Capture d’écran floutée de la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et montrant la colère de l’ambulancier, le 27 juin 2023 à Nanterre. (TWITTER)
Jugé jeudi en comparution immédiate pour « outrage » à l’encontre d’un policier, l’ambulancier, dont la colère a fait le tour des réseaux sociaux mardi après la mort de l’adolescent, a été dispensé de peine. Son collègue qui a filmé la scène a été relaxé.
D’emblée, il pleure. Pleure à nouveau. Puis pleure encore, emportant dans le flot de ses intarissables larmes la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre. Juste en bas, ce jeudi 29 juin après-midi, au pied du palais de justice qui jouxte la préfecture des Hauts-de-Seine, plusieurs milliers de personnes convergent. La marche blanche en hommage au jeune Nahel, 17 ans, tué mardi par un policier lors d’un refus d’obtempérer, s’est élancée un peu plus tôt de son quartier Pablo-Picasso.
Marouane D., lui, n’a pas pu s’y rendre. Il est là, traits tirés et air accablé dans le petit box vitré de cette grande salle aux bancs clairs, sans fenêtre, d’où l’on perçoit le bruit de quelques pétards tirés depuis la rue. Bras croisés et polo marine siglé du nom de sa société, il se tient droit à côté de son collègue Amine Z., en veste manches longues portant le même sigle. Leur tenue de mardi, quand ils ont été placés en garde à vue.
Ils sont jugés en comparution immédiate. Marouane D. pour « outrage » à policier. Amine Z. pour « divulgation d’information personnelle permettant d’identifier ou de localiser » un policier, l’exposant à un risque d’atteinte. C’est Marouane D. qu’on voit invectiver un policier sur cette vidéo publiée sur le réseau social Snapchat qui a tant circulé, depuis mardi, au point de largement dépasser le million de vues. C’est son collègue qui l’a filmée et diffusée.
« Tu vas voir ! Tu vas payer ! Je vais t’afficher sur les réseaux sociaux ! Tu ne vas plus vivre tranquille, frère ! » énonce en préambule la présidente pour rappeler les propos valant à Marouane D. d’être jugé. L’ambulancier de 32 ans les reconnaît « totalement ». Il pleure.
Sur les images tournées par son collègue, on le voit aussi s’adresser hors de lui en ces termes à un des policiers présents mardi devant l’entrée des urgences de l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre : « Là, tout le monde est en train de dormir, vous allez voir comment Nanterre va se réveiller. Il a 19 ans [en réalité 17 ans], tu vois qu’il a une gueule d’enfant. Pour un défaut de permis ! Pour un défaut de permis, frère !Je le connais le petit, je l’ai vu grandir ! »
« Amalgame »
Mardi matin, Marouane D. vient de déposer un patient quand un ami l’appelle et lui apprend ce qu’il vient de se passer. Il lui envoie la vidéo. Puis Marouane D. apprend que c’est Nahel, qu’il connaît si bien, qui est la victime de ce tir policier. « Pile-poil à ce moment-là, j’arrive aux urgences, je vois un policier avec l’écusson de la brigade motocycliste et il me dit bonjour, explique Marouane D. mais je ne peux pas dire bonjour à quelqu’un qui a tué quelqu’un que je connais. » Il pleure. « Ce n’est que de l’émotion, madame », dit-il en admettant « avoir fait l’amalgame ».
« On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac, poursuit l’ambulancier en se confondant en excuses, j’ai vidé mon cœur, je regrette, je n’ai jamais voulu en arriver là. » Juste après, devant l’entrée des urgences où il doit récupérer un patient, le jeune homme est plaqué au mur, menotté, interpellé. « On m’a dit “t’as menacé de mort notre collègue”, mais c’était l’émotion », repète-t-il sans cesse.
C’est quand l’officier de police judiciaire lui lit ses propos, en garde à vue, qu’il prend conscience de leur teneur. « J’ai dit des choses assez graves quand même, admet-il, mais à aucun moment je n’ai voulu nuire. Je suis quelqu’un de très discret. » Des larmes roulent encore sur ses joues. Père de famille ayant grandi à Nanterre, l’ambulancier apprécié de ses patients et de son employeur présent dans la salle, qui a obtenu son diplôme haut la main avec une note de 19,5, souhaite se racheter. « Je l’ai accusé pour rien, s’il veut que je refasse une vidéo pour m’excuser… » S’il s’est laissé dépasser par son émotion, dit-il aussi, c’est parce qu’il connaissait si bien Nahel, son ancien voisin.
« Nahel, on le surnommait “Michelin” »
« La semaine dernière encore, il était avec ma fille, dit-il au tribunal, ma mère le connaît, mes frères et sœurs le connaissent. » Sa mère gardait Nahel quand il était petit. « Quand il est né, on le surnommait “Michelin” comme le bonhomme parce qu’il était un peu gros », se souvient-il aussi en pleurs. « C’est comme s’il faisait partie de ma famille, c’est comme si on m’avait enlevé mon petit frère », livre-t-il encore. En tant que professionnel de santé, c’est sûr, il aurait dû prendre sur lui : « J’ai dû faire face dans mon métier à des situations difficiles, mais Nahel était vraiment quelqu’un de proche. »
A sa gauche, son collègue Amine Z. est à son tour invité à s’expliquer. « J’ai l’habitude de “snapper” mon quotidien, quand je filme, je ne fais pas exprès, ce n’est pas dans le but de nuire à qui que ce soit », déclare-t-il au tribunal. S’il a filmé la scène, c’est pour « se protéger » : « Je ne voulais pas qu’on m’accuse de quelque chose que je n’avais pas fait », poursuit-il en affirmant ne pas s’entendre avec Marouane D. et vouloir changer de binôme. « Je suis en insertion, j’ai été addict aux jeux d’argent, j’ai des dettes, j’essaie de m’en sortir en travaillant. »
Ces images, il les a ensuite publiées sur Snapchat « en story privée », soit dit-il à une trentaine de ses contacts. « Je n’aurais pas dû filmer,dit-il, je m’excuse ».« Le problème, c’est que ce qui est sur la toile est indélébile », répond l’avocate du policier, en arrêt de travail depuis, qui défend deux autres agents visibles sur les images, « à un moment un zoom est fait sur le policier, et envoyer ces images à 30 ou 10 000 personnes, c’est la même chose ».
« Conséquences dramatiques »
Le procureur n’est pas convaincu. « Quel intérêt de filmer ? Pourquoi votre première réaction n’est-elle pas de calmer votre collègue ? Et puis filmer pour vous protéger, c’est une chose mais pourquoi diffuser ces images ? Vous saviez, à partir du moment où il était identifié, que cela allait avoir des conséquences dramatiques pour le policier et sa famille. » Le délit reproché à Amine Z., récent, a été créé en 2021 après l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty. Le procureur requiert à l’encontre d’Amine Z. douze mois de prison, à l’encontre de Marouane D. trois mois de prison avec sursis et 600 euros d’amende.
L’avocate de ce dernier, Sarah Mauger-Poliak, elle, n’en revient toujours pas que son client soit là pour cela. « Quand la famille m’appelle et me dit qu’il va être jugé en comparution immédiate, je me dis qu’ils ne sont pas au courant de tout, lance-t-elle à la barre, mais si : il a bien fait 48 heures de garde à vue pour un malheureux outrage qu’il regrette sincèrement. »
A elle, alors, de hausser le ton : « Il est où l’outrage ? C’est “Tu vas voir !”, “Tu vas plus vivre tranquille, frère !” On a combien d’outrages chaque jour ? Quand on connaît l’engorgement des juridictions, s’il fallait venir déférer tous les outrages… » Et d’ajouter : « Fallait-il aussi absolument le menotter ? Ne pouvait-on pas le convoquer ? » Elle demande la relaxe, sinon une dispense de peine.
« Il “snappe” tout »
Sa consœur Mélody Blanc, pour l’autre ambulancier, plaide aussi la relaxe. Pour elle, l’intentionnalité n’est pas caractérisée. « Il “snappe” tout à longueur de journée : ses recettes, ses voyages… Une heure après, quand on lui a dit les proportions que cela prenait, il a supprimé la vidéo. » « Je m’excuse, répète son client, cela va me servir de leçon, je ne savais pas pour la nouvelle loi. »
Son collègue Marouane D. lui emboîte le pas et enchaîne : « Je ne suis pas à l’origine de cette vidéo ni de cet effet boule de neige, dehors on me reconnaît, je n’ai pas les épaules pour cela… Je suis prêt à faire ce qu’il faut pour rétablir la vérité et la dignité de ce policier. »
Le tribunal l’a reconnu coupable, mais compte tenu notamment du contexte et de ses liens avec la victime, l’a dispensé de peine. Son collègue, lui, a été relaxé. Un troisième jeune homme était jugé avant eux pour avoir diffusé, sur Snapchat encore, l’identité et la commune de résidence du policier désormais mis en examen pour le meurtre de Nahel. Avec le commentaire : « C’est le nom de ville du fdp [fils de pute, NDLR] qui a tué notre frère. » Il a été condamné à dix-huit mois de prison dont douze avec sursis probatoire. A ce moment-là, la marche blanche avait déjà pris fin depuis un moment, une nouvelle nuit de violences débutait.
Il y a trois mois, des émeutes et révoltes ont éclaté en France après la mort de Nahel, tué par un policier. Un épisode marqué par des violences policières dont Virgil, Abdel et Nathaniel resteront marqués à vie. Ils et elles témoignent dans « À l’air libre ».
Les cendres des révoltes ont refroidi, mais pas la colère ni, pour certains, l’espoir. Au pied des tours Nuages, tous constatent une absence complète de l’État sous une autre forme que policière. Avec des tensions guère apaisées.
NanterreNanterre (Hauts-de-Seine).– Après le séisme autour de la mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre, plusieurs questions brûlent encore les lèvres de certaines habitantes et habitants de la cité Pablo-Picasso. Comment se reconstruire mentalement après ce drame ? Quel avenir pour le « lieu du ban » ?
D’autres ne regardent pas aussi loin dans le temps. « Et demain, quoi ? Le statu quo ? Est-ce que notre situation va changer ?Pas un mot de Macron, pas un changement annoncé. L’étéest passéet on a déjàétéoubliés ? », demande une habitante de la tour 11 dont les mosaïques en pâte de verre portent encore les traces des incendies déclenchés durant les nuits de la colère.
« Il y a quand même un petit jeune qui est mort parce qu’il a fait l’adolescent rebelle devant des policiers. À quoi ça sert, cette tragédie, si on ne reconstruit pas derrière ? C’est insupportable ce silence ! », s’insurge-t-elle.
Les images de ces révoltes ont fait le tour du monde. Aussi révélatrices fussent-elles, elles n’ont rien changé au quotidien des habitant·es de Nanterre et des banlieues de France. Aucun·e responsable politique n’est venu·e mettre les pieds à la cité Pablo-Picasso ni ailleurs pour prendre le problème à bras-le-corps. Aucune annonce n’a été faite sur un énième, certes symbolique, « plan banlieue », comme si la problématique n’existait plus – le gouvernement prétend « prendre le temps » et un comitéinterministériel de la ville est prévu le 9 octobre.
En attendant, les problèmes ne restent jamais là où ils sont. Ils s’étendent.
À commencer par celui du rapport entre les jeunes et les policiers de Nanterre. Pas un jour ne passe sans une provocation de la police d’un côté ou de groupes de jeunes de l’autre. C’est la question qui préoccupe le plus les habitant·es.
Comme tous les soirs de la semaine, sur les bancs de la dalle au pied de la tour 19, des jeunes et moins jeunes se rassemblent pour profiter des derniers jours de l’été. Certains discutent. D’autres fument et écoutent. Depuis la mort de Nahel, les conversations tournent en boucle sur la police.
« Je ne vois pas d’évolution positive dans les rapports entre police et population dans notre quartier. La situation s’est même dégradée », se lanceSmaïn L., natif et habitant du quartier.
« Tout a brûlé ici et pourtant les institutions adoptent encore la politique de l’autruche sur la question des violences policières. Je suis convaincu que les autorités savent pertinemment l’état de la situation mais choisissent par manque de courage de ne pas lancer les réformes nécessaires. Je crains que d’autres drames de cette nature se reproduisent », prévient-il.
Les jeunes sont toujours en colère. Et je ne pense pas que les policiers se soient calmés.
Petit D., figure du quartier
Les policiers se remettent-ils en question depuis ? Ont-ils entamé un dialogue pour apaiser la situation ?
« Il y a eu une période d’accalmie après les révoltes, mais j’ai l’impression que ça repart de plus belle », poursuit Petit D., une autre figure du quartier. Après les congés estivaux, il pensait que la colère était retombée.Pourtant, il raconte avoir assisté la veille à une altercation avec une voiture des « méchants » de la BAC, la brigade anticriminalité, qui passait par l’avenue Pablo-Picasso. Petit D. est témoin d’une situation au départ banale mais qui va s’envenimer entre les policiers en civil et un groupe.
La voiture, quatre policiers à son bord, ralentit au niveau d’un groupe de jeunes personnes. « Là, l’un des jeunes était tellement en colère qu’il s’est mis en face de la fenêtre de l’un des policiers en l’insultant de tous les noms et lui a proposé de se battre. Les policiers semblaient estomaqués. D’habitude, ça ne se passe pas comme ça. On dirait que le rapport de force a changé. Les jeunes se sentent un peu plus capables. Je ne sais pas si ça va s’aggraver. Mais ça ne présage rien de bon. Les jeunes sont toujours en colère. Et je ne pense pas que les policiers se soient calmés. Il y a une fracture nette », assure-t-il.
Fayçal Kasmi, autre trentenaire habitué des discussions tardives sur la dalle, tempère. « On ne peut pas dire que la relation entre nos jeunes et la police s’améliore, au contraire, je pense qu’elle se dégrade, c’est vrai. Mais les gars, le vrai problème il est bien plus profond, les deux ne se connaissent pas. La police ne peut pas faire correctement son travail si les citoyens qu’elle a pour vocation de protéger ne la connaissent pas et n’ont pas confiance. »
L’un des jeunes assis sur le banc l’interpelle. « Et tu veux faire comment pour qu’ils apprennent à nous connaître ? »
Fayçal s’approche et lui pose une main sur l’épaule. « Bah, on doit apprendre à communiquer et à se faire confiance pour pouvoir avoir une police qui nous protège. Il faut un dialogue. Pas une police braquée d’un côté et une jeunesse sous tension de l’autre, où aucune des deux parties ne gagne quoi que ce soit. On peut pas dire que la politique de la ville ne soit pas efficace. Maintenant, est-ce que ça suffit ? Non. Il faudrait plus de communication entre les citoyens et la police. »
Le jeune adolescent hésite à contredire l’adulte, puis semble acquiescer plus par politesse que par consentement.
À mesure que la conversation avance, les thématiques se succèdent. Morad B. lance le débat sur les retombées économiques possibles, si les responsables politiques décidaient de développer le potentiel de la ville de Nanterre. « Si c’est le cas, je pense que sur le plan économique, Nanterre va exploser. » Certains soupirent.MaisMorad poursuit. « Les gars, on est proches de la Défense et de Paris. Et des villes voisines, Nanterre est la seule àavoir un quartier populaire HLM colléà la Défense. C’est obligé, ce potentiel va être exploité, vous verrez. »
Un autre jeune le contredit. «Imagineque ce soit vrai, OK. Et alors ?Ça sera au détriment de la population. Tout le monde va partir. Y aura plus d’ouvriers, ni tous les darons qui ont grandi dans les bidonvilles. Que des bobos. Le seul changement qui arrivera, c’est le changement de population. Le quartier va perdre son âme. »
Smaïn vient à la rescousse de Morad. « Sur le plan économique, la situation est trompeuse, il y a plus d’opportunités de travail aujourd’hui qu’il y a quelques années. C’est en partie lié à l’ubérisation de la société. Les gens survivent plus qu’ils ne vivent et le pouvoir d’achat est faible à cause de l’inflation impressionnante. Mais pour positiver un peu, je constate également une forte volonté de se lancer dans presque tous types de business de la part de jeunes entrepreneurs et entrepreneuses en provenance des quartiers populaires. Regardez le nombre de restaurants, de petits commerces mais aussi de boîtes de services ou de transport qui sont maintenant tenus par des personnes issues de l’immigration. C’est positif et ça montre l’exemple aux autres. »
« Voilà,renchérit Morad, il y a une vraie prise de conscience. On veut plus se laisser faire. On veut prendre les rênes et être acteurs de nos vies. Ça passe par le travail, par la création d’entreprises. Après, c’est vrai qu’on n’est pas soutenus par l’État. La mairie nous écoute, oui, mais c’est à nous de nous prendre en main, les gars. »
L’État, je n’y crois pas.
Petit D.
Un silence s’installe durant quelques minutes puis Smaïn reprend le fil de la conversation, cette fois-ci sur le plan politique. « Le gouvernement se gave de sondages d’opinion. Ils gèrent certains sujets avec en tête ce qui obsède les Français. Par exemple, la lutte contre la fraude aux prestations sociales ou bien l’immigration, la sécurité et le soi-disant laxisme de la justice. Mais les vrais problèmes sont étouffés par des stratégies de communication politique. Comme l’histoire de l’abaya », ironise Smaïn en tirant profondément sur sa cigarette. Certains hochent la tête en signe d’approbation.
Petit D., rallumant une cigarette, abonde en ce sens. « Franchement, je m’attendais àun énième plan banlieue du gouvernement qui allait nous allouer de la thune pour tenter de nous apaiser, mais rien du tout. Même ça, ils n’en ont rien àfoutre. Les circonstances les arrangent. Donc l’État, je n’y crois pas. Les associations, elles, vont continuer le boulot. L’unitédes groupes sociaux acceptés dans le quartier va se renforcer. Rien n’a étécasséchez eux d’ailleurs. Tous les commerces, sauf les tabacs, c’est vrai, n’ont pas ététouchés. Les jeunes ont fait la part des choses. Ça va renforcer la solidaritéentre les habitants, mais il ne faut plus compter sur l’aide de l’État. »
Il se lève et ajoute avant de partir : « Il n’y aura aucun impact, la situation après Nahel va encore plus diviser la France et les gens vont se replier sur eux-mêmes. Ici et ailleurs. Ça sera encore plus marqué. Il va falloir se débrouiller, les gars. »
Force est de le constater.À Nanterre et dans toutes les banlieues de France, le gouvernement fait face à une défiance croissante de la population à l’égard des responsables politiques. Pourtant, que ce soit sur un banc ou ailleurs, les citoyen·nes expriment fréquemment leur volonté d’être davantage consulté·es et impliqué·es dans la prise de décision publique.
Loin des préoccupations du gouvernement, c’est pourtant à l’Assemblée nationale que cette conversation autour de l’après-Nahel aurait dû se tenir. Trois mois à peine après la tragédie du 27 juin 2023, comment envisager un avenir stable pour une population qui, qu’on le veuille ou non, reste marginalisée ?
Un adolescent a été tué. Il s’appelait Nahel Merzouk. Et son nom restera gravé dans les mémoires et sur les murs en lettres de colère. Les cendres des nuits de révolte qui ont enflammé la France ont refroidi. Mais elles sont toxiques.
Yamna, créatrice de contenu algérienne, en Haïk à travers les ruelles de la Grèce
Il est rare de croiser une tenue traditionnelle algérienne dans les rues animées de Platamonas en Grèce. Pourtant, c’est exactement ce que Yamna, une artiste et créatrice de contenu algérienne, a décidé de faire. Accompagnée de son amie, toutes deux revêtues du Haïk, elles ont déambulé entre les étals de fruits et légumes, les petites échoppes, les cafés locaux et les restaurants pittoresques. Une rencontre improbable entre le patrimoine algérien et le charme méditerranéen grec.
Leur balade, bien que délicate et touchante, ne fut pas une simple promenade. Elle fut une véritable performance artistique, une déclaration d’amour et de fierté pour leur patrimoine algérien. Et pour ajouter une touche nostalgique à cette escapade, elles ont choisi comme bande-son « Les vacances de l’inspecteur Tahar », une mélodie entraînante d’Ahmed Malek, indissociable du générique du célèbre film algérien éponyme.
Yamna, avec son engagement constant pour la promotion de la culture algérienne, a encore une fois su captiver son public. Avec humour, créativité et originalité, elle ne cesse de mettre en avant la richesse et la diversité du patrimoine algérien, qu’il soit algerois ou d’ailleurs, sur les réseaux sociaux.
Mais qu’est-ce que le Haïk exactement?
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette tenue, il s’agit d’un vêtement féminin algérien. Principalement porté à Alger, sa renommée dépasse les frontières de la ville.
Le Haïk est plus qu’un simple habit; il est un symbole fort du rôle des femmes algériennes lors de la guerre d’indépendance. Étendard de résistance, il rappelle le courage et la détermination de ces femmes qui se sont battues pour la libération de leur pays.
Fabriqué à partir de laine, de soie ou de soie synthétique, sa confection demande un savoir-faire et une attention particuliers. Il est à la fois délicat et robuste, tout comme l’histoire qu’il porte en lui.
En conclusion, à travers cette performance, Yamna n’a pas seulement partagé une tenue traditionnelle, mais également une partie de l’histoire algérienne, rappelant à tous l’importance de préserver et de célébrer notre héritage culturel, où que nous soyons dans le monde.
Des milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France pour manifester contre le racisme systémique et les violences policières. Reportage à Paris.
« Justice« Justice pour Nahel », « Justice pour Cédric », « Justice pour Souheil »... Leurs prénoms défilent au micro, sur les tee-shirts, les banderoles et donnent le vertige. Comme ceux de Zyed, Bouna, Zineb, Adama, tou·tes tué·es par les forces de l’ordre ces dernières années.
À l’appel national de plusieurs collectifs, organisations syndicales telle la CGT et partis de gauche dont La France insoumise (LFI) et Europe Écologie-Les Verts (EELV), plusieurs milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France, pour défendre les libertés publiques et dénoncer les violences policières ainsi que le racisme systémique. Des manifestations sous haute surveillance des forces de l’ordre, parfois émaillées d’incidents, comme à Paris.
Dans la capitale, au départ de la gare du Nord, au milieu de cartons rouges où étaient inscrits en lettres noires « Le pliage tue », « La clé d’étranglement tue », « La police tue », « La loi tue », « Stop aux violences d’État », les familles de victimes ont étalé leur colère, leur souffrance et leur soif de justice.
Parmi elles, une femme qui ne veut plus se retrouver sous le feu médiatique, traumatisée par ce qu’elle a vécu à la mort de son fils : la mère de Nahel, cet adolescent de 17 ans abattu à Nanterre (Hauts-de-Seine) par un policier en juin, dont la mort a secoué le pays du 27 juin au 7 juillet et entraîné cet appel unitaire à manifester.
Elle avance le visage masqué en confiant à Mediapart qu’elle ne souhaite aucune récupération politique ou autres. Elle porte un seul combat : que justice soit faite pour son fils et pour les victimes des violences policières. Elle n’accuse pas l’ensemble de la police mais les policiers qui ont tué Nahel et ceux qui se rendent coupables de violences. Nuance de taille. Elle appelle à l’union pour mener ce combat. Elle ne prend pas la parole, laisse des proches de sa famille parler à sa place : « On ne va pas continuer à tuer nos enfants sur la route. Merci de la part de la mère de Nahel. Merci à tous d’être là. »
Nos gosses se font tuer par la police et la justice classe les affaires comme si la vie de nos gosses et de nos frères ne valait rien.
Il y a aussi la mère de Cédric Chouviat. Il avait 42 ans et cinq enfants quand il est mort en criant « J’étouffe ! » le 3 janvier 2020 à Paris, lors d’un contrôle routier. Fatima n’est pas forcément proche des syndicats ni des politiques mais « aujourd’hui », dit-elle, « il faut dépasser nos divisions et nous unir ». Au sein même des comités et collectifs de victimes de violences policières, les prises de position peuvent diverger. « Je ne suis pas contre la police mais contre les policiers qui ont tué mon fils, poursuit Fatima. Nous ne partageons pas forcément cette position entre familles de victimes et, pour autant, il faut dépasser ces divergences. »
Fatima Chouviat se dit chanceuse parce que l’interpellation de son fils a été filmée par lui même et « que l’instruction avance dans le bon sens », mais elle s’inquiète de la suite : « Les policiers ont des peines très légères lorsqu’ils sont jugés, ce qui participe à leur sentiment d’impunité. » « Depuis l’arrivée de Darmanin, la situation est devenue encore plus dramatique et plus que jamais les syndicats de police, en particulier Alliance, semblent faire la loi, dénonce-t-elle. Ce qui pose un réel problème démocratique. »
Alliance, c’est le syndicat qui, lors des révoltes sans précédent partout en France à la suite du meurtre de Nahel, a publié un tract avec l’Unsa qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles ». Les deux organisations ont également organisé une haie d’honneur pour soutenir leurs collègues impliqués dans les violences sur Hedi lors de leur mise en examen. Le jeune homme de 22 ans a eu une partie du crâne amputée après avoir été roué de coups par des policiers dans la nuit du 1er au 2 juillet à Marseille.
« Nous nous battrons la tête haute, promet à son tour le comité de soutien d’Othman, une autre victime des violences policières. Nos gosses se font tuer par la police et la justice classe les affaires comme si la vie de nos gosses et de nos frères ne valait rien. Nous nous battrons contre le racisme systémique et contre l’islamophobie. Les amis, nous marcherons ensemble. Craignez-nous, nous ferons corps. »
Le père de Souheil, tué en 2021 lors d’un refus d’obtempérer à Marseille, est « heureux qu’il y ait une coordination des collectifs des familles qui se soit créée à la suite du décès de Nahel ».« Il faut dépasser nos divergences, dit-il. Aujourd’hui, j’ai tenu à rappeler que l’interdiction de l’abaya est une nouvelle stratégie du gouvernement pour ne pas parler des vrai problèmes et pour aller sur le terrain de l’extrême droite. Si on combat le racisme systémique de la police, on doit combattre cette interdiction. »
Il appelle à « mettre de côté nos différences pour converger sur le vrai combat, celui des violences policières, du racisme et de l’islamophobie, et faire en sorte que la justice soit la même pour tous ». Sans illusion sur le changement politique qu’une telle manifestation peut provoquer, il est certain, en revanche, que celle-ci « peut alerter l’opinion et créer un front pour mener ce combat ».
Depuis le mois de novembre et la nomination d’un nouveau juge d’instruction, l’enquête sur le décès de son fils n’avance pas. « Je me bats pour le moindre droit, pour des choses élémentaires, mais je ne baisserai pas les bras. L’un des témoins a été entendu par le commissaire de la ville dont est originaire le policier tireur... C’est une aberration. On se bat aussi pour une justice qui ne bafoue pas nos droits et ne privilégie pas les policiers. »
Plus loin dans le cortège, Mathéo, 16 ans, et Solal, 17 ans, vivent leur première manifestation contre les violences policières. « Beaucoup de nos amis ne veulent plus venir en manif par peur de la police. C’est une raison de plus de défendre ce droit de manifester qu’on tente de nous enlever », explique Solal, qui n’a jamais subi de violences policières, sauf « des nasses et du gaz pendant une action pour le climat ».
À Argenteuil (Val-d’Oise) où ils habitent, ils ont été marqués par le décès de Sabri, un jeune de 18 ans tué par la police au guidon de son scooter en mai 2020. « Je me suis rendu compte que les violences sont tangibles. Un jeune est mort et ne reviendra plus », explique Mathéo, qui n’a pas dit à sa mère, employée dans une cantine et qui l’élève seule, qu’il allait en manifestation « contre la réforme des retraites, pour ne pas l’inquiéter ».
Mathéo ne se sent pas légitime pour aller manifester avec les collectifs des familles des victimes, « tout en partageant leurs revendications ». Mais l’appel de son syndicat, La Voix lycéenne, l’a convaincu de le faire aujourd’hui. « On est unis avec les collectifs et c’est important. » Il regrette que des jeunes des quartiers de son lycée ne soient pas venus : « Mais venir à Paris, ce n’est pas facile, et la répression suite aux révoltes a eu aussi son effet, hélas. »
«Nos droits sont de plus en plus bafoués, ajoute Solal, qui prend l’exemple du blocus à l’entrée de son lycée contre la réforme des retraites. Notre administration a appelé la police et travaille main dans la main avec elle pour nous interdire de nous exprimer. » Mathéo et Solal ont peur de la police : « C’est stressant de venir parce qu’on ne sait jamais comment la police va réagir contre les manifestants, et ça peut vite dégénérer. Mais c’est essentiel et là, je suis soulagé et étonné de ne pas voir les policiers autour de nous. »
Emmanuel, 34 ans, de Seine-Saint-Denis, est plus pessimiste. Ce professeur regrette que la manifestation « ressemble davantage à une agglomération de syndicats et de collectifs qu’au partage d’une lutte commune ». C’est « très blanc », constate-t-il. Les quartiers sont peu représentés, excepté par les collectifs des familles qui ne sont pas non plus nombreux.
Ce professeur a déjà subi la répression policière lors des manifestations contre la loi Travail en ayant été placé en garde à vue mais « ce n’est rien par rapport au racisme que subissent les jeunes des quartiers ». Il est inquiet pour l’avenir : « Il n’y avait pas grand monde pour manifester contre la loi Darmanin sur l’immigration. Le racisme, c’est un combat au quotidien et j’ai peur que cette manifestation nous montre combien on est encore loin de le vaincre. »
Mathieu, 26 ans, collaborateur politique EELV, vient également de Seine-Saint-Denis. Il a participé en mars aux manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres : « Ça a été un traumatisme de se rendre compte que l’on pouvait mourir juste pour manifester », dit-il. Pour lui, il y a un avant et un après.
Au sein de son parti aussi, la répression violente de la mobilisation a laissé des traces. La formation des militant·es a été revue : « On a renforcé la base arrière juridique, la connaissance des droits en garde à vue et les protections à mettre pendant les manifestations. » Pour chaque défilé comme celui d’aujourd’hui, « un fil WhatsApp est créé pour s’assurer que tout le monde est bien rentré et intervenir rapidement en garde à vue si nécessaire ».
S’il n’a pas beaucoup d’espoir de changement à la suite de cette manifestation, il espère lui aussi qu’elle permettra de transmettre un message commun et d’alerter l’opinion. Il appelle à faire des « ponts entre les quartiers populaires et EELV » : « Il ne faut pas qu’on s’adresse seulement aux CSP+. »
Étudiant en logistique, Khais, 24 ans, a fait le déplacement depuis Montigny-lès-Cormeilles, dans le Val-d’Oise. Son père travaille dans le bâtiment et sa mère est assistante maternelle. Il est venu parce que « les violences policières, c’est [son] quotidien et ça fait des années » : « On est un peu un laboratoire en banlieue. » Il se rappelle ce jour où vêtu d’un tee-shirt en soutien à Adama Traoré (dont la sœur, Assa Traoré, est devenue une figure du combat contre les violences policières), il s’est fait dévisager par un policier qui lui a lancé : « Si je veux, je te mets à terre. » Et c’est ce qu’il a fait.
« Je me suis retrouvé le visage au sol dans la boue et les mains dans le dos,raconte Khais. J’ai ressenti de la colère mais aussi de la peine pour cet homme qui représentait la police. Je n’en ai pas parlé à mon père pour qu’il ne s’énerve pas. Il est venu en France après la guerre d'Algérie et il est déjà, à 70 ans, usé par le travail. En fait, on nous aime pour nous faire bosser sur les chantiers et lorsqu’il faut voter. Le PC et le PS, absents aujourd’hui, sont les premiers à venir chercher nos voix pour les élections. »
Las et désabusé, Khais ne « baisse pas pour autant les bras parce que plus que jamais le racisme est en train de l’emporter en France ». Qu’il n’y ait pas eu de condamnation officielle du tract policier qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles » l’a terriblement inquiété. « C’est le continuum colonial français. Nous sommes traités d’animaux, d’insectes. Une humiliation à laquelle s’ajoute le silence de Macron, qui va même jusqu’à condamner les parents des émeutiers. »
Khais a soutenu les révoltes. « La cible, dit-il, c’était les institutions. Et les grandes enseignes. Il y a des raisons à cela. Cela fait des années que les unes nous méprisent et cela fait des années que nos conditions économiques se dégradent. Le nier, c’est tourner le dos aux quartiers populaires. » Le jeune homme est heureux de voir que les collectifs des familles ouvrent la manifestation. Il espère que « ce ne soit pas une manif sans lendemain, juste pour la communication des partis politiques et des syndicats ». « Ce n’est pas la première fois qu’ils nous utiliseraient », lâche-t-il.
Une manif qui divise la gauche
La gauche syndicale et politique elle-même est divisée. « Violences policières », « racisme systémique » : les termes ne font pas l’unanimité. Ainsi, le Parti communiste (PCF) a refusé de manifester. Son chef de file Fabien Roussel a expliqué sur France Info que le sujet des violences policières était « grave »,qu’il devait « être traité »,mais qu’il refusait de se retrouver dans des manifestations où le slogan « Tout le monde déteste la police » aurait droit de cité.
« Nous ne nous reconnaissons pas dans la dénonciation d’un “racisme systémique” qui ouvre la porte à l’idée d’un racisme d’État, a expliqué dans un communiqué le Parti socialiste (PS), qui s’est aussi désolidarisé de l’événement. Le racisme existe et sa progression nous inquiète. La formation des policiers et les sanctions doivent être à la hauteur. Personne ne doit minimiser sans pour autant renvoyer l’ensemble des fonctionnaires de police à ces dérives impardonnables. »
Ces formations politiques, ainsi que plusieurs figures écolos, avaient en revanche participé au rassemblement polémique initié par plusieurs syndicats de policiers et de policières, devant l’Assemblée nationale en mai 2021. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin y avait lui aussi passé une tête.
À la veille du défilé lancé par les familles de victimes, il a adressé une lettre de soutien aux policiers et gendarmes, ainsi qu’un télégramme aux préfets, les appelant à « faire preuve d’une vigilance particulière concernant ces rassemblements », à prendre un arrêté d’interdiction si nécessaire et à signaler les messages « porteurs de slogans insultants et outrageants à l’endroit des institutions de la République, de la police et de la gendarmerie susceptibles de tomber sous le coup de la loi ».
À l’occasion des cinquante ans des attentats racistes qui ont été commis à Marseille et dans le reste de la France, le journal La Marseillaise a consacré le 25 août ses trois pages d’ouverture au souvenir de ces ratonnades. Dans ce contexte, j’ai été interviewée. Voici le texte.
« Le contexte fait que les souvenirs ressurgissent »
Ancienne militante des étudiants communistes et syndicaliste CFDT, la romancière Dominique Manotti a longuement enquêté sur les assassinats racistes de l’été 1973 à Marseille et en a tiré un roman, “Marseille 73”. Elle alerte sur les résurgences toujours actuelles de cette haine.
La Marseillaise : Il y a cinquante ans, une vague de crime racistes s’abattait sur Marseille. Comment en est-on arrivé là ?
Dominique Manotti : C’était une atmosphère relativement courante en France. On n’est pas loin de la guerre d’Algérie, une guerre qui reposait sur un contrôle ultra-violent de la population à travers des déplacements en masse, une utilisation systématique de la torture, la politique des disparitions. Tout ça, réalisé par des Français qui vont revenir en France. La police marseillaise était composée en partie non négligeable de policiers revenant directement d’Algérie, de même que le corps préfectoral. Ensuite, il y a un deuxième aspect très important, c’est la fin des années d’expansion des Trente glorieuses. Et donc dans un contexte de crise, l’étranger est désigné responsable de toutes les catastrophes qui arrivent. À Marseille, c’est une crise très violente et très réduite dans le temps, mais une vague va toucher la France entière dans la deuxième moitié de l’été 1973. Il y a 18 morts à Marseille en trois semaines, il y en a une cinquantaine dans la France entière en trois, quatre mois. C’est une réalité française. Il y a un racisme violent qui est une composante quasi permanente de l’Histoire de France depuis le XIXe siècle et qui est masquée, parce qu’il y a une forte tendance au déni.
Quelle a été la réaction des syndicats face à ces crimes racistes ?
D.M. : Il n’y a jamais eu d’appel raciste, pas plus à la CGT qu’à la CFDT, ça c’est clair. Par contre, il y avait un discours général qui disait, pas de revendication spécifique : on ne divise pas la classe ouvrière. Mais il y a quelque chose d’incroyable qui s’est passé à Marseille.Il y a eu une grève de travailleurs immigrés, seuls, contre les massacres, contre les assassinats. Le premier appel a été aux chantiers navals. Il y avait 1800 travailleurs immigrés aux chantiers de La Ciotat et il y a eu 1800 grévistes. Le chantier a été obligé de s’arrêter. Cette grève a eu lieu au début du mois de septembre et dans la foulée, le Mouvement des travailleurs arabes a lancé une grève sur l’ensemble du département des Bouches-du-Rhône. Ils ont eu 30000 grévistes. Je ne sais pas si vous l’imaginez, le MTA, c’était une organisation quasi inexistante ! Ça traduit la profondeur du désespoir des travailleurs immigrés. Là-dessus, ils n’ont eu aucun soutien. Il y a eu une journée de dépôt de pétitions dans les directions d’entreprise, mais c’était un geste symbolique.
Vous avez rencontré la famille de Ladj Lounès, tué le 29 août. Quel souvenir en garde-t-elle ?
D.M. : Le souvenir reste un souvenir qui ne passe absolument pas. Ladj Lounès a été assassiné par un brigadier-chef de la sûreté nationale, qui après une soirée bien arrosée, a pris son arme de service, sa voiture personnelle et est allé tuer un inconnu. C’est dire à quel point les tueurs étaient absolument sûrs de leur impunité. C’est le seul assassin qui a été retrouvé, pour la bonne raison que c’est la famille qui l’a retrouvé. Ils ont mis un an et demi, mais ils y sont arrivés. Mais il n’est pas arrivé au procès parce qu’il avait un problème cardiaque. Il a été enfermé en préventive, on ne lui a pas donné son traitement et il est mort. Aucun assassin n’a été jugé.
Quelle mémoire reste-t-il de ces crimes ?
D.M. : C’est en train de revenir. Quand j’ai commencé à écrire le roman il y a à peu près quatre ans, il y avait une mémoire presque totalement inexistante à Marseille même. Les seuls qui s’en souvenaient, c’est des gars qui avaient vécu ça d’une façon militante, une toute petite minorité. Les jeunes générations ne s’en souvenaient absolument plus. Mais il y a un contexte de violences policières, le fait que le gouver- nement Macron repose à peu près exclusivement sur sa police qui fait que les souvenirs ressurgissent. J’ai été très frappée de voir à quel point il va y avoir des évènements sur 1973 dans les prochains mois.
On ne peut justement s’empêcher les parallèles avec la période actuelle…
D.M. : C’est ça qui ranime la mémoire. Les gens qui en parlent sont écoutés, mais ce n’est pas l’histoire qui intéresse, ce sont les échos d’aujourd’hui. Aujourd’hui, la violence policière est extrêmement racisée. Le gouvernement est prêt à faire des concessions sur des cas individuels, mais actuellement, ce qui est en place, ce sont des mécanismes institutionnels pour développer le racisme, comme quand vous basez l’action de la police de « proximité » sur les contrôles d’identité au faciès. On n’a pas idée, quand on ne les subit pas, de la violence du mécanisme. C’est quelque chose d’incroyable. C’est l’humiliation permanente. Il ne peut pas y avoir de pacification dans ce cadre, c’est impossible. C’est pour ça que j’ai une peur terrible de l’élection de 2027.
De faux rapports rédigés pour couvrir les faits, des déclarations contradictoires, et pour certains des implications dans d’autres affaires de violences : les premiers éléments de l’enquête judiciaire, consultés par Mediapart, sur les policiers qui ont grièvement blessé Hedi à Marseille le 2 juillet, sont accablants pour les mis en cause et leur hiérarchie.
nEn l’espace d’une minute, Hedi a reçu un tir de lanceur de balle de défense (LBD) dans la tête, et, dans la foulée, a été roué de coups de pied et de coups de poing par trois policiers de la brigade anticriminalité (BAC). En moins de deux minutes, dans la nuit du 1er au 2 juillet, la vie de ce jeune homme de 22 ans a basculé.
Son pronostic vital engagé, il a été opéré en urgence et a subi l’amputation d’une partie du crâne, le contraignant désormais à porter un casque. Terribles images qui ont fait, depuis, le tour des médias.
Depuis le 5 juillet, date de l’ouverture de l’instruction pour « violences volontaires aggravées » (notamment parce qu’elles ont été commises en réunion par des personnes dépositaires de l’autorité publique et avec armes), les quatre policiers, clairement identifiés par les enregistrements de plusieurs caméras de vidéosurveillance et les déclarations de deux témoins comme étant les auteurs des violences, ont persisté à nier les faits. Le placement en détention de l’auteur présumé du tir de LBD, Christophe I. (depuis libéré), avait alors provoqué un mouvement de fronde inédit au sein de la police nationale.
Ce policier avait, jusqu’alors, catégoriquement contesté être l’auteur du tir sur Hedi. Mais face au faisceau de preuves accablantes, il devenait pour lui trop inconfortable de maintenir sa position initiale et c’est « après mûres réflexions », selon les termes de son avocat, Pierre Gassend, qu’il est finalement passé aux aveux le 30 août, devant la juge d’instruction (après l’avoir fait une première fois devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d'Aix-en-Provence, le 3 août). Devant la magistrate, il a reconnu le tir, « justifié et réglementaire » selon lui,allant jusqu’à dire : « Je regrette les blessures mais pas le tir. »
À la fin de son interrogatoire, son avocat a tenu à préciser qu’il avait été contacté « par téléphone par le directeur général de la police nationale [Frédéric Veaux – ndlr], qui l’a assuré de son soutien personnel, et qu’il accordait [au policier] la protection fonctionnelle ».Tout fonctionnaire victime d’agression dans le cadre de son travail ou poursuivi par la justice en raison de son activité professionnelle peut être protégé et assisté par son administration. Un policier doit néanmoins prouver qu’il n’a pas outrepassé ses droits et qu’il n’a pas commis de faute détachable du service.
Une minute d’extrême violence
Très rapidement, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), chargée de l’enquête avec la police judiciaire, identifie quatre policiers et retrace la chronologie des faits.
Ce 2 juillet au soir, la commandante Virginie G. et six policiers de la BAC se rendent au cours Lieutaud, une artère située dans le centre-ville de Marseille, pour sécuriser des magasins en cours de pillage. Sur place, tandis qu’un agent demeure dans le véhicule, les six autres inspectent les lieux et rejoignent une rue adjacente non éclairée, dans laquelle certains commerces ont leur devanture forcée. À 1 h 54, la commandante annonce sur les ondes radio « un carnage » du fait de plusieurs enseignes aux vitrines brisées.
Un policier se dirige vers l’un des commerces, tandis que la commandante reste à côté de Christophe I., porteur du LBD, posté à l’intersection de deux rues. De l’autre côté d’un passage piéton, les trois autres policiers croisent alors Hedi et son ami Lilian, qui ne sont pas identifiés sur les enregistrements exploités par l’IGPN comme des pilleurs. Ce soir-là, Hedi a quitté le restaurant de ses parents vers 22 h 30 et a rejoint Lilian sur le Vieux-Port.
Là, il découvre une « scène de film », ainsi qu’il l’a raconté à Mediapart. « Il y avait un hélicoptère, on a eu l’idée de le suivre, ce qui n’était pas très malin. Mais bon, un hélicoptère qui survole le ciel à Marseille dans un tel chaos, on n’en voit pas tous les jours. »
Le déroulé des faits en regardant les vidéos à la seconde près permet de comprendre leur enchaînement et leur violence (l’horodatage débute avec le déclenchement de la caméra).
À 1 heure 56 minutes et 8 secondes, Lilian et Hedi sont « rapidement entourés par au moins trois policiers », Gilles A., David B. et Boris P., selon les retranscriptions des vidéos par la police des polices.
À 1 heure 56 minutes et 11 secondes, Hedi et Lilian « prennent la fuite ». Lors de son audition par l’IGPN, Hedi expliquera avoir salué les agents de la BAC mais « leurs visages étaient fermés. Ils semblaient très tendus » : « Je suis parti en courant car ces policiers me faisaient peur. »
À 1 heure 56 minutes et 15 secondes, Hedi « tombe lourdement au sol », touché par le tir de LBD. Un policier le relève et le ramène à l’angle de deux rues. Quelques secondes plus tard, à 1 heure 56 minutes et 28 secondes, Hedi « est debout, marche en titubant, porte sa main droite à sa tête et est maintenu par un policier », selon les retranscriptions de l’IGPN.
À 1 heure 56 minutes et 35 secondes, un autre policier « assène un violent coup de pied à Hedi » et le fait chuter. Entouré de trois, puis de quatre policiers, « dos au sol », Hedi reçoit alors « deux coups de pied dans le ventre ou le bassin », plusieurs coups de poing notamment au visage. À 1 heure 56 minutes et 50 secondes, alors que le jeune homme se relève en se protégeant la tête, un policier lui donne un coup de pied aux fesses, avant de le laisser partir.
Hedi n’a rien fait. Mais il a été massacré.
Ces images de vidéosurveillance ainsi que certains détails vestimentaires permettent rapidement d’identifier les policiers. L’un a des gants coqués, pourtant interdits, un autre est en short, deux sont affublés de casquettes, et le tireur de LBD, Christophe I., arbore son arme en bandoulière sur un T-shirt blanc.
Avant et après le tir, Christophe I. est visible à quelques mètres de Hedi. Il est également le seul des six policiers de son équipage à être en possession d’une telle arme. Par ailleurs, deux témoins l’identifient clairement, l’un d’eux l’ayant vu tirer : « Il portait une arme longue [...]. Après avoir aperçu cet homme, je le vois guetter, il épaule l’arme, vise puis tire. »
Malgré tous ces éléments, les policiers nient avoir commis des violences, et refusent même de se reconnaître sur les vidéos qui leur sont soumises par la police des polices.
Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire.
L’IGPN lors de l’audition du policier Gilles A.
Parmi les trois policiers auteurs des coups portés à Hedi, on retrouve David B., qui, comme nous l’avions révélé, avait déjà été inquiété dans l’affaire d’Angelina, plus connue sous le pseudonyme de Maria. Cette jeune fille de 19 ans avait reçu, elle aussi, un tir de LBD en marge des manifestations des « gilets jaunes », puis, une fois à terre, avait eu le crâne fracassé par des policiers. Rapidement, les investigations s’étaient resserrées sur David B., qui avait nié toute implication dans les violences. Il adopte la même posture pour cette enquête.
Avant d’entrer dans la police, il a passé quinze ans dans le premier régiment de parachutistes d’infanterie de la marine, chargé des opérations spéciales
Lors de ses auditions par l’IGPN, David B. refuse de se reconnaître sur les vidéos et déclare : « Je ne me souviens pas avec qui j’étais à ce moment-là. » Alors qu’un de ses collègues l’identifie comme étant auteur des coups portés à Hedi, il répond invariablement : « Impossible à déterminer. » Il en arrive même à « ne pas savoir » où il était et conclut par : « Ça ne sert à rien, à la fin je ne vais plus répondre à vos questions. » Même comportement face à la juge. Interrogé sur les coups portés à Hedi, il répond : « Je me souviendrais si j’avais porté des coups à un homme à terre. »
Portant des gants coqués de motard, une casquette à l’envers, Gilles A., qui a passé 17 ans à la BAC nord de Marseille, se comporte à l’identique. Clairement identifié comme l’auteur du dernier coup de pied à Hedi, il explique lui aussi être dans l’incapacité de dire où il était et avec qui.
Face à pareille omerta, l’IGPN insiste : « La situation est extrêmement grave. Nous avons une personne qui a été gravement blessée. Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire, quel a été celui de vos collègues, de nous dire qui a tiré. »
Gilles A. finit par reconnaître qu’il y a eu « des accrochages », des « contacts avec des personnes qu’[ils ont] dû repousser ». Il reconnaît avoir « mis un coup de poing » sur le haut du corps de Hedi, puis évoque également un « coup de pied vers sa tête ».
Devant le juge, Gilles A. est moins loquace. Interrogé sur le tir de LBD, il répond : « Moi, je n’ai ni entendu ni vu. J’ai ma conscience tranquille. » Il reconnaît uniquement avoir donné « le dernier coup de pied », qu’il qualifie de « malheureux ». Concernant les violences commises par ses collègues, il affirme avoir « vu sans trop… [...][Il] sai[t] qu’il y a eu des échanges ».
Confronté aux images du crâne de Hedi, lors de son hospitalisation, il déclare en larmes vouloir « arrêter la police », se sentant « abandonné »,et prenant « des risques qui sont trop importants ». Il est « triste de voir un jeune homme mais [il] n’arrive pas à avoir de l’empathie. C’est super difficile ».
« Nous sommes des policiers et non des voyous », rappelle l’IGPN aux agents auditionnés qui semblent en avoir adopté les pratiques : non seulement ils nient les faits mais ils tentent de les maquiller.
Des faux rapports et beaucoup d’omissions
À l’issue d’une opération, tout policier ayant fait usage d’une arme a en effet pour obligation de déclarer ses tirs, dans un fichier nommé TSUA (traitement relatif au suivi de l’usage des armes), et cela dans les plus brefs délais. Il doit préciser le nombre de tirs, le lieu et la date. Or, sous le commandement direct de Virginie G., les deux policiers Christophe I. et Boris P. ayant fait usage de leur LBD ne remplissent leur fiche que le 7 juillet, soit six jours après les faits, quasiment à la même heure, 0 h 50 pour l’un, 0 h 51 pour l’autre. Pour justifier leurs tirs, ils écrivent exactement le même texte, en changeant seulement le nombre de tirs (dix pour le premier, neuf pour le second). « J’ai fait usage du lanceur de balles de défense à [X] reprises en ciblant à chaque fois des individus se trouvant dans des groupes mobiles et hostiles lançant divers projectiles vers les forces de l’ordre engagées sur le service d’ordre. »
Tous deux rapportent ces tirs à la même heure, 22 heures, et au même endroit, bien loin de la ruelle où Hedi a été touché. Nul trace du tir qui l’a atteint et encore moins d’un quelconque blessé dans la déclaration de Christophe I.
Alors que d’autres policiers ont rempli leur fiche le lendemain, voire dans la nuit même, Christophe I. a expliqué à la juge que les consignes de leurs supérieurs étaient que « les fiches TSUA n’étaient pas nécessaires ».
Ayant, au cours d’une deuxième audition devant la juge, enfin reconnu être l’auteur du tir LBD ayant blessé Hedi, Christophe I. explique avoir « oublié de faire le TSUA pour ce tir », ajoutant : « C’est une erreur de ma part sans aucune arrière-pensée. Je ne souhaitais pas dissimuler quoi que ce soit. »
Pour justifier son tir, Christophe I. explique que Hediseserait retournéetaurait « armé son bras gauche avec le poing fermé comme s’il voulait lancer un objet […] une pierre ». « [Ayant] clairement détecté un danger pour mes collègues, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de me servir à une reprise du LBD. »
Seulement, aucune retranscription des vidéos par les enquêteurs ne mentionne un mouvement menaçant de la part de Hedi avec son bras gauche. Le jeune homme conteste aussi toute violence.
Je ne vais pas inventer une version des faits. Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées.
L’auteur du tir de LBD, Christophe I., revenant sur ses déclarations initiales
Dubitative sur les justifications du policier, la juge l’interroge sur la trajectoire du tir. Là encore, les explications restent floues. Christophe I. assure avoir été à une distance minimum de sept mètres, respectant les distances réglementaires.
C’est pourtant le même policier qui, lors de sa première comparution, déclarait que « la rue était dans le noir » et que tirer, « c’était prendre le risque de toucher des personnes dans des parties sensibles. C’était une prise de risque en raison de la distance ».Par ailleurs, il affirmait n’avoir pas tiré car il n’avait « pas été en position de danger à l’endroit où se sont passés les faits ».
Mais si ce tir était réglementaire, pourquoi avoir omis de le déclarer ? « Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées. » Elles ne semblent toujours pas claires puisque lui-même finit par douter de son geste : « En temps normal, je ne sais pas s’il y avait matière à l’interpeller […]. Pour moi, la tentative de violence, je ne suis pas sûr qu’elle tienne. »
La cheffe de la BAC ne sait rien, n’a rien vu et n’a rien entendu
Christophe I. n’est pas le seul à avoir la mémoire qui flanche. Dans son rapport, la commandante Virginie G. énumère les déplacements de ses unités dans différents secteurs de la ville et l’interpellation de personnes lors du « pillage d’une parfumerie ».
Mais lorsqu’il est question de leur intervention dans la rue au moment où Hedi a été blessé, elle signale seulement que les vitrines de plusieurs magasins étaient cassées. Elle précise même qu’après 23 heures, « à [s]a connaissance, aucun tir de lanceur n’a été effectué ».
Avec sa queue de cheval tressée, Virginie G. est facilement traçable.Un témoin l’a vue. Les caméras de vidéosurveillance l’ont enregistrée : elle se situe à trois mètres de Christophe I. au moment où il tire. Elle nie pourtant avoir « assisté à cette scène ».
Lors de son audition par l’IGPN, cette cheffe de la BAC s’est déchargée de toute responsabilité. En préambule, elle précise qu’elle était « le chef de colonne BAC, de toutes les BAC » : « J’étais la plus gradée. »
Pour autant, elle n’avait pas le rôle de « superviseur », censé encadrer les tireurs. « Je rappelle qu’on était dans des violences urbaines et non pas dans les règles du maintien de l’ordre », se justifie-t-elle. Elle rejette la faute sur ses effectifs qui « à aucun moment ne [l]’ont avisée ». Elle paraît, d’ailleurs, tout ignorer de ses subordonnés. Certains ne portent pas de brassard, un autre n’est plus habilité à avoir un LBD, alors même qu’il en est porteur.
Comme ses agents, elle non plus ne se reconnaît pas sur les vidéos. Mais « dans l’hypothèse où ce serait [elle] », dit-elle, « en aucun cas » elle n’a pu voir ce qui se passait puisqu’elle tournait le dos à la scène au moment du tir. « Je suis sincère », lance-t-elle aux inspecteurs. Les enregistrements des caméras de vidéosurveillance en font sérieusement douter. Comment n’a-t-elle pas pu entendre la détonation du LBD, alors même que le témoin, bien plus éloigné qu’elle du tireur, l’a perçue, lui ? C’est « le bruit partout, des gens qui courent dans tous les sens, les sirènes de police ou de pompiers ».
La commandante n’a donc rien vu, ni rien entendu. Elle a pris soin, néanmoins, d’appeler trois de ses agents lorsqu’ils ont appris leur convocation par l’IGPN. Une communication qui pose question et qui a justifié la saisie du téléphone de la commandante. Interrogée sur ces appels, elle les justifie pour « savoir s’ils avaient fait quelque chose qu’ils ne [lui] auraient pas dit ».
Certains policiers déjà mis en cause pour des violences
Cependant, l’IGPN cherche aussi à voir ce qu’ils pourraient imputer à Hedi. Bien que son casier judiciaire soit vierge, l’IGPN tient à faire préciser qu’il a fait l’objet de signalement auprès de la justice, notamment pour « conduite d’un véhicule sans permis ». Son horaire d’arrivée à Marseille est également contesté : contrairement à ce que ses parents ont déclaré, il n’est pas arrivé à Marseille aux alentours de minuit, mais vers 23 heures. Et question de la plus haute importance : les enquêteurs ont voulu savoir pourquoi il portait un sweat à capuche. Le ciel était-il si menaçant ? Figure au dossier le bulletin météo du jour des faits.
On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller.
Gilles A., policier de la BAC, lors de son interrogatoire
Du côté des agents, si les notations de leur hiérarchie au cours de leur carrière sont souvent élogieuses, certains sont également connus défavorablement de la justice. C’est le cas de l’auteur du tir, Christophe I., décrit par sa hiérarchie comme « sérieux et assidu », aux « compétences physiques et intellectuelles de qualité ». Néanmoins, le policier a été mis en cause pour « atteintes à la dignité de la personne, harcèlement sur conjoint » en novembre 2020. Il a écopé d’un rappel à la loi et d’un stage contre les violences conjugales. Ce policier est également visé par une enquête pour « atteinte corporelle volontaire sur majeur », pour des faits du 15 mai 2023.
Son coéquipier Boris P., auteur de coups sur Hedi, est également poursuivi pour des « violences par personne dépositaire de l’autorité publique sur majeur », pour des faits datant également du 15 mai 2023. Pourtant, il est décrit comme un « chef de brigade respecté qui fait preuve de grandes qualités humaines ».
Le 2 juillet, à 1 h 58, quelques minutes après les violences commises sur Hedi, le même Boris P. a été identifié par les enquêteurs sur une autre vidéo. Il a plaqué au sol un homme muni d’un objet lumineux et lui a asséné plusieurs coups. Selon nos informations, une nouvelle enquête pourrait être ouverte à la demande de la juge d’instruction.
Interrogé sur ces faits, le commissaire à la tête de la voie publique à Marseille évoque la fatigue des agents, mais également les ordres donnés au cours de la nuit du 1er juillet.
Dans la soirée, faute de place dans les commissariats et d’effectifs sur le terrain, ils ont « reçu instruction de procéder à de simples relevés d’identité en vue de convocation ultérieure »,et de ne plus interpeller. « Cette consigne a généré beaucoup d’incompréhension parmi les effectifs présents, les laissant relativement démunis pour gérer des faits d’une particulière gravité. »
L’un des policiers mis en examen, Gilles A., ne cache pas à la juge « sa frustration » face à de tels ordres et explique : « On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller. »
Pascale Pascariello
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Objets de la panique vestimentaire de cette saison printemps-été 2023, deux termes arabes ont fait leur irruption dans le débat publique : le qamiṣ et la ʿabaya sont d’ores et déjà devenus les nouveaux objets des fantasmes d’exotisme xénophobe. Si leurs détracteurs médiatiques et politiques y voient un nouveau signe de la sournoise invasion des « musulmans », c’est-à-dire des Maghrébins, leur histoire n’a cependant rien à voir avec l’Occident musulman.
Les spécialistes de la littérature arabe se tourneront vers l’ouvrage orientaliste de référence sur la question : le Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes publié par Reinhart Dozy en 1845. Gageons que ce résumé lexicographique recèlera pour nos éditorialistes et ministres français une réserve inépuisable d’obsessions textiles, pour un siècle au moins de lois et réglementations.
UNE SIMPLE « CHEMISE »
Le qamiṣ n’y a même pas droit à une description préalable, tant l’auteur considère que l’étymologie est transparente avec le latin camisia : « Les Orientaux portent la chemise par-dessus le caleçon, et non pas, comme c’est la coutume en Europe, par-dessous le caleçon ». Ce concept distingue surtout le costume oriental ET européen de celui qui prédomine en Occident musulman (Maghreb) et y est appelé entre autres la gandoura : à manches courtes voire inexistantes elle correspondrait donc plutôt à un t-shirt. Au Proche-Orient, à l’époque prémoderne, la « chemise » était aussi portée par les femmes, comme en attestent les Mille et une Nuits, si bien qu’un émir mamelouk de Syrie du Nord avait pris l’initiative de réglementer la largeur des manches pour en limiter l’impudeur. Toutefois, Dozy note également que qamiṣ porte une charge symbolique en lien avec le Coran et le Prophète, mais il n’en connait pas la cause. En fait, qamiṣ figure bien dans le texte sacré, mais exclusivement pour désigner le motif récurrent de la « tunique » de Joseph (sourate XII) : celle qui est tachée du sang d’un agneau lorsqu’il est jeté au puits (hébreu : Ktnt), qui est ensuite déchirée par la femme de Potiphar et enfin posée sur les yeux de Jacob pour lui rendre la vue.
Le vocable est attesté en syriaque (qamista) et c’est sans doute dans ce contexte du début du Moyen-Âge que qamiṣ se retrouve comme un vêtement récurrent et donc banal pour les personnages mentionnés dans la première littérature exégétique et légale (VIIIe siècle).
Il est probable que ce fût à partir de cette quantité de mentions associées aux premiers compagnons que la simple « tunique » finit par receler un potentiel normatif dans l’imaginaire des spécialistes moyen-orientaux du ḥadith prophétique. Or, le mouvement salafiste se fonde d’une part exclusivement sur cette littérature canonique, et, d’autre part, il se développe justement en péninsule Arabique à l’époque de Dozy. Dès lors, la rencontre de la norme, de la praticité et de la banalité aura eu tendance à transformer cette autre coupe moderne de la « chemise », dans le Golfe, en standard vestimentaire de l’islam moderne salafisé.
L’ABAYA, UN COSTUME AVANT TOUT MASCULIN
La ʿabaya a une histoire plus intéressante et contre-intuitive : le terme est dérivé de l’araméen ʿbayta (ou ʿabita) qui veut dire : « grossière » ou « épaisse ». Cela désigne explicitement une lourde tunique rustique en laine, souvent rayée de noir et de blanc, qui ne comporte « qu’un rudiment de manches » comme l’écrit le lexicographe Kazimirki. Cette simplicité qui traverse les millénaires explique que ʿabaʾ charrie encore en arabe le sens sémitique primitif de « grossier », sans rapport avec sa racine principale.
En l’espèce, cette forme d’arabe standard est généralement déclinée au féminin en ʿabaʾa, avec une variante en ʿabaya qui s’avère l’objet d’un long débat chez le philologue tuniso-égyptien Ibn Manẓour au XIIIe siècle. C’est probablement sa prédominance en Égypte qui explique que cet usage, qui y était encore seulement émergent à l’époque de Dozy (p. 292-297), ait fini par l’emporter de nos jours via les travailleurs immigrés dans le Golfe. Mais surtout, il faut dire ici qu’il est question d’un costume avant tout masculin : c’est tout bonnement l’uniforme « caractéristique des Bédouins d’à peu près tous les temps ». Ici aussi, cet apanage du rural arabophone à dominante pastorale est purement proche-oriental. Dès lors, son équivalent maghrébin serait plutôt la djellaba, laquelle comporte une capuche et des manches longues.
Cela étant, cette simple couverture pliée et fendue pour passer la tête convient aussi bien aux Kurdes d’Urfa que comme bure pour les curés maronites du Liban. Pour autant, elle est également portée « au dessus de la chemise », donc du qamiṣ, chez les bédouines de toute condition, les nobles dames portant « des abas de satin, ou de velours comme celles des hommes », selon les mots du chevalier d’Arvieux (m. 1702).
C’est aussi le cas chez les Bagdadiennes. Dans ces conditions, c’est également le costume que revêt une prostituée (kura, du grec kore : « fille ») dans les Mille et une Nuits, et cet usage semblerait bien avoir subsisté jusqu’à nos jours. Dozy témoigne du fait que la ʿabaya égyptienne commence à se moderniser et à s’embourgeoiser au cours du XIXe siècle : elle reçoit des manches et s’allonge jusqu’aux pieds (de même que le qamiṣ, lorsque le shirt européen se raccourcit au contraire).
Le fait que ce costume normalement masculin devienne un apanage féminin rappelle le phénomène que connut la djellaba au Maroc, lorsqu’elle fut revêtue par les femmes à partir des années 1950-1960, au moment de quitter l’inconfortable drap (ḥayek) blanc pour pouvoir sortir de la maison et travailler avec les mains libres tout en restant pudiques. En péninsule également, son équivalent est devenu standard, d’autant qu’il est même codifié dans la loi saoudienne (contrairement au couvre-chef, qui n’est pas obligatoire). Ce faisant, il y constitue un uniforme de pudeur réglementée dans un contexte urbain et moderne où les femmes, notamment immigrées, travaillent. Du fait de la richesse économique de la région, elle a donc pu devenir un objet de distinction capable de se décliner en coloris, coupe et accessoires luxueux. Ce compromis de couture moderne a pu, à la différence de la djellaba des prolétaires maghrébins, le transformer en objet d’exportation partout là où l’articulation de ces mêmes besoins préexistaient sans être satisfaits.
SIMON PIERRE
Docteur en histoire de l’Islam médiéval, Sorbonne-Université.
L’abaya, symptôme d’une France en pleine panique identitaire
La France se replie sur elle-même. Dernier avatar de ses obsessions post-coloniales : la polémique autour de l’interdiction du port de l’abaya à l’école, qui se traduit par une suspicion généralisée à l’égard des musulmans, et plus précisément des musulmanes, et par deux défaites : celle de la laïcité et celle du droit des élèves à disposer de leur corps.
Des enfants – et leurs parents – qui ne mangent pas à leur faim, des enseignant·es non remplacé·es malgré les promesses, des fournitures trop chères, des températures caniculaires dans des salles de classe surchargées… La rentrée scolaire aurait pu – aurait dû – être consacrée à traiter les vrais sujets des familles, ceux qui concernent les conditions d’apprentissage et de transmission des savoirs, l’explosion de l’inflation, le creusement des inégalités et les effets du dérèglement climatique. Mais non, voilà plus de deux semaines qu’une tenue vestimentaire occupe les discussions politiques et tient la chronique médiatique.
Cette année, plus de 5,7 millions d’élèves ont repris le chemin des collèges et des lycées en France. Et le bilan, dressé dès mardi 5 septembre par l’auteur même de l’interdiction, le ministre de l’éducation nationale Gabriel Attal, est le suivant : 298 élèves se sont présentées en abaya et 67 ont refusé de la retirer. Notre pays s’étripe depuis plus de deux semaines sur la longueur des robes des jeunes femmes pour quelques centaines de cas… au détriment des élèves concernées, dont on entend peu la parole, au premier rang desquelles celles qui se sont vu imposer de rentrer chez elles plutôt que d’étudier.
Cette démesure révèle, une fois encore, une panique identitaire dont seule la France post-coloniale a le secret. Cette démesure, surtout, cache mal le message implicite envoyé à l’ensemble de la société : on peut en effet estimer, compte tenu de la « rentabilité » de cette interdiction, que la polémique est un prétexte. Un prétexte pour dire aux musulmans qu’ils doivent « se tenir sages », qu’ils sont sous contrôle, que leurs faits et gestes sont examinés et jugés par le reste de la communauté nationale. Une manière de leur dire, encore une fois, « vous n’en faites pas partie ». Ou plutôt : « si vous voulez en faire partie, prouvez-le, changez vos pratiques intimes, abandonnez vos racines ». La laïcité à la sauce judéo-chrétienne a bon dos (lire les pertinentes mises au point de l’historien de la laïcité Jean Baubérot sur son blog de Mediapart).
Car, malgré les dénégations, ce sont bien les musulman·es qui subissent les amalgames véhiculés dans un espace politico-médiatique de plus en plus rance. N’en retenons qu’un, tout droit venu du chef de l’État. Interviewé lundi 4 septembre par le youtubeur « Hugo décrypte », Emmanuel Macron a cru bon d’évoquer l’attentat islamiste de Conflans-Sainte-Honorine du 16 octobre 2020 pour expliquer le contexte de la décision du gouvernement d’interdire le port de l’abaya. « Nous vivons dans notre société avec une minorité de gens qui, détournant une religion, viennent défier la République et la laïcité. Et pardon mais ça a parfois donné le pire. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu l’attaque terroriste et l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays », a -t-il déclaré. « Je ne fais aucun parallèle », s’est-il empressé d’ajouter – une dénégation osée après avoir lui-même fait le rapprochement.
Il fut un temps où le président de la République était plus soucieux de déconstruire les préjugés diffusés au nom de la défense de la laïcité. Alors qu’il n’était encore que candidat à la présidentielle, il dénonçait les dérives islamophobes découlant de l’instrumentalisation de ce principe fondateur de notre République. C’était sur le plateau de Mediapart, en novembre 2016, quelques mois seulement après les attentats islamistes meurtriers qui avaient endeuillé la France en 2015.
« Moi, je crois à la loi de 1905. [...] La laïcité c’est une liberté. La bataille n’est pas perdue. Si les laïcistes gagnent en mai prochain [aux élections présidentielles – ndlr], je pourrai vous dire que j’aurai perdu cette bataille, mais je pense qu’elle n’est pas perdue. Parce que, au fond, ce n’est pas la laïcité dont les gens parlent. Ce faisant, ils parlent de leur rapport à l’islam. » « La question, poursuivait-il, c’est comment on sort de ça ? On sort d’abord en distinguant les sujets. Bien souvent dans le débat qu’on a sur l’islam, on confond tout. »
Emmanuel Macron a perdu sa lucidité d’antan. La vision de la laïcité dont il se rapproche désormais n’est plus celle de la liberté de conscience dans la seule limite du respect de la liberté de conscience des autres citoyen·nes, mais celle, défensive, excluante, répressive, prônée notamment par le Printemps républicain, qui en fait un outil discriminatoire, antireligieux, pour ne pas dire antimusulman.
Comment le chef de l’État ne voit-il pas non plus qu’un autre biais, sexiste celui-là, traverse la polémique qu’il alimente toute honte bue ? Car, plus encore que les musulmans, ce sont les femmes musulmanes qui sont dans le viseur. Après le voile à l’école, dans les universités, dans les entreprises, dans les collectivités territoriales, dans l’espace public ; après le burkini sur les plages ; après le bandana, le turban et la jupe longue, c’est donc au tour des robes jugées trop couvrantes de faire l’objet d’une fixation nationale. Cette litanie de polémiques est vertigineuse tant à chaque fois se répète la même obsession : celle d’interdire des vêtements à des femmes au motif qu’elles ne devraient pas se laisser imposer leur tenue par d’autres – que cet « autre » prenne la forme de la religion, du mari ou de la communauté.
C’est du choix vestimentaire, relevant de l’intime, et du corps des femmes musulmanes, constituées en menace au nom des « valeurs de la République », qu’il est à nouveau question sur toutes les ondes de France. Qu’elles défendent ou non le port de l’abaya, peu importe, elles se retrouvent victimes collatérales d’une suspicion généralisée. Alors même que leur invisibilisation sociale est la norme, alors même que leur relégation aux emplois les plus précaires ne fait frémir personne, elles subissent de nouveau l’opprobre hexagonal.
Un État arbitraire
Au-delà de la polémique et de ses effets, c’est l’interdiction posée par l’État qui pose problème. En édictant ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, l’État français, supposé laïque, sort de son rôle et se piège lui-même. Alors même qu’existe un débat sur la nature religieuse ou traditionnelle de ce vêtement, alors même que la plupart des autorités musulmanes dénient son caractère religieux, alors même que les situations individuelles sont inévitablement complexes et entremêlées, l’exécutif a décidé de trancher. Il se met dans la tête des jeunes filles et arbitre à leur place entre ce qui relève d’un attachement culturel, d’un désir de se protéger des regards, d’une croyance religieuse, d’une provocation ou de mille autres raisons encore. En essentialisant ce vêtement, il enferme paradoxalement les adolescentes qui le portent dans une interprétation univoque.
Certes, l’État a répondu à une demande de certains proviseurs. « Il n’y a pas de cadre clair, on ne sait pas précisément ce qui est une tenue religieuse et ce qui ne l’est pas », déclarait ainsi avant la rentrée le secrétaire national du Syndicat des personnels de directions de l’éducation nationale (SNPDEN-Unsa). Sauf que l’interdiction arbitraire ne va rien clarifier et risque au contraire d’entraîner les chefs d’établissement dans le piège de l’exécutif.
Selon le cadre de la loi du 15 mars 2004, les vêtements et accessoires ne peuvent être interdits que lorsque le comportement des élèves manifeste ostensiblement une appartenance religieuse. « Ainsi, explique la Vigie de la laïcité, structure associative formée après la dissolution par le gouvernement de l’observatoire du même nom, un·e élève qui porte systématiquement un couvre-chef pour couvrir ses cheveux et remplacer un voile ou un turban peut être sanctionné·e au titre de la loi de 2004. De même, le port d’une robe couvrante que certain·es qualifieraient d’“abaya” peut être interdit s’il est systématique et s’oppose, par exemple, au port d’une tenue adaptée en éducation physique et sportive ou en travaux pratiques. » Il en découle qu’« une interdiction générale, sans prise en compte d’un comportement marquant une appartenance religieuse, de toute robe couvrante pouvant être communément portée par des élèves en dehors de toute signification religieuse renverrait à une police du vêtement parfaitement contre-productive, suscitant les provocations d’élèves et entraînant davantage de replis en réaction ».
Dit autrement, la laïcité est une pratique vivante, au cas par cas, qui suppose de comprendre le sens que donnent les élèves à leur tenue et d’apporter une appréciation sur leur caractère « manifestement ostentatoire ». Sa mise en œuvre implique avant tout dialogue et échange – c’est ce qui a lieu dans l’immense majorité des établissements. L’interdiction telle qu’elle a été édictée va immanquablement conduire les proviseur·es à décider, a priori, sans tenir compte de la parole des élèves. Comment vont-ils s’y prendre pour différencier une abaya d’une robe longue ordinaire ? Ils risquent de se référer, plus ou moins consciemment, à l’idée qu’ils se font de l’identité religieuse des jeunes femmes, de la couleur de leur peau ou de la consonance de leur nom, autrement dit cela pourrait se traduire par des pratiques discriminatoires.
L’exécutif est entré dans une spirale infernale. Chaque nouvelle interdiction en appellera mécaniquement d’autres. Initialement conçue comme une « loi de liberté », la laïcité devient un outil d’humiliation, de contrôle et d’exclusion. La traduction judiciaire de cette interdiction ne s’est d’ailleurs pas fait attendre : dans une circulaire du 5 septembre adressée aux procureur·es, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti demande « une réponse pénale ferme, rapide et systématique » en cas d’atteinte grave à la loi dans les établissements scolaires.
Emmanuel Macron, qui citait Aristide Briand en 2016, aurait dû relire ses mises en garde, qui s’inscrivent dans l’histoire de France puisqu’il est l’un des principaux concepteurs de la loi originelle de 1905. La question des vêtements s’était déjà posée à l’époque. Et Aristide Briand avait pris parti contre l’interdiction du port de la soutane : il estimait tout d’abord que, par principe, la loi de 1905 ne devait pas « interdire à un citoyen de s’habiller de telle ou telle manière » et il considérait ensuite, par souci d’efficacité, que le résultat serait « plus que problématique » : la soutane interdite, on pourrait compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs » pour créer un « vêtement nouveau ».
Comme le rappelle la Vigie de la laïcité, « la façon la plus efficace de lutter contre tout repli communautaire réside dans le renforcement urgent de la mixité socio-culturelle à l’école. Dans chaque établissement où elle a été renforcée, les atteintes à la laïcité ont drastiquement chuté ». À force d’utiliser à tort et à travers la laïcité contre les élèves de confession musulmane, l’exécutif risque de les faire douter des valeurs de liberté et de respect portées par cette notion, de semer la confusion et de renforcer les dérives les plus radicales. Pour lutter efficacement contre l’intégrisme religieux, qui se nourrit des discriminations, du racisme et des violences policières, l’école, plutôt que de souffler sur les braises, doit jouer à plein son rôle émancipateur, en promouvant les valeurs de solidarité, d’égalité, particulièrement entre les femmes et les hommes, de justice et de mixité sociale.
Faisant droit à des exigences venues de l’extrême droite, notamment des maires de Perpignan et de Béziers, le passage de relais entre l’interdiction de l’abaya et l’expérimentation de l’uniforme en dit long : comme souvent, les injonctions concernant telle ou telle minorité servent de laboratoire, avant leur extension à la population entière. Avec la mise en cause de la liberté fondamentale des élèves à disposer de leur corps, à vivre leur diversité et à inventer leur pluralité, la jeunesse dans son ensemble pourrait être la prochaine victime expiatoire d’un gouvernement en mal d’autorité. Serait-ce la seule leçon qu’Emmanuel Macron a tirée des révoltes ayant enflammé les quartiers populaires au début de l’été après la mort de Nahel tué à bout portant par un policier à Nanterre ? Mettre au pas la jeunesse en l’enfermant dans un uniforme ?
La convocation pour la Coupe du monde de rugby d’un joueur français condamné pour violences racistes ne choque pas l’exécutif. Amélie Oudéa-Castéra s’abrite derrière la présomption d’innocence. À cinq jours du Mondial en France, personne ne veut être accusé de gâcher la fête.
epuisDepuis sa nomination au gouvernement en mai 2022, Amélie Oudéa-Castéra a fait de la promotion de l’éthique le marqueur principal de son action. En mars, elle appelait à un « printemps du sport français », pour en « renforcer l’éthique » et en défendre les « valeurs ». Des discours qui ne sont pas restés sans lendemain : elle a par exemple obtenu que les fédérations françaises de football (FFF) et de rugby (FFR) changent de président, tout comme la ligue nationale de handball (LNH), au nom de l’exemplarité et de l’intégrité des figures du sport français.
Sur la convocation de Bastien Chalureau en équipe de France de rugby, en revanche, la ministre n’a pas eu grand-chose à dire. « Je ne demande pas [son] exclusion », a-t-elle dit sur Sud Radio, malgré la condamnation du joueur par le tribunal correctionnel de Toulouse (Haute-Garonne) en novembre 2020 pour des « faits de violence avec la circonstance que ces derniers ont été commis en raison de la race ou de l’ethnie de la victime ».
Interrogée à plusieurs reprises sur le sujet, Amélie Oudéa-Castéra a invoqué la présomption d’innocence pour justifier sa position. « Dans l’attente de la décision de justice définitive, chacun doit laisser la justice faire sereinement son travail, dans le respect de la présomption d’innocence », a-t-elle fait savoir dans un communiqué. « Il a fait appel » et « il nie les propos racistes » condamnés en première instance, a-t-elle souligné sur Sud Radio.
« Je ne suis pas raciste, a effectivement juré l’intéressé, lundi face aux journalistes. Depuis le premier jour, je le nie. J’ai réfuté ces accusations. Je suis un fédérateur. » Les deux anciens rugbymen agressés, Yannick Larguet et Nassim Arif, ont raconté à l’audience avoir entendu Bastien Chalureau leur lancer « Ça va les bougnoules ? » et d’autres « insultes racistes » avant de les agresser violemment. Le joueur de Toulouse a reconnu les violences, mais pas les propos tenus. Condamné à six mois de prison avec sursis, il a fait appel.
Suffisant, selon le gouvernement, pour mériter sa place au sein du XV de France. En visite au camp de base des Bleus, le président de la République s’est même fendu d’un conseil d’expert à Fabien Galthié, le sélectionneur national. « Il ne faut pas se laisser aller aux polémiques », a enjoint Emmanuel Macron, sur le ton d’une confidence toute relative puisqu’elle était filmée par plusieurs caméras et enregistrée par la presse.
Bernard Laporte aussi avait fait appel, et pourtant...
L’inertie des pouvoirs publics a de quoi surprendre, si on la compare à la célérité avec laquelle le gouvernement s’est positionné dans d’autres affaires. Le rugby français en sait quelque chose. Lorsque le président de la fédération, Bernard Laporte, a été condamné pour corruption fin 2022, la ministre a dégainé un communiqué cinglant pour l’appeler à se retirer. Malgré l’appel interjeté par le dirigeant de l’instance, Amélie Oudéa-Castéra a considéré à l’époque que « ce nouveau contexte [faisait] obstacle à ce que M. Laporte puisse, en l’état, poursuivre sa mission ».
L’avocat de Bernard Laporte avait dénoncé à l’époque une entorse grave à la présomption d’innocence. « Il [y] a le droit, mais d’un autre côté, l’extrême gravité des manquements retenus en première instance […] est incompatible avec la bonne gouvernance d’une fédération », assumait la ministre dans Ouest-France fin 2022. En janvier de l’année suivante, sur France Bleu, elle se vantait d’avoir « préservé l’éthique et l’intérêt supérieur du rugby » en poussant Bernard Laporte au départ, tout en essayant de « respecter la présomption d’innocence ».
Quelques mois plus tard, la gravité des manquements et l’éthique du rugby ne pèsent plus grand-chose face au caractère suspensif de l’appel, bien pratique pour évacuer le sujet. Cette fois, c’est « l’intérêt supérieur du rugby » qui compte, à savoir la nécessité de préserver l’équipe de France à quelques jours de « sa » Coupe du monde, organisée en France pour la deuxième fois de son histoire.
Philippe Saint-André, ancien sélectionneur du XV de France (2011-2015) et ancien entraîneur de Bastien Chalureau à Montpellier, a par exemple livré sur RMC un coup de gueule aux accents complotistes. « Ce qui m’énerve énormément, c’est le timing, a-t-il lancé. On essaie de déstabiliser l’équipe de France à cinq jours d’une Coupe du monde. On prend un coup de couteau de nos politiques à cinq jours d’une compétition. […] Là, on a besoin de faire bloc derrière l’équipe de France. »
Au milieu de ces accusations, la ministre des sports peine à cacher son embarras lorsqu’il s’agit de commenter l’affaire. Tout juste après avoir défendu son maintien en sélection, lundi sur Sud Radio, Amélie Oudéa-Castéra a ajouté, comme pour convaincre de sa cohérence sur le sujet : « J’ai aussi envie et besoin de rappeler que quand on porte le maillot d’une équipe de France, les valeurs d’égalité et de fraternité sont essentielles et impératives.[…] Il y a un enjeu d’exemplarité. »
Violences et racisme dans le sport, ces « fléaux » à combattre
Le même enjeu d’exemplarité avait d’ailleurs été avancé par la FFR pour évincer Mohamed Haouas, un autre international tricolore, après sa condamnation pour violences conjugales en mai 2023. Le vice-président de la fédération, Serge Simon, avait signé un communiqué d’une clarté limpide, dont la relecture prêterait presque à sourire aujourd’hui. « Être membre de l’équipe de France implique un respect irréprochable des valeurs de respect et d’intégrité, disait-il. La fermeté est notre devoir dans de telles circonstances. »
Des propos qu’aurait pu applaudir Amélie Oudéa-Castéra, elle-même très engagée sur le sujet. Elle a lancé cette année un plan de lutte contre les violences dans le sport et participé à l’élaboration du plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. De la haine raciale, elle parlait ces derniers mois comme d’un « fléau à l’opposé des valeurs du sport », contre lequel il faut « lutter sans relâche ». Début juillet, elle saluait la « révolution » du sport « pour ne plus laisser aucune prise à toutes ces formes d’incivilités et d’agissements violents ».
L’affaire pourrait continuer d’occuper le débat public à la veille de l’ouverture de la compétition : deux députés insoumis, François Piquemal et Thomas Portes, ont écrit au gouvernement pour dénoncer la convocation du deuxième-ligne. « Beaucoup d’acteurs du rugby commencent à sortir du silence, salue le premier auprès de Mediapart. Beaucoup m’ont écrit pour nous dire qu’on avait raison de lancer l’alerte. Il y a eu sept faits de racisme en 2023 autour du rugby en France. Trois internationaux français ont été la cible de propos racistes. Il y a un sujet. » L’entourage d’Amélie Oudéa-Castéra n’avait pas répondu, mardi soir, aux questions de Mediapart.
Le 18 octobre 1980, cité de la Busserine, dans le nord de Marseille, Lahouari Ben Mohamed, dit « Houari », 17 ans, est tué par un CRS à l’issue d’un simple contrôle routier. Son petit frère Hassan, devenu policier, a enquêté sur sa mort. « L’Obs » l’a rencontré.
A la mort de « Houari », Hassan Ben Mohamed n’avait que 4 ans. « J’ai grandi en ne sachant pratiquement rien de l’histoire de mon frère », raconte-t-il, mi-juillet, au premier étage du centre social des Flamants, dans le nord de Marseille. Pour préserver leur petit dernier, ses parents, qui ont sept autres enfants, l’avaient envoyé quelque temps chez une tante à Nice. A son retour, personne ne lui parle de Lahouari. Jamais. Trop douloureux. Hassan sait seulement que son frère a été tué par un CRS. « Comment et pourquoi, je l’ignorais », précise cet homme de 46 ans, devenu lui-même, vingt ans après le drame, policier.
Une histoire singulière, personnelleet nationale, qu’est venue raviver la mort de Nahel, fin juin, tué par un policier lors d’un contrôle routier après un refus d’obtempérer à Nanterre. « Je me suis dit : “Mais c’est pas vrai, ça se répète !” s’exclame, à ses côtés, Mourad Bekkis, travailleur social et ami d’Hassan. Je me suis revu, du haut de mes 10 ans, sauter du bus et courir vers les Flamants. »
Ce dimanche 19 octobre 1980, c’est la fête de l’Aïd el-Kébir. Mais dans le quartier, tout le monde pleure. « C’était la première fois que je voyais cela, raconte cet homme de 52 ans, avec une émotion intacte. Comme s’il pleuvait des larmes. Pas un habitant ne pleurait pas, même mon grand-père, que je n’avais jamais vu pleurer. Ça m’a marqué à vie. »
La veille au soir, à la Busserine, au pied d’une des tours claires construites une dizaine d’années plus tôt pour accueillir près de 900 logements sociaux, Lahouari Ben Mohamed, 17 ans, dit « Houari », a été tué par un policier, au pistolet-mitrailleur, lors d’un banal contrôle routier.
L’abyssale douleur d’un quartier toujours traumatisé
A l’époque, entre son jeune âge et le silence de sa famille, Hassan ne prend pas la mesure du retentissement de ce drame. La mort de son frère sera un élément déclencheur de la Marche pour l’Egalité et contre le Racisme qui reliera trois ans plus tard Marseille à Paris. Adolescent, dans un livre d’école, il tombe sur la photo d’une personne brandissant le portrait de son frère lors d’une manifestation. Il se tait mais garde précieusement cette unique photo du disparu. Ce n’est qu’en 2010, lorsqu’un journaliste contacte sa famille, qu’il décide d’enquêter.
« Il en savait bien plus que moi sur l’histoire de mon propre frère », dit Hassan Ben Mohamed, qui en tirera un livre, « la Gâchette facile » (en collaboration avec Majid el Jarroudi, éd. Max Milo, octobre 2015).
Mourad Bekkis et Hassan Ben Mohamed à Marseille, devant la plaque en mémoire de Lahouari, au centre social des Flamants. (CÉLINE RASTELLO)
Il contacte policiers, témoins et habitants, fouille dans les archives… Quatre ans de recherches qui le plongent dans l’abyssale douleur de ses proches et d’un quartier toujours traumatisé. Certains sont intarissables, d’autres ne peuvent en parler sans s’effondrer.
Deux policiers de la CRS 53, présents ce soir-là aux côtés de celui qui a tué Houari, acceptent de le rencontrer. « Trente-cinq ans après, il n’y avait aucune contradiction dans les déclarations des uns et des autres », souligne le Marseillais, qui parvient à reconstituer cette soirée où tout a basculé.
Samedi 18 octobre 1980. Après le dîner, Lahouari descend faire un tour. « Tu rentres avant 22 heures », lui lance sa mère, Fatma. En bas, il croise Zahir, le frère de son copain Djamel. Zahir a 19 ans, le permis et une Renault 12 rouge quasi neuve. Il embarque Houari et Djamel à l’arrière, son ami Cherif à l’avant. La nuit tombe. L’autoradio diffuse « Upside Down », le tube de Diana Ross.
Vers 21 heures, quatre CRS en mission de sécurisation en cette veille de l’Aïd les arrêtent. Vérifications des papiers du véhicule et du conducteur. Armé d’un pistolet-mitrailleur MAT 49, un CRS de 23 ans, plus nerveux que les autres, lance : « Attention les jeunes, je ne sais pas si c’est le froid, mais ce soir j’ai la gâchette facile ! »
Agité, il va jusqu’à fouiller la boîte à gants avec le canon de son arme. Puis Lahouari, qui n’a sur lui qu’un paquet de cartes à jouer. Tout est en règle. Zahir peut repartir. Mais, alors que les autres CRS s’éloignent, celui qui tient le pistolet-mitrailleur ouvre le feu sur Lahouari, toujours assis à l’arrière, et le tue de deux balles dans la tête, à bout portant.
« La France nous a trahis ! »
Le lendemain, le maire de Marseille, Gaston Defferre, sonne chez les Ben Mohamed. « Il nous avait promis que ce crime ne resterait pas impuni », expliquera plus tard Farida Ben Mohamed à son petit frère Hassan.
Inculpé pour « homicide involontaire » et placé sous mandat de dépôt, le CRS, révoqué de la police peu après, est d’abord jugé en mai 1983 devant le tribunal correctionnel de Marseille. Il varie dans ses déclarations, dit d’abord s’être senti en danger, puis assure que « le coup est parti tout seul ».
Il ne convainc pas la présidente, qui déclare son tribunal incompétent à juger « des tirs manifestement délibérés ». Direction les assises pour un « homicide volontaire ». Une victoire pour les Ben Mohamed et leur avocat marseillais, Gilbert Collard. Quatre ans plus tard, le 23 septembre 1987, le procès de l’ancien CRS, en liberté provisoire depuis six ans et demi, s’ouvre à Aix-en-Provence. La défense plaide l’accident.
L’avocat général aussi. « Malgré son rôle d’accusateur public, malgré les faits, malgré l’expertise psychiatrique, malgré les dépositions accablantes des collègues de Taillefer [le policier, NDLR], malgré les aveux même du criminel, [André Viangalli] défend la thèse de l’accident ! » écrit la journaliste Chantal de Rudder dans les colonnes du « Nouvel Observateur ». Selon lui, le CRS n’a pas voulu tirer.
Quand il requiert deux ans de prison, la mère de Houari et une de ses sœurs quittent l’audience en larmes. Dans la soirée, le verdict tombe : dix mois de prison dont quatre avec sursis. « La France nous a trahis ! » hurle la mère de Houari à la sortie. Impossible alors de faire appel d’un verdict de cour d’assises. C’est l’indignation.
« On a peur de comprendre qu’à Aix il était socialement difficile de condamner un policier français pour la mort d’un jeune Arabe », écrit dans « Libération » Laurent Joffrin, pour lequel « cette décision de justice est une parfaite injustice ».
Pour les Ben Mohamed, c’est la double peine. « Ma mère a toujours dit que mon frère était mort deux fois : le soir du contrôle et le soir du verdict », raconte Hassan, qui apprend bien plus tard que le policier, en sus, a été amnistié.
En 1986, Malik Oussekine
Agée de 87 ans, Fatma Ben Mohamed vit toujours aux Flamants. Dès le lendemain de la mort de Houari, elle était sur la Canebière avec d’autres mères. En 1987, elle se rend à Paris avec son mari pour dénoncer le matraquage à mort du jeune Malik Oussekine un an plus tôt par deux « voltigeurs » de la préfecture de police.
La mère de Lahouari (au centre) lors d’une manifestation à Marseille en octobre 1987, pour dénoncer la « trahison » de la justice. (YVES JEANMOUGIN/DONATION MINISTÈRE DE LA CULTURE, MPP)
« On pouvait se permettre, à l’époque, de tuer un Arabe en toute impunité, lâche Hassan. Mon frère s’inscrit malheureusement dans cette partie de l’histoire de la France. » Mais il est convaincu que la société a évolué.
« La même affaire serait traitée différemment aujourd’hui, j’y crois, assure-t-il. Et, même si les faits ne sont pas exactement les mêmes dans le cas du jeune Nahel, alors que le policier était mis en examen pour “homicide volontaire”, le ministre de l’Intérieur et le président ont assez rapidement marqué leur détachement. »
« J’ai grandi en pensant que les policiers étaient tous des racistes et qu’il ne fallait surtout pas que je m’en approche », poursuit-il. Il a ensuite changé d’avis : à la fin des années 1990, Hassan Ben Mohamed, d’abord chauffeur routier, est devenu policier (il est actuellement en disponibilité).
Arrivé d’Algérie en 1965, son père, Ahmed, ouvrier, voulait qu’il fasse son service militaire. Alors à sa mort, en 1998, Hassan s’y décide. C’est là qu’on lui parle des postes d’adjoint de sécurité (aujourd’hui appelés « policiers adjoints »).
« Devenir policier, je m’y suis d’abord refusé. Puis je me suis dit : “Pourquoi pas ? Peut-être que je peux faire changer un peu les mentalités.” Si, dans une patrouille, un policier n’est pas blanc, cela se passera sans doute différemment. Au pire, je prendrai la place d’un raciste. »
Reste à obtenir l’assentiment de sa mère, qui accuse le coup. « Elle en a parlé avec mes frères puis m’a dit : “Si tu veux, mais pas CRS.” » Ce sera le commissariat de la cité Félix-Pyat, dans le 3e arrondissement de Marseille, puis la BAC (brigade anti-criminalité) à Paris, avant un retour en commissariat, toujours dans la capitale, où il vit.
Longtemps, le policier Ben Mohamed ne révèle pas qui il est. Il tente une fois, quand il croise un ancien de la CRS 53 : « Ça l’a scotché, on n’en a plus parlé. » Quand il publie son livre, en 2015, il informe sa supérieure, qui, elle non plus, n’en revient pas. « Elle m’a lancé : “Et vous finissez dans la police ?” »
La rencontre avec l’ancien policier
Hassan Ben Mohamed décrit à ses proches, surpris, l’esprit de camaraderie et la solidarité des policiers, si semblables aux valeurs du quartier. « Finalement, de quoi est mort Lahouari ? conclut-il dans son livre. Du climat raciste de l’époque ? De l’héritage de la guerre d’Algérie et de la décolonisation ? De l’incompétence et de la haine d’un CRS 53 ? De la malchance ? » Lui n’a jamais utilisé son arme.
« Ouvrir le feu est la hantise de tout policier, on n’a qu’une fraction de seconde pour décider. »
Soumis à son devoir de réserve, il ne s’étend pas davantage sur son métier. Son enquête ne l’a pas laissé indemne, mais l’a « allégé d’un poids ».
Comment toutefois tourner la page sans contacter le CRS qui a tué son frère ? « Pour moi, il était le diable », dit Hassan, qui se décide finalement à l’appeler. L’ancien policier accepte immédiatement de le rencontrer. Un moment compliqué. D’emblée, l’homme refuse d’évoquer les faits, insiste sur le « cauchemar » que fut cette affaire pour sa famille et lui, se défend de tout acte raciste.
L’ancien CRS blêmit quand Hassan lui apprend ce que sa mère vient alors de lui avouer : le lendemain de la mort de Houari, deux inconnus se sont présentés chez ses parents. « Ils ont dit à mon père qu’ils avaient des contacts aux Baumettes et que, s’il le voulait, le CRS était mort. » « La justice fera son travail », leur répond Ahmed Ben Mohamed en refusant. « Je voulais qu’il sache que s’il était toujours vivant, c’était grâce à mon père. »
Après la mort de Nahel, un supermarché Aldi tout près des Flamants a été pillé puis incendié, un car et des Abribus ont été détruits. « A l’époque, je m’attendais à des émeutes, les politiques craignaient le pire, reprend Mourad Bekkis, l’ami d’Hassan. Mais pas du tout. Plusieurs amis de Houari avaient même eu cette réaction géniale de répondre par le théâtre, avec la pièce “Ya oulidi”, “Mon fils” en arabe, qu’ils avaient créée à l’ancien centre social des Flamants et jouée en mars 1981 au Théâtre du Merlan devant une salle comble. »
Trente ans plus tard, ceux qui y avaient participé l’ont rejouée, continuant ainsi à faire vivre la mémoire de Houari et du quartier. Son frère Hassan y veille particulièrement. Avec diverses actions puis l’association Flamants Rise, qu’il a ensuite créée, il organise notamment des rencontres avec des policiers.
« Les petits adorent », assure Hassan en montrant sur son téléphone des photos d’enfants essayant des casques. Elles ont lieu à côté de l’ancien stade de foot, détruit lors du projet de réhabilitation du quartier, et qui portait le nom de Houari. La plaque a été sauvée in extremis des débris. Hassan en a vite revissé une autre :
« A la mémoire de Lahouari Ben Mohamed, décédé le 18 octobre 1980. “Plus jamais ça !” »
Hassan aimerait que la rue qui passe devant prenne le nom de son frère. Et qu’on cesse, comme après la mort de Nahel, d’« opposer systématiquement deux camps » : « Peut-être pourrait-on proposer à des acteurs sociaux de patrouiller avec des policiers, dans certaines conditions, pour qu’ils comprennent mieux leurs problématiques, et vice versa ? » avance-t-il.
Il pense souvent à ce qu’ont enduré ses parents. Quand il s’est plongé dans le dossier judiciaire de son frère, y découvrir pour la première fois sa carte d’identité l’a bouleversé. Au lendemain de sa mort, leur père l’avait portée en main propre à l’hôtel de police : « Il leur avait dit : “Vous la vouliez, je crois.” Et la leur avait donnée. »
Attention, ce soir j’ai la gâchette facile ! » : en 1980, Lahouari, 17 ans, mourait tué par un policier
ARCHIVE. Dans cet article paru dans « le Nouvel Observateur » en 1987 et intitulé « Bavure : un meurtre sans assassin », le magazine revenait sur la mort, sept ans plus tôt, du jeune Lahouari Ben Mohamed, tué par un CRS, Jean-Paul Taillefer, lors d’un contrôle routier. La famille s’est battue pendant sept ans et attendait beaucoup de ce procès. Verdict : dix mois de prison dont quatre avec sursis, et une loi d’amnistie qui permettra au meurtrier de ressortir libre.
Devant les caméras avides, après l’énoncé du verdict de la cour d’assises d’Aix-en-Provence, elle a poussé un cri immense comme un appel au secours : « La France nous a trahis ! » Le 24 septembre, sept ans après l’assassinat de son fils Houari par un CRS excité [Jean-Paul Taillefer, NDLR], la justice refusait à Fatma Ben Mohamed l’apaisement qu’elle attendait avec une irréprochable patience. Sept ans d’un deuil impossible qu’une sentence inique rend impossible à jamais. Quelle mère au monde pourrait s’y résigner ?
Au cours d’un contrôle injustifié dans une cité marseillaise, Jean-Paul Taillefer éclate la tête de Houari d’une rafale de PM [pistolet-mitrailleur, NDLR] à bout portant. Parce qu’il était contrarié. Qu’il avait peur. Qu’il était nerveux. Qu’il possédait un flingue. Le véhicule dans lequel le jeune Ben Mohamed était assis venait pourtant de recevoir la permission de repartir. « Attention ! avait ricané l’homme à l’uniforme. Ce soir, j’ai la gâchette facile. » Le juge d’instruction concluait à un homicide involontaire par maladresse, imprudence et inobservation des règlements.
Un crétin, président d’une quelconque commission de sécurité, enfonçait le clou : « De toute façon, tout ça, c’est de la graine de voyou. » Aucun service de police n’avait jamais entendu parler d’aucun membre de la famille Ben Mohamed. Mais qu’importe ! Le meurtrier sortait de détention provisoire au bout de trois mois et l’affaire était portée au tribunal correctionnel entre une histoire d’assurances et un vol de Mobylette.
Pour les Ben Mohamed commencent alors sept ans de bataille. Leurs seules armes : le respect de la loi et la dignité. Leur seul appui : la cité des Flamants (un de ces ghettos marseillais des quartiers nord qui chatouillent la parano des « braves gens ») qui les porte à bout de bras. Ils réussissent à obtenir des magistrats du tribunal correctionnel qu’ils se déclarent incompétents pour juger Taillefer. Puis la cour d’appel d’Aix et la Cour de Cassation en font autant. Qu’un flic assassin soit traduit devant la cour d’assises pour le meurtre d’un Arabe – ce qu’on appelle ordinairement une bavure – dans cette région de France, ce n’est plus une évidence. C’est devenu une victoire de la démocratie !
« La vie de mon fils vaut moins que celle d’un chien »
Mais dans le prétoire l’avocat général décide qu’il faut tempérer cet égalitarisme qui ne correspond pas à la réalité sociale locale. Et malgré son rôle d’accusateur public, malgré les faits, malgré l’expertise psychiatrique, malgré les dépositions accablantes des collègues de Taillefer, malgré les aveux mêmes du criminel, il défend la thèse de l’accident ! Le jury accorde carrément les circonstances atténuantes : dix mois de prison dont quatre avec sursis pour Jean-Paul Taillefer, qui, bénéficiant d’une loi d’amnistie, est désormais entièrement libre de ses mouvements. « Maintenant, s’indigne Me Pons de Poli, représentante de la Ligue des Droits de l’Homme, nous savons qu’il y a deux catégories de Français : ceux qui sont protégés par le pouvoir et ceux qui ont le teint basané. »
Dans son HLM des Flamants, Fatma Ben Mohamed ne crie plus. Ne pleure plus. Son beau visage est immobile. Sa voix reste feutrée. Mais ses tempes et sa gorge battent la chamade : « Ce n’était pas un voyou… Il avait 17 ans… Je leur faisais confiance… Mais ils me l’ont tué une seconde fois… » Inlassablement, elle répète l’intolérable irruption du malheur. Dans la maison impeccablement tenue, les petits-enfants que les frères et sœurs de Houari lui ont donnés écoutent silencieusement leur grand-mère. Des voisins viennent l’assurer de leur sympathie. Des journalistes entrent et sortent. Le téléphone sonne sans arrêt. Mais inlassablement, Fatma répète à qui lui demande l’intolérable déni de justice :
« La vie de mon fils vaut moins que celle d’un chien… J’ai peur pour tous les jeunes qui ont la figure d’un Maghrébin… C’est pour ça que je ne me tairai jamais… Raconter le mal, la folie… »
Samedi dernier, Fatma la discrète, qui ne sortait d’ordinaire que pour aller faire ses courses, se place en tête de la manifestation qui arpente les trottoirs de la Canebière. Sans une larme, refusant les bras qui s’offrent pour la soutenir, elle marche pour l’exemple. Et elle exhibe son désespoir terrible et silencieux comme celui des mères de la place de Mai sur le bitume argentin. Sur sa robe, elle a accroché une cible.
Le combat par les voies légales
Pendant ce temps, les jeunes des quartiers nord distribuent des tracts et font signer des pétitions pour obtenir une révision du procès. Tant pis si Gilbert Collard, l’avocat des Ben Mohamed [élu député européen en 2019 après avoir rejoint le Front national en 2017, et avant de rejoindre Eric Zemmour en 2022], leur répète depuis plusieurs jours qu’elle est légalement impossible. Vox populi, vox Dei. Ils ne veulent pas l’accepter. « Il faut continuer, s’exclame naïvement Messaoud, 21 ans et l’accent de Pagnol. Il se peut que la justice se rattrape… Ça m’angoisse, ce mort qui n’a pas droit à un assassin. Dire que personne n’a tué Houari, c’est comme dire que tout le monde était d’accord pour qu’il meure ! C’est l’intégration des beurs qu’on assassine. »
Aidés par SOS-Racisme et Me Collard, les jeunes préparent un livre noir de l’instruction. « Pour démonter mécanisme par mécanisme tous les rouages de ce simulacre de justice. » Pas une soirée sans réunion dans le centre social des Flamants : « Faut empêcher l’oubli », décrète Djamel. De nombreuses associations ont rejoint le comité de soutien à la famille Ben Mohamed. Drifa, 30 ans, la sœur de Houari, relève la tête à nouveau après le choc du verdict : « Je renvoyais tout le monde dos à dos. Et puis, j’ai lu la presse. Les journalistes n’avaient pas le droit de critiquer une décision de justice. Et pourtant, ils l’ont fait ! Même “le Quotidien de Paris”… » Drifa ne renonce pas à la démocratie : « Je suis bien placée pour savoir que la violence est la pire des solutions. » Et le combat continue par les voies légales…
Le 18 octobre, septième anniversaire de la mort de Houari, Me Gilbert Collard déposera une plainte contre l’Etat français au nom de la famille Ben Mohamed. « L’Etat, déclare le jeune avocat, doit assumer sa part de responsabilité dans la manière dont il forme ses fonctionnaires. C’est pourquoi nous engageons une action en responsabilité civile contre lui. »
Même si l’on accepte la thèse du « regrettable accident » défendue par le parquet, le ministère de l’Intérieur devra quand même répondre de ses critères de recrutement. Qui a-t-il engagé pour veiller sur notre sécurité ? A qui a-t-il confié le privilège exorbitant de porter un fusil-mitrailleur et de représenter l’autorité ? A « un grand émotif et un grand immature… incapable de maîtriser son agressivité dans une situation délicate… qui n’aurait jamais dû être CRS ». Telles sont les conclusions présentées par l’expert-psychiatre au cours du procès d’Aix. Comment s’est défendu Jean-Paul Taillefer ? En imputant la cause du drame à son inexpérience : « Je n’avais tiré que deux fois avec ce type d’arme au cours de mon stage chez les CRS. », affirmait-il pendant l’audience. Incompétent et incapable. Combien de Taillefer la police compte-t-elle encore dans ses rangs ?
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