“là pour Nahel”, 17 ans, tué par un policier après un refus d’obtempérer.
Dans les rues d’aujourd’hui la révolte fait rage En les grandes cités comme en les plus petites, La France ne peut pas ainsi tourner la page Lorsque on tue sa jeunesse aussi tôt, aussi vite
D’un coup de revolver sur la tempe posé !!! C’est à se demander : puis-je sortir demain Si les flics sont ainsi, comment pourrai-je oser Emprunter un voie, un quelconque chemin?
S’il est vrai que casseurs et d’autres délinquants Brisent les magasins, les vitrines des riches Que cela n’a lieu d’être mais dites-moi quand Et Qui et puis pourquoi le gouvernement triche
Lorsque le cœur éteint d’autres jeunes en pleurs Manifestent de droit contre l’adversité, Contre ce que l’on prend, leur propre liberté A chaque coin de rue, comme nous Ils ont peur !
J’accuse le Pouvoir et qui se dit Français, La Police truffée de tueurs patentés Comme au temps de Pétain les Êtres déportés Et puis Ceux-là qui pensent comme l’on pensait !
J’accuse, en mon Pays, et sans donner leurs noms, Vous les connaissez bien, la télé parle fort ; J’accuse l’assassin et je crie, je cris : NON ! Non, vous ne pourrez plus demeurer les plus forts !
Le policier pourri pouvait viser les pneus La voiture n’aurait fait cent mètres de plus, Mais sa vision d’un jeune était comme un aveux : « Le tuer fut plus simple et sans histoire en plus ! »
J’accuse ici, de droit, du droit de résister Contre la boucherie et qui est sans appel Contre ce Darmanin fiévreux de s’imposer… J’accuse tout Ceux-là qui ont tué : NAHEL !
Le 2.07.2023 Alain Girard C.T.D.R.
ps : bien sûr aucune vidéo, ni photo n’existent sur le Web ! On cache bien les crimes !
Dans vos yeux J’ai lu l’aveu de votre âme En caractères de flamme Et je m’en suis allé joyeux Bornant alors mon espace Au coin d’horizon qui passe Dans vos yeux.
Dans vos yeux J’ai vu s’amasser l’ivresse Et d’une longue caresse J’ai clos vos grands cils soyeux. Mais cette ivresse fut brève Et s’envola comme un rêve De vos yeux.
Dans vos yeux Profonds comme des abîmes J’ai souvent cherché des rimes Aux lacs bleus et spacieux Et comme en leurs eaux sereines J’ai souvent noyé mes peines Dans vos yeux.
Dans vos yeux
J’ai vu rouler bien des larmes Qui m’ont mis dans les alarmes Et m’ont rendu malheureux. J’ai vu la trace des songes Et tous vos petits mensonges Dans vos yeux.
Dans vos yeux Je ne vois rien à cette heure Hors que l’Amour est un leurre Et qu’il n’est plus sous les cieux D’amante qui soit fidèle A sa promesse… éternelle Dans vos yeux.
Bonjour,quelques mots pour témoigner du parcours chaotique d'un jeune entré en prison à 18 ans et sorti 10 ans plus tard.
« J’ai pas tué, j’ai pas violé » (1)
Je suis le résident du mitard, Celui qui revient toujours, impossible de laisser le noir tout seul, il a besoin de mes hurlements, de mes coups pour égratigner les murs, de mes larmes en vadrouille pour rabibocher ma mère.
Au début, je cachais mes dix-huit ans, J’avais la peur dressée en majuscule Dans les déserts de haine, Alors, j’ai tissé ma citadelle de crainte avec la toute-puissance des mensonges, des faits d’armes de légende pour ensauvager la carapace.
Je voulais sentir la douceur de ma famille S’insinuer dans mes vestiges d’enfance, Écouter le souffle des berceuses caresser mes bouffées de sommeil, je voulais sentir les baisers envahir l’amertume des défaites, cautériser les hoquets de détresse.
J’étais trop loin, de plus en plus loin. Je galérais ma peine avec rien, je naviguais de révolte en révolte avec des torrents d’insultes pour éponger l’injustice. J’ai tout essayé, les sanglots, les suppliques, Le feu, la mutinerie, la violence, je faisais peur.
Je connais toutes les prisons de l’Est, Tous les mitards, l’isolement, Les quartiers fermés, les fouilles au corps, les semaines sans douche, sans tabac, Les suspensions de parloir, Le mépris et les humiliations, Je tournais comme un cafard coincé dans les toilettes.
Ma peine s’est alanguie de huit ans. Sept cents jours de mitard. Je serpentais dans les catacombes de la folie Boursoufflé par la haine, Ensablé dans ma révolte, mes pulsions suicidaires J’étais un sauvage hébété Sous l’œil des passants de l’Exposition Universelle.
Pendant un an, j’ai fait pousser la fierté, J’ai appris la soudure, Peut-être pour suturer ma vie, J’ai laissé mon corps glisser sur la mer étale, Je me suis formé, Une nouvelle peau, du cambouis sur les mains Et un peu d’espoir pour ajourer le noir.
Une bricole, juste un portable caché Pour mes salves d’amour, ma femme, ma fille, Pour éviter la saison sèche. Un an de plus, l’éternité. Mais je vais continuer À empiler le beau fixe, à pacifier le temps, À envaser mes déflagrations
« Je n’irai pas franchir, de l’amertume, le seuil, Ouvrir le souvenir dont je porte le deuil... »
Pierre-Etienne Muvien nous a quittés à 93 ans, le 25 septembre 2013. Il était né en 1920 à Alger. Son cœur y était resté, saignant à jamais des blessures morales reçues en ce 26 mars 1962 : « La tâche indélébile sur le « pouvoir gaulliste ».
Poète, il a écrit des vers d’une rare violence : « 40 ans, merci la France... 40 ans, une vie depuis l’indépendance.. ». Et ce poème : « Non retour », qui ouvre cet article.
Ce n’est pas une nécrologie. On écrit des nécrologies pour les morts, Pierre-Etienne est un poète. Les poètes ne meurent pas, Ils chantent pour toujours leurs peines et leurs joies.
Pour l’ami, parti à peine plus loin, derrière la porte du songe, une pensée, une prière. Le silence.
A Dieu.
Geneviève de Ternant Jeudi 26 septembre 2013
PLACE DU GOUVERNEMENT
C'était la Principale, un lieu commun, un symbole ! Un centre populaire, l'Agora ! l'Acropole !
JE NE REVERRAI PLUS...
Cette place coutumière dont l'Histoire a chassé Les fantômes d'avant, ces ombres du passé
Enfouis dans ma mémoire en clichés entassés.
La foi semblait pourtant protéger de sa grâce Ce carrefour de la ville, ce mélange de races :
Cathédrale et Mosquée qui priaient face à face.
Bab-Azoun, Bab-et-Oued, quartier de la Marine, La Pêcherie, Front de mer, les petites rues voisines
Déversaient chaque jour leurs nuées citadines.
Partis tôt le matin par des tramways grinçants, Des bus à l'impérial au "souk ahurissant",
Venaient de l'intérieur, les chaouïas d'antan
Burnouss et djellabas, chapeaux kabyles sévères, Couffins, sacs, peaux et poules ! parfois une moukère
Tatouée, silencieuse et se tenant derrière...
Que n'y vendait-on pas ? Du thé, des fèves chaudes, Calentita, beignets que les mouches galvaudent !
Sur le coup de cinq heures, "les allumettes" en maraude !
Sur la place bariolée où prédomine le blanc, Se mêlent des chéchias, des képis, des turbans,
Des feutres, des pailles, des voiles, des cheichs en longs rubans.
Parmi cette ruche où le temps déambule, La vie s'écoule au rythme que le soleil formule :
Le plus souvent "ardent" "pesant" : la canicule !
Les éventails s'agitaient éphémères et poussifs, Aux cafés d'alentour, mus par des inactifs,
Indolents, paresseux ou des juifs attentifs.
La vue de ma mémoire a retenu ces tons Eparpillés en vrac sur une toile de fond,
Echancrure vers le port d'un horizon profond.
ET JE N'ENTENDRAI PLUS...
L'ensemble de ces bruits qui résonnent encore Les cris, les invectives, les phonos trop sonores,
Le bruit gai des claquettes autour des oublies d'or !
Les vendeurs de pastèques aux onomatopées... A dix-sept heures : "Dernière heure", journal anticipé !
Tohu-bohu des trams "ferraillants", dissipés !
Les marchands ambulants, turbulents et pressants, "Les Marabouts de pluie", derboukas, en dansant !
Les échos, les rumeurs qu'on raconte en passant !
Et ce théâtre vivait heureux et débonnaire, Chacun suivant le cours de la Place légendaire
Remplie du tulmute de scènes populaires.
Parfois, venant du Port, une sirène mugissait : "Le Ville d'Alger" partait ! Le remorqueur s'empressait :
Trois coups brefs, joyeux, la passe disparaissait...
Ces bruits montent et bourdonnent quand, dans la solitude, Ils ressurgissent fidèles du fond de l'habitude
En concert nostalgique perturbant ma quiétude.
JE NE SENTIRAI PLUS...
Les parfums, les odeurs que cette place immense Diffusait chaque jour en proposant au sens
La palette des senteurs que l'odorat recense.
Montant de la Pêcherie, où sont donc les fritures ? Et des marchés voisins, les corbeilles de fruits mûrs ?
Les arômes, les épices, les huiles âcres, les saumures ?
La loubia, la chorba, allumettes aux anchois ! Les poivrons qui rissolent, un peu brûlés parfois !
Les melons odorants, et la menthe ! ça va d'soi !!!
Les parfums capiteux, huileux et entêtants, Sur une table bancale, le santal trop puissant,
La bergamote, le musc, l'héliotrope envoûtants !
Enfin, non loin de là, les effluves d'anisette, Surtout Phoenix et Gras, des Brasseries et Buvettes,
Et l'odeur des kémias, rougets, sardines, brochettes !
Parfois, parmi la foule, un délicat jasmin Embaumait un instant, se frayant un chemin
Vers sa réminiscence perdue dans le lointain.
Comme le jasmin, j'exhale doucement, Je vois, entends, respire mélancoliquement
La solitude est comme du chocolat. Amère et douce à la fois, elle a l'âpreté de notre condition, tout comme la cocotte de pâques garde trace de la dureté du cacao brut.
Etre seul, c'est parfois être confronté à un insoutenable isolement. Enfermé dans la ronde des pensées, on se heurte aux barreaux du silence, et même un cri dans les montagnes n'est encore que de la solitude. Confiné dans le secret de l'esprit, les sentiments entrent en guerre avec les mots. Plus on parle, plus on rencontre de monde, plus on mesure combien hermétique est la sphère de cette vie-là, dedans. On a beau en livrer des bribes, laisser fuiter quelques scandales, pousser ça et là un soupir, un éclat, ce qu'on rencontre n'est que de l'inconnu, des masques sur d'autres solitudes. Parfois aussi, être seul est agréable. C'est une ganache vive et poivrée qui explose de saveur quand on la croque. Le silence alors n'est plus l'ennemi, les pensées s'organisent autour d'un flux de paix. Cette solitude-là est créative. On y puise le meilleur de soi, on y trouve de l'esprit, les mots aident les idées et l’esprit range les mots dans un ordre qui avance. Cette solitude là est l'âme du confiseur en nous et s'y plonger, c'est être soi, être chez soi.
Solitude est l'autre nom de la longue randonnée entre ces deux extrêmes. Jamais on n'en perd vraiment le sentier, jamais on ne s'en écarte tout à fait. Jamais on n'est pas seul. La solitude est un compagnon sur l'épaule, le leprechaun capricieux qui a fait de nos âmes sa caverne. Quand on l'oublie, qu’on avance serein, on perd conscience de sa réalité. On se tient dans un entre-deux anesthésiant. On en oublie même son fredonnement persistant, à l'arrière plan de tous nos projets. On se mélange, on rencontre, on échange, et soudain c'est comme si les solitudes qu'on avait traversées n'étaient que souvenirs. Une réminiscence nous vient de temps à autre, mais on est si confiant… si naïf. On croit pouvoir se maintenir ainsi au sommet de la vague, dans le confort d'une glisse tranquille, où seules quelques éclaboussures bienvenues viendraient nous rafraîchir dans l'enthousiasme des partages.
Il y a des solitaires par choix, des solitaires par hasard, des solitaires contraints. Il y a des gens expressément sociables qui semblent n'avoir jamais fait le détour vers les terres de la solitude. Tout cela est un leurre, sans doute. Tous nous sommes seuls, et nous aménageons cela à notre manière, certains avec de l'opulence, d'autres avec une sorte de culture du vide. Quel que soit l’habillage qu'on ait choisi cependant, on peut partager véritablement quelque chose : ce destin imposé à nos âmes, cette nature. Humains, conscients, nous n'en sommes pas moins seuls d'un bout à l'autre de nos vies. Les innombrables rencontres qui nous enthousiasment et nous occupent tant nous sont alors essentielles en ce qu'elles sont la précieuse barre qui nous équilibre sur le fil. Mais elles n'effacent ni le vide en dessous, ni la folie de la chute, ni l'euphorie du vertige parfois vaincu.
Rouge est humain. Par le sang, par le désir qui l’anime sans cesse, l’homme est dans le rouge de sa naissance jusqu’à sa mort. Les yeux fermés, tournés vers le soleil, la lumière explose non pas en blanc mais filtrée par la peau où circulele sang. Les yeux clos, la lumière nous illumine en vermillon et cela conditionne notre existence.
L’homme rouge, tragique. C’est le crime, le sang versé. Crime crapuleux, crime d’état, la violence frappe et le corps se fissure, laisse échapper son souffle, des fluides disgracieux mais surtout, plus frappant que tout, notre précieux sang. Forcément, cela inspire ! Les révolutions s’insurgent en rouge, les totalitarismes écrasent en rouge, et la littérature de l’héroïsme baigne dans le carmin des exploits virils, forcément mortels, toujours fatals. Depuis Achille, demi dieu si solaire, versant le sang d’Hector sur le sable aux portes de Troie, jusqu’à Colin, tout petit homme vaincu par l’absence de rêve dans l’Ecume des jours qui fait pousser des roses sur les fusils, le rouge est marié à la guerre, tout comme la guerre semble chevillée à l’homme. Même le refus militaire de Vian est rouge car c’est dans le rouge que l’arme porte la mort, là se tient le symbole. Le sang coule, dedans puis dehors.
Mais le rouge des hommes a aussi trouvé, parfois, le chemin d’une élévation moins guerrière. Chrétien de Troye prête au tout jeune Perceval une méditation contemplative à partir de la neige et de trois gouttes de sang, dans lesquelles sont préfigurés à la fois l’élévation à laquelle il est destiné et les sacrifices qu’on attend de lui. La transcendance pointe son nez. Ce rouge-là devient une possible rédemption au travers d’une innocence qui, bien qu’érodée par l’expérience de la vie, ne perdra ni sa force ni sa pureté. A l’apogée de la Courtoisie, le rouge de la blessure jette un pont littéraire entre l’homme et son dieu. C’est l’élégance de notre faiblesse devenue force et grâce. C’est peu de chose cependant face à la puissante église qui, elle aussi, a aimé le rouge. La robe empesée des cardinaux, en éloignant les hommes de l’amour pour mieux les ancrer dans le terrestre signifie en quelque sorte l’abandon de la transcendance. C’est le rouge du pouvoir, héritier de la pourpre impériale romaine et annonçant à qui aurait été assez stupide pour l’ignorer que le royaume chrétien est avant tout séculier, n’en déplaise aux gardiens du dogme.
Guerre, religion, que reste-t-il ? Dictature ? Ah, là on ne trouve aucune grandeur, mais de ces deux sources, militaire ou religieuse, est né le despotisme. Qu’il s’agisse de dictature ou d’inquisition, le sang, encore lui, a coulé à flot et qu’on se souvienne du rouge des drapeaux soviétiques, de la svastika sur fond rouge des nazi ou du petit livre rouge de Mao, on voit combien Rouge fut dévoyé afin d’inspirer une image calibrée de la force. On a appris à craindre cette couleur tout en s’empressant d’y placer l’espoir révolutionnaire et je me demande, si au bout du compte, notre propension à l’espérance n’a pas fini par accepter la dictature du rouge, comme s’il représentait le nécessaire consentement à un sacrifice avant qu’adviennent des jours meilleurs. La chose politique, qu’elle soit laïque ou religieuse, est toujours salie par le rouge de violences indignes. C’est le péché d’Abraham en quelque sorte. Le rouge sacrificiel du résistant fabrique aussi bien le martyr que le bourreau, et cette paire indissociable perpétue les haines et les guerres.
Cela fait une boucle. Le mal, cette violence incontrôlable et comme surgie de nous-mêmes est le dévoiement de la force brute qui pulse en nous et nous fait vivants. Il nous précipite dans la peine; l’Histoire est remplie de chapitres écrits en rouge avec le sang des hommes acheté à bon marché, soit par la force, soit avec des idéologies mensongères.
Pourtant, il n’y a pas que cela. En raison même peut-être de sa proximité avec l’horreur, le rouge a aussi servi la vie, et plus encore la beauté. Ceci au point qu’en Russe ancien, le même mot signifiait « rouge » et « beau ». La Place Rouge chère au cœur des moscovites est une erreur de traduction, un anachronisme en quelque sorte. Elle est un peu rouge, certes, mais surtout belle aux yeux de ceux qui la conçurent. Le rouge est beau, et même notre bien aimé petit chaperon rouge se désigne, de par la couleur de sa capeline, comme éminemment désirable. Enfant coquelicot, elle est la jeune fille interdite, celle qui surclasse tous les désirs.
Car parler du Rouge amène bien sur à parler des femmes. Encore une fois il s’agit de sang et d’un rouge périlleux d’une certaine manière, lié à la naissance et à la mort. Mais cela reste notre nature. On peut considérer que notre mortalité est une tragédie, notre fragilité face aux périls de l’existence aussi, mais c’est néanmoins ce que nous sommes. Invincibles, invulnérables, nous ne serions plus humains mais divins – ou robots, peu importe. La présence des femmes rappelle à chacun que le processus de la vie aussi commence dans le rouge de la naissance. Pour ma part, je vois en cela une couleur moins flamboyante que la pourpre impériale ou le rouge tragique des guerres. La vie est pleine de terre, de poussière, de sueur et le rouge des naissances n’échappe pas à cette loi des mélanges. C’est même sans doute grâce à elle que nous sommes propulsés dans le monde des couleurs et des sons, dans la vie.
La misogynie judéo-chrétienne est-elle liée au déni de cette « impureté » ? Il a fallu transcender les choses pour les rendre spirituelles et acceptables, littéraires mêmes. Par rejet autant que par volonté de pouvoir, Le discours religieux a bel et bien associé le sang versé en tribut à la vie par les femmes à un danger, à quelque chose d’impur. Danger de la séduction, danger de la chute. Le discours n’a pu s’accommoder de la matière brute qui nous compose sans la travestir.
L’interdit sublimant le désir, le voici transformant les choses les plus simples en une grandiose parade amoureuse pleine de vermillon et de carmin, dans toutes les déclinaisons de la passion. La rose rouge de Carmen, celle si capricieuse du petit prince, la rougeur vénéneuse du camélia de la dame du même nom… Le rouge a transformé la femme une héroïne tragique qui meurt souvent, car l’amour ne saurait se satisfaire de simplicité. Le Grand Amour est l’Impossible Amour, dans lequel la femme entraine son amant, parce que, on y revient une fois de plus, Rouge est mort, superbe mort, musicale mort, mais fin tout de même, et défaite.
Que dire de cette ambivalence ? Vital et mortel à la fois, le sang s’est accaparé la couleur qui le caractérise faisant d’elle le symbole de tout et son contraire. Rouge est promesse de félicité et d’apocalypse. Rien n’illustre mieux cela à mes yeux que les plages de Normandie. Quand j’y allais contempler les grands incendies de soleil couchant, j’étais émerveillée. Tant de beauté coupait le souffle. Et puis un jour, j’ai lu une lettre écrite au lendemain du 6 juin 1944. Il y était dit que ce jour-là, la mer était rouge tant le sang des hommes l’avait noyée. Depuis, les deux images se mêlent sur le ruban des grèves, la beauté parfaite de la nature, et la détresse absolue des hommes.
Rouge est humain n’est-ce pas ? On y projette tout de sa vie ou presque. C’est le miroir des émotions. Il habille les femmes, resplendit dans les rubis, enivre dans l’arrondi des verres, réchauffe et réconforte dans le rougeoiement des braises en hiver. Rouge, c’est notre intimité, les secrets de chacun, à la fois semblables et uniques. C’est un mythe à lui tout seul, un paradoxe entre mensonge et réalité.
Pour en finir, provisoirement sans doute, il reste heureusement le rouge compensatoire des excellents vins, qu’ils soient de Bordeaux, de Bourgogne, d’Italie, d’Afrique ou de Californie. Il reste ce rouge sombre et goûteux qui lui aussi manie le paradoxe, réveillant ou anesthésiant l’esprit selon ce qu’on attend de lui, selon ce que nous sommes. Mixte, ravissant indifféremment hommes et femmes par la finesse de son bouquet, le vin a le mérite de réconcilier l’homme avec un sang venu cette fois de la terre, plus sombre que le sien sans doute mais pas moins riche de possibilités. Le rouge du vin ouvre la porte à une forme de liberté qui s’affranchit des codes de l’héroïsme et de la vertu. On peut noyer dans le bordeaux toute la rigueur de la pourpre et troquer la grandeur contre un peu de folie, et ça, c’est bien.
« Pour construire la démocratie, il faut que l’État restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même ».
Et je te réponds :
« Pour construire la démocratie il faut savoir que la démocratie signifie la protection de l’intégrité de l’individu contre le nombre. Il faut se rappeler qu’aucun État n’a jamais accordé totale liberté d’expression aux gens. Qu’aucune armée n’a jamais protégé un peuple. Que la seule parole qui peut être prise se situe sur la place publique et dans l’espace intime des personnes. La parole indépendante ne surgit que du palais de ta bouche où elle est reine si tu lui fais entendre ton propre cœur. Maintenant, pour être toi-même, tu aimeras ta compagnie dans les moments de solitude. Alors, après avoir fait ce tour du monde tel qu’il est toujours et que tu ne peux changer, tu feras le tour de toi-même. Puis, prenant la liberté d’être libre, et recherchant l’amitié dans l’égalité entre les amis, tu parleras avec les personnes qui osent parler d’elles-mêmes avec leur langue personnelle, tu leur feras tes dons et exprimeras ta curiosité. Car, fraternels nous sommes avec le vivant lorsque nous laissons aller notre chant pour chanter, lorsque nous aimons pour aimer. Il n’existe dans la nature nulle obligation de posséder une autorisation pour pouvoir dire ce qui est propre aux humains.
Pierre Marcel MONTMORY
KATEB YACINE
- poète -
« Ce qui tue certains écrivains, chez nous, c’est qu’ils se font une idée aristocratique de ce qu’ils sont. Ils croient être des gens à part, qui vivent dans une tour d’ivoire ou en solitaires incompris, ou qui sont faits pour vivre dans une société qui les comprend, protégés par des mécènes et entourés d’une cour.
Ce n’est pas possible, surtout à notre époque.
Le monde entier est en révolution. Même un sourd ou un aveugle est obligé de le comprendre.
Ce n’est pas possible d’en rester là. Beaucoup ici l’ont compris, je crois, depuis notre révolution. Ce peuple qui passe devant eux tous les jours et qu’ils ne remarquent même pas, c’est ce peuple qui l’a faite, la révolution. Ils ont tendance à l’oublier en permanence.
Or ce peuple parle, ce peuple lit, ce peuple fait des trouvailles chaque jour et c’est lui qui fait la langue. Il faut revenir à une conception vivante de la culture. Le peuple est une force.
Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter. »
Kateb Yacine
Il y a trente ans disparaissait celui qui a révélé le potentiel littéraire algérien au monde et renouvelé le théâtre populaire, s’adressant aux Algériens sans distinction d’âge ni de niveau d`instruction. Le romancier, dramaturge et metteur en scène Kateb Yacine s’est éteint un 28 octobre 1989 à l’âge de soixante ans.
Né en 1929 à Constantine, Kateb Yacine aura laissé une œuvre littéraire universelle, « Nedjma », publié en 1956 aux éditions françaises « Le seuil ». Ce roman qui va se propager en fragments sur toute l’œuvre théâtrale de son auteur, a fait l’objet de nombreuses thèses universitaires en Algérie et en France, jusqu’aux États-Unis et le Japon, entre autres.
C’est à la prison de Sétif, où il s’est retrouvé après les manifestations du 8 mai 1945, que le jeune Kateb Yacine a découvert l`oppression, la mort, le vrai visage de la colonisation et surtout son peuple, comme il le confiera lui-même.
Suite à cette expérience, traumatisante pour un adolescent de 16 ans, Kateb entame en 1946 l’écriture de son premier recueil de poésie « Soliloques ». « J’ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux », écrira-t-il en préface.
Au lendemain de l’indépendance, Kateb Yacine se tourne vers le théâtre populaire, soucieux de s’adresser au peuple dans sa langue. « L`homme aux sandales de caoutchouc » est jouée, pour la première en 1971, au Théâtre national d`Alger. La pièce est le fruit d’une collaboration entre l’auteur, l’homme de théâtre Mustapha Kateb, et la troupe du « Théâtre de la mer » dirigée par Kaddour Naïmi.
Cette expérience donnera ensuite naissance à l’Action culturelle des travailleurs (Act).
Sous la direction de Kateb Yacine, la troupe sillonnera pendant près de dix ans villages et places publiques dans la région de Bel Abbas où elle a élu domicile pour faire découvrir le théâtre à ceux qui n`y ont pas accès: « On ne choisit pas son arme. La nôtre, c’est le théâtre », disait-il pour souligner son engagement politique et social.
Durant toute cette période, Kateb Yacine n’aura de cesse de modifier ses œuvres, jouant avec les personnages, pour mieux coller à l`actualité et aux préoccupations populaires.
Définitivement focalisé sur l’écriture dramaturgique, traduite vers l’arabe dialectal, ainsi que la mise en scène, Kateb Yacine produira « La guerre de deux mille ans », une œuvre universelle, inspirée du théâtre grec et qui a valu à la troupe une tournée de trois ans en France.
« A cette époque, Kateb était la coqueluche à Paris, ses pièces se jouant à guichet fermé tous les soirs », se souvient encore un des comédiens de l’Act, Ahcen Assous.
Selon le comédien, cette pièce évolutive « pouvait se jouer plusieurs jours de suite (…) et s’arrêter sur différentes stations importantes de l’histoire de l’humanité ».
En 1986, Kateb Yacine approche son idéal d’œuvre historique universelle en écrivant un extrait de pièce sur Nelson Mandela, puis « Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Manceau ». Cette dernière était une commande française pour marquer la célébration du bicentenaire de la révolution française.
Se réapproprier Kateb Yacine
Au théâtre comme dans la littérature et la poésie, l’œuvre de Kateb Yacine est « faite pour que la jeune génération se l’approprie, la revisite et la retravaille », estime l’historien de l’art et romancier Benamar Mediene, auteur de « Kateb Yacine, le cœur entre les dents ».
En fait, le dramaturge est « réfractaire » à la sacralisation de son œuvre, appuie ce compagnon de langue date de l’écrivain.
Depuis la disparition de Kateb Yacine, son œuvre dramaturgique n’a jamais cessé d’alimenter les planches algériennes. Des pièces ont été traduites vers Tamazight et l’Arabe littéraire, d’autres ont été montées en fragments, alors que sa touche en matière de mise en scène garde toute sa fraîcheur.
Cependant, en dehors de « Le cadavre encerclé » ou de « Les ancêtres redoublent de férocité », de nombreuses autres œuvres restent encore méconnues du public et rares encore sont les troupes qui consentent à s’attaquer à un texte de Kateb Yacine.
Au-delà de la recherche universitaire, le roman « Nedjma » a été adapté au théâtre par le metteur en scène et comédien Ahmed Benaïssa qui souhaitait « désacralisé ce roman, réputé inaccessible », alors qu’un collectif d’artistes, étudiants et universitaire ont entamé la traduction du roman vers l’arabe dialectal et son enregistrement en livre audio.
L’auteur de « Nedjma » a également laissé des interviews et des écrits où il expose sa vision de l’Algérie. Une Algérie progressiste qu’il a toujours souhaitée « défendre contre toutes les formes d’intégrisme », ainsi qu’il le soulignait dans sa dernière apparition dans les média à l’été 1989.
Une foule immense d’hommes et de femmes de tous âges a accompagné la dépouille de Kateb Yacine au cimetière d’El Alia d’Alger où il repose.
Scène de la pièce la Kahena aux Bouffes du Nord à Paris en 1974. Photo : Youcef Ait Mouloud
Témoignage par Youcef Aït Mouloud en hommage à Kateb Yacine, alias Si Amar.
La rencontre avec Kateb Yacine
J’ai rencontré Kateb Yacine par l’intermédiaire d’Abdela Bouzida en 1970, il venait de débarquer d’exil. Il avait conçu le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s’adressait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l’Algérie profonde, l’arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours d’Ali Zamoum, qui l’a mis en contact avec la jeune troupe de théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle.
C’est ainsi qu’il m’a proposé de rejoindre l’équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, celui qui allait devenir plus tard la célèbre pièce « Mohamed prends ta valise », ainsi que la version kabyle montée avec un groupe d’étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l’histoire du théâtre amazigh ayant reçu le premier prix au festival universitaire de Carthage.
Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du théâtre de la Mer. Au début, j’étais intimidé avant de le rencontrer, je m’attendais à voir un écrivain genre académique tel que représenté par les médias français.
A mon étonnement, je n’ai pas reconnu Kateb Yacine devant le groupe tellement il était effacé : ça aurait pu être, un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales ; mais pas un personnage de renommée universelle.
Kateb Yacine et le problème identitaire
Ma première question fut la suivante et la dernière : L’Algérie est-elle arabe, son peuple alors ? On fait comme si l’histoire de l’Algérie s’arrêtait à l’arrivée des arabes. On fait comme si l’Algérie était à perpétuité arabe et musulmane. Or, cela est très grave, car avant de dire l’Algérie arabe, on a dit l’Algérie française aussi : or, il faut voir l’Algérie tout court.
Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue, ni à son histoire. Elle ne peut s’accommoder du scandale qu’on connait beaucoup plus dans notre pays Jeanne d’arc que la Kahina. Il est temps que ceci cesse.
La Kahina pose donc beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l’histoire, de la nation, de la femme…Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé sous forme d’émissions radio, d’ailleurs lamentables.
Des émissions de théâtre qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d’une espèce de sorcière, de meurtrière, d’ignorante, de monstre… Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes. Certains pensent que nous sommes anti-arabes. C’est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu’il recouvre des conceptions devenues douteuses.
Pendant trois heures, j’ai eu droit à un cours magistral sur l’histoire du Maghreb des peuples, et sur Ibn Khaldoum qu’il regrette qu’il ne soit pas étudié à l’école et à l’université, une façon à lui de tirer la sonnette d’alarme, pour que l’Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité.
Je dirais revisiter Kateb Yacine est une urgence, et en particulier ses œuvres, et serait un salut pour l’avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algérienne en général.
Ce n’est pas les textes de Kateb Yacine qui sont complexes, c’est l’Algérie elle-même qui l’est, depuis l’antiquité à nos jours. C’est cet amalgame de civilisations, qui a fécondé cette lucidité insaisissable qu’on retrouve dans le génie du peuple.
Il y a quelque chose de sacré, un lien ombilical, qui lie et divise le peuple algérien, sans vraiment le diviser. C’est cette équation qui fait que cette diversité pose un problème, alors qu’en réalité, ce n’est qu’un écran de fumé qui faut franchir pour être soit même, un Algérien tout simplement. C’est dans la simplicité de la vie et la limpidité de la nature que navigue Kateb
La fameuse équation on la trouve dans « Nedjma » dont la structure est basée sur la notion de temps-espace. Un aller-retour continuel : midi c’est minuit, minuit c’est midi. Le problème à résoudre pour Kateb Yacine est : comment classer les différents chapitres ? Où est le début et où est la fin ?
La solution était finalement dans le cadran de la montre. Voyager dans le temps et revenir à la même heure, l’éternel ressac de la mer.
Tout Algérien peut comprendre « Nedjma », s’il parle la langue de sa mère.
Ce sont les Français qui ont mystifié l’œuvre à travers des symboles car ils n’ont rien compris à l’Algérie : un tabou à casser pour les générations à venir.
Il nous parlait souvent de Faulkner, d’Ibn Khaldoum, de Joyce, d’Hemingway, de Si Mohand Ou Mhand qu’il comparait à Rimbaud ; de Jean Marie Serrault qui lui a fait découvrir le théâtre ; de ses compagnons d’exil : Issiakhem, Mohamed Zinet et Moh Saïd Ziad qui étaient d’ailleurs nos amis ; de Taous Amrouche ; de Jacqueline Arnaud, amie sincère qui le vénérait et venait souvent de Paris lui rendre visite.
Il nous parlait aussi de ses déboires sous le régime de Ben Bella et de la nomenklatura du pouvoir.
Son génie et sa force de caractère, il les puisait des contacts permanents avec l’Algérie profonde. Il aimait sentir l’odeur de la sueur de l’ouvrier et du paysan. Cette odeur le maintenait proche de la vérité et de la misère des gens.
Il détestait les mondanités, les salons feutrés, les intellectuels de salons, les faux douctours de la télévision. Il n’avait pas de temps à perdre avec la racaille éparpillée dans le système.
Il détestait également l’égocentrisme et le narcissisme ; le monde de la bourgeoisie lui donnait la nausée.
Dans la rue, il rasait les trottoirs ; il se faisait tout petit et s’abaissait au niveau du peuple dont il avait un profond respect. Il préférait l’écouter et lui poser des questions afin de comprendre ses souffrances et épouser sa douleur.
Le véritable écrivain est le peuple, il suffit de l’écouter et lui prêter sa plume.
Il disait que pour construire la démocratie, il fallait que l’Etat restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même.
La révolution, il en a fait un devoir et une religion. La douleur des opprimés le hante et le ronge à chaque instant de sa vie. Sa vraie famille, sa tribu, était sa troupe dont les membres sont venus des quatre coins d’Algérie. C’était sa raison de vivre depuis son retour d’exil.
Décès et enterrement
Une année avant sa mort, on s’est revu au théâtre de Bel Abbès, on venait de commencer les répétitions de « La poudre d’intelligence », tout en lui expliquant, les raisons et le choix du décor, ainsi que les différentes phases de la mise en scène.
La seule intervention qu’il a faite, c’est d’intégrer une scène de 20mn qui ne figurait pas dans le texte officiel « La démystification des idoles ou la mise à nu du pouvoir ». Scène qui a été censurée dans la version filmée et diffusée par l’ENTV, seule pièce filmée du répertoire de la troupe, grâce aux évènements du 5 octobre 1988. Rien ne présageait qu’il était atteint d’une maladie incurable, et condamné à une mort certaine ; aucun signe ne trahissait sa force de caractère et sa douleur qu’il assumait avec dignité.
Le 29 octobre dans l’après-midi, ma femme m’a informé qu’Ali Zamoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l’hôpital de Grenoble et il devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, le frère de Nedjma.
Deux jours avant son enterrement, des milliers de gens sont venus lui rendre un dernier hommage au centre familial de Ben Aknoun, sa dépouille est exposée au restaurant du centre, puis dans son humble bicoque d’une pièce-cuisine, pour sa famille, ses amis et ses compagnons de lutte.
Le 31 octobre, l’imam El Ghazali, sortit une fatwa de son génie enturbanné, que cette « lucidité » ne pouvait être enterrée en Algérie, terre d’Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l’ironie a atteint son paroxysme : au lieu d’un message de condoléances de la présidence de la république, ce fut une invitation du président Chadli Ben Djedid sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre.
Kateb a préféré commémorer le 1er Novembre à sa manière au cimetière d’El Alia, avec les martyrs de la Révolution trahie.
Les Frères monuments, étaient présents, protocole oblige, se tenant à l’écart du peuple pour s’assurer que le spécimen algérien est bel et bien sous terre.
Des chants berbères et l’Internationale, entonnés par la foule à la gueule des barbes flen et cacique du pouvoir qui ont préféré par sécurité se placer à l’entrée du cimetière. Pour la première fois, le 1er Novembre a été fêté à sa juste valeur, les martyrs étaient de la fête grâce à l’un des leurs.
Plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme. Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus ou moins décente, que les autorités ont voulu effacer de la mémoire collective. Hélas pour elles! Les étoiles ne s’éteignent jamais.
Youcef Aït Mouloud
L’enterrement de Kateb Yacine, ce jour-là…
Par Djaffar Benmesbah
Comme je me contente, aujourd’hui, du rejet du pouvoir algérien par son propre peuple, en guise de similitude, je prends de ma mémoire un événement : l’enterrement de Kateb Yacine. Ce jour-là, le pouvoir était mis à mal.
Autour du cercueil de Kateb Yacine se jouait par effet de prophétie, une fois encore, sa propre pièce : Le cadavre encerclé. Dans Nedjma, il insistait sur le mont Nador sous lequel il admirait Nedjma surgir du chaudron où elle prenait son bain, innocemment nue.
Ce mont de Tipaza fut secoué par un tremblement de terre au lendemain de sa mort. Il est mort un samedi 28 octobre 1989 et il fallut que son cousin, Mustapha Kateb, 1er directeur du Théâtre national algérien (TNA), décède le même jour, pour que la sœur de celui-ci, Nedjma, en ramenant sur Alger la dépouille de son frère, accompagne en même temps, celle de son éternel amoureux. Nedjma, de son vrai nom, Zouleikha. Elle avait aussi un prénom judéo-chrétien, Odette.
Le ministre de l’intérieur osa une parole, mal lui en prit ; à peine il prononça le nom de Kateb Yacine, la voix de Youcef Aït Mouloud (Mouloud Ait) debout derrière lui, le regard sévère, résonna tel un coup de feu : « votre présence dans sa demeure est une insulte à sa mémoire !!! » Le ministre tenta la sagesse du diable, rester calme les pieds sur du charbon ardent ! Mais Mouloud Aït n’était pas disposé au relax : » Fouttez le camp d’ici !!! » ; » Ya dyouba » (chacals). Malgré la manière seyante qu’eut un larbin pour le retenir, Mouloud posa sur lui un regard insistant en lui retirant la main de son bras. Le ministre crispa les yeux comme si une brusque migraine lui serrait les tempes tandis qu’un autre goût d’insultes lui venait du fond de la salle, celui de Zohra Djazouli.
« Charognards, videz les lieux, vous n’êtes pas les bienvenus ». Ce soir-là, elle était venue habillée comme simple femme au foyer, elle avait noué un léger foulard sur ses cheveux qu’elle avait roulé avec des épingles. Bouzbid, voulant la calmer, se pressa dans sa direction d’une courtoisie simulée ; étrange, pour un directeur général de la police nationale. Il la salue et voulut une bise, feignant une ancienne connaissance. Il avait tendu la joue dans le vide. Zohra s’était faufilée comme une ombre pour harceler le ministre de la culture. Puis, l’Internationale est déclenchée.
L’étonnement des ministres frisait le sinistre. Jamais ils n’auraient imaginé que de simples citoyens viendraient sous leur barbe et crier leur ras-le-bol. Ils avaient habitude du souffle courtisan des larbins comme un naturel des choses. Les usurpateurs ne s’embarrassent pas – c’est le moins qu’on puisse dire- de principes, de dignité et de vérités. Ils restaient toutefois dans un semblant de satisfaction codifiable. Ils se montraient aspirés par un joyeux déferlement d’énergie de toute une foule de jeunes qui manifestaient devant eux et criaient haut et fort leur détermination à défendre leur identité en rejetant d’entrain les iniquités de bases. Dans la litanie commune se répétaient conjointement la guerre d’Algérie, les insurgés du printemps de Prague, le mouvement berbère de 80, les enfants d’octobre, et puis des noms, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Issiakhem, Nazim Hekmet, le duo Sacco-Vanzitti et surtout Kateb Yacine.
La hargne commençait à convulsionner les visages des ministres que le sourire narquois ne pouvait dissimuler. Et de notre côté, on se livrait d’une mesure sauvageonne, comme brûlés par une passion refoulée d’une longue aubade tumultueuse où les mots avaient tout leur sens. Des fois des insultes grossières fusaient, tant pis pour les ligues de vertus, tellement, toute notre contestation ce moment-là était légitime.
Comme des vautours, les ministres encerclaient un mort, « un cadavre politique » mais ils prenaient conscience que le mort était là, vivant. Alors, il fallait qu’ils partent, qu’ils s’enfuient, qu’ils se dérobent. Le mot « liberté » surgissait régulièrement et les harcelait à chacun de leurs pas, jusqu’à leur disparition en cortège bringuebalant de leurs berlines noires aux vitres fumées.
La veillée débuta entre camarades et finira entre camarades autour d’un cercueil orné de fleurs. Chants révolutionnaires dans les répertoires de Smail Habar, de Ferhat, Debza, Cheikh Imam, se succédaient dans le souci de perpétuer les vertus de la lutte. De temps à autre, des comédiens de talent surgissaient pour faire revivre un texte de Yacine.
Ils étaient tous là, du militant savourant l’anonymat à l’icône digne de la culture. Tous avaient d’une manière ou d’une autre participé au combat et avaient chacun un souvenir illustre planqué au champ d’honneur dans lequel reposait le poète.
Je suis sorti à l’extérieur avec deux camarades, poussé par une bouffée d’anxiété qui allait progressivement croître et m’envahir. Chaque fois, la porte s’ouvrait, chaque fois une émanation de lumière, de chaleur et de chants nous sautait aux visages.
Plus bas, sur la chaussée, un homme aux bras couvert de durillons était assis grignotant du pain. Son visage témoignait de la dureté de la vie. Les pommettes saillantes et les lèvres scellées, il me souriait à chaque fois que je le regardais. J’étais occupé à déchiffrer tous ces insignes mouvants, ces inscriptions et ces pressentiments mystérieux gravés sur son corps en tatouages, puis Mouloud Ait m’informe que c’était l’un des personnages de Yacine dans Nedjma. Toujours dans le réfectoire, le mendole aux accents inspirés du poète Ait Menguellet surinait l’air grave et doux de « Agu », une chanson que Kateb chérissait et dont il disait que si un jour elle serait comprise par le peuple, ça serait une vraie révolution. Et la chanson et reprise en cœur par l’ensemble comme un adieu qui s’échappe des âmes attendries, longtemps muettes.
Merzouk et moi avions dîné tristement en face l’un de l’autre sans parler. Merzouk Hamiane, mangeait vite et buvait à grand coup, puis s’arrêtait subitement et songeait. Il était très affairé pour jeter son bonnet par-dessus les moulins. Nous dormirons dans le pavillon du cinéaste Jean pierre Lledo, parmi d’autres camarades de la Troupe Debza, rivés les uns aux autres sur une couche proportionnellement étroite.
Au matin du 1er novembre, le centre grouillait de monde. Le peintre Aitou avait l’air si malheureux que le poète Djamel Amrani n’eut pas le courage de lui faire des reproches, il venait par étourderie de piétiner ses lunettes. Djamel ne laissait pas à la douleur le privilège de lui ôter son humour; il me dit, le visage caché de sa main en m’observant entre ses doigts ouverts » tiens, voilà Rachid Kassidy et Habilly le Kid qui arrivent » Il parlait des journalistes Rachid Kaci et Mohamed Habili.
Puis arrivait vers nous à pas lents, un peu maigrichonne, dégingandée par une foulure au pied, Khalida Messaoudi, la rousse à la taille sexy et aux cheveux courts avec quelques mèches de feu. C’était juste avant le temps où la circonscription d’El Biar se gaussait de sa candidature gauche et gauchisante et qui ne lui offrit que 7 voix sous l’égide de l’ANDI, parti de son lointain parent, l’honorable poète Mustapha Toumi, auteur de la chanson Soubhan Allah Ya ltif de M’Hamed Hadj El Anka.
Le centre vibre, quatre bus arrivent de Tizi-Ouzou et de Bejaia. Ils étaient nombreux à venir de Kabylie en un élément complémentaire qui allait assurer l’énergie nécessaire à la résistance. Résonne encore « γuri yiwen umeddakkel »de Ferhat Imazighen Imoula, sous le regard consolé, plein de découvertes de Hans -de son vrai prénom, Hans Mohamed Staline- le fils de Kateb Yacine, né d’une allemande, en Allemagne, là où a jalonné l’itinéraire du père. Mouloud Kacim Nait Belkacem, l’ancien ministre, fanatique de la langue arabe, tente une entrée dans le domicile de Kateb, des œillades complices s’échangent. Mouloud Aït refoule le dignitaire du régime sans ménagement, le poussant à des justifications stériles.
Au moment de la levée du corps, à l’intérieur du pavillon ne sont restés que la famille, les proches du défunt et ses amis de combat. L’internationale tonne au plus fort et à côté de moi, je vis Amazigh, le fils du poète, chanter le poing levé, avec toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Il avait juste 17 ans.
Un Mazda transporte la dépouille et des centaines de militants donnent le maximum de cris sous le tempo d’un chef d’orchestre invisible à l’œil du mortel ; « Yacine Amazigh, Yacine communiste » fusaient comme pour entendre le diptyque qui forme l’armature théorique de la pensée berbéro-marxiste.
Les dizaines de voitures progressaient lentement sous la chaleur écrasante, d’à peine dix mètres par minute. Aux carrefours, les conducteurs de voitures extra cortège, émus, taisaient délibérément le répertoire d’injures qu’ils éclataient énergiquement dans des moments d’embouteillage. Le gouvernement actionne deux motards pour escorter le cortège, plus précisément, pour lui imposer un itinéraire.
On voulait nous incliner directement vers la route moutonnière comme des individus de sacs et de cordes qu’Alger ne saurait voir. Il n’en n’était pas question. Nous avions changé de direction au cortège et l’événement prenait un autre sens, celui de réhabiliter le 1er novembre, ne serait-ce que pour sa seule journée. Du champ de manœuvre, le cortège en klaxons, en slogans et en chants prend la rue Hassiba Benbouali, puis l’avenue du Colonel Amirouche. Arrivées devant le commissariat central de police toutes les voitures freinent, Tout le monde descend et tout le monde crie: YACINE AMAZIGH ! YACINE COMMUNISTE ! Face aux policiers éberlués, sommés pour une fois à la retenue.
À notre arrivée à la Glacière le pneu arrière de la Mazda éclate, en à peine 5 mn, Mouloud Nait, Amazigh, Ahcene Djouzi et Merzouk qui étaient à l’intérieur, changent de roue.
Dans le cimetière El Alia, les membres du gouvernement à leur tête Messaadia, l’ancien chef du Parti FLN, sont surpris par l’arrivée de cette foule désordonnée chantant à tue-tête l’Internationale et portant le corps de l’écrivain. Arrivée à leur niveau, la foule s’écria de la chanson de Ali Ideflawen « laissez-nous donc passer pourquoi nous craigniez-vous tant ? » Les membres du gouvernement se dispersent tels des reflets séniles, usés et souffrants de paraphasie. Un imam dépêché par un cousin du défunt tente un compromis, il insistait sur l’obligation de la prière, en revanche l’Internationale reprend. Kateb Yacine est inhumé sous l’œil larmoyant d’une autre revue allègre, suave et blessée, Matoub Lounes, cinq balles dans la peau et deux béquilles planquées sous le
aisselles.
Djaffar Benmesbah
Les funérailles de Kateb Yacine racontées par Assia Djebar
La leucémie qui se déclara en lui au printemps 89, au moment où Mammeri venait d'être emporté par un accident de voiture, ne lui laissa plus de relâche tout l'été. Il fut soigné à l'hôpital de Grenoble où il mourut le 28 octobre 89.
Il venait d'avoir soixante ans.
Tandis que Ali Zaamoum, son ami le plus proche, renonce aux solennités de l'enterrement pour l'évoquer seul, sans son village, le corps du poète, débarqué à l'aéroport, après le déroulement de maints discours, fut emmené dans le petit logement, à Ben Aknoun, qui lui avait servi de "pied-à-terre"
La troupe de comédiens de Sidi Bel Abbès, tous les autres amis algérois du poète décidèrent de faire de cette veillée funèbre une fête, un happening. On pleurait, on riait, on déclamait, on s'adressait au corps immobile qui, naturellement, tous en étaient sûrs, les entendait.
Le lendemain, ce furent les funérailles pour lesquelles une bonne partie de la ville se préparait, ainsi que le monde de la culture officielle pour qui se montrer était nécessaire, maintenant que la presse indépendante répercutait tous les événements.
Ceux qui avaient veillé autour de Kateb jusqu'à l'aube partirent les premiers dans le soleil d'automne, comme à une kermesse.
Le cercueil fut juché dans une camionnette qui démarra; un cortège bruyant de véhicules suivait. A mi-chemin, la camionnette tomba en panne. Commentaires ironiques des amis :
-Ainsi, c'est bien un de ses tours à Kateb, il maintiendra le suspense jusqu'au bout !
Dans la rue -on se trouvait encore à El Biar-, des jeunes gens, apprenant qu'il s'agissait du cercueil du grand poète, se proposèrent pour aider : ils insistèrent, c'était un honneur pour eux. La foule s'agglutina. Les jeunes changèrent de pneu, vérifièrent l'huile du moteur. Sur leur lancée, certains d'entre eux -ils étaient quatre- décidèrent de suivre le cortège et d'assister à l'enterrement.
Des comédiens, encore un peu éméchés, leur assurèrent qu'avec l'assentiment de Kateb (ils prétendaient avoir dialogué avec lui cette nuit même), ils allaient faire la fête au cimetière! Et tout ce monde de repartir dans un début de liesse.
La voiture funéraire parvint au cimetière d'El Alia alors que le groupe d'officiels, de rang ministériel, se trouvait déjà là. Face à eux, de l'autre côté, montaient en masse des groupe surtout de jeunes: plusieurs associations berbères, banderoles en tête, avec un portrait du poète et des inscriptions en alphabet tifnagh, arrivaient du fond dans une rumeur sourde.
Les jeunes filles, quelques femmes à l'allure populaire, la tête enturbannée de foulards colorés, étaient presque aussi nombreuses que les hommes. Un brouhaha, des piétinements derrière contribuèrent à calmer le groupe des comédiens qui s'approchaient comme vers une représentation. Ils stationnèrent sur le côté, soudain circonspects et méfiants : cette fois, on n'allait par leur faire la comédie de l'aéroport. (...)
Soudain, le soleil resplendit, comme s'il n'était pas d'automne, comme si l'aube allait s'immobiliser dans son scintillement. (...)
Le désordre s'atténue : "l'imam, l'imam!" chuchote-t-on quand apparaît un personnage assez vénérable qui prend place au premier rang, à côté du groupe officiel.
Tous veulent voir l'instant précis de l'inhumation. Mais après un moment d'hésitation (l'imam s'est placé, comme sur scène, les mains jointes, paumes ouvertes, prêt dans son rôle d'officiant religieux), sans doute parce que, à travers les rangs de la foule, le mot a couru : "l'imam, l'imam...pour la prière." D'un coup, les chants s'enfièvrent : les hymnes, du fond du cimetière par vague refluant jusqu'à la tombe, se croisent, se mêlent : en berbère, en arabe dialectal, en français.
Après un creux qui tangue, un suspens éclate alors, plus fort et plus ample que les autres, le chant de l'INTERNATIONALE. Le couplet fuse, un peu incertain, c'est la première fois dans un cimetière musulman. Au refrain, de multiples voix se joignent, et le chant empli l'espace : des étudiants sont tout joyeux, l'un lève le bras, l'autre brandit la photo de Yacine :
-J'y ai cru une seconde au miracle : Kateb entendait ce chant, son chant ! Au moment où le corps saisi par quatre amis allait s'enfoncer en terre, il a frémi une dernière fois grâce à ce chant ! Il a été heureux ! se souviendra l'un des jeunes témoins.
Les chants patriotiques ont repris d'un autre côté, on fait écourter L'International. Les officiels se sont figés de crainte, comme si la foule allait se débander...contre eux. (...)
La cérémonie des adieux continue. L'imam a tenté, au premier arrêt des choeurs et des chants, d'amorcer son discours mais c'est un ami du poète qui le devance, au nom d'Alger républicain. Il évoque, en dialecte et en français, en termes simples, la jeunesse de Yacine au journal; puis ses amitiés personnelles pendant les années de la guerre d'hier.
L'ami communiste a parlé un peu plus de cinq minutes : le public s'est tu, attentif. Aussitôt après, l'imam fait un pas et commence...en arabe classique.
Hurlements : mots violents contre la fausse majesté; "Trahison!" s'exclame un étudiant. Les chants berbères s'élèvent de toutes parts, cette fois pour couvrir le discours. Du fond, les premiers youyous des femmes vrillent, transpercent le vacarme. Et toujours, les premiers rayons de soleil en oblique auréolent le tableau. (...)
L'imam s'est tu; le visage calme, il dévisage à présent les premières rangées de la foule, ses composantes : là le carré des comédiens, là les étudiants des associations, ici les femmes, des enseignantes avec leurs élèves. Il remarque vite l'hétérogénéité : des notables (d'anciens militants vénérables qui veulent manifester une dernière fois leur estime au poète : le visage tendu, ils sont choqués que l'inhumation ne se passe pas dans la sérénité, ni la gravité nécessaire...Puis les ministres, les officiels en exercice, qui semblent mal à l'aise).
L'imam regarde la tombe ouverte où le corps a été placé; il se concentre sur le défunt, "une créature de Dieu, en cet instant, c'est tout!". Il commence des prières en lui-même pour le mort. Son oreille reste aux aguets : les clameurs vont s'épuiser, juge-t-il.
Pense-t-il encore : "Les clameurs des infidèles", "des inconscients, des enfants"? Son regard, ferme, reste fixé sur le fond de la tombe qui reçoit les rayons du soleil matinal. (...)
A peine les rumeurs et les imprécations mêlées ont-elles fléchi que l'imam, s'avançant à nouveau résolu, lance sa première phrase dans un dialecte vigoureux et clair :
-Ô amis du défunt, que Dieu l'ait en Sa sauvegarde, je vous demande, je vous le demande, mes frères, laissons, laissons ensemble Kateb Yacine se reposer.
L'attention se concentre devant la harangue qui ne joue plus que sur la corde de l'amitié et de la simple humanité. Cet écrivain, "ce grand écrivain" précise-t-il, a lutté toute sa vie, a travaillé toute sa vie: laissons-le, pour la première fois, se reposer", répète-t-il.
Une émotion saisit un groupe de femmes en foulard: l'une éclate en sanglots. Les jeunes se taisent : ainsi, Yacine est vraiment mort. A quoi cela sert d'en faire encore un sujet d'affrontements?
L'imam prononça sur le même ton deux ou trois phrases puis, conscients du répit obtenu, il se mit, d'une autre voix plus nasillarde, celle d'un ténor en concert, à lire la litanie coranique.
Vers la fin du texte sacré - débité de plus en plus vite, les notables n'osant reprendre en écho les versets-, quelques jeunes, au fond, transpercèrent à nouveau le silence rétabli de deux ou trois slogans rageurs : "Vive la berbérité!", "Vive l'Algérie libre!" reprit quelqu'un d'autre. Les noms de Kateb, de Yacine furent à nouveau lancés par des voix claires de femmes et leurs youyous, une dernière fois, éclatèrent en ultimes fusées d'un feu d'artifice.
Le soleil, toujours resplendissant, continuait d'aveugler les groupe qui, à regret, s'éloignaient. Autour de la tombe recouverte de Kateb, il fallut, les jours suivants, réparer les détériorations survenues sur la plupart des sépultures qui l'encerclaient.
Ce furent les dernières funérailles d'une Algérie tumultueuse, certes, mais n'ayant pas encore versé dans le fossé sans fond de la guerre ressuscitée.
In "Le blanc d'Algérie" de Assia Djebar, édition Albin Michel, 1995.
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