Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Jusqu'au 17 octobre 2011, jour du cinquantenaire de ce mardi macabre, Mediapart publiera, en association avec Au Nom de la Mémoire, collectif animé par Mehdi Lallaoui et Samia Messaoudi, les textes de 17 écrivains, hommes et femmes, français et algériens, rappelant le souvenir de cet épisode sombre et honteux de notre histoire. Aujourd'hui, nous vous proposons un poème d'Abdelkader Djemaï.
La pluie pleurait sur eux
C’était un mardi 17 octobre
En fin d’après-midi
A l’heure des feuilles mortes,
Les mains nues, le pas calme
Et le cœur en automne
Ils entrèrent dans la ville
Par Pantin, Nanterre, Puteaux,
Et d’ailleurs
La tour Eiffel montrait ses jambes
Le fleuve ses veines vertes et bleues
La ville ses grands magasins, ses beaux immeubles
Ses fenêtres aveugles, ses balcons muets
Ses néons, ses kiosques, ses affiches
« Monsavon », « Palmolive », « Quinquina »,
« Suze », « Les Sept Mercenaires », « Colgate »,
« Un Taxi pour Tobrouk », « Spartacus » et « les piles Wonder »
Ils étaient venus de Colombes, de Levallois-Perret,
De Gennevilliers, de la Goutte d’Or
Les mains nues, le pas confiant,
Les feux, les enseignes clignotaient à l’Opéra,
A la Concorde Place de l’Etoile, sur les Champs-Elysées
Sur les Grands-Boulevards, à Bonne-Nouvelle
Au Grand Rex
Ils marchaient, ils avançaient
Sur le boulevard Saint-Germain
Sur la place de la République
Et quand le fleuve ouvrira ses bras
Ils entreront dans une autre nuit
La ratonnade en uniforme, en gabardine
La chasse au faciès en képi,
Les menottes, les coups de crosse
De bâton sur les crânes, les côtes, le dos
Le sifflet, le pistolet et l’insulte à la bouche
Ils marchaient, ils avançaient
Bravant le couvre-feu et la haine
Des bébés dans les poussettes,
Des enfants accrochés à leurs mères
Certaines portaient du henné sur les mains
Comme si elles se rendaient à un mariage
Ils marchaient, ils avançaient
Arrêtés dans les bus, dans les gares
A la sortie du métro
Les hommes les mains en l’air
Sur la tête, derrière la nuque
Les fourgons, les cars de police aux vitres grillagées
Dans la lumière des réverbères, des néons,
Les corps étendus sur le pavé jaune,
Effondrés sur les trottoirs mouillés
Sous le ciel vert de gris
La pluie pleurait sur eux
Quand le fleuve changera de couleur
Ils entreront dans une autre nuit
Celle des cris, des chants
Noyés dans le Canal Saint-Martin
Et ailleurs
Ils avaient traversé
Les ponts de Neuilly, de Courbevoie, de Levallois
Où passent les 2CV, les DS, les Panhard,
Les Simca 1000, les Dauphine, les Ami 6
Apollinaire chanta celui de Mirabeau
Où coule la Seine
Quand viendra la nuit et sonnera l’heure
Alors du pont Saint-Michel
Les corps tremblants et humiliés
Seront jetés comme une pierre
Au fond d’un puits.
Abdelkader Djemaê
Juillet 2011
- Abdelkader Djemaê est né à Oran. Auteur d'une quinzaine de romans et de récits. Il a publié notamment : Un été de cendres, Sable Rouge, 31 rue de l'Aigle, (Editions Michalon et Folio), Camping, Gare du Nord, Le Nez sur la vitre, et Zohra sur la terrasse, Matisse à Tanger (Seuil et Points Seuil). On lui doit aussi des récits de voyage Le Caire qui bat (Michalon), Pain, Adour et fantaisie (Castor Astral), Quartiers d'été (le temps qu'il fait), et Un taxi vers la mer (Thierry Magnier). Il a aussi consacré un ouvrage aux séjours d'Albert Camus dans sa ville natale, Camus à Oran (Michalon), Prix Amerigo-Vespucci et Tropiques. Il a animé de nombreux ateliers d'écriture, notamment en milieu carcéral. Son prochain récit, paraîtra en 2012 sera consacré à l'Emir Abdelkader (Editions du Seuil).
https://www.mediapart.fr/journal/france/300911/19-octobre-1961-la-pluie-pleurait-sur-eux
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