des « ordures » qui nourrissent l’objectif de « mettre les policiers en prison ».
Comment Pascal le policier justifiera-t-il les manœuvres révélées par cet enregistrement ? À l’heure où cet article a été publié, le fonctionnaire était toujours entendu par les enquêteurs de l’IGPN, et n’a donc pas pu être contacté par Marsactu. Son implication précise dans les coups donnés à Otman fait partie des éléments qu’il reste à déterminer.
Coralie Bonnefoy et Clara Martot Bacry (Marsactu)
Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse [email protected]. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez passer par SecureDrop de Mediapart, la marche à suivre est explicitée dans cette page.
La France ne reconnaît plus les normes morales et où la violence est force de loi. D. R.
Rien ne va plus au pays des droits de l’Homme (blanc néocolonial), transformé en autocratie par la volonté discrétionnaire de son président réactionnaire. Rien ne va plus au pays des Lumières, métamorphosé en obscure nation plongée désormais dans la médiocrité, l’insécurité, l’instabilité et la précarité.
Depuis l’élection de Macron, «président du chaos, du désordre et de la violence», la France sombre dans la décadence et l’indécence. Frappée fréquemment par des émeutes, la France, assiégée par des meutes de forces de l’ordre qui font régner la terreur sur tout le territoire quadrillé par la tyrannie des restrictions politiques et alimentaires induites le durcissement autoritaire et la récession économique, ne survit que par la terreur. La terreur étatique, sociale, économique, urbaine, policière.
Une France en proie aux inclinations émeutières et pulsions meurtrières
Et la terreur militaire, selon les vœux de certains de ses généraux séditieux proches de l’extrême-droite, auteurs d’une tribune appelant à l’insurrection contre les hordes banlieusardes (c’est l’expression polie usitée en lieu et place de «hordes arabes et musulmanes», pour ne pas tomber sous le coup de la loi), accusées d’entretenir un climat de violences.
On se souvient que, dans cette tribune choc de militaires, publiée le 21 avril 2021 par Valeurs Actuelles, parue quelques jours après l’appel à l’insurrection de Philippe de Villiers, intitulée «Pour un retour de l’honneur de nos gouvernants», les signataires galonnés menaçaient d’intervenir pour enrayer le «chao croissant», procéder à une opération de «pacification du pays», probablement selon les méthodes éprouvées durant la «guerre d’Algérie» par les autorités coloniales françaises qui avaient mobilisé 1 500 000 tueurs assermentés, autrement dit soldats, pour livrer la guerre aux Algériens innocents et désarmés en lutte pour l’obtention de l’indépendance de leur pays.
Dans cette tribune des militaires séditieux gâteux, le premier sujet cité (au vrai, la principale population ciblée) est «l’islamisme et les hordes de banlieue» qui «entraînent le détachement de multiples parcelles de la nation pour les transformer en territoires soumis à des dogmes contraires à notre Constitution», selon les termes de ces signataires galonnés (et sûrement pas galants nés, car ils sont dépourvus de noblesse, d’honneur et de loyauté).
Il est utile de souligner que, dans l’impuissante France en pleine débandade économique et déréliction politique, l’anti-islamisme est le cache-sexe du racisme anti-arabe et antimusulman. La fragile et frigide classe politique française dévirilisée, confrontée à des troubles d’érection électorale, illustrés par l’abstinence des électeurs affligés d’insensibilité idéologique militante, pour stimuler ses ébats politiques assaisonnés d’une indécente et lubrique rhétorique populiste et raciste, usent et abusent de cet aphrodisiaque xénophobe : la population immigrée d’origine arabe et musulmane, devenue le Viagra de la France politiquement émasculée.
La population immigrée est accusée régulièrement de tous les maux. Pourtant, aujourd’hui, cette population d’origine immigrée est devenue la seule dynamique composante de la France sénile à porter à bout de ventre la démographie française, donc la survie de la France ménopausée.
La tribune, publiée soixante ans jour pour jour après le putsch d’Alger de 1961, signée par une vingtaine de généraux, une centaine de hauts gradés et plus d’un millier d’autres militaires, dénonçait le «délitement» qui frappe, selon eux, «la patrie». Ces putschistes en herbe proclamaient être «disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation». La tribune s’en prenait au «délitement» qui s’attaque à la France. Les auteurs de la tribune, animés d’un esprit émeutier, avaient usé d’une rhétorique comminatoire. «Par contre, si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse», annonçaient-ils.
Leur constat se voulait alarmant : «La guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers.» Les militaires étaient clairs. Ils seraient «disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation». Cette rhétorique fasciste est devenue l’apanage d’une grande partie des élites françaises. Notamment Michel Houellebecq qui avait déclaré dans une longue conversation avec le philosophe Michel Onfray, dans laquelle il présente les musulmans comme une menace pour la sécurité des Français non musulmans : «Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers.» L’écrivain raciste et puéril avait ajouté : «Le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent.»
L’ensauvagement de la République française équarrisseuse
Incontestablement, la France est gangrenée par la violence. Le racisme. La xénophobie. L’islamophobie. La pulsion pogromiste. Toutes les strates de la société sont rongées par l’agressivité, l’intolérance, la haine. On assiste à l’ensauvagement de la société française, depuis le sommet de l’Etat responsable d’une violente politique antisociale et d’une répression policière sanguinaire jusqu’à la base de la société déchirée par de furieuses tensions et frappée par la flambée de la criminalité, en passant par les entreprises dont les salariés sont en butte à la détresse psychologique et au délabrement physique.
Ironie de l’histoire, les militaires, signataires de la tribune, censés donner l’exemple en matière de discipline, de respect de l’ordre et de la loi, ont adopté les mêmes mœurs de voyous que ceux qu’ils dénoncent dans leur tribune : par leurs menaces de mutinerie sociale, de sédition politique, de subversion armée.
En effet, par leur infraction des règlements, transgression du droit de réserve, violation de la civilité, désobéissance politique, ils se sont comportés comme les «hordes de banlieue» qu’ils fustigent, comme la police raciste et émeutière qu’ils encensent, comme le gouvernement scélérat qu’ils condamnent.
A cet égard, il est important de relever que les dernières sorties médiatiques de Darmanin apportant son soutien aux policiers insurgés pour contester l’incarcération d’un agent de BRI de Marseille, s’inscrivent dans cette atmosphère anomique très répandue actuellement en France. Autrement dit, une France en proie au dérèglement social, à l’absence de normes morales et à l’anéantissement des règles de conduite. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement français abrite une horde de voyous en costume et cravate, que les institutions étatiques concentrent en leur sein des factieux en uniforme policier et militaire.
Dégringolade du PIB de la France et débandade de ses armées africaines
Décidément, la France en déclin, en plein déclassement économique, est réduite à la production en série de voyous de la République, tout juste capables de s’adonner à la fabrication en masse de discours haineux, xénophobe, raciste, islamophobe, pogromiste ; à l’exécution de comportements agressifs, violents, belliqueux, meurtriers. Une France en proie à l’anémie intellectuelle, l’anomie sociale, la pandémie raciste.
Au reste, non seulement la France s’enfonce dans la médiocrité, la vulgarité et la bestialité, mais également dans la pauvreté. Dorénavant, au déclassement industriel s’ajoute son décrochage économique. Selon la dernière étude relative à la richesse du pays publiée par l’ONU, en termes de PIB par habitant, la France ne fait même pas partie du Top 20 mondial. Pour rappel, le PIB par habitant est un baromètre du niveau de vie qui prend en compte le pouvoir d’achat des gens. Le pouvoir d’achat des Français subit également un massacre à la tronçonneuse antisociale commis par les psychopathes politiques du gouvernement Macron, ces équarisseurs du prolétariat.
Le FMI classe la France à la 25e place. Selon ce rapport, la position de la France dans le classement mondial du PIB par habitant a reculé au cours des quatre dernières décennies. Placée à la 13e place en 1980, la France chute à la 19e place en 2005, pour finalement dégringoler à la 25e position en 2022.
A la faillite économique, déliquescence institutionnelle, décadence culturelle vient de s’ajouter la débâcle géopolitique, matérialisée par l’expulsion de la France de plusieurs pays africains.
En publiant une vidéo rendant grâce à Martin Luther King, sans un seul enfant noir et sans évoquer une seule fois son combat contre la ségrégation raciale, le ministère de l’éducation s’attire une pluie de critiques. Ce n’est pas la première fois que la France fait preuve de mémoire sélective sur les figures des droits civiques américaines.
SurSur le fond comme sur la forme, rien ne va dans cette vidéo publiée mardi 28 août par les services de communication du ministère de l’éducation nationale, pour célébrer les 60 ans du discours de Martin Luther King en 1963, devant le Lincoln Memorial à Washington.
Dans ce court clip, on voit des collégiens, lauréats d’un concours de langue anglaise, tous blancs, reprendre le célèbre « I have a dream » du pasteur américain (il sera assassiné cinq ans plus tard en raison de ses combats), pour appeler à plus d’égalité entre « les femmes et les hommes », « les petits et les grands », les « chrétiens et les musulmans », célébrer une « nature florissante », ou encore un monde dans lequel les « outsiders » deviendraient des « winners ».
Pas une personne de couleur dans le court montage réalisé par le ministère de l’éducation nationale pour reprendre l’introduction du discours de Martin Luther King en 1963 et, surtout, pas un mot sur le racisme ou la ségrégation raciale, une lutte à laquelle le pasteur et militant des droits civiques a pourtant consacré sa vie. Le choix des protagonistes interroge d’autant plus qu’une classe de Guadeloupe a été lauréate dudit concours, comme le relève le site de critique des médias Arrêt sur images.
Chahuté sur les réseaux sociaux, le ministère a tenté d’argumenter, avant de carrément supprimer la pastille. « Cette vidéo a été réalisée le 30 juin dernier, à l’occasion de la cérémonie de remise de prix du concours The More I Say, qui encourage la pratique créative de l’anglais au collège », expliquent ses services. « Face au trouble suscité par cette vidéo et à la violence de certains commentaires à l’égard des élèves qui s’étaient investis avec enthousiasme dans ce projet, le service communication du ministère a décidé de retirer cette vidéo de ses réseaux sociaux », conclut le ministère dirigé par Gabriel Attal.
Sur le fond, le choix du ministère de penser que l’exercice pouvait servir d’hommage à Martin Luther King laisse pantoise la chercheuse Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine, actuellement chercheuse associée au département Ideas and Imagination de l’université Columbia, à Paris.
« Ne pas parler de racisme quand on parle de Martin Luther King, c’est un vrai tour de force, commente-t-elle. Cela me semble à la fois triste et dangereux. L’Éducation nationale est l’outil de la puissance de l’État dans la distribution des savoirs, surtout dans le cadre de l’idéologie républicaine où le lien est très fort entre ces savoirs et la fabrication du citoyen français. »
L’absence de tout lien avec le contexte français interroge tout autant Maboula Soumahoro. « On isole le discours de 1963, oubliant le reste de l’action de Martin Luther King, dont la campagne de boycott menée avant à Birmingham dans l’Alabama. On oublie de dire que la Marche contre le racisme et pour l’égalité en France s’est inspirée directement de ce discours vingt ans après, on masque les effets concrets de ce discours sur notre pays. On oublie de dire que Martin Luther King est un pasteur et un prêcheur, en pleine polémique sur la laïcité et les abayas. À ce point-là, c’est de la magie… »
Utiliser des figures de l’antiracisme américaines de manière édulcorée ou incomplète, effacer le cœur même et la radicalité de leur action, ce n’est pourtant pas une première dans le paysage politique français.
En mars dernier, Valérie Pécresse, la patronne de la région Île-de-France, membre du parti Les Républicains, annonçait vouloir débaptiser le lycée Angela-Davis de Saint-Denis, jugeant insoutenables certaines de ses positions, notamment sur le féminisme et la laïcité. « Dans un lycée français, on doit apprendre à aimer la France », expliquait alors l’élue.
Malgré un débat houleux remonté jusqu’au ministère de l’éducation nationale dirigé alors par Pap Ndiaye, Valérie Pécresse a persisté, préférant à Angela Davis (sa trajectoire est décortiquée ici) une autre femme noire américaine, Rosa Parks, « figure emblématique de la lutte contre la ségrégation aux États-Unis », selon Valérie Pécresse. Mais jugée moins sulfureuse sans doute.
« Cela relève à nouveau, là encore, d’une profonde ignorance : Rosa Parks était bien plus radicale qu’on ne le croit,explique Maboula Soumahoro. La France ne prend de ces figures lointaines, américaines, comme Rosa Parks, Martin Luther King, que ce qu’elle veut, ce qu’elle en comprend, et elle comprend mal. C’est risible pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au sujet. Mais ça montre bien la tension entre la question des savoirs et la question politique dans notre pays. »
Un policier est actuellement en garde à vue pour des faits de violence sur un homme le premier juillet. Le parquet de Marseille a ouvert une quatrième enquête pour des violences policières en marge des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel. L’IGPN est saisie. Marsactu a recueilli le témoignage de la victime, Otman, 36 ans.
Nouvelle enquête ouverte, nouveau policier mis en cause et nouvelle victime qui dénonce des violences de la part des forces de l’ordre à Marseille (Bouches-du-Rhône) en marge des émeutes. Après le décès de Mohamed Bendriss, après les blessures infligées par des tirs de flashball sur Hedi et Abdelkarim, Marsactu a pris connaissance de l’existence d’une quatrième victime.
Otman*, 36 ans, a déposé plainte le 19 juillet notamment pour « violences en réunion » et « omission de porter secours ». Le document, que nous avons pu consulter, accuse une fois encore l’action policière menée ces soirs-là dans le centre de Marseille.
Contacté, le parquet de Marseille confirme l’information révélée ce mardi par Libération, avoir ouvert une enquête pour violences en réunion et avec arme ayant causé une ITT de plus de huit jours, abus d’autorité, menace ou acte d’intimidation sur une victime. D’après nos informations, une enquête a été ouverte dès le mois de juillet et confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Un fonctionnaire est actuellement en garde à vue dans les locaux de la « police des polices ». Selon nos sources, il est en poste à la division centre marseillaise.
Les faits remontent au samedi 1er juillet dernier, aux alentours de 22 h 30. Marseille vit sa troisième nuit d’émeutes consécutives à la mort de Nahel, adolescent tué à bout portant par un policier à Nanterre quatre jours plus tôt. Après avoir remonté la Canebière, des émeutiers sont arrivés sur la place Jean-Jaurès, certains par le bas du cours Julien, d’autres par la rue Saint-Savournin. Sur la place, soudain, des jeunes courent, des policiers font de même, des fourgons passent à toute vitesse. Sur le sol, à l’angle de la rue Saint-Savournin et de la place, Otman, lui, ne bouge pas. Habillé de noir, l’homme est étendu sur le ventre, les mains menottées. Il est inerte, semble inconscient. Son visage est maculé de sang, comme le sol au niveau de sa tête.
Autour de lui, une dizaine de fonctionnaires de police font les cent pas et maintiennent les quelques témoins – dont deux journalistes de Marsactu présents sur place – à distance. Il est 22 h 50. À l’hôpital de la Timone où Otman sera examiné à 0 h 35, les médecins lui découvriront quatre fractures au visage.
Coups de pied au visage
Otman ressortait du tabac pillé lorsqu’une vingtaine de policiers sont remontés à son niveau en courant. C’est à ce moment qu’il est interpellé avec deux autres hommes. Une arrestation que plusieurs témoins et riverains contactés par Marsactu décrivent spontanément comme « très violente. » Dans sa plainte, Otman explique avoir été « ceinturé par un policier » qu’il décrit comme « très grand et très imposant », soulevé, puis « [jeté] violemment à plat au sol ». Le dépôt de plainte détaille : « Il perd alors quasiment connaissance, et ne dispose pas de souvenirs précis. Il a seulement le sentiment d’avoir reçu une pluie de coups, et d’entendre des gens crier : “Arrêtez, vous allez le tuer”. »
Plusieurs vidéos de cette séquence ont circulé sur les réseaux sociaux. Sur l’une d’elles, on perçoit distinctement un policier donner plusieurs coups de matraque à Otman, au sol et encerclé par une douzaine d’agents. La majorité des fonctionnaires sont en tenue de maintien de l’ordre. Pour la plupart, ils portent des cagoules ou bien des casques équipés de deux bandes bleues.
Un riverain qui a vu la scène raconte : « Nous voyons les policiers interpeller les hommes, dont un de manière très très violente. Ils l’ont jeté au sol puis immédiatement frappé. C’était direct : ils l’attrapent et ils le matraquent. Ils étaient cinq sur lui. » Ce témoin confirme qu’Otman est alors « à quatre pattes pour se protéger. Il ne rend pas les coups, il ne se débat pas. À un moment, je vois ses jambes qui bougent. Et après, elles ne bougent plus ».
Une autre témoin, dont l’attestation est versée au dossier, écrit : « Au bout d’un moment, la personne ne criait plus et semblait inconsciente. J’ai pensé qu’ils voulaient littéralement la réduire en bouillie. Les passants inquiets leur criaient d’arrêter mais les policiers continuaient de frapper. »
Un troisième témoin contacté par Marsactu se dit encore sous le choc de ce qu’il a vu : « J’ai hurlé : “Arrêtez ! Arrêtez ! Vous allez le tuer !” C’était horrible. Cette scène était traumatisante. Ils le frappaient à la tête avec leurs matraques. Ce degré de violence était totalement injustifié. »
Nicolas Chambardon, l’avocat d’Otman, partage ce point de vue. « Pendant plusieurs minutes après les coups de matraque et les coups de pied, un homme est resté au sol, dans son propre sang, les os du visage brisés, menotté alors qu’il était inanimé,détaille-t-il. Une enquête est en cours pour établir les responsabilités. Mais au regard de la loi, il me paraît clair qu’une telle violence n’était pas nécessaire et qu’elle a été exercée de manière totalement disproportionnée. »
Premiers secours
Pendant ce temps, les deux autres hommes interpellés à la sortie du tabac sont conduits jusqu’au fourgon de police. Leurs fiches de mise à disposition, consultées par Marsactu, indiquent qu’ils sont alors mis en cause pour des vols à l’intérieur du commerce. Elles révèlent aussi que les policiers interpellateurs appartiennent tous au service interdépartemental de sécurisation des transports en commun (SISTC). Otman dispose aussi d’une fiche de « mise à disposition ». Elle est datée de 22 h 45. Mais en haut de celle-ci, un agent a écrit en lettres majuscules : « non interpellé ». Car Otman ne repartira pas avec les policiers, mais avec les pompiers.
Lorsque la pluie de coups s’arrête, une vidéo versée à la plainte montre Otman seul à plat ventre et menotté, inerte, le visage en sang. « Les policiers ne [lui] portent pas secours malgré son inanimation totale et le sang qui s’écoule de sa tête », lit-on dans la plainte. C’est à ce moment que les fonctionnaires tentent de tenir les témoins à distance. Mais deux internes en huitième année de médecine parviennent à atteindre le blessé. « Il y avait du sang partout sur son visage et sur le sol autour de lui. J’ai essayé de voir s’il s’agissait d’une plaie hémorragique à comprimer. Mais il y avait tellement de sang, je ne trouvais pas d’où cela venait », indique Lou*. La soignante poursuit : « Je demande à un policier si cet homme a reçu un tir de flashball. On me répond non, qu’il a dû se couper avec du verre. Mais on ne finit pas dans cet état-là quand on se coupe avec du verre ! »
La jeune femme poursuit son auscultation et décèle chez l’homme étendu « un état de conscience altéré : il bredouille et il est perdu. Je m’aperçois qu’il a envie de vomir. Ce réflexe nauséeux est l’un des signes de trauma crânien. Avec mon camarade, nous demandons qu’ils lui enlèvent les menottes pour qu’on puisse le placer en position latérale de sécurité ». Elle doit négocier avant que les policiers finissent par accepter. La future médecin réalise alors un score de Glasgow. Cette classification des comas traumatiques permet d’évaluer l’état de conscience d’un patient : « On vérifie l’ouverture des yeux et les réponses verbales et motrices. En parfaite santé, nous sommes à 15, un patient à 8 est dans le coma et à 3 c’est le coma profond. L’homme à terre est à moins de 12 », précise-t-elle.
L’enquête sur le tir de LBD fatal à un jeune homme de 27 ans, à laquelle Mediapart et « Libération » ont eu accès, montre comment cette unité d’exception a été mise au service d’un rétablissement de l’ordre spectaculaire alors qu’elle n’avait ni l’équipement, ni les compétences, ni le raisonnement adaptés à cette situation d’émeute.
Le 2 juillet, à 00 h 58, au niveau du 73, rue de Rome à Marseille, Mohamed Bendriss, au guidon de son scooter, est atteint par deux tirs de lanceur de balles de défense (LBD). Il remonte alors le long d’une colonne de véhicules du Raid, déployés pour « rétablir l’ordre » à Marseille. Le jeune homme de 27 ans parvient à continuer sa route et s’effondre deux minutes plus tard devant chez sa mère, cours Lieutaud.
Mohamed Bendriss est le seul mort recensé lors de ces nuits d’émeutes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, tué par un tir policier à Nanterre. L’un des deux impacts de LBD, au thorax, a provoqué une crise cardiaque ayant entraîné sa mort. L’autre a laissé une marque sur l’intérieur de sa cuisse droite. Sous l’effet d’un troisième projectile, un « bean bag » tiré à trois ou quatre mètres, le phare de son scooter a éclaté.
Le 10 août, soit six semaines après les faits, trois policiers du Raid soupçonnés d’être à l’origine de ces tirs sont mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». L’information judiciaire, qui se poursuit, vise à déterminer s’ils ont agi dans les règles et de manière proportionnée. L’enquête confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et à la police judiciaire (PJ), à laquelle Mediapart et Libération ont eu accès, permet d’éclaircir dans quelles conditions le Raid est intervenu ce soir-là à Marseille et pourquoi il a décidé d’ouvrir le feu.
Les dépositions des mis en cause et d’une trentaine de témoins (policiers ou non), ainsi que l’exploitation de nombreuses vidéos, révèlent que cette unité d’exception au sein de la police, particulièrement peu préparée à assurer des missions de maintien de l’ordre, obéit à des logiques à part. Elles montrent aussi que très tôt, le Raid a eu conscience de sa possible implication dans le décès de Mohamed Bendriss et a préféré en discuter collectivement, en interne, plutôt que d’en référer à la justice.
« Mohamed a été tué par une balle de LBD 40, tirée avec une arme non adaptée et illégale, par une unité spéciale inadaptée au maintien de l’ordre, couverte par la hiérarchie du Raid qui a dissimulé le crime en connaissance de cause », affirme Arié Alimi, l’avocat de la veuve de Mohamed Bendriss.
Au soir du 1er juillet, comme les deux jours précédents, le Raid est déployé à Marseille pour faire face à des émeutes et pillages de magasins. Sur décision de Gérald Darmanin, c’est la première fois que cette unité d’élite, spécialisée dans les prises d’otages et les interventions antiterroristes, est ainsi employée à lutter contre des violences urbaines en métropole.
« On se demandait ce qu’on foutait là », résume en garde à vue Alexandre P., un des policiers mis en examen. « C’était ma toute première nuit d’émeute dans ma carrière, ajoute son collègue Jérémy P. Nous ne sommes pas du tout formés pour ce genre d’émeute, nous ne sommes pas habitués à cela. Nous n’avons même pas de protection adaptée. »
Dans les rues de Marseille, le Raid se déplace en convoi de sept véhicules. À sa tête, le « PVP » (« petit véhicule de protection »), un blindé très reconnaissable avec un opérateur du Raid juché sur une tourelle. Ce soir-là, c’est Alexandre P. qui s’y colle. Son rôle : « signaler aux autres des faits suspects » et « assurer la protection du convoi ». Pour ce faire, il dispose d’un LBD multicoups, approvisionné par six munitions.
« Nous devions suivre le PVP où qu’il aille, sans jamais nous séparer ni changer la position de la colonne », explique un opérateur assis dans un autre véhicule. Le convoi est là pour impressionner, mais aussi pour interpeller si nécessaire, ou disperser un attroupement.
Si les fonctionnaires du Raid sont novices en maintien de l’ordre, ce sont de bons tireurs : habilités à toutes les armes, ils s’entraînent plus souvent que les autres policiers. Signe qu’ils appartiennent à une unité à part, chacun d’entre eux peut choisir ses armes et les embarquer en mission sans formalités particulières. Au point que leur hiérarchie est incapable de déterminer, a posteriori, qui a pris quoi.
Au total, dans la nuit du 1er au 2 juillet, les 22 opérateurs composant la colonne ont tiré 107 « bean bags » (des projectiles en petits sacs compacts remplis de billes), 30 munitions de LBD, 10 grenades lacrymogènes et 4 grenades de désencerclement. Ils n’ont rempli aucune « fiche TSUA » (traitement et suivi de l’usage des armes), obligatoire après chaque tir pour les policiers classiques, en gage de traçabilité. Ils ne sont pas non plus équipés de caméras-piétons et leurs échanges radio, en circuit fermé, ne font l’objet d’aucun enregistrement.
Un premier tir depuis la tourelle
Lors du « briefing », la hiérarchie du Raid a appelé ses troupes à faire preuve d’une vigilance particulière sur les deux-roues, qui pourraient leur tourner autour et s’attaquer à elles. « Nous avions la sensation que les scooters étaient les leaders d’une guérilla urbaine, explique l’un des policiers placés en garde à vue, puis relâché sans suite. Nous avions la crainte de recevoir des cocktails Molotov comme les collègues de Strasbourg, qui se sont même fait tirer dessus à la kalachnikov… Les collègues de Nîmes se sont fait tirer dessus au 9 mm. »
C’est dans ce contexte que les policiers assistent, peu avant 1 heure du matin, à une scène qui attire leur attention. Alors qu’ils sont requis en centre-ville, pour sécuriser un magasin Foot Locker pillé, ils voient un piéton courir vers eux, tenant à la main un sac de marchandises volées. À sa hauteur, un scooter semble le suivre et se livrer à un étrange manège : il pourrait être son complice ou essayer d’arracher son butin. Dans tous les cas, « il y a matière à interpeller », estime Alexandre P. depuis sa tourelle.
Alors que certains de ses collègues mettent pied à terre, le policier tire au LBD à deux reprises. Il vise d’abord le piéton, puis se retourne vers le scooter de Mohamed Bendriss, qui « continue d’avancer alors qu’on lui demande de s’arrêter ».
« J’ai considéré son geste d’accélérer en direction du convoi comme un geste d’agression », explique Alexandre P., estimant sa distance de tir à dix mètres. « Je n’ai pas visé la tête, je voulais arrêter ce putain de scooter », qui « fonce sur nous », « met en péril notre capacité opérationnelle » et pourrait représenter « une menace », ajoute-t-il. « Je me protégeais et je protégeais les personnels du convoi à terre. »
Le policier constate que le scooter continue sa route. Sur le moment, il n’aurait même pas été certain de toucher Mohamed Bendriss. Les images, qu’il a visionnées par la suite, le lui confirment : « On voit mon projectile sortir de la veste du scooter du conducteur. […] C’est ma balle de défense qui sort de sa veste et qui vient tomber par terre. » C’est probablement ce tir qui a atteint Mohamed Bendriss en pleine poitrine.
« J’ai toujours fait mon travail dans les règles de l’art ; je ne veux pas la mort des gens », a indiqué Alexandre P. aux enquêteurs. « J’ai jamais été aussi stressé alors que j’ai vécu l’Hyper Cacher. C’est le ciel qui me tombe sur la tête. » Contacté par Mediapart et Libération, son avocat, Dominique Mattei, n’a pas souhaité s’exprimer.
Un « bean bag » dans le phare
« Au départ, c’est le monsieur du fourgon qui était sur le toit qui tirait et ses collègues se sont mis à faire pareil », indique à l’IGPN une riveraine, témoin de la scène. Une fois le scooter hors de portée d’Alexandre P., d’autres fonctionnaires prennent effectivement le relais : ils sortent du deuxième véhicule de la colonne, un multivan Volkswagen.
Les agents « E » et « F » (désignés ainsi dans l’enquête pour préserver leur anonymat) tirent chacun un « bean bag » en direction du piéton, touché dans le dos, et parviennent à l’interpeller. Nabil B. sera condamné à quatre mois de prison ferme pour le vol de deux paires de Nike.
Au même moment, Jérémy P., le passager arrière gauche du multivan, se retrouve face au scooter. Celui-ci n’est plus qu’à une dizaine de mètres et fait « des embardées de droite à gauche ». Depuis leur fenêtre, des riveraines en déduisent que « le conducteur a dû être touché » et tente de garder l’équilibre. « Je me suis senti clairement en danger […] car je ne parvenais pas à comprendre ses intentions », avance de son côté Jérémy P. Il crie « stop » et met en joue Mohamed Bendriss avec son fusil « bean bag ».
« Le scooter n’a jamais ralenti, j’ai vu qu’il n’avait pas les mains sur les freins car il se rapprochait de plus en plus. À trois mètres de moi, je me suis rendu compte qu’il était trop près pour que je lui tire dessus, alors j’ai visé la calandre. […] Je l’ai impacté au phare, qui était éclairé et qui a explosé. Il a volé en mille morceaux, il y avait des éclats au sol. »
Quatre jours après les faits, c’est bien une munition « bean bag », fichée dans le phare du scooter, qui met les enquêteurs sur la piste du Raid. « Je suis certain d’avoir tiré en direction de son scooter et non de sa personne », répète Jérémy P. face à la juge d’instruction qui le met en examen. Son avocate, Chantal Fortuné, n’a pas souhaité s’exprimer.
Le troisième mis en examen soupçonné du tir à la cuisse
Malgré ce nouveau tir, le scooter continue à remonter le convoi. Grâce aux vidéos récoltées au fil de l’enquête, l’IGPN établit qu’en quelques secondes, six détonations – des tirs de LBD ou de « bean bags » – retentissent. Ils ont du mal à attribuer la dernière, mais considèrent qu’il pourrait s’agir du tir de LBD qui a touché Mohamed Bendriss à la cuisse.
Un fonctionnaire fait office de suspect privilégié : Sylvain S., conducteur de la Laguna en troisième position dans le convoi. Sur certaines images, le canon de son LBD dépasse de sa fenêtre. « Je n’ai pas fait usage de cette arme », faute de « fenêtre de tir » satisfaisante, assure pourtant ce policier. « Le tir éventuel qui m’est reproché, c’est une blessure au niveau de la cuisse et c’est improbable au niveau de l’angle de tir », ajoute-t-il. Il est tout de même mis en examen. Son avocat, Nicolas Branthomme, n’a pas souhaité s’exprimer.
Comment comprendre que le Raid ait vu Mohamed Bendriss comme une menace ? Par des réflexes propres à son fonctionnement, mais inconnus du grand public. « Tout ce qui s’approchait de notre bulle de protection était considéré comme dangereux », résume l’un des opérateurs lors de sa garde à vue. « Il faut vraiment être stupide pour forcer un barrage de convoi du Raid », complète un autre, pour lequel « on ne pouvait pas se retrouver avec des émeutiers au milieu [du] convoi ».
Tous le répètent : au sein de leur colonne, deux médecins sont là pour prendre en charge d’éventuels blessés. Ils ont d’ailleurs porté assistance à Nabil B., le voleur de baskets. S’ils ne se sont pas inquiétés du sort de Mohamed Bendriss, c’est parce qu’il a continué sa route sans encombre et paraissait en bonne santé.
Vingt-six jours pour envoyer une vidéo
Pour aboutir à la convocation de toute la colonne du Raid les 8 et 9 août, le placement en garde à vue de cinq fonctionnaires susceptibles d’avoir tiré et la mise en examen de trois d’entre eux, les juges d’instruction et les enquêteurs de l’IGPN ont mené un énorme travail de collecte et de recoupement d’indices pendant un mois.
La nuit des faits, le scooter de Mohamed Bendriss, abandonné devant chez sa mère et volé dans la foulée, est retrouvé par un équipage de la brigade anticriminalité (BAC) à 3 heures du matin. Coïncidence : deux des trois policiers qui contrôlent et interpellent le voleur seront mis en examen, trois semaines plus tard, pour des « violences aggravées » contre Hedi R. la même nuit.
À la recherche du deux-roues, l’IGPN apprend le 6 juillet qu’il est stocké dans un commissariat marseillais et découvre qu’un « bean bag » est resté encastré dans le phare. Comprenant alors que le Raid pourrait être impliqué, la « police des polices » envoie une série de réquisitions à cette unité pour connaître l’équipement de ses membres, la chronologie de ses interventions au cours de la nuit et la composition de ses équipages. Elle obtient des réponses rapides, mais pas toujours complètes.
En parallèle, la géolocalisation téléphonique de Mohamed Bendriss montre qu’il se trouvait au 54, rue de Rome à 00 h 57, puis sur le cours Lieutaud une minute plus tard. L’IGPN lance aussitôt une enquête de voisinage, récupère les images issues de caméras de la ville et de plusieurs commerces. Certaines retracent le trajet de Mohamed Bendriss, d’autres la progression de la colonne du Raid dans le centre-ville.
Une vidéo amateur de 25 secondes, tournée par une habitante de la rue de Rome depuis sa fenêtre, s’avère même cruciale. Elle montre l’interaction entre les policiers et le scooter, et permet aux enquêteurs de distinguer, à l’oreille, six détonations. Auditionnée par l’IGPN, la vidéaste prête un étrange serment sur procès-verbal : « Conformément à vos instructions, je m’engage à ne pas diffuser ce film à qui que ce soit ou à le montrer. Je prends acte qu’en cas de diffusion je pourrais être poursuivie par la justice. J’ai compris ce que vous me dites, je m’engage à respecter la loi. » La loi n’impose pourtant rien de tel.
Le 11 juillet, au détour d’un courrier sur la géolocalisation de ses véhicules, la patronne locale du Raid mentionne l’existence d’une caméra sur le « petit véhicule de protection », filmant en continu la progression du convoi. « Je vous précise que je tiens à votre disposition les enregistrements », indique la commissaire divisionnaire qui coordonne les antennes de l’échelon zonal sud du Raid (Marseille, Nice, Montpellier et Toulouse).
Cette vidéo n’est finalement transmise à l’IGPN que le 28 juillet, deux jours après une nouvelle réquisition formelle et presque un mois après les faits. Ce sont pourtant ces images de bonne qualité qui montrent, le plus clairement, le tir probablement fatal à Mohamed Bendriss.
Comme l’écrit l’IGPN dans son exploitation, « alors que le scooter progresse face au convoi, la veste de Mohamed Bendriss fait un mouvement soudain et s’étire de manière brusque du côté gauche. Au même instant, un objet rond et noir de petite taille se détache de la silhouette de Mohamed Bendriss semblant provenir du pan de la veste qui vient de sursauter et chute au sol ». Cet objet, qui tombe sur les rails du tram, « ressemble au projectile tiré par un LBD ».
Un visionnage collectif
Pourquoi le Raid n’a-t-il pas, de lui-même, transmis cette vidéo ? Si l’on se fie à leurs dépositions, les policiers de l’unité, dont le chef de l’antenne marseillaise et la coordinatrice zonale elle-même, craignaient pourtant depuis plusieurs semaines que le Raid soit impliqué dans le décès de Mohamed Bendriss.
Le 4 juillet, les premiers articles de presse évoquent le décès d’un conducteur de scooter touché par un tir de LBD à Marseille, dans des circonstances encore floues. A posteriori, les policiers du Raid expliquent s’être posé la question d’un lien avec leur intervention, mais l’adresse où a été retrouvé le jeune homme a tendance à les rassurer : ils ne se sont pas rendus cours Lieutaud. « L’adjoint au chef d’antenne a dit que nous n’étions pas concernés », affirme Alexandre P., pour qui « l’information était classée ».
Le doute persiste cependant, raconte leur chef d’antenne. « Des sources internes à la police semblent insister en pensant que le tir pourrait être celui d’une personne de la colonne. Avec mon adjoint, nous décidons par acquit de conscience de questionner les gars de manière globale. Certains nous font remonter qu’un scooter a traversé le dispositif au moment de l’interpellation rue de Rome et certains disaient qu’en traversant le dispositif, il a certainement essuyé des tirs. Ces déclarations ont motivé chez nous le souhait de visionner les images du PVP. »
Plusieurs opérateurs du Raid confirment qu’un débriefing ou une « réunion de crise » a eu lieu pour clarifier la position de chacun, regarder ensemble les images et identifier les potentiels tireurs. Si aucun ne donne la date de ce visionnage collectif, la coordinatrice zonale la situe « avant » la réception des réquisitions de l’IGPN, c’est-à-dire entre le 4 et le 6 juillet. Alexandre P., lui, estime qu’elle a eu lieu « suite aux réquisitions IGPN ». « Ça fait à peu près un mois qu’on sait qu’on est reliés à la mort de ce jeune homme », résume-t-il.
Selon ses dires, la coordinatrice a déjà connaissance des images lorsqu’elle rédige sa première réponse à l’IGPN, le 6 juillet, dans laquelle elle relate les événements marquants de la nuit du 1er au 2. Et semble s’appuyer dessus quand elle décrit, avec précision, « l’interpellation d’un individu sortant du magasin Foot Locker un sac à la main ».
« Un individu en scooter venait à sa rencontre. Les deux individus prenaient la fuite, le scooter forçait le passage de la colonne du Raid et parvenait à s’enfuir malgré l’usage de MFI [moyens de force intermédiaires – ndlr]. L’auteur du vol était interpellé rue de la Palud, en état d’ébriété et impacté par un tir de MFI. » Pour autant, dans son courrier, la commissaire divisionnaire ne propose pas à l’IGPN de lui transmettre la vidéo du PVP.
D’après elle, plusieurs agents « se sont signalés rapidement » à leur hiérarchie, « beaucoup pensant avoir tiré, sans certitude cependant ». Mobilisés plusieurs nuits de suite sur les émeutes à Marseille, ils ne se souviennent pas de tous leurs faits et gestes et confondent parfois les scènes entre elles. Le 26 juillet, le Raid transmet finalement à l’IGPN une liste de cinq fonctionnaires « se trouvant sur le flanc gauche » du convoi – donc « susceptibles d’avoir utilisé » leurs armes contre Mohamed Bendriss. Au moment de se rendre à la convocation de l’IGPN, ils ont eu plus d’un mois pour préparer leurs réponses.
L’enquête sur le tir de LBD fatal à un jeune homme de 27 ans, à laquelle Mediapart et « Libération » ont eu accès, montre comment cette unité d’exception a été mise au service d’un rétablissement de l’ordre spectaculaire alors qu’elle n’avait ni l’équipement, ni les compétences, ni le raisonnement adaptés à cette situation d’émeute.
LeLe 2 juillet, à 00 h 58, au niveau du 73, rue de Rome à Marseille, Mohamed Bendriss, au guidon de son scooter, est atteint par deux tirs de lanceur de balles de défense (LBD). Il remonte alors le long d’une colonne de véhicules du Raid, déployés pour « rétablir l’ordre » à Marseille. Le jeune homme de 27 ans parvient à continuer sa route et s’effondre deux minutes plus tard devant chez sa mère, cours Lieutaud.
Mohamed Bendriss est le seul mort recensé lors de ces nuits d’émeutes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, tué par un tir policier à Nanterre. L’un des deux impacts de LBD, au thorax, a provoqué une crise cardiaque ayant entraîné sa mort. L’autre a laissé une marque sur l’intérieur de sa cuisse droite. Sous l’effet d’un troisième projectile, un « bean bag » tiré à trois ou quatre mètres, le phare de son scooter a éclaté.
Le 10 août, soit six semaines après les faits, trois policiers du Raid soupçonnés d’être à l’origine de ces tirs sont mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». L’information judiciaire, qui se poursuit, vise à déterminer s’ils ont agi dans les règles et de manière proportionnée. L’enquête confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et à la police judiciaire (PJ), à laquelle Mediapart et Libération ont eu accès, permet d’éclaircir dans quelles conditions le Raid est intervenu ce soir-là à Marseille et pourquoi il a décidé d’ouvrir le feu.
Les dépositions des mis en cause et d’une trentaine de témoins (policiers ou non), ainsi que l’exploitation de nombreuses vidéos, révèlent que cette unité d’exception au sein de la police, particulièrement peu préparée à assurer des missions de maintien de l’ordre, obéit à des logiques à part. Elles montrent aussi que très tôt, le Raid a eu conscience de sa possible implication dans le décès de Mohamed Bendriss et a préféré en discuter collectivement, en interne, plutôt que d’en référer à la justice.
« Mohamed a été tué par une balle de LBD 40, tirée avec une arme non adaptée et illégale, par une unité spéciale inadaptée au maintien de l’ordre, couverte par la hiérarchie du Raid qui a dissimulé le crime en connaissance de cause », affirme Arié Alimi, l’avocat de la veuve de Mohamed Bendriss.
Agrandir l’image : Illustration 1
Au soir du 1er juillet, comme les deux jours précédents, le Raid est déployé à Marseille pour faire face à des émeutes et pillages de magasins. Sur décision de Gérald Darmanin, c’est la première fois que cette unité d’élite, spécialisée dans les prises d’otages et les interventions antiterroristes, est ainsi employée à lutter contre des violences urbaines en métropole.
« On se demandait ce qu’on foutait là », résume en garde à vue Alexandre P., un des policiers mis en examen. « C’était ma toute première nuit d’émeute dans ma carrière, ajoute son collègue Jérémy P. Nous ne sommes pas du tout formés pour ce genre d’émeute, nous ne sommes pas habitués à cela. Nous n’avons même pas de protection adaptée. »
Dans les rues de Marseille, le Raid se déplace en convoi de sept véhicules. À sa tête, le « PVP » (« petit véhicule de protection »), un blindé très reconnaissable avec un opérateur du Raid juché sur une tourelle. Ce soir-là, c’est Alexandre P. qui s’y colle. Son rôle : « signaler aux autres des faits suspects » et « assurer la protection du convoi ». Pour ce faire, il dispose d’un LBD multicoups, approvisionné par six munitions.
« Nous devions suivre le PVP où qu’il aille, sans jamais nous séparer ni changer la position de la colonne », explique un opérateur assis dans un autre véhicule. Le convoi est là pour impressionner, mais aussi pour interpeller si nécessaire, ou disperser un attroupement.
Si les fonctionnaires du Raid sont novices en maintien de l’ordre, ce sont de bons tireurs : habilités à toutes les armes, ils s’entraînent plus souvent que les autres policiers. Signe qu’ils appartiennent à une unité à part, chacun d’entre eux peut choisir ses armes et les embarquer en mission sans formalités particulières. Au point que leur hiérarchie est incapable de déterminer, a posteriori, qui a pris quoi.
Au total, dans la nuit du 1er au 2 juillet, les 22 opérateurs composant la colonne ont tiré 107 « bean bags » (des projectiles en petits sacs compacts remplis de billes), 30 munitions de LBD, 10 grenades lacrymogènes et 4 grenades de désencerclement. Ils n’ont rempli aucune « fiche TSUA » (traitement et suivi de l’usage des armes), obligatoire après chaque tir pour les policiers classiques, en gage de traçabilité. Ils ne sont pas non plus équipés de caméras-piétons et leurs échanges radio, en circuit fermé, ne font l’objet d’aucun enregistrement.
Un premier tir depuis la tourelle
Lors du « briefing », la hiérarchie du Raid a appelé ses troupes à faire preuve d’une vigilance particulière sur les deux-roues, qui pourraient leur tourner autour et s’attaquer à elles. « Nous avions la sensation que les scooters étaient les leaders d’une guérilla urbaine, explique l’un des policiers placés en garde à vue, puis relâché sans suite. Nous avions la crainte de recevoir des cocktails Molotov comme les collègues de Strasbourg, qui se sont même fait tirer dessus à la kalachnikov… Les collègues de Nîmes se sont fait tirer dessus au 9 mm. »
C’est dans ce contexte que les policiers assistent, peu avant 1 heure du matin, à une scène qui attire leur attention. Alors qu’ils sont requis en centre-ville, pour sécuriser un magasin Foot Locker pillé, ils voient un piéton courir vers eux, tenant à la main un sac de marchandises volées. À sa hauteur, un scooter semble le suivre et se livrer à un étrange manège : il pourrait être son complice ou essayer d’arracher son butin. Dans tous les cas, « il y a matière à interpeller », estime Alexandre P. depuis sa tourelle.
Alors que certains de ses collègues mettent pied à terre, le policier tire au LBD à deux reprises. Il vise d’abord le piéton, puis se retourne vers le scooter de Mohamed Bendriss, qui « continue d’avancer alors qu’on lui demande de s’arrêter ».
« J’ai considéré son geste d’accélérer en direction du convoi comme un geste d’agression », explique Alexandre P., estimant sa distance de tir à dix mètres. « Je n’ai pas visé la tête, je voulais arrêter ce putain de scooter », qui « fonce sur nous », « met en péril notre capacité opérationnelle » et pourrait représenter « une menace », ajoute-t-il. « Je me protégeais et je protégeais les personnels du convoi à terre. »
Le policier constate que le scooter continue sa route. Sur le moment, il n’aurait même pas été certain de toucher Mohamed Bendriss. Les images, qu’il a visionnées par la suite, le lui confirment : « On voit mon projectile sortir de la veste du scooter du conducteur. […] C’est ma balle de défense qui sort de sa veste et qui vient tomber par terre. » C’est probablement ce tir qui a atteint Mohamed Bendriss en pleine poitrine.
« J’ai toujours fait mon travail dans les règles de l’art ; je ne veux pas la mort des gens », a indiqué Alexandre P. aux enquêteurs. « J’ai jamais été aussi stressé alors que j’ai vécu l’Hyper Cacher. C’est le ciel qui me tombe sur la tête. » Contacté par Mediapart et Libération, son avocat, Dominique Mattei, n’a pas souhaité s’exprimer.
Un « bean bag » dans le phare
« Au départ, c’est le monsieur du fourgon qui était sur le toit qui tirait et ses collègues se sont mis à faire pareil », indique à l’IGPN une riveraine, témoin de la scène. Une fois le scooter hors de portée d’Alexandre P., d’autres fonctionnaires prennent effectivement le relais : ils sortent du deuxième véhicule de la colonne, un multivan Volkswagen.
Les agents « E » et « F » (désignés ainsi dans l’enquête pour préserver leur anonymat) tirent chacun un « bean bag » en direction du piéton, touché dans le dos, et parviennent à l’interpeller. Nabil B. sera condamné à quatre mois de prison ferme pour le vol de deux paires de Nike.
Au même moment, Jérémy P., le passager arrière gauche du multivan, se retrouve face au scooter. Celui-ci n’est plus qu’à une dizaine de mètres et fait « des embardées de droite à gauche ». Depuis leur fenêtre, des riveraines en déduisent que « le conducteur a dû être touché » et tente de garder l’équilibre. « Je me suis senti clairement en danger […] car je ne parvenais pas à comprendre ses intentions », avance de son côté Jérémy P. Il crie « stop » et met en joue Mohamed Bendriss avec son fusil « bean bag ».
« Le scooter n’a jamais ralenti, j’ai vu qu’il n’avait pas les mains sur les freins car il se rapprochait de plus en plus. À trois mètres de moi, je me suis rendu compte qu’il était trop près pour que je lui tire dessus, alors j’ai visé la calandre. […] Je l’ai impacté au phare, qui était éclairé et qui a explosé. Il a volé en mille morceaux, il y avait des éclats au sol. »
Quatre jours après les faits, c’est bien une munition « bean bag », fichée dans le phare du scooter, qui met les enquêteurs sur la piste du Raid. « Je suis certain d’avoir tiré en direction de son scooter et non de sa personne », répète Jérémy P. face à la juge d’instruction qui le met en examen. Son avocate, Chantal Fortuné, n’a pas souhaité s’exprimer.
Le troisième mis en examen soupçonné du tir à la cuisse
Malgré ce nouveau tir, le scooter continue à remonter le convoi. Grâce aux vidéos récoltées au fil de l’enquête, l’IGPN établit qu’en quelques secondes, six détonations – des tirs de LBD ou de « bean bags » – retentissent. Ils ont du mal à attribuer la dernière, mais considèrent qu’il pourrait s’agir du tir de LBD qui a touché Mohamed Bendriss à la cuisse.
Un fonctionnaire fait office de suspect privilégié : Sylvain S., conducteur de la Laguna en troisième position dans le convoi. Sur certaines images, le canon de son LBD dépasse de sa fenêtre. « Je n’ai pas fait usage de cette arme », faute de « fenêtre de tir » satisfaisante, assure pourtant ce policier. « Le tir éventuel qui m’est reproché, c’est une blessure au niveau de la cuisse et c’est improbable au niveau de l’angle de tir », ajoute-t-il. Il est tout de même mis en examen. Son avocat, Nicolas Branthomme, n’a pas souhaité s’exprimer.
Comment comprendre que le Raid ait vu Mohamed Bendriss comme une menace ? Par des réflexes propres à son fonctionnement, mais inconnus du grand public. « Tout ce qui s’approchait de notre bulle de protection était considéré comme dangereux », résume l’un des opérateurs lors de sa garde à vue. « Il faut vraiment être stupide pour forcer un barrage de convoi du Raid », complète un autre, pour lequel « on ne pouvait pas se retrouver avec des émeutiers au milieu [du] convoi ».
Tous le répètent : au sein de leur colonne, deux médecins sont là pour prendre en charge d’éventuels blessés. Ils ont d’ailleurs porté assistance à Nabil B., le voleur de baskets. S’ils ne se sont pas inquiétés du sort de Mohamed Bendriss, c’est parce qu’il a continué sa route sans encombre et paraissait en bonne santé.
Vingt-six jours pour envoyer une vidéo
Pour aboutir à la convocation de toute la colonne du Raid les 8 et 9 août, le placement en garde à vue de cinq fonctionnaires susceptibles d’avoir tiré et la mise en examen de trois d’entre eux, les juges d’instruction et les enquêteurs de l’IGPN ont mené un énorme travail de collecte et de recoupement d’indices pendant un mois.
La nuit des faits, le scooter de Mohamed Bendriss, abandonné devant chez sa mère et volé dans la foulée, est retrouvé par un équipage de la brigade anticriminalité (BAC) à 3 heures du matin. Coïncidence : deux des trois policiers qui contrôlent et interpellent le voleur seront mis en examen, trois semaines plus tard, pour des « violences aggravées » contre Hedi R. la même nuit.
À la recherche du deux-roues, l’IGPN apprend le 6 juillet qu’il est stocké dans un commissariat marseillais et découvre qu’un « bean bag » est resté encastré dans le phare. Comprenant alors que le Raid pourrait être impliqué, la « police des polices » envoie une série de réquisitions à cette unité pour connaître l’équipement de ses membres, la chronologie de ses interventions au cours de la nuit et la composition de ses équipages. Elle obtient des réponses rapides, mais pas toujours complètes.
En parallèle, la géolocalisation téléphonique de Mohamed Bendriss montre qu’il se trouvait au 54, rue de Rome à 00 h 57, puis sur le cours Lieutaud une minute plus tard. L’IGPN lance aussitôt une enquête de voisinage, récupère les images issues de caméras de la ville et de plusieurs commerces. Certaines retracent le trajet de Mohamed Bendriss, d’autres la progression de la colonne du Raid dans le centre-ville.
Une vidéo amateur de 25 secondes, tournée par une habitante de la rue de Rome depuis sa fenêtre, s’avère même cruciale. Elle montre l’interaction entre les policiers et le scooter, et permet aux enquêteurs de distinguer, à l’oreille, six détonations. Auditionnée par l’IGPN, la vidéaste prête un étrange serment sur procès-verbal : « Conformément à vos instructions, je m’engage à ne pas diffuser ce film à qui que ce soit ou à le montrer. Je prends acte qu’en cas de diffusion je pourrais être poursuivie par la justice. J’ai compris ce que vous me dites, je m’engage à respecter la loi. » La loi n’impose pourtant rien de tel.
Le 11 juillet, au détour d’un courrier sur la géolocalisation de ses véhicules, la patronne locale du Raid mentionne l’existence d’une caméra sur le « petit véhicule de protection », filmant en continu la progression du convoi. « Je vous précise que je tiens à votre disposition les enregistrements », indique la commissaire divisionnaire qui coordonne les antennes de l’échelon zonal sud du Raid (Marseille, Nice, Montpellier et Toulouse).
Cette vidéo n’est finalement transmise à l’IGPN que le 28 juillet, deux jours après une nouvelle réquisition formelle et presque un mois après les faits. Ce sont pourtant ces images de bonne qualité qui montrent, le plus clairement, le tir probablement fatal à Mohamed Bendriss.
Comme l’écrit l’IGPN dans son exploitation, « alors que le scooter progresse face au convoi, la veste de Mohamed Bendriss fait un mouvement soudain et s’étire de manière brusque du côté gauche. Au même instant, un objet rond et noir de petite taille se détache de la silhouette de Mohamed Bendriss semblant provenir du pan de la veste qui vient de sursauter et chute au sol ». Cet objet, qui tombe sur les rails du tram, « ressemble au projectile tiré par un LBD ».
Un visionnage collectif
Pourquoi le Raid n’a-t-il pas, de lui-même, transmis cette vidéo ? Si l’on se fie à leurs dépositions, les policiers de l’unité, dont le chef de l’antenne marseillaise et la coordinatrice zonale elle-même, craignaient pourtant depuis plusieurs semaines que le Raid soit impliqué dans le décès de Mohamed Bendriss.
Le 4 juillet, les premiers articles de presse évoquent le décès d’un conducteur de scooter touché par un tir de LBD à Marseille, dans des circonstances encore floues. A posteriori, les policiers du Raid expliquent s’être posé la question d’un lien avec leur intervention, mais l’adresse où a été retrouvé le jeune homme a tendance à les rassurer : ils ne se sont pas rendus cours Lieutaud. « L’adjoint au chef d’antenne a dit que nous n’étions pas concernés », affirme Alexandre P., pour qui « l’information était classée ».
Le doute persiste cependant, raconte leur chef d’antenne. « Des sources internes à la police semblent insister en pensant que le tir pourrait être celui d’une personne de la colonne. Avec mon adjoint, nous décidons par acquit de conscience de questionner les gars de manière globale. Certains nous font remonter qu’un scooter a traversé le dispositif au moment de l’interpellation rue de Rome et certains disaient qu’en traversant le dispositif, il a certainement essuyé des tirs. Ces déclarations ont motivé chez nous le souhait de visionner les images du PVP. »
Plusieurs opérateurs du Raid confirment qu’un débriefing ou une « réunion de crise » a eu lieu pour clarifier la position de chacun, regarder ensemble les images et identifier les potentiels tireurs. Si aucun ne donne la date de ce visionnage collectif, la coordinatrice zonale la situe « avant » la réception des réquisitions de l’IGPN, c’est-à-dire entre le 4 et le 6 juillet. Alexandre P., lui, estime qu’elle a eu lieu « suite aux réquisitions IGPN ». « Ça fait à peu près un mois qu’on sait qu’on est reliés à la mort de ce jeune homme », résume-t-il.
Selon ses dires, la coordinatrice a déjà connaissance des images lorsqu’elle rédige sa première réponse à l’IGPN, le 6 juillet, dans laquelle elle relate les événements marquants de la nuit du 1er au 2. Et semble s’appuyer dessus quand elle décrit, avec précision, « l’interpellation d’un individu sortant du magasin Foot Locker un sac à la main ».
« Un individu en scooter venait à sa rencontre. Les deux individus prenaient la fuite, le scooter forçait le passage de la colonne du Raid et parvenait à s’enfuir malgré l’usage de MFI [moyens de force intermédiaires – ndlr]. L’auteur du vol était interpellé rue de la Palud, en état d’ébriété et impacté par un tir de MFI. » Pour autant, dans son courrier, la commissaire divisionnaire ne propose pas à l’IGPN de lui transmettre la vidéo du PVP.
D’après elle, plusieurs agents « se sont signalés rapidement » à leur hiérarchie, « beaucoup pensant avoir tiré, sans certitude cependant ». Mobilisés plusieurs nuits de suite sur les émeutes à Marseille, ils ne se souviennent pas de tous leurs faits et gestes et confondent parfois les scènes entre elles. Le 26 juillet, le Raid transmet finalement à l’IGPN une liste de cinq fonctionnaires « se trouvant sur le flanc gauche » du convoi – donc « susceptibles d’avoir utilisé » leurs armes contre Mohamed Bendriss. Au moment de se rendre à la convocation de l’IGPN, ils ont eu plus d’un mois pour préparer leurs réponses.
Des manifestes laissés par le tireur, qui était âgé d’une vingtaine d’années et blanc, détaillent sa « répugnante idéologie de haine », selon le shérif local. Trois personnes sont mortes dans la fusillade.
Le tireur qui a ouvert le feu et tué trois personnes noires samedi 26 août dans un magasin de Jacksonville, en Floride, avant de se suicider, était motivé par la « haine » raciale, a annoncé le shérif local.
« Il a visé un certain groupe, et ce sont les Noirs », a affirmé lors d’une conférence de presse le shérif TK Waters, estimant que le motif racial était « très clair ». Des manifestes laissés par le tireur, qui était âgé d’une vingtaine d’années et blanc, détaillent sa « répugnante idéologie de haine », selon TK Waters. Des croix gammées ont été dessinées à la main sur au moins une de ses armes, a-t-il dit.
« Il a agi complètement seul »
Le tireur, équipé d’une veste tactique et armé d’un fusil d’assaut ainsi que d’un pistolet, a fait feu dans un magasin Dollar General, a précisé le shérif, expliquant que deux hommes et une femme avaient perdu la vie. « Nous savons qu’il a agi complètement seul », a assuré TK Waters.
Le FBI enquêtera sur les faits en tant que crime de haine, a affirmé l’agent Sherri Onks. La fusillade a eu lieu près de l’université Edward Waters, historiquement fréquentée par des étudiants noirs.
Un officier de sécurité du campus avait repéré un homme « non identifié » près de la bibliothèque universitaire, et lui avait « demandé de partir », a expliqué l’établissement dans un communiqué. Cet homme, qui s’est avéré ensuite être le tireur, avait quitté les lieux « sans incident ».
« Pourriture »
Le gouverneur de la Floride Ron DeSantis, en lice pour l’investiture républicaine en vue de la présidentielle de 2024, a parlé d’un crime « horrible » et qualifié l’auteur de « pourriture », tout en affirmant lui aussi que le tireur avait choisi ses victimes en se « basant sur la race ». « C’est totalement inacceptable », a-t-il ajouté. « Ce type s’est suicidé plutôt que (…) d’assumer la responsabilité de ses actes, et donc il a choisi la voie de la lâcheté », a encore lancé le gouverneur.
Les Etats-Unis comptent davantage d’armes individuelles que d’habitants, en raison notamment de la facilité avec laquelle les Américains y ont accès. Un adulte sur trois possède au moins une arme et près d’un adulte sur deux vit dans un foyer où se trouve une arme. La conséquence de cette prolifération est un taux très élevé de décès par arme à feu aux Etats-Unis, sans comparaison avec celui des autres pays développés.
Plusieurs autres fusillades ont eu lieu en fin de semaine dans le pays. Plus tôt samedi, au moins sept personnes ont été hospitalisées après des coups de feu lors d’un festival caribéen à Boston (nord-est), selon la police. La veille, deux femmes ont été blessées par balle à Chicago (nord) alors qu’elles assistaient à un match des White Sox, équipe de la Ligue majeure de baseball nord-américaine.
Et dans la nuit de vendredi, une dispute en marge d’un match de football américain lycéen dans l’Oklahoma (centre) a dégénéré, faisant une victime de 16 ans tuée par balle ainsi que quatre blessés, selon la police locale.
Le président américain Joe Biden a reçu un briefing sur les événements de Jacksonville et sur les autres fusillades qui ont eu lieu dans les 24 heures, a déclaré la Maison Blanche.
« Les séries qui ont changé notre regard » (2/6). Début 1977, le réseau ABC redoutait l’insuccès. Réunissant plus de 100 millions de téléspectateurs, la saga d’une famille africaine, de la déportation depuis la Gambie aux plantations du Sud esclavagiste, fut un triomphe.
Par Thomas Sotinel
Publié aujourd’hui à 16h00https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2023/08/22/avec-la-serie-racines-les-etats-unis-face-a-la-realite-de-l-esclavage_6186201_3451060.html.
En souvenir du massacre du 17 octobre 1961, Mediapart publie 17 textes d'écrivains se remémorant la répression sanglante de la manifestation des Algériens à Paris. Aujourd'hui, Mohamed Kacimi présente la balade d'une jeune femme, dans Paris. Une jeune femme qui court après son enfance.
LeLe 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Jusqu'au 17 octobre 2011, jour du cinquantenaire de ce mardi macabre, Mediapart publiera, en association avec Au Nom de la Mémoire, collectif animé par Mehdi Lallaoui et Samia Messaoudi, les textes de 17 écrivains, hommes et femmes, français et algériens, rappelant le souvenir de cet épisode sombre et honteux de notre histoire. Aujourd'hui, l'histoire racontée par Mohamed Kacimi est une balade, dans Paris, en quête de souvenirs.
Elle regarde le policier, surprise. Elle ne comprend pas cette question. Elle a envie de répondre : Là où je veux. Elle ne répond pas. Le policier reprend :
- Vous allez où ? Madame.
Elle reste interdite. Elle a les yeux fixés sur les mains noires de l'agent. Il a des ongles limés au ras de la peau et qui malaxent nerveusement son passeport vert. Au-dessus de sa tête clignote en rouge le panneau « Ressortissants hors CEE ». Derrière elle, s'allonge une file impressionnante de gens. On entend partout pleurer des enfants.
- Quelle est votre adresse à Paris ?
- Je n'en ai pas, Monsieur.
- Vous allez habiter où durant votre séjour ?
- Nulle part.
- Je ne comprends pas, Madame.
- Je rentre ce soir sur Alger par l'avion de 20 heures.
Le policier scanne une deuxième fois le passeport, donne nerveusement un coup de tampon et le jette par la lucarne. Elle le prend et bredouille :
- Merci, Monsieur. Merci.
Elle sert son violon contre sa poitrine et s'engage sur le tapis roulant. Elle sent qu'elle vole. Elle sent qu'elle a des ailes. Elle a passé la PAF, elle ne sait pas pourquoi elle a l'impression de l'avoir échappé belle. Elle sourit. Elle transpire. C'est la première fois de sa vie qu'elle prend l'avion, qu'elle met les pieds à Paris, qu'elle marche sur un tapis roulant, qu'elle voit un policier français. La porte vitrée s'ouvre à son passage. Elle est à Orly. Elle lève les yeux. Elle découvre l'éternité de la pluie et un ciel de cendre froide.
Elle prend l'Orlybus. Habituée aux bus d'Alger qui sont une grande clameur, elle est surprise par le silence qui règne ici entre les gens. Elle a soif de voir. Elle reste debout. Son violon coincé entre les jambes. Le paysage vert et gris défile derrière les vitres qui ruissèlent. Elle ferme les yeux. Personne ne fait attention à elle. Elle entend la voix de sa mère :
- Là, bas, c'est la terre de l'exil.
- C'est comment Paris, maman ?
- Paris, c'est, comment te dire, ma fille, Paris c'est comme une fille de joie ; de loin, elle te semble très belle et de près tu ne vois que ses blessures.
Au bout d'une demi-heure, le bus s'arrête place Denfert. Un grand vent traverse la place où hurlent les ambulances de l'hôpital Saint Paul de Vence. Le Lion de Belfort patauge dans l'eau. Il pleut sur la foule noire et grise. Elle est saisie par la silhouette des grands platanes que l'on dirait brûlés par la foudre. Elle s'arrête devant la façade verte d'une boulangerie. Elle admire, derrière la vitre, une infinité de formes de pains qu'elle ignore, des ronds, des longs, des noirs, des énormes, pareils à des troncs de chêne. Elle pense, elle ne sait pourquoi, à un aquarium de poissons exotiques. A l'entrée de la boulangerie, elle voit une femme, assise par terre, les jambes allongées. Les gens l'enjambent comme une flaque.
À ses côtés, elle a mis une boîte de conserve pour recueillir de l'aumône. La pluie tombe dans la boîte vide. La femme dort. Elle fait plusieurs fois le tour de la place, prise de vertige par autant de vide. Puis, elle prend d'instinct le boulevard du Général Leclerc et s'arrête à l'angle de la rue Daguerre. Elle pousse timidement la porte du grand café. Le comptoir en zinc est pris d'assaut. Des garçons hurlent leurs commandes. Dans la salle, beaucoup d'hommes ou de femmes seules regardent immobiles les écrans de leurs portables, comme s'ils guettaient le Messie. A l'extérieur, sous une bâche, des fumeurs tirent nerveusement sur leur cigarette. Son téléphone vibre. C'est un SMS de sa fille.
- T'es bien arrivée maman ?
- Oui, ma puce.
- Tu es à Paris ?
- Oui
- C'est comment Paris...
Elle réfléchit longuement avant de pianoter :
- Paris, ressemble à un grand parapluie noir.
À ses côtés, au zinc, une vielle dame sirote son rosé, elle porte un petit chapeau mauve, une robe rose fuchsia et des chaussures à talons, rouge vermeil. A chaque gorgée elle demande au garçon qu'elle tutoie un autre glaçon dans son verre. Elle parle à voix haute :
- Tu sais mon chéri, ça ne va pas du tout, mais du tout ; je sens que tu me fais la gueule, hier soir tu n'as rien mangé. Ce matin non plus. Je me suis réveillée trois fois dans la nuit pour te supplier de venir dans le lit, tu as préféré dormir dans le salon. Moi, j'aime les relations claires, ça a toujours été comme ça dans ma vie, ou on est ensemble ou on ne l'est pas. Si ça ne va pas, ce soir tu fous le camp.
Sous le tabouret, on entend le grognement plaintif. La vielle sourit, descend de l'escabeau, fait une bise à un teckel poil long et lui glisse à l'oreille :
- T'es qu'un petit coquin, tu voulais me faire craquer.
A sa gauche, un monsieur, en imper bleu, lunettes, continue à remplir sa grille de mots croisés. Il donne de grands coups de stylo à son journal :
- Mais, je vais devenir dingue, j'y arrive pas. J'y arrive pas. Discrètement, elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule avant de lui poser la question :
- C'est quoi la définition ?
- Qui relie les terres.
- En combien de lettres ?
- Quinze lettres, madame.
- C'est simple, c'est « intercontinentale ».
Le monsieur à l'imper bleu décolle le nez du journal, il ajuste ses lunettes, les enlève, les essuie. Il dévisage cette femme brune, très mince, maigre même, habillée tout en noir, avec de longs cheveux noirs où se devine malgré la teinture de la veille, de longues mèches blanches, juste au niveau des tempes.
- Comment vous avez fait ?
- Je fais ça tout le temps.
- Où ça ?
- A Alger.
- Pardon ?
- En Algérie !
- Vous faites des mots croisés 5 étoiles en Algérie ?
- Tous les jours.
- Et vous les faites en français ?
- En français, monsieur.
- Vous êtes kabyle ?
- Non, arabe.
Le monsieur avale d'un trait son verre. Il range son journal dans la poche, dépose sa monnaie sur le comptoir :
- Merci madame, il faut que je rentre absolument raconter ça à ma femme, j'ai rencontré au café Daguerre, une femme arabe qui fait tous les jours à Alger des grilles de mots croisés 5 étoiles et en français s'il te plait.
Elle sent la pluie glisser le long de son cou. Elle reste un moment comme fascinée par le plan du métro. Du doigt, comme si elle ne savait pas lire, elle suit la ligne 6 du métro. Pourtant, elle a passé des nuits à l'apprendre, presque par cœur, ce plan de Paris. Mais, là, elle a l'impression de tout redécouvrir. Plusieurs fois, elle compte, l'index posé sur le plan : Denfert, Glacière, Corvisart... Elle ferme les yeux et s'engouffre dans le trou.
Une fois sur le quai, elle est saisie de panique. Un torrent de gens qui font penser à des milliers de billes électrifiées, lâchées par hasard qui se frôlent, s'entrechoquent, se cognent, se bousculent, mais qui donnent, vue de loin, l'impression que chaque bille traverse solitaire ce tunnel de toutes les collisions. Les portes claquent. Les SDF passent. Les téléphones sonnent sous terre. La foule se tait. Une dame chante. Chacun regarde ailleurs. Personne ne l'écoute. Elle a l'air de s'en foutre. Les portes s'ouvrent. Les billes s'en échappent. Elle est boulevard Blanqui. Elle scrute les vieilles façades de pierres et de lierre où, curieusement, ne pend aucun linge. Elle remonte l'avenue. Elle n'a jamais demandé de sa vie son chemin à quelqu un. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent qu'elle connaît le chemin par cœur. Un chemin qu'elle n'a jamais pris. Elle a oublié la pluie. Elle ne regarde plus rien. Elle entend juste la voix de sa mère : Bitoucaye, bitoucaye.
Elle remonte la rue des Cinq diamants où flottent des odeurs de bières, de crêpes et la voix de Brel qui chante, comme par hasard, une Ostendaise :
Une Ostendaise
Pleure sur sa chaise
Le chat soupèse
Son poids d'amour
Dans le silence
Son chagrin danse
Et les vieux pensent
Chacun son tour
A la cuisine
Quelques voisines
Parlent de Chine
Et d'un retour
A Singapour
Une Javanaise
Devient belle-sœur
De l'Ostendaise.
Elle débouche place Verlaine, plus haut. Une brume épaisse couvre les toits. Les murs en brique trempés par l'automne sont devenus rouge sang. Devant la grande piscine, des groupes d'écoliers s'échangent joyeusement des noms d'oiseaux. Elle se fige au milieu de la place... Elle sent sa gorge se nouer... Instinctivement, elle plonge sa main dans son sac, pour chercher son briquet, puis s arrête... Elle réalise qu'elle ne fume plus depuis huit ans. Du sac, elle sort une très veille carte de visite « Hôtel de la Butte aux Cailles 4, place de la Buttes au Cailles ». Mais elle ne voit nulle part l'enseigne de l'établissement. Elle fait plusieurs fois le tour de la place puis pousse la porte du café « Le bouche à l'oreille ». La patronne est en train de faire sa caisse, sans lever les yeux, elle lui demande :
- C'est pour déjeuner ?
- Non, c'est juste pour un renseignement
La patronne pousse un soupir. Sentant son exaspération, elle s'apprête à rebrousser chemin. La patronne la rattrape :
- Vous cherchez quoi au juste madame ?
- Un hôtel, l'hôtel de la Butte aux Cailles.
Elle tend la carte. La patronne lui fait tout de suite remarquer qu'elle est très ancienne.
- Mais c'est une antiquité, votre carte.
- Elle a mon âge.
- Non, c'est pas ce que je voulais dire. Mais vous voyez là, en bas, le téléphone, c'était au temps où il n'y avait que quatre numéros à Paris. Non, je suis dans le quartier depuis plus de vingt ans. Je ne vois pas du tout cet hôtel. Mais vous en avez d'autres dans le quartier qui sont très bien.
Elle reprend sa carte, la range dans son portefeuille.
- Non, c'est celui-là que je cherche.
- Qu'est ce qu'il avait de spécial cet hôtel ?
- On m'a dit que c'était un hôtel réservé aux Algériens.
La patronne verrouille sa caisse et lui dit sur un ton très compatissant :
- Un hôtel tenu par des Algériens ? Mais il n y a plus d'Algériens à la Butte aux Cailles ! Je ne sais même pas s'il en reste dans le 13e. Faut aller plus haut, madame, dans le 18e, ou dans le 19e, là-bas, il en reste pas mal. Mais pas ici, vous n'en trouverez pas, j'en suis sûre.
Elle a toujours rêvé de voir cet hôtel, non pour un quelconque fétichisme, mais juste pour le récit de sa mère qui a force d'être répété a fini par en faire un lieu de légende : « Je venais juste d'épouser ton père. J'avais dix-huit ans. On a quitté Oran et on s'est installés à Paris. On a pris un hôtel, je me souviens bien, place de la Bitoucaye. On avait une chambre toute petite, avec un lit simple. Mais bon, l'étroitesse n'existe que dans les cœurs. Ton père avait trouvé une place de musicien au Cabaret Al Djazaïr, à Saint Michel. Il avait une voix... Il était beau... Très beau... Il avait une moustache fine et des cheveux tellement fins que lorsque je respirais loin de lui, ils s'envolaient tous seuls. Je n'avais pas atteint le huitième mois, je me souviens, c'était l'automne, mais à Paris, c'est toujours l'automne. J'ai senti les premières contractions au coucher du soleil, je suis descendue voir le patron, Ami Arezki pour lui demander de l'aide. Il m'a dit qu'il y avait un couvre-feu et que la police tirait sur chaque arabe qui sortait le soir. J'ai attendu ton père, une heure, je crois même deux, il était toujours à l'heure, mais pas ce jour là, vers trois heures du matin, j'ai senti que j'en pouvais plus, j'ai découpé les draps, je me suis allongée sur le lit, et j'ai poussé, poussé, et tu es venue, comme une lettre à la poste ma fille, comme une lettre à la poste. Mais ton père n'est jamais revenu. »
Elle ferme derrière elle la porte du « Bouche à l'Oreille ». Elle prend la rue Bobillot. Elle sent les larmes lui monter aux yeux au moment où elle passe devant l'église Sainte Anne. Elle n'a jamais mis les pieds dans une église. Elle pousse la porte. Traverse la salle vide et plongée presque dans le noir. Elle est seule face au Christ. Elle dépose son violon sur le banc. Lucide, elle se demande alors si elle n'a pas trop exagéré son histoire. Si elle n'a pas cru durant toute sa vie que le récit de sa naissance miraculeuse avait fait le tour de Paris. Peut-être qu'elle s'attendait en arrivant sur cette place vide à être accueillie par tous les voisins qui auraient crié des balcons : « Tiens, voilà, c'est Amina, oui, c'est la fille de l'Algérienne qui a découpé les draps avec ses dents pour accoucher seule à l'hôtel à l'âge de dix-huit ans... »
Après quelques minutes d'apnée, elle réalise que son désarroi ne venait pas de ses histoires auxquelles elle ne s'attendait pas du tout, mais plutôt de la phrase de la patronne « Il n'y a plus d'Algériens ». Comme si son père disparaissait une deuxième fois.
Son téléphone vibre
- T'es où maman ?
- Sur mon lieu de naissance.
- C'est comment ?
- Ça n'existe plus.
Elle arrive sur la place de la fontaine Saint Michel où il y a beaucoup de monde. Elle ne sait pas que c'est le lieu des rendez-vous improbables. On vient là, et parfois de très loin, pour attendre quelqu un qui ne viendra sûrement jamais. Un jeune couple de touristes chevauche l'un des deux dragons en bronze en s'embrassant avec frénésie. Dans le bassin flottent des bouteilles d'alcool et des souvenirs d'amours inconnues. Plus loin, des badauds s'attardent devant les caisses d'une grande librairie. Le soleil absent est au zénith. Le ciel gris depuis la matinée commence à devenir marbré noir. Il subsiste au nord quelques trouées de lumière. L 'air est lourd, tellement il est empli de bruits, mais surtout de klaxons et de sirènes. Elle fixe longuement l'ange de la fontaine qui terrasse le démon. Elle éprouve d'un coup un sentiment de malaise. Toute la place lui paraît soudain lugubre, non pas parce qu'elle manque de beauté, mais elle n'y trouve rien qui puisse exalter son âme. Elle la sent pareille à un os que d'autres ont trop rongé et où le regard ne peut plus trouver la moindre miette pour se nourrir. Elle traverse le boulevard en se faufilant entre le bus 21 et le 38 et débouche sur l'îlot Saint Séverin. L 'îlot Saint Séverin est un immense kebab où tous les touristes du monde sentent la salade, la tomate et l'oignon. Elle sort de son sac une deuxième carte, « Cabaret El Djezair, rue de la Huchette ». Elle sait que le cabaret n'existe plus mais elle tient à voir le lieu. Elle a du mal à se frayer un chemin au milieu de la foule compacte. Des rabatteurs placés des deux côtés de la rue tentent de l'alpaguer par tous les moyens. Elle tente de se remémorer le récit de sa mère « ton père m'emmenait le soir, rue de la Huchette, c'était comme un soir de Noël, tous les soirs, c'était la guerre, mais c'était beau, il portait toujours un costume blanc, et moi j'avais une robe Vichy. Au cabaret, j'ai vu tout le monde, Wahby, Warda, Blond Blond, Akli Yahiatène, un soir, on a même vu Brigitte Bardot. Quand ton papa, montait sur scène, je peux te dire que ça tanguait fort dans la salle, du côté des femmes. »
Elle entre dans chaque commerce, dans la pharmacie, à l'angle de la rue du Chat Perché, dans les brasseries, les grecs, les tunisiens, les crêperies, pour poser la question. Peu de gens lui répondent, certains ne s'arrêtent même pas, d'autres ne comprennent pas :
- Je cherche l'endroit où se trouvait le cabaret El Djazaïr.
- Pardon, le quoi ?
- El Djazaïr.
- Je vois pas du tout.
- Vous cherchez le quoi ? Le quoi, en tout cas c'est pas ici
- Le... j'ai pas compris.
- El Djazaïr.
- C'était quoi ?
- Une boîte de nuit algérienne.
- Ça existe ça ?
- Oui madame.
- Je n'arrive pas à le croire.
- Je cherche le cabaret El Djazaïr
- Le quoi ?
- Le Djazaïr
- C'était quoi ?
- Un cabaret algérien
- Mais ma pauvre dame, y a plus un seul français dans ce quartier, comment voulez vous trouver un cabaret algérien.
- Pardon, je cherche, le Djazaïr.
- C'est quoi ça ?
- Un cabaret algérien !
- Là, vous n'êtes pas du tout dans le bon quartier, il faut aller à Barbès, Madame, vous prenez la ligne 4, direction Porte de Clignancourt, là, c est direct. Vous descendez à Barbès-Rochechouart, il y'en a plein là bas.
Elle n'entend presque plus, elle pose sa question mais n'attend plus de réponse. Elle débouche enfin sur la rue Saint Jacques. Alentours, le monde est une soupe froide où se mélangent toutes les langues du monde et des musiques qui fusent, saturées à mort, des pubs que l'on dit irlandais. Par grappes, des Roumaines suivies d'enfants à moitié nus fendent la foule en faisant sauter des pièces au creux de leurs mains. Elles rient aux éclats pour faire voir tout l'or de leurs dentiers. Des nuages de pigeons aux ailes couvertes de boue, passent entre les jambes des touristes et se disputent à coups de bec des miettes de pain turc. Son téléphone vibre de nouveau :
- T'es où maman ?
- A la rue de la Huchette.
- Tu fais quoi ?
- Je cherche le cabaret de papa.
- Tu veux pas arrêter de courir après un cadavre, maman ?
- Je cours après mon enfance, ma puce.
- T'oublie pas mon sous tif.
- Tu me l'as dit cent fois.
- Un Passionata, au BHV, tu as promis.
Une fois sur le quai Saint Michel, elle se fige. Elle voit au loin les tours de la Conciergerie, dressées comme des herses noires vers un ciel de plus en plus trouble. Elle devine à gauche, la silhouette inquiétante de Notre Dame. La foule enfle sur l'étroit trottoir en attendant le feu vert. Elle traverse enfin le quai et, parvenue à l'entrée du pont Saint Michel, elle s'arrête brusquement. Sa main s'agrippe à la rampe froide, ses ongles griffent la pierre ocre. Son champ de vision s'est subitement rétréci, elle ne voit plus que ses ongles rouges, la boîte de son violon. Elle ressort une ancienne lettre retrouvée par hasard dans les affaires de sa maman ; morte il y a une semaine. Une lettre que sa mère a toujours cachée. Elle porte un timbre français, expédiée depuis Aubervilliers en 2009. « Chère sœur, voilà plus de quarante ans que je me dis chaque jour que je dois t'écrire cette lettre. Mais je n'ai jamais réussi à la faire. Je suis depuis quelques jours à l'hôpital. Les médecins ne sont pas très optimistes. Alors j'ai le temps de t'écrire. Je voulais te dire ce qui s' est passé quand même ce soir d'octobre. Je suis sorti avec ton mari, Kamel, à deux heures du matin du cabaret. Il était suivi par une très belle fille d'Oran. Comme il te savait enceinte, il voulait prendre un taxi. Nous étions boulevard St Michel. Un taxi s est arrêté à notre hauteur. Et là, la jeune a fille nous a demandé de rester un peu avec elle, de prendre un pot. J'ai sorti Kamel de force du taxi. Nous sommes allés à La Favorite. Je ne sais pas combien nous avons pris de verres. Nous étions heureux. Nous étions un peu ivres. Quand nous sommes sortis du bistrot, j'ai vu le boulevard noir de flics. On portait des costumes tous les deux. On avait pas des têtes de bougnoules du tout. Mais on a vu les flics arrêter tous les autres Arabes. On était quand même un peu inquiets, alors Kamel m'a demandé de chanter avec lui Paname, de Ferré, à tue-tête, « comme ça, ils ne nous prendront jamais pour des bougnoules ». Nous avons marché en chantant vers le Palais de Justice. Nous avons franchi tous les barrages de flics et personne ne nous a dit un mot. Arrivés au Pont Saint Michel, j'ai vu un car s'arrêter, des policiers ont foncé sur nous, avec Paname, on pensait qu'on ne risquait rien, mais les flics français, ils sont dressés pour sentir les Arabes. Deux ou trois sont venus vers moi et ils ont commencé à me taper avec les matraques. Et ils me tapaient plus... sur les épaules, sur les dos, ils me tapaient sur la tête, je sentais que le sang commençait à couler, alors j'ai mis les mains sur la tête et ils continuaient à taper. Alors je me suis baissé jusqu'à être par terre pour me protéger, ils m'ont traîné comme ça pendant trois ou quatre mètres, parce que le quai est large. Ils m'on traîné pendant trois ou quatre mètres... et ils m'ont jeté, au moins deux ou quatre mètres à l'intérieur... de la Seine. Je me suis réveillé avec l'eau froide, je ne sais pas... Alors je commençais à nager, et je regardais sur le pont et je voyais deux policiers qui me regardaient... moi je continuais à nager, et ils ne m'ont pas parlé, pas aidé, rien, moi j'étais en dessous, peut-être à vingt mètres et ils me regardaient. Ils attendaient tranquillement que je coule... Puis, j'ai entendu ton père crier, non, non, je ne sais pas nager... Je les ai vus... Je les ai vus le jeter du pont...J'étais trop loin. J'ai nagé... vers lui... J'ai retrouvé juste son violon qui flottait... Tout ça c'est de ma faute, la faute à Paname... Je te l'envoie avec mon fils qui sera à Alger cette semaine. »
Elle ouvre le violon, sort la partition de Paname. Elle sert le violon contre sa poitrine, et ferme les yeux et chante doucement :
Paname
Quand tu t'habill's avec du bleu
Ça fait sortir les amoureux
Qui dis'nt "à Paris tous les deux"
Paname
Quand tu t'habill's avec du gris
Les couturiers n'ont qu'un souci
C'est d'fout' en gris tout's les souris
Paname
Quand tu t'ennuies tu fais les quais
Tu fais la Seine et les noyés
Ça fait prend' l'air et ça distrait
Paname
C'est fou c'que tu peux fair' causer
Mais les gens sav'nt pas qui tu es
Ils viv'nt chez toi mais t'voient jamais.
Elle regarde vers l'ouest. Un couple de touristes s'arrête pour la prendre en photo. Elle n'a pas encore vu la Seine. Il lui reste une heure pour reprendre le bus de Denfert. Elle est éblouie par cette grande artère de lumière qui part du pont vers le ciel de Paris. On aurait dit un grand boulevard planté de saules pleureurs et de fenêtres hautes et en feu qui monte jusqu'au cœur des nuages désormais en éclats. Là-bas, plus haut, plus loin, que la voute verte du Grand Palais. Il pleut sur Paname et sur la musique. La mèche de crins colle aux cordes sans en tirer le moindre son. Elle se penche enfin pour regarder la Seine. A ce moment précis, le ciel se déchire. Le soleil apparaît d'un coup et donne à la ville cette étrange lumière or qui en fait exploser la moindre pierre. Sous le pont passe un bateau mouche éclairé de mille feux et qui fait trembler à peine la surface de l'eau. Elle fixe le fleuve et tout comme à la Butte aux Cailles elle croit s'être trompée de lieu. Elle imaginait des ombres de cadavres, là, sous ses pieds, avec des eaux mêlées de sang. Elle découvre cette Seine, lisse, vert bouteille, profonde, lavée de partout, où tremblent tant de lumières, et trempent tant d'amours. Elle cherche des yeux l'ombre de son père, elle a envie de crier son nom, toute cette eau pour tombeau, c'est pas inhumain. Un couple de Français très âgés s'arrête à sa hauteur, sans rien lui demander, la prend en photo. Elle pose pour eux avec son violon. Un moment elle a eu l'envie de leur demander s'ils étaient du quartier, s'ils n'avaient pas vu les flics jeter à l'eau un violoniste algérien qui jouait Paname un soir d'octobre. Puis, elle s'est ravisée. Elle devine la réponse :
- Un musicien algérien, dans la Seine, vous n'y pensez pas, vous êtes sur le pont Saint Michel. Pour en trouver un il vous faudra quitter la rive gauche, prendre le métro Cité, là-bas, et puis la ligne 4, vous descendez à Barbès-Rochechouart et là-bas, vous en aurez plein.
Le soleil disparaît de nouveau. La foule presse le pas. L'air se déglingue. Le téléphone vibre : - T'es où, maman ?
Mohamed Kacimi est né en 1955 à El-Hamel (Algérie). Adolescent il découvre Rimbaud et les surréalistes. Après des études de littératures françaises, à Alger, il vient s'installer à Paris en 1982. Son premier roman, sort en 1987, Le mouchoir (l'Harmattan), Le secret de la reine de Saba (Dapper), le Jour dernier (Stock), puis des essais, des créations théâtrales, Terre-Sainte (l'Avant-Scène), Babel-Taxi, (Lansman), la Confession d'Abraham (Gallimard). Il se consacre également à la littérature jeunesse : Bouqala, Chants de femmes d'Alger (Ed.Thierry Magnier), La Reine de Saba (Milan), Il était une fois le monde (Dapper), Le Monde arabe (nouvelle édition 2011-Milan).
LeLe 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Jusqu'au 17 octobre 2011, jour du cinquantenaire de ce mardi macabre, Mediapart publiera, en association avec Au Nom de la Mémoire, collectif animé par Mehdi Lallaoui et Samia Messaoudi, les textes de 17 écrivains, hommes et femmes, français et algériens, rappelant le souvenir de cet épisode sombre et honteux de notre histoire. Aujourd'hui, nous vous proposons un poème d'Abdelkader Djemaï.
La pluie pleurait sur eux
C’était un mardi 17 octobre
En fin d’après-midi
A l’heure des feuilles mortes,
Les mains nues, le pas calme
Et le cœur en automne
Ils entrèrent dans la ville
Par Pantin, Nanterre, Puteaux,
Et d’ailleurs
La tour Eiffel montrait ses jambes
Le fleuve ses veines vertes et bleues
La ville ses grands magasins, ses beaux immeubles
Ses fenêtres aveugles, ses balcons muets
Ses néons, ses kiosques, ses affiches
« Monsavon », « Palmolive », « Quinquina »,
« Suze », « Les Sept Mercenaires », « Colgate »,
« Un Taxi pour Tobrouk », « Spartacus » et « les piles Wonder »
Ils étaient venus de Colombes, de Levallois-Perret,
De Gennevilliers, de la Goutte d’Or
Les mains nues, le pas confiant,
Les feux, les enseignes clignotaient à l’Opéra,
A la Concorde Place de l’Etoile, sur les Champs-Elysées
Sur les Grands-Boulevards, à Bonne-Nouvelle
Au Grand Rex
Ils marchaient, ils avançaient
Sur le boulevard Saint-Germain
Sur la place de la République
Et quand le fleuve ouvrira ses bras
Ils entreront dans une autre nuit
La ratonnade en uniforme, en gabardine
La chasse au faciès en képi,
Les menottes, les coups de crosse
De bâton sur les crânes, les côtes, le dos
Le sifflet, le pistolet et l’insulte à la bouche
Ils marchaient, ils avançaient
Bravant le couvre-feu et la haine
Des bébés dans les poussettes,
Des enfants accrochés à leurs mères
Certaines portaient du henné sur les mains
Comme si elles se rendaient à un mariage
Ils marchaient, ils avançaient
Arrêtés dans les bus, dans les gares
A la sortie du métro
Les hommes les mains en l’air
Sur la tête, derrière la nuque
Les fourgons, les cars de police aux vitres grillagées
Dans la lumière des réverbères, des néons,
Les corps étendus sur le pavé jaune,
Effondrés sur les trottoirs mouillés
Sous le ciel vert de gris
La pluie pleurait sur eux
Quand le fleuve changera de couleur
Ils entreront dans une autre nuit
Celle des cris, des chants
Noyés dans le Canal Saint-Martin
Et ailleurs
Ils avaient traversé
Les ponts de Neuilly, de Courbevoie, de Levallois
Où passent les 2CV, les DS, les Panhard,
Les Simca 1000, les Dauphine, les Ami 6
Apollinaire chanta celui de Mirabeau
Où coule la Seine
Quand viendra la nuit et sonnera l’heure
Alors du pont Saint-Michel
Les corps tremblants et humiliés
Seront jetés comme une pierre
Au fond d’un puits.
Abdelkader Djemaê
Juillet 2011
Abdelkader Djemaê est né à Oran. Auteur d'une quinzaine de romans et de récits. Il a publié notamment : Un été de cendres, Sable Rouge, 31 rue de l'Aigle, (Editions Michalon et Folio), Camping, Gare du Nord, Le Nez sur la vitre, et Zohra sur la terrasse, Matisse à Tanger (Seuil et Points Seuil). On lui doit aussi des récits de voyage Le Caire qui bat (Michalon), Pain, Adour et fantaisie (Castor Astral), Quartiers d'été (le temps qu'il fait), et Un taxi vers la mer (Thierry Magnier). Il a aussi consacré un ouvrage aux séjours d'Albert Camus dans sa ville natale, Camus à Oran (Michalon), Prix Amerigo-Vespucci et Tropiques. Il a animé de nombreux ateliers d'écriture, notamment en milieu carcéral. Son prochain récit, paraîtra en 2012 sera consacré à l'Emir Abdelkader (Editions du Seuil).
Les commentaires récents