Des milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France pour manifester contre le racisme systémique et les violences policières. Reportage à Paris.
« Justice pour Nahel », « Justice pour Cédric », « Justice pour Souheil »... Leurs prénoms défilent au micro, sur les tee-shirts, les banderoles et donnent le vertige. Comme ceux de Zyed, Bouna, Zineb, Adama, tou·tes tué·es par les forces de l’ordre ces dernières années.
À l’appel national de plusieurs collectifs, organisations syndicales telle la CGT et partis de gauche dont La France insoumise (LFI) et Europe Écologie-Les Verts (EELV), plusieurs milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France, pour défendre les libertés publiques et dénoncer les violences policières ainsi que le racisme systémique. Des manifestations sous haute surveillance des forces de l’ordre, parfois émaillées d’incidents, comme à Paris.
Dans la capitale, au départ de la gare du Nord, au milieu de cartons rouges où étaient inscrits en lettres noires « Le pliage tue », « La clé d’étranglement tue », « La police tue », « La loi tue », « Stop aux violences d’État », les familles de victimes ont étalé leur colère, leur souffrance et leur soif de justice.
Parmi elles, une femme qui ne veut plus se retrouver sous le feu médiatique, traumatisée par ce qu’elle a vécu à la mort de son fils : la mère de Nahel, cet adolescent de 17 ans abattu à Nanterre (Hauts-de-Seine) par un policier en juin, dont la mort a secoué le pays du 27 juin au 7 juillet et entraîné cet appel unitaire à manifester.
Elle avance le visage masqué en confiant à Mediapart qu’elle ne souhaite aucune récupération politique ou autres. Elle porte un seul combat : que justice soit faite pour son fils et pour les victimes des violences policières. Elle n’accuse pas l’ensemble de la police mais les policiers qui ont tué Nahel et ceux qui se rendent coupables de violences. Nuance de taille. Elle appelle à l’union pour mener ce combat. Elle ne prend pas la parole, laisse des proches de sa famille parler à sa place : « On ne va pas continuer à tuer nos enfants sur la route. Merci de la part de la mère de Nahel. Merci à tous d’être là. »
Il y a aussi la mère de Cédric Chouviat. Il avait 42 ans et cinq enfants quand il est mort en criant « J’étouffe ! » le 3 janvier 2020 à Paris, lors d’un contrôle routier. Fatima n’est pas forcément proche des syndicats ni des politiques mais « aujourd’hui », dit-elle, « il faut dépasser nos divisions et nous unir ». Au sein même des comités et collectifs de victimes de violences policières, les prises de position peuvent diverger. « Je ne suis pas contre la police mais contre les policiers qui ont tué mon fils, poursuit Fatima. Nous ne partageons pas forcément cette position entre familles de victimes et, pour autant, il faut dépasser ces divergences. »
Fatima Chouviat se dit chanceuse parce que l’interpellation de son fils a été filmée par lui même et « que l’instruction avance dans le bon sens », mais elle s’inquiète de la suite : « Les policiers ont des peines très légères lorsqu’ils sont jugés, ce qui participe à leur sentiment d’impunité. » « Depuis l’arrivée de Darmanin, la situation est devenue encore plus dramatique et plus que jamais les syndicats de police, en particulier Alliance, semblent faire la loi, dénonce-t-elle. Ce qui pose un réel problème démocratique. »
Alliance, c’est le syndicat qui, lors des révoltes sans précédent partout en France à la suite du meurtre de Nahel, a publié un tract avec l’Unsa qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles ». Les deux organisations ont également organisé une haie d’honneur pour soutenir leurs collègues impliqués dans les violences sur Hedi lors de leur mise en examen. Le jeune homme de 22 ans a eu une partie du crâne amputée après avoir été roué de coups par des policiers dans la nuit du 1er au 2 juillet à Marseille.
« Nous nous battrons la tête haute, promet à son tour le comité de soutien d’Othman, une autre victime des violences policières. Nos gosses se font tuer par la police et la justice classe les affaires comme si la vie de nos gosses et de nos frères ne valait rien. Nous nous battrons contre le racisme systémique et contre l’islamophobie. Les amis, nous marcherons ensemble. Craignez-nous, nous ferons corps. »
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Le père de Souheil, tué en 2021 lors d’un refus d’obtempérer à Marseille, est « heureux qu’il y ait une coordination des collectifs des familles qui se soit créée à la suite du décès de Nahel ». « Il faut dépasser nos divergences, dit-il. Aujourd’hui, j’ai tenu à rappeler que l’interdiction de l’abaya est une nouvelle stratégie du gouvernement pour ne pas parler des vrai problèmes et pour aller sur le terrain de l’extrême droite. Si on combat le racisme systémique de la police, on doit combattre cette interdiction. »
Il appelle à « mettre de côté nos différences pour converger sur le vrai combat, celui des violences policières, du racisme et de l’islamophobie, et faire en sorte que la justice soit la même pour tous ». Sans illusion sur le changement politique qu’une telle manifestation peut provoquer, il est certain, en revanche, que celle-ci « peut alerter l’opinion et créer un front pour mener ce combat ».
Depuis le mois de novembre et la nomination d’un nouveau juge d’instruction, l’enquête sur le décès de son fils n’avance pas. « Je me bats pour le moindre droit, pour des choses élémentaires, mais je ne baisserai pas les bras. L’un des témoins a été entendu par le commissaire de la ville dont est originaire le policier tireur... C’est une aberration. On se bat aussi pour une justice qui ne bafoue pas nos droits et ne privilégie pas les policiers. »
Plus loin dans le cortège, Mathéo, 16 ans, et Solal, 17 ans, vivent leur première manifestation contre les violences policières. « Beaucoup de nos amis ne veulent plus venir en manif par peur de la police. C’est une raison de plus de défendre ce droit de manifester qu’on tente de nous enlever », explique Solal, qui n’a jamais subi de violences policières, sauf « des nasses et du gaz pendant une action pour le climat ».
À Argenteuil (Val-d’Oise) où ils habitent, ils ont été marqués par le décès de Sabri, un jeune de 18 ans tué par la police au guidon de son scooter en mai 2020. « Je me suis rendu compte que les violences sont tangibles. Un jeune est mort et ne reviendra plus », explique Mathéo, qui n’a pas dit à sa mère, employée dans une cantine et qui l’élève seule, qu’il allait en manifestation « contre la réforme des retraites, pour ne pas l’inquiéter ».
Mathéo ne se sent pas légitime pour aller manifester avec les collectifs des familles des victimes, « tout en partageant leurs revendications ». Mais l’appel de son syndicat, La Voix lycéenne, l’a convaincu de le faire aujourd’hui. « On est unis avec les collectifs et c’est important. » Il regrette que des jeunes des quartiers de son lycée ne soient pas venus : « Mais venir à Paris, ce n’est pas facile, et la répression suite aux révoltes a eu aussi son effet, hélas. »
«Nos droits sont de plus en plus bafoués, ajoute Solal, qui prend l’exemple du blocus à l’entrée de son lycée contre la réforme des retraites. Notre administration a appelé la police et travaille main dans la main avec elle pour nous interdire de nous exprimer. » Mathéo et Solal ont peur de la police : « C’est stressant de venir parce qu’on ne sait jamais comment la police va réagir contre les manifestants, et ça peut vite dégénérer. Mais c’est essentiel et là, je suis soulagé et étonné de ne pas voir les policiers autour de nous. »
Emmanuel, 34 ans, de Seine-Saint-Denis, est plus pessimiste. Ce professeur regrette que la manifestation « ressemble davantage à une agglomération de syndicats et de collectifs qu’au partage d’une lutte commune ». C’est « très blanc », constate-t-il. Les quartiers sont peu représentés, excepté par les collectifs des familles qui ne sont pas non plus nombreux.
Ce professeur a déjà subi la répression policière lors des manifestations contre la loi Travail en ayant été placé en garde à vue mais « ce n’est rien par rapport au racisme que subissent les jeunes des quartiers ». Il est inquiet pour l’avenir : « Il n’y avait pas grand monde pour manifester contre la loi Darmanin sur l’immigration. Le racisme, c’est un combat au quotidien et j’ai peur que cette manifestation nous montre combien on est encore loin de le vaincre. »
Mathieu, 26 ans, collaborateur politique EELV, vient également de Seine-Saint-Denis. Il a participé en mars aux manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres : « Ça a été un traumatisme de se rendre compte que l’on pouvait mourir juste pour manifester », dit-il. Pour lui, il y a un avant et un après.
Au sein de son parti aussi, la répression violente de la mobilisation a laissé des traces. La formation des militant·es a été revue : « On a renforcé la base arrière juridique, la connaissance des droits en garde à vue et les protections à mettre pendant les manifestations. » Pour chaque défilé comme celui d’aujourd’hui, « un fil WhatsApp est créé pour s’assurer que tout le monde est bien rentré et intervenir rapidement en garde à vue si nécessaire ».
S’il n’a pas beaucoup d’espoir de changement à la suite de cette manifestation, il espère lui aussi qu’elle permettra de transmettre un message commun et d’alerter l’opinion. Il appelle à faire des « ponts entre les quartiers populaires et EELV » : « Il ne faut pas qu’on s’adresse seulement aux CSP+. »
Étudiant en logistique, Khais, 24 ans, a fait le déplacement depuis Montigny-lès-Cormeilles, dans le Val-d’Oise. Son père travaille dans le bâtiment et sa mère est assistante maternelle. Il est venu parce que « les violences policières, c’est [son] quotidien et ça fait des années » : « On est un peu un laboratoire en banlieue. » Il se rappelle ce jour où vêtu d’un tee-shirt en soutien à Adama Traoré (dont la sœur, Assa Traoré, est devenue une figure du combat contre les violences policières), il s’est fait dévisager par un policier qui lui a lancé : « Si je veux, je te mets à terre. » Et c’est ce qu’il a fait.
« Je me suis retrouvé le visage au sol dans la boue et les mains dans le dos, raconte Khais. J’ai ressenti de la colère mais aussi de la peine pour cet homme qui représentait la police. Je n’en ai pas parlé à mon père pour qu’il ne s’énerve pas. Il est venu en France après la guerre d'Algérie et il est déjà, à 70 ans, usé par le travail. En fait, on nous aime pour nous faire bosser sur les chantiers et lorsqu’il faut voter. Le PC et le PS, absents aujourd’hui, sont les premiers à venir chercher nos voix pour les élections. »
Las et désabusé, Khais ne « baisse pas pour autant les bras parce que plus que jamais le racisme est en train de l’emporter en France ». Qu’il n’y ait pas eu de condamnation officielle du tract policier qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles » l’a terriblement inquiété. « C’est le continuum colonial français. Nous sommes traités d’animaux, d’insectes. Une humiliation à laquelle s’ajoute le silence de Macron, qui va même jusqu’à condamner les parents des émeutiers. »
Khais a soutenu les révoltes. « La cible, dit-il, c’était les institutions. Et les grandes enseignes. Il y a des raisons à cela. Cela fait des années que les unes nous méprisent et cela fait des années que nos conditions économiques se dégradent. Le nier, c’est tourner le dos aux quartiers populaires. » Le jeune homme est heureux de voir que les collectifs des familles ouvrent la manifestation. Il espère que « ce ne soit pas une manif sans lendemain, juste pour la communication des partis politiques et des syndicats ». « Ce n’est pas la première fois qu’ils nous utiliseraient », lâche-t-il.
Une manif qui divise la gauche
La gauche syndicale et politique elle-même est divisée. « Violences policières », « racisme systémique » : les termes ne font pas l’unanimité. Ainsi, le Parti communiste (PCF) a refusé de manifester. Son chef de file Fabien Roussel a expliqué sur France Info que le sujet des violences policières était « grave », qu’il devait « être traité », mais qu’il refusait de se retrouver dans des manifestations où le slogan « Tout le monde déteste la police » aurait droit de cité.
« Nous ne nous reconnaissons pas dans la dénonciation d’un “racisme systémique” qui ouvre la porte à l’idée d’un racisme d’État, a expliqué dans un communiqué le Parti socialiste (PS), qui s’est aussi désolidarisé de l’événement. Le racisme existe et sa progression nous inquiète. La formation des policiers et les sanctions doivent être à la hauteur. Personne ne doit minimiser sans pour autant renvoyer l’ensemble des fonctionnaires de police à ces dérives impardonnables. »
Ces formations politiques, ainsi que plusieurs figures écolos, avaient en revanche participé au rassemblement polémique initié par plusieurs syndicats de policiers et de policières, devant l’Assemblée nationale en mai 2021. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin y avait lui aussi passé une tête.
À la veille du défilé lancé par les familles de victimes, il a adressé une lettre de soutien aux policiers et gendarmes, ainsi qu’un télégramme aux préfets, les appelant à « faire preuve d’une vigilance particulière concernant ces rassemblements », à prendre un arrêté d’interdiction si nécessaire et à signaler les messages « porteurs de slogans insultants et outrageants à l’endroit des institutions de la République, de la police et de la gendarmerie susceptibles de tomber sous le coup de la loi ».
Pascale Pascariello et Rachida El Azzouzi
23 septembre 2023 à 20h11
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