S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Le film aurait aussi bien pu s’intituler Charles et Yvonne, ou Charles et Anne, mais finalement ses auteurs et son réalisateur, Gabriel Le Bomin, sont allés au plus simple et au plus explicitement direct : De Gaulle. Il a fait un premier triomphe ce lundi dans l’amphithéâtre Foch de l’École militaire, à Paris. Six cents spectateurs invités lui ont fait une « standing ovation » de plusieurs minutes. On ne sait pas s’ils acclamaient le film ou, une dernière fois, à titre rétrospectif, de Gaulle, comme par nostalgie pour ce héros du siècle dernier, le dernier mythe de notre histoire nationale, le seul qui nous fût contemporain puisque Jeanne d’Arc, Napoléon, Hugo et Clemenceau n’ont plus été les contemporains d’aucun d’entre nous. Alors que de Gaulle, lui, nous l’avons vu entendu, acclamé jusqu’à l’hystérie, parfois sottement hué, mais comme touché des yeux lors des « Trente Glorieuses ».
C’est un beau film, émouvant et très juste dans le ton et dans les couleurs du temps qui est passé depuis ces quelques mois de 1940 qui représentent l’arrière-plan du scénario. Car pour tous les Français qui ont la mémoire longue, l’époux d’Yvonne et père inconsolé de la malheureuse Anne, trisomique morte à vingt ans, en 1948, de Gaulle est et restera toujours « l’homme du 18-Juin ».
Peu importent pour nos souvenirs ceux des années postérieures, le de Gaulle des combats de la IVe République, avec le RPF, parti droitier et parfois violent de guerre froide. Peu importe à la limite le de Gaulle de mai 1958, qui permit à un certain François Mitterrand d’écrire un pamphlet hâtif intitulé Le Coup d’État permanent déjà dénoncé par Mendès France. Peu importe le de Gaulle de la fin de la guerre d’Algérie et celui de 1968, passé complètement à côté des « événements » qui n’ôtèrent finalement rien à sa gloire même s’ils furent la matrice de son effacement de 1969 et de son décès solitaire de 1970.
Le 18 juin 1940 n’est pas venu comme ça, sans préparation psychologique, sans prémices et taraudages intimes. Le film de Gabriel Le Bomin est entièrement consacré à ces quelques semaines d’avant le discours radiodiffusé de Londres et n’évoque pas les combats qui s’ensuivirent jusqu’à la descente des Champs-Élysées en août 1944. C’est l’histoire de trois personnages : un père, une épouse, une petite fille handicapée. Sans larmoiements, sans emphase, les acteurs n’en rajoutent pas, notamment Lambert Wilson dans le rôle du Général. Pas commode ce personnage. Nous sommes tellement familiers de sa stature, de sa silhouette et de sa voix qu’il faut pour se glisser dans ce vaste costume une bonne dose d’humilité. Lambert Wilson a compris qu’il ne s’agissait pas d’imiter le Général ou de le copier, mais de l’évoquer. D’où vient que, contrairement à ce qui aurait pu être une tentation d’acteur, il n’en rajoute pas, il ne se surjoue pas en Général. C’est en quoi il est excellent.
Côté Yvonne l’actrice est modeste aussi, sans être effacée par la grande Histoire qui se noue à ses côtés. La très belle Isabelle Carré donne à celle que nous appellerons, bien plus tard que dans sa jeunesse, « Tante Yvonne » avec un mélange d’irrespect, de tendresse admirative et de sarcasme type Canard enchaîné, elle donne au personnage une épaisseur humaine, sentimentale, et un courage visibles. Elle a l’héroïsme émouvant de la discrétion et du dévouement à son époux, à sa famille au sens large et surtout à sa petite Anne, la jeune handicapée souriante et lumineuse, toujours perdue, physiquement et mentalement, perdue, éperdue mais toujours retrouvée, récupérée dans le désastre et le désordre de l’exode qui saigne la France humiliée.
Le réalisateur Gabriel Le Bomin, coauteur du scénario, s’était naguère signalé avec un très beau film sur les conséquences psychiatriques de la guerre de 14-18, Les Fragments d’Antonin. Il signe aujourd’hui avec ce De Gaulle une seconde réussite de grande ampleur.
Le sujet le vaut et la France le mérite. Sortie nationale le 4 mars. Faites un nœud à votre mouchoir.
Virus
Car la France, notre « cher et vieux pays », est malade. Il est patraque, flapi, atteint par un virus moins mortel que celui qui nous vient de Wuhan mais non moins efficace en délabrement du mental. La France est économiquement plutôt en forme. Culturellement, elle se tient. Militairement elle est active et se défend. Diplomatiquement elle essaie de compter encore, même si rares désormais sont ceux qui l’écoutent, à Washington, Londres ou Pékin. Le couple formé avec l’Allemagne bat un peu de l’aile, l’aile berlinoise s’affaissant un peu.
Socialement, la France est exténuée, percluse de rhumatismes et d’arthrose. Elle ne sait plus où donner de la colère. Tout fait aliment à des revendications. De toutes les catégories montent des lamentations plus ou moins compréhensibles. Les avocats font bloc autour de la cagnotte de leur caisse de retraite, les cheminots autour de leurs avantages acquis, les médecins hospitaliers sont accablés de tâches qui n’ont rien à voir avec la médecine et doivent enfin se soucier du sort des gens du bas de l’échelle avec qui ils travaillent et que, depuis des années, ils se contentaient de regarder de haut. Les profs n’en peuvent plus de porter le poids d’une société décomposée. Les policiers en ont assez, comme les pompiers, d’être caillassés quand ils interviennent là où l’état de droit est aboli. Ils n’en peuvent plus de la haine et des injures publiques des réseaux dits sociaux et des défilés de gilets jaunes, rouges ou noirs. Les députés macronistes ne supportent plus d’être vilipendés par le chef de l’État pour avoir, sur consigne de son gouvernement, manqué « d’humanité » lors du vote scandaleux sur les deuils familiaux. Paris, faute d’éboueurs, se pince le nez devant les tas d’ordures dont Marseille a plus l’habitude, ce qui ne console de rien. L’Église se remet des accusations récurrentes qui, à la faveur d’affaires sportives ou cinématographiques, s’éloignent d’elle à son soulagement légitime. Les « communautés » se toisent, l’œil mauvais.
À l’Élysée, le lointain successeur de de Gaulle médite-t-il en son for intérieur sur l’état du pays, meilleur qu’en juin 1940, ou ne voit-il rien de ce qui se passe dans les têtes et du délitement lent, sûr et dramatique du tissu national ? Est-il autant « hors sol » que l’affirment ses adversaires et concurrents d’hier et de demain ? On ne saurait sonder les reins et le cœur du chef de l’État. On ne voit que le personnage médiatisé, pas la personne. Il est pourtant attaqué de toutes parts comme personne supposée en vertu de ce qui se laisse entrevoir derrière le personnage. Plus tard, aura-t-il droit à un vrai destin de héros ou, comme plusieurs de ses prédécesseurs depuis 1969, passera-t-il la fin de son parcours mémorable dans les arrière-cours de la République sans cœur où nous nous agitons les uns et les autres dans une sorte de nouvel exode, cette débâcle sans autres bombardements que ceux que nous déclenchons.
Cher et vieux pays… à l’insatisfaction toujours recommencée. Nous devrions la revendre à l’exportation.
Des associations d’Anciens combattants ont réalisé un film, Mémoires d’hier, citoyens de demain. Des bénévoles y relaient les paroles de soldats, qui décrivent leur quotidien, lors des guerres de 1914-18, de 1939-45 et d’Algérie. L’œuvre sera projetée lors d’une expo, en place du 6 au 11 mai 2023, aux Lucs-sur-Boulogne.
De gauche à droite : Michel Faguet, de l’UNC Soldats de France, Henri Minaud, CATM, et Gaby Forgeau, coordinateur de l’opération. | OUEST-FRANCE
« Prisonniers, nous sommes partis pour le Stalag III près de Berlin, en convoi dans des wagons, sans nourriture. Le train s’arrêtait dans la campagne […] En repartant, nous quittions un terrain nu, sans un brin d’herbe. Nous avions tout arraché et mangé. »
Ces paroles proférées d’un ton grave par Michel Faguet, membre de l’UNC Soldats de France des Lucs-sur-Boulogne (Vendée), ne sont pas les siennes. « Ce sont les propos d’un militaire, qui raconte comment il a vécu la guerre. Ce récit va droit au cœur », confie avec émotion ce retraité.
Quatre conteurs bénévoles
Il y a quelques semaines, ce bénévole de 65 ans s’est glissé dans la peau d’un conteur, pour prendre part à la « saynète », réalisée à l’initiative des associations locales des Anciens combattants prisonniers de guerre (ACPG), Combattants d’Algérie, Tunisie et Maroc CATM et combattants des Opérations extérieures (Opex ) et l’Union nationale des combattants (UNC) Soldats de France.
Un film de dix-huit minutes, intitulé Mémoires d’hier, citoyens de demain, tourné en différents endroits, aux Lucs-sur-Boulogne, et monté par Antonin Favreau.
« Les témoignages se font de plus en plus rares. On a souhaité marquer le coup, en racontant le quotidien des soldats, lors de la première et de la seconde guerre mondiale, et lors de la guerre d’Algérie. On a choisi de créer une vidéo, pour toucher toutes les générations », résume Gaby Forgeau, cheville ouvrière du projet.
Trois autres volontaires ont accepté de se prêter au jeu, en disant plusieurs textes. Une première, pour eux tous. « Ces récits et témoignages reflètent des situations vécues. Certains nous ont été livrés par des familles ou ont été publiés dans des bulletins paroissiaux. On les a retenus, pour leur portée universelle. »
Des témoignages poignants
Après avoir longuement hésité, Henri Minaud, 85 ans, a apporté sa contribution, en incarnant « Riquet, le papy de Célestine », une petite fille qui le questionne sur la guerre d’Algérie. Un conflit auquel il a pris part et qui restera gravé à jamais. « C’était compliqué, parce que j’ai très peu parlé de ce que j’avais vécu à mes proches. Ce film a fait resurgir des souvenirs. Mais là-bas, j’ai vu des choses à peine croyables. Tout ça ne doit pas tomber dans l’oubli. »
Le film sera projeté lors d’une grande expo, en place du samedi 6 au jeudi 11 mai (voir ci-dessous). « Il sera aussi mis à disposition gratuitement, sur demande, pour les associations de combattants qui le souhaitent. »
Une exposition à découvrir du 6 au 11 mai
Organisée par les associations ACPG CATM Opex et UNC Soldats de France des Lucs-sur-Boulogne, cette grande expo réunira 26 tableaux sur les combats et la résistance, prêtés par l’Onac (Office national des Anciens combattants).
S’y ajouteront des photos locales, ainsi que plusieurs tableaux prêtés par l’association Lucus, qui exposera également du matériel et une combinaison de l’aviateur Antoine de Saint-Exupéry.
« On proposera un jeu de pistes, pour les scolaires », précise Gaby Forgeau, coordinateur de l’événement. Des livrets pédagogiques, consacrés aux guerres de 1914-18, de 1939-45 et d’Algérie et tirés à trois mille exemplaires, seront distribués aux visiteurs.
Généalogie Nord Vendée présentera les travaux réalisés sur les morts pour la France et sur le Martyrologe des Lucs-sur-Boulogne, ainsi que des arbres généalogiques, avec possibilité d’effectuer des recherches pour le public intéressé.
Samedi 6 mai, à 10 h. Inauguration de l’exposition Mémoires d’hier, citoyens de demain, visite commentée et projection du film, ouverture jusqu’à 18 h 30, salle 1 du Clos fleuri, aux Lucs-sur-Boulogne. Dimanche 7 mai, de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h 30.
Comment la France en est venue à tenter d’assassiner l’un de ses propres ressortissants
Les ordres de tuer et les assassinats ne se sont pas fait rares pendant la guerre d’Algérie. Récemment, c’est la reconnaissance de l’assassinat par la France d’Ali Boumendjel qui a fait parler d’elle (mars 2021). Alors que les crimes n’ont pas manqué, la reconnaissance de la responsabilité de l’État, elle, se fait assez rare. Les conditions sont nombreuses dont la nécessité de l’existence de preuves. Le côté « tabou » est aussi à prendre en considération, plus particulièrement quand la cible est un ressortissant français. C’est le cas de Louis Tonellot, ancien docteur ayant travaillé au Maroc pendant le protectorat et après l’indépendance, dont les actes et la moralité anticolonialistes ont permis à certains rebelles du FLN de continuer la lutte pour l’indépendance.
Avant de nous pencher sur le cas de Louis Tonellot, il m’a paru important de revenir sur l’approche coloniale de la médecine et de l’envoi des médecins de métropole en terre colonisée. Cela permettra de comprendre plus facilement les raisons évidentes de cette tentative d’assassinat de la France contre un de ses propres ressortissants. En effet, il existait une idée idéologique de la « médecine coloniale », un modèle auquel Louis Tonellot ne s’est jamais conformé.
Comment la France coloniale a diagnostiqué l’Algérie
Au début de la conquête, dès 1830, des médecins militaires sont nommés pour s’occuper du diagnostic et de la gestion des malades en Algérie. Leur approche n’est pas dénuée de préjugés et de stéréotypes racistes. Les maladies et maux recensés les plus graves sont la peste et le choléra, la variole, le paludisme, la syphilis, l’hydatidose, la mortalité infantile, la dysenterie et d’autres. (1)
« Les médecins hygiénistes appliquent leurs schémas mentaux venus d’Europe sur les réalités africaines. Fatalisme, absence de propreté, épidémies, refus de se laisser soigner, influence néfaste des religions et des superstitions tout cela se ressemble, avec une différence de degré ; en Algérie, c’est encore pire (2) ». « Les maisons sont humides et infectées par la vermine et la promiscuité ; l’habitation du Kabyle communique avec son étable […] tout le monde mange au même plat ». . Cette attitude des indigènes est un grand obstacle à l’expansion de l’influence de ces nouveaux médecins européens. « [Les médecins traditionnels] apparaissent parfois dans les sources françaises, surtout comme des repoussoirs, mais aussi comme des concurrents potentiels aux nouveaux praticiens qui s’installent avec la colonisation (3)». L’islam aussi serait néfaste aux indigènes. Les ablutions religieuses quotidiennes seraient certes, obligatoires, mais très simplifiées et insuffisantes pour atteindre une hygiène totale. De plus, l’eau des mosquées est sale et même les voyages pour le pèlerinage à la Mecque favoriseraient les épidémies et leur transmission. On parle d’« étiquetage » des populations et de leur culture (« peuplades primitives », « tribus arriérées »…) et même de « dégénérescence ethnique ». En réalité, on s’inquiète surtout d’assurer un monopole médical européen en Algérie afin de justifier davantage la présence française dans le pays, une présence découlant d’une « mission civilisatrice ». En effet, les médecins ne sont pas juste médecins, ils sont aussi garants de la présence des européens en terre colonisée, qu’ils en soient conscients ou non.
Les médecins, outils au service de la colonisation
On retrouve cette idée dans l’ouvrage de Léonard Jacques, il y a « utilisation politique de la médecine européenne pour saper l’influence musulmane, pour conférer à la domination française une caution humanitaire, et pour inspirer aux indigènes une certaine confiance dans leurs vainqueurs ». Cette volonté de renversement, de domination culturelle et idéologique se ressent dans les travaux de plusieurs médecins militaires ayant pratiqué leurs fonctions en Algérie. Jacques reprend les travaux d’Alphonse Bertherand, fondateur de la Gazette Médicale de l’Algérie et directeur de l’École de médecine d’Alger : « Si, comme il a été chrétiennement pensé et magnifiquement dit, nous avons pris charge d’âmes en prenant possession d’un sol infidèle et barbare, la médecine a sa part à remplir dans la reconstitution d’un peuple dégradé (…). L’humanité n’est pas seule à nous enseigner une tâche aussi belle, Messieurs ! La reconnaissance en prescrit impérieusement le devoir. Revendiquons l’honneur de restaurer chez les Arabes de l’Algérie cette immortelle médecine antique dont, pendant les longues et épaisses ténèbres du Moyen Âge, leurs ancêtres conservèrent si fidèlement l’héritage pour le transmettre à nos pères de l’Occident ». Un autre médecin militaire, Jules Brault, écrit : « il faut des médecins et beaucoup de médecins aux colonies (…) ; il faut remplacer le sorcier ignorant par le médecin instruit ». Léonard Jacques poursuit : « Les médecins français en Algérie sont avant tout au service de la France, de son armée, de son administration, de ses colons même ceux qui désapprouvent la colonisation, même ceux qui souhaitent une fusion ethnique, pensent servir les intérêts de leur patrie. Sauf exception, ils ne sont pas venus en Algérie pour secourir les indigènes, dans un but uniquement philanthropique. Dans ces conditions, toute manifestation de racisme, ingénu et spontané, se voile de bonne conscience et de bonnes intentions ». La volonté d’un monopole médical européen est aussi mise en évidence par un accès difficile des indigènes à la formation au sein des hôpitaux construits. C’est là la limite de la « bienveillance » coloniale : l’appropriation de la médecine « moderne » par les populations autochtones. En effet, un diplôme de médecine ou d’agent de santé est requis pour exercer en Algérie française.
A partir de 1853, des médecins civils viennent remplacer les médecins militaires. Ces derniers sont moins entachés d’une propagande politico-militaire même si elle est encore fortement présente et ressentie. L’action de ces médecins est assez efficace et de nombreuses avancées sont mises en évidence. « La plupart des maladies qui meurtrissaient ce pays sont éradiquées, et de grandes avancées médicales sont enregistrées (4)».
Les médecins indésirables, ceux alliés de la lutte pour l’indépendance :
Le cas de Louis Tonellot Beaucoup de médecins européens et « catholiques progressistes » ont participé à la lutte pour l’indépendance, notamment dans le cadre de leur fonction (Charles Géronimi, Alice Cherki, Janine Nadia Belkhodja, Annette Roger, Daniel Timsit, Frantz Fanon etc.) (5). En mai 2022, c’est un article du Monde,(6) écrit par Jacques Follorou qui met le feu aux poudres. Il expose le premier ordre de tuer (connu) émanant de la France contre un de ses propres ressortissants : Louis Tonellot. Lors d’un entretien avec Radio France, (7) Follorou brosse un portrait rapide de l’ancien docteur. Né au Maroc en 1911, Tonellot se démarque très vite par sa morale et ses penchants anticolonialistes ainsi que ses inébranlables principes. A Midelt, ville minière, montagneuse et très isolée, le docteur Tonellot identifie une infection pulmonaire (silicose) qu’il va faire reconnaître, non sans difficultés, comme maladie professionnelle liée à l’activité minière des Marocains. En 1956 (le Maroc est indépendant mais le docteur souhaite rester afin de participer à la revivification du pays), il est nommé directeur de l’hôpital Maurice Loustau à Oujda, ville frontalière avec l’Algérie. Avant son arrivée, l’hôpital était surtout « réservé » aux Européens. Les faits relatés montrent que des salles étaient affectées aux indigènes et d’autres aux étrangers, avec bien sûr des degrés de conforts différents. La nourriture variait aussi pour les indigènes. Avec l’arrivée du nouveau directeur, tout change, ce qui fait fuir les Européens (on passe d’une centaine à une dizaine de patients).
Mais ce n’est pas cela qui dérange les autorités françaises. Ce sont certains nouveaux patients qui inquiètent les partisans de la colonisation. Louis Tonellot n’a pas seulement changé l’organisation de l’hôpital afin d’assurer une meilleure égalité entre les patients, il a aussi fait un choix drastique et dangereux : la prise en charge et l’hébergement discret des militants algériens du FLN.
Les reproches et les menaces se multiplient donc envers le médecin considéré comme un traître agissant illégalement et contre les intérêts de la France. En effet, le traitement de ces patients clandestins est secret. La discrétion est garantie par des manœuvres hors-la-loi. Les admissions sont falsifiées, les membres du personnel les font passer pour des citoyens marocains, les blessures par balles sont cachées, on les déplace dans un petit bâtiment afin de les opérer à l’abri des regards et de les exempter de toute formalité administrative.
Dans l’article du Monde, plusieurs extraits des notes de renseignement français sont cités : « Les précautions prises par ces médecins montrent d’ailleurs qu’ils n’ignorent rien du caractère illicite de leur activité, malgré une attitude qu’ils prétendent dictée par un sentiment purement humanitaire et par leur devoir de médecin ». « Les soins donnés aux fellagas algériens blessés nécessitent un trafic complexe tant matériel qu’administratif pour dissimuler au maximum le nombre d’entrées, l’identité des entrants et justifier en malades marocains fictifs le nombre de malades algériens admis en fraude. Les individus ainsi hospitalisés sont d’ordinaire en possession de faux papiers d’identité et tous sont inscrits comme ressortissants marocains ».
Faute de moyens de poursuivre légalement Louis Tonellot, et compte tenu de la résistance des autorités marocaines aux autorités françaises, la frustration est à son sommet et « la seule solution [envisageable] à stopper cette activité anti-française réside dans un renforcement des mesures de surveillance de la frontière algéro-marocaine ». Les services secrets français vont opter pour une solution plus radicale : un assassinat.
L’opération est très simple, on décide d’installer 2 kilos d’explosifs plastique, au domicile de Louis Tonellot, sur la terrasse de la chambre parentale qu’il partage avec sa femme. La maison est à proximité de l’hôpital, sur la rue d’en face. Au moment des faits, le docteur est encore au bureau, la chambre est occupée par sa femme et leur fille. C’est une nuit de juin 1957. Mais la bombe est mal positionnée et n’atteint pas efficacement sa cible. Il y a tout de même des dégâts matériels, et l’épouse et la fille sont blessées par des éclats.
A ce stade, aucun suspect n’est identifié, la France ne revendique rien. C’est un marocain qui va être arrêté par la police du Royaume, auteur « technique » des faits (poseur de la bombe). Le consulat français brouille les pistes et émet des hypothèses assez farfelues : le FLN lui-même aurait commis l’attentat contre l’hôpital marocain d’Oujda. La famille Tonellot pense à une implication éventuelle de l’OAS.
Louis Tonellot n’aura jamais de réponse satisfaisante concernant la tentative de meurtre le visant. Il meurt à Montpellier en 1996. Une chose est sûre, cet attentat n’a en aucun cas ébranler sa volonté de fer de soigner les partisans à la libération de l’Algérie colonisée. Une attitude décevante pour un médecin de colonisation dont le rôle a été décrit plus tôt dans cet article.
C’est donc le journaliste Follorou qui fait une surprenante (ou pas) découverte en retrouvant un rapport commandé par Jacques Foccart (ancien Secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches sous De Gaulle). Ce rapport, retrouvé dans les archives du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), recensait toutes les actions du service entre 1956 et 1958 dans le cadre de la « guerre secrète menée par la France coloniale en Afrique du Nord » ciblant aussi des européens (beaucoup d’Allemands, alliés à la lutte algérienne et autres trafiquants d’armes étrangers (8)).
La mention de l’attentat contre Tonellot apparaît brièvement dans le rapport, son nom est aussi mal orthographié :
« Tonnelot – Oujda – Juin 1957 – Dépose d’une charge sur la terrasse de l’objectif – La famille est atteinte ».
Lorsqu’une opération trouve succès, les rédacteurs des rapports font apparaître la mention R1, l’opération Tonellot est une opération R2, ce qui veut dire qu’elle est partiellement réussie. C’est le premier cas d’un ordre de tuer visant un citoyen français documenté et le seul connu à ce jour.
(2). Léonard Jacques. Médecine et colonisation en Algérie au XIXe siècle. In : Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. Tome 84, numéro 2, 1977. pp. 481-494.
Le visage de pierre, de l’écrivain américain William Gardner Smith (1927-1974), est le premier roman écrit sur le massacre du 17 octobre 1961. Il a été traduit en Français à l’occasion des 60 ans des évènements, l’année dernière.
Ce roman raconte l’itinéraire de Simeon Brown, un journaliste afro-américain qui a fui la ségrégation, le racisme, la violence des Blancs envers les Noirs aux Etats-Unis. Face à la violence raciale, il n’imagine plus aucune solution. Il vient donc s’installer à Paris, où les Noirs américains sont bien reçus et peuvent vivre librement. Tout au long du livre, le personnage est tiraillé par des questions existentielles qui se posent à toute personne prenant les routes de l’exil pour fuir l’oppression. Faut-il rester et se battre, ou partir et vivre ailleurs dans la culpabilité d’avoir abandonné les siens ?
Baladés entre des scènes parisiennes et les flash-back à Harlem, nous accompagnons Simeon dans sa nouvelle vie faite d’amour (avec Maria, une jeune juive rescapée de la Shoah), d’amitiés nouvelles mais aussi de changement de statut. Dans le Quartier latin, il vit la bohème noire américaine sur les terrasses de cafés, les comptoirs de clubs de jazz, les restaurants. Désormais vouvoyé par les policiers, Simeon peut déambuler dans les rues le sourire aux yeux et se débarrasser de cet instinct de survie qu’il avait développé aux Etats-Unis.
Cette joyeuse vie d’exil, qu’il essaye de vivre dans l’indifférence, va être chamboulée par une rencontre inattendue. Celle de Hossein et Ahmed, des jeunes algériens qu’il rencontre dans la rue, et qui lui balance: « Ça fait quoi d’être un homme blanc ? ». Au fil des pages, il se lie d’amitié à Ahmed, ce jeune intellectuel algérien engagé au FLN. Ce dernier lui fait découvrir les quartiers Nord de Paris, là où vivent les immigrés: la Goutte-d’Or. Cet endroit, que Simon compare immédiatement à Harlem, le bouleverse et change radicalement son rapport à la France.
“C’était comme à Harlem, pensa Simeon, sauf qu’il y avait moins de flics à Harlem, mais peut-être qu’ils y viendraient un jour. Comme à Harlem et dans tous les ghettos du monde. Les hommes qu’il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins frisés, mais à maints égards ils ressemblaient aux Noirs des États-Unis”
À partir de là, il entre en conflit avec lui-même et sa communauté. Peu à peu, il découvre qu’au pays de la liberté et des droits de l’Homme règne aussi un racisme, d’une autre violence: celui contre les Arabes, notamment les Algériens. Ces derniers, colonisés, sont nombreux à travailler en France, parqués dans les bidonvilles, maintenus dans la pauvreté et dans la violence arbitraire par la France. Tout au long du livre, Simeon nourrit une révolte grandissante face aux scènes de violences policières sur des Algériens systématiquement réduits à une condition inférieure. La même condition d’infériorité qu’il vivait, lui et tous les autres noirs, à Harlem.
Le soir du 17 octobre 1961, Simeon scelle son destin avec ses « frères » algériens.
À la fin du livre, le climat de guerre est de plus en plus pesant, électrique et tendu. Cette atmosphère s’achève sur une scène dramatique lors de la terrible nuit du 17 octobre 1961.
“Tandis que les ‘sections de combat’ chargeaient, des rangées de policiers armés de matraques et de mitraillettes bloquaient chaque rue et interdisaient toute fuite. Les charges de la police isolaient de petites poches d’Algériens ; chacune de ces poches était ensuite entourée par des flics qui tabassaient méthodiquement hommes, femmes et enfants. Simeon vit des vieillards matraqués après qu’ils furent tombés à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. Lors de scènes d’un sadisme inouï, Simeon vit des femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée. Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve.”
Face à la violence de la scène, Simeon s’interpose entre les policiers et les manifestants et est embarqué et jeté dans un stade avec les autres algériens. Cette nuit-là, Simeon scelle son destin avec les algériens qu’ils le reconnaissent désormais comme un frère.
Le Visage de pierre est un livre passionnant et puissant qui décrit l’atmosphère à la fois tragique et festive qui régnait dans la France coloniale.
Le 17 octobre 1961, en tant que tel, n’ y occupe pas une place centrale dans le livre. L’auteur inscrit ce massacre dans un contexte social plus large. Celui de Paris en pleine guerre d’Algérie, imprégné de violences policières, des contrôles au faciès interminables et de passages à tabac d’algériens. Plus largement, le visage de pierre est une allégorie de l’homme qui possède les pleins pouvoirs, qui domine, exploite et violente. C’est un visage que l’on retrouve partout, tout le temps, dans n’importe quel pays du monde. Face à lui, il y a ceux qui décident de l’affronter et de le combattre et ceux qui décident de rester aveugles pour vivre dans l’indifférence.
Dans ce cadre, un collectif s’est créé afin que cet événement dramatiquement oublié puisse être commémoré.
Le 13 juillet à partir de 18H30, il y aura le traditionnel dépôt de gerbes avec prises de parole, en présence des familles des victimes, devant la plaque (place de l’île de la Réunion, près de la place de la Nation à Paris 12ème).
Toujours, place de la Nation, non loin du kiosque, il y aura une exposition de photos et une lecture théâtralisée des débats à l’Assemblée nationale complétée par un réquisitoire contre l’attitude de la police parisienne, tout cela se terminera par une animation musicale.
A cette occasion, le collectif espère pouvoir relancer le défilé populaire du 14 juillet qui avait lieu jusqu’à son interdiction en 1954, honorant ainsi la Révolution française (au lieu du seul défilé militaire).
En attendant, mon film qui raconte l’histoire de ce massacre Les balles du 14 juillet 1953, sera projeté :
Le 14 mai à 11 H à l’Escurial, 11, Boulevard du Port Royal à Paris 13ème (voir en PJ)
Le 30 juin à 22H, projection en plein air dans la cour de la Maison des Ensemble au 3 rue d’Aligre (Paris 12ème), juste à côté du café de la Commune d’Aligre.
Le 1er juillet à 17h30au Shakirail 72, rue Riquet, Paris 18e.
Au plaisir de vous rencontrer.
Daniel Kupferstein
Résumé du film : Le 14 juillet 1953, au moment de la dislocation d’une manifestation en l’honneur de la Révolution Française, la police parisienne charge un cortège de manifestants algériens. Sept personnes (6 algériens et un français) sont tuées et une centaine de manifestants blessés dont plus de quarante par balles. Un vrai carnage. Cette histoire est peu connue en France comme en Algérie.
Ce film est l’histoire d’une longue enquête contre l’amnésie. Enquête au jour le jour, pour retrouver des témoins, pour faire parler les historiens, pour reprendre les informations dans les journaux de l’époque, dans les archives et autres centres de documentation afin de reconstituer au mieux le déroulement de ce drame mais aussi pour comprendre comment ce mensonge d’Etat a si bien fonctionné.
http://www.micheldandelot1.com/
14 juillet 1953, 17 octobre 1961, 8 février 1962 : ici la police tue les manifestants
Avec l'exposition « Discreet Violence », Samia Henni, architecte et chercheuse, dévoile ses découvertes sur l'architecture contre-révolutionnaire durant la guerre française en Algérie. Elle s'est confiée au Point Afrique.
La Colonie, jusqu'au 15 juillet, se tient l'exposition « Discreet Violence ». Cette exposition s'est tenue à Zurich, à Rotterdam, à Berlin et à Johannesburg, mais a été refusée par des institutions publiques à Paris même. Elle s'appuie notamment sur le livre de Samia Henni Architecture of Counterrevolution: The French Army in Northern Algeria, qui vient de recevoir le prix du meilleur livre dans la catégorie « théorie de l'art » et le prix d'argent au Festival international du livre d'art et du film à Perpignan. Ses travaux offrent une interprétation du terme « architecture », non pas compris comme un ensemble de techniques et de bâtiments, mais aussi comme un enjeu de pouvoir, de domination et de politiques. Le livre issu de sa thèse, Architecture of Counterrevolution: The French Army in Northern Algeria, devrait paraître en français en 2019. La chercheuse a accepté de partager avec Le Point Afrique un pan de ses découvertes.
Le Point Afrique : Comment avez-vous été amenée à travailler sur ces problématiques qui lient architecture, gestion du territoire et colonisation ?
Samia Henni : C'est à l'origine le sujet de la thèse de doctorat en histoire et théorie de l'architecture que j'ai défendue en 2016 à l'Institut pour l'histoire et la théorie de l'architecture, ETH Zurich, thèse récompensée par la médaille de l'ETH. Je voulais d'abord travailler sur l'histoire des politiques urbaines et rurales des années 50 et 60. Ces années coïncidaient évidemment avec la révolution algérienne-guerre d'Algérie. Certains de ces environnements bâtis, par exemple les logements construits à Alger par Fernand Pouillon, ont déjà été l'objet d'études universitaires, mais ces recherches restent, à mon avis, sous un angle assez dépolitisé. J'ai essayé de réintroduire cette dimension en entreprenant une investigation étendue aux archives civiles et militaires, publiques et privées, algériennes et françaises (et pas seulement aux archives d'architectes), pour pouvoir aborder cette architecture sous des angles différents. Puis, je suis née à Alger, j'y ai grandi, et une partie de ma famille vit ou a vécu dans certains de ces bâtiments construits à cette époque-là. J'ai entrepris, par ordre chronologique, de suivre entre 1954 et 1962, les politiques successives déployées par les autorités françaises civiles et militaires en Algérie sous le régime colonial, plus largement les lois, le contrôle des populations, les opérations militaires, la planification, l'aménagement et la transformation du territoire. J'ai voulu comprendre l'impact social, humain et psychologique de ces politiques décidées par les gouverneurs français vivant en Algérie, mais également par l'administration centrale en métropole, dont le ministère de la Reconstruction et de l'Habitat, le ministère de la Construction instauré après le retour du général Charles de Gaulle au pouvoir en 1958 ; mais aussi par les différents ministres de la Défense et de l'Intérieur, puisque l'Algérie dépendait aussi de ces ministères, vu qu'elle était considérée comme un département français.
Qu'avez-vous découvert de ces archives étudiées ?
Les politiques françaises de transformation du territoire et de l'aménagement du territoire, les politiques rurales, urbaines et de logement ont été une partie très importante de la guerre contre-révolutionnaire (ce qu'on appelle aujourd'hui la contre-insurrection). Mais ces politiques et ces programmes n'étaient pas officiellement annoncés sous cet angle. J'ai essayé de démontrer qu'il existe une intersection entre les politiques coloniales, les opérations militaires, les intérêts économiques et l'environnement détruit et construit ; ce que j'ai appelé l'architecture contre-révolutionnaire ou de contre-révolution. Le mot « architecture » ne signifie pas seulement des bâtiments, mais traduit aussi des structures, des infrastructures, des stratégies et des pratiques bien planifiées, voire une véritable façon de penser et de faire. Les destructions et constructions françaises en Algérie ont pu servir à mener une guerre contre les combattants indépendantistes algériens et autres. L'exposition « Discreet Violence » aborde un chapitre seulement de ces politiques qui visaient à empêcher la « propagation » de la révolution algérienne (ou de « contamination » pour faire référence à un terme technique utilisé par l'armée française) et à dominer la population.
Pourquoi ce terme de « Discreet » (discrète) ? En quoi cette violence architecturale n'a-t-elle pas été claire et frontale ?
Pour certains chapitres du livre Architecture of Counterrevolution, j'ai eu à sélectionner des photographies qui avaient été prises par le service cinématographique des armées (appelé aujourd'hui Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense et qui produit toujours encore les images de guerres où l'armée française est active). C'était donc une forme de propagande qui servait l'armée. Ces images cachaient la violence menée contre les populations algériennes. J'ai trouvé des images de soldats français qui « évacuent » des populations des zones interdites, « armés » seulement de bâtons, et non pas d'armes. En faisant ce travail de sélection d'images d'archives, je n'ai pas voulu reproduire cette même propagande. J'ai pensé montrer ces images et ces films de façon à ce que l'on comprenne que, même si cette violence était cachée, ces déplacements de population étaient de la pure violence. Ces images étaient faites, précisément, pour ne pas la montrer. À chacun de la voir et de la comprendre à travers d'autres médiums, par exemple les articles de journaux qui la dénoncent à la suite d'un scandale médiatique de 1959 ou des archives privées qui documentent le tournage de films produits par l'armée française. Cette exposition itinérante a commencé en avril 2017 et a voyagé à Berlin, à Rotterdam, à Johannesburg. J'ai pu observer à chaque fois que le public était interpellé par cette violence « discrète ». Même si on n'y voit pas des armes, l'exposition oblige le visiteur à déceler par lui-même cette violence.
Comment ces politiques de gestion de l'espace public ont-elles été « violentes » ?
L'exposition « Discreet Violence » déconstruit la création des zones interdites et la construction des camps de regroupement par l'armée française en Algérie durant la Révolution algérienne. C'était une stratégie militaire qui a servi à isoler la population des combattants algériens, à contrôler la population et à empêcher l'aide matérielle, psychologique et financière des populations aux combattants. Le but était donc militaire : contrôler et isoler les populations ; en d'autres termes : « diviser pour régner ». Cette violence a déraciné des centaines de milliers, sinon des millions d'Algériens. Elle a déstabilisé le tissu socio-économique et psychologique de régions entières. Ces populations ont dû quitter du jour au lendemain leurs villages, leurs terres, leurs communautés et familles. Elles ont été concentrées dans des camps contrôlés par des militaires. Certains camps n'étaient parfois habités que par des personnes âgées, des femmes et des enfants. Les concepts mêmes de famille, de solidarité, de protection, de sûreté disparaissaient totalement.
À combien estime-t-on les populations déplacées pendant cette guerre ?
Les chiffres sont contestés. Certains historiens et sociologues parlent de 2 millions, d'autres de 3 millions. Jusqu'à un tiers de la population algérienne aurait été déplacé, pour certains chercheurs, entre camps de regroupements et bidonvilles. En 1959, l'armée française parlait, elle, de 1 million de personnes déplacées. Mais même cette institution a fini par se perdre dans les chiffres ; j'ai retrouvé des archives dans lesquelles l'armée française précise ne pas savoir le nombre de personnes déplacées depuis le début de la révolution algérienne. Cela était très chaotique. Les conditions de création de ces camps étaient aussi anarchiques au début. Des tentes qui sortaient de terre d'un jour à l'autre parfois, d'autres camps construits en dur. Ces camps ont connu la misère et la famine, avec des populations obligées de se nourrir de racines. D'autres camps étaient créés pas loin des terres où certaines personnes avaient la permission d'aller cultiver de quoi se nourrir. Certains camps recevaient des aides extérieures, de la Croix-Rouge notamment. Ces populations ne pouvaient pas circuler librement à l'extérieur des camps sans laissez-passer. Il y avait tellement de camps qu'on ne peut pas généraliser, certains historiens parlent de 3 740 camps.
Après le premier coup d'État à Alger en mai 1958, le retour du général de Gaulle au pouvoir et le scandale médiatique sur les conditions choquantes des camps de regroupement provoqué par le rapport rédigé par Michel Rocard en 1959, le gouvernement français a lancé une politique de transformation de certains camps permanents en villages. De Gaulle avait demandé à son délégué général du gouvernement français en Algérie, Paul Delouvrier, de mettre en place personnellement ce programme, que l'on a appelé « Les Mille Villages ». Je montre dans le livre que les camps continuaient à être construits même après le scandale.
Y a-t-il eu des régions spécifiques touchées par ces déplacements forcés de population ou était-ce généralisé à tout le territoire algérien ?
Il y a eu d'abord des zones spécifiques, ce qui a été appelé le « cœur de la révolution », les Aurès, dans l'est de l'Algérie. Ces régions ont servi aussi à tester un certain nombre de pratiques, opérations militaires, qui sont devenues par la suite des théories militaires généralisées par l'armée française, mais également par d'autres pays. Une antenne spécifique avait même été créée dans les Aurès et le gouvernement français avait fait appel à Germaine Tillion, ethnologue, qui connaissait bien cette région, ses habitants et leurs langues, car elle avait effectué deux missions dans les Aurès avant la Seconde Guerre mondiale. Même si Germaine Tillion était contre le régime concentrationnaire puisqu'elle avait été elle-même internée durant la Seconde Guerre mondiale. Ces méthodes initiées dans les Aurès ont été étendues au reste du territoire, surtout après l'instauration de l'état d'urgence le 3 avril 1955. Par la suite, le contrôle de la circulation des personnes a été légalisé. Avec cette loi a été aussi légalisé le contrôle des populations : les camps n'étaient plus seulement de regroupement, mais également des camps d'internement, puisque l'état d'urgence légalisait le contrôle des populations. Ce système s'est étendu aux frontières avec le Maroc et la Tunisie (soupçonnés de servir de bases arrière aux combattants algériens, NDLR), la ligne Morice et le plan Challe (la ligne courait le long de la frontière entre l'Algérie et la Tunisie afin de couper les combattants de l'Armée de libération nationale de leurs bases à l'étranger. La ligne Morice a été partiellement doublée par la ligne Challe en 1959, NDLR). Des kilomètres de zones interdites évacués de ses populations déplacées en camps de regroupement.
Ce « laboratoire » français de gestion des populations a-t-il servi en métropole, dans d'autres colonies françaises, pour d'autres pays ? Y a-t-il une école française spécifique ?
Cette politique de contrôle des populations n'a pas commencé durant cette guerre en Algérie sous le régime colonial, et elle n'a pas cessé avec cette guerre. On constate que les autorités coloniales françaises ont toujours essayé de contrôler les populations colonisées tout au long de l'instauration de son empire : Bugeaud en Algérie, Gallieni à Madagascar, Lyautey au Maroc, et bien d'autres. Ils ont perfectionné cette école coloniale française, de l'Afrique à l'Indochine. Des techniques ainsi que des savoirs militaires de gestion et de contrôle des populations et des images ont été perfectionnés en Algérie avec la guerre contre-révolutionnaire. Des militaires français ont par la suite théorisé cette « école française », tels que Roger Trinquier avec son livre La Guerre moderne ou David Galula (théoricien de la contre-insurrection), qui a fini par être recruté par un centre de recherche à l'université de Harvard et qui a écrit deux livres en anglais sur ses expériences de guerre en Algérie. Ces pratiques et ces théories ont voyagé évidemment pendant et après cette guerre. En 1957, une conférence entre les pays du nord et du sud du continent américain, y compris les États-Unis, l'Argentine, le Chili, a abordé ces pratiques françaises en présence d'officiers français. La journaliste Marie-Monique Robin a écrit un excellent livre sur cette école française et produit un documentaire Escadrons de la mort, l'école française. Désormais, il me semble que toutes ces pratiques militaires contre-insurrectionnelles qu'on observe en Afghanistan, en Irak, ailleurs aussi, proviennent des pratiques coloniales. Il y a là un phénomène de circulation des pratiques coloniales et militaires.
Comment les combattants algériens réagissaient-ils à ces déplacements de population, dont leur propre famille sans doute ?
Selon les témoignages recueillis, devant ces politiques contre-révolutionnaires déployées par l'armée et le gouvernement français, les combattants algériens modifiaient leurs politiques et leurs stratégies, et en créaient de nouvelles. C'était une réadaptation continue, comme dans toute guerre. Les autorités françaises créaient alors d'autres moyens face à cela. Mais tout cela ne doit pas faire oublier l'immense souffrance des populations civiles.
Comment ce dispositif s'est-il transposé en métropole où des Algériens vivaient aussi et étaient soupçonnés de soutenir le FLN ?
J'étudie le rôle des sections administratives spécialisées, les SAS, dans la construction des camps de regroupement et celui des sections administratives urbaines, les SAU, dans la résorption des bidonvilles qui ont proliféré durant cette guerre. Je m'intéresse aussi au rôle joué dans cette guerre par Maurice Papon qui a été significatif. Ce dernier a eu le rôle que l'on connaît durant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, il a servi au Maroc et en Algérie à deux reprises, d'abord à la préfecture de Constantine en 1949 et ensuite en tant qu'inspecteur général de l'administration en mission extraordinaire (civile et militaire) de 1956 à 1958. Il contrôlera à ce titre tout l'est de l'Algérie : Constantine, Annaba (anciennement Bône), Sétif and Batna. De Vichy à l'Algérie, en passant par le Maroc, il apportera toutes ses « techniques » fascistes et tous ses « savoir-faire » de guerre subversive. Juste avant le retour du général de Gaulle, Papon est nommé préfet de police de Paris et il y reste jusqu'à 1967. Papon fait appel aux officiers français qui travaillaient dans les SAS en Algérie et il les ramena à Paris pour qu'elles entament la répression des Algériens qui vivaient dans les bidonvilles de Paris, notamment à Nanterre. Papon et ses agents avaient utilisé des techniques de renseignement et de contrôle des populations semblables à ce qui se faisait en Algérie. Ici encore, les techniques de répression et de violence ont circulé entre le régime de Vichy et les colonies françaises.
Ces techniques ont-elles été appliquées lors de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris ?
Les forces de l'ordre sous l'autorité de Maurice Papon ont en effet appliqué des techniques très semblables à celles utilisées alors en Algérie sous le régime colonial. Ces manifestants, qui étaient pourtant pacifiques, furent jetés dans la Seine. On peut faire remonter cette façon violente de réprimer des manifestants à ce qui s'est passé à Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945, le jour où on célébra en Europe la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces manifestants avaient été violemment réprimés et tués. Ce n'est pas un hasard si le même Maurice Papon a été nommé en 1949 à la préfecture de Constantine pour inventer une façon qui mettrait une fin aux « disparus » de mai 1945.
Peut-on observer aujourd'hui des faits, des politiques, tant en France qu'en Algérie, qui s'inscrivent dans la continuité de ce passé ?
Je ne veux pas généraliser. C'est un paradigme certes qui renvoie à d'autres régimes, d'autres institutions et d'autres sociétés. Mais je peux observer que l'application de l'état d'urgence en France montre la survenance de « fantômes », de « mémoires » qu'on n'arrive pas à nommer, ou qu'on ne veut pas nommer. Ces pratiques coloniales françaises dépassent la seule Algérie, et elles ont pu concerner d'autres répressions, oppressions, suppressions, subjugation et dominations. Ce qui me dérange, c'est qu'on évite de nommer les choses, et mon travail est de retracer ce réseau de pratiques transversales et de les nommer. J'essaie de décoder ce que Roland Barthes a appelé une « écriture cosmétique » durant cette même guerre, pour « démaquiller » le langage officiel français sur les affaires coloniales.
Pourrait-on imaginer que la carte des déplacements de population puisse coïncider avec la carte des massacres qui ont eu lieu durant la décennie noire, puisque vous parliez de mémoire et de « fantômes » ?
Je répondrai à votre question par une anecdote qui fait sens. J'avais donné une conférence à l'université de Harvard où j'expliquais comment l'armée française avait créé un programme spécifiquement pour les femmes algériennes qu'on avait appelé « Actions sur le milieu féminin » ou sur « les femmes musulmanes », et on avait fait appel à des femmes françaises (y compris les épouses des généraux Raoul Salan et Jacques Massu) pour « franciser » les femmes algériennes et les inciter à abandonner la révolution et à retirer leur voile au cours de « cérémonies » de dévoilement public organisé. Les combattants algériens et Frantz Fanon les avaient dénoncées d'ailleurs. Un interlocuteur m'a demandé si cela ne rappelait pas la guerre civile où l'enjeu du voile a aussi été central. Votre hypothèse suppose donc de vérifier cela à travers un travail d'historien, même si la guerre civile n'est pas encore cicatrisée dans la vie et la mémoire des Algériennes et des Algériens.
Que sait-on du ressenti intime des appelés de la guerre d'Algérie ? L'historienne Raphaëlle Branche ouvre une fenêtre avec son ouvrage « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ».
Dans son nouvel ouvrage Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, Raphaëlle Branche interroge et sonde un silence, celui des appelés d'Algérie. Ils ont été 1,5 million de jeunes conscrits partis pour un pays dont ils ne savaient pas grand-chose et pour une guerre dont ils ignoraient tout. Pendant cesdits « événements d'Algérie » et encore après, le silence a constitué le puits sans fond dans lequel cette expérience a pu se perdre, se taire, être étouffée aussi. Un silence sourd que Raphaëlle Branche, professeure à l'université de Paris-Nanterre, avait déjà décelé dans ses précédents livres, dont La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie [1954-1962]**.
Dans Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, elle travaille divers matériaux, journaux intimes, lettres, carnets de notes, témoignages, pour rendre au mieux cette perte de l'innocence qu'a été pour beaucoup d'appelés cette guerre sans nom. Explorant avec nuance et délicatesse les trames et liens familiaux pris dans les rets de l'Algérie, Raphaëlle Branche reconstitue l'envers d'une guerre, en débusque les silences personnels comme le grand silence du récit officiel. Elle suit aussi à la trace les signifiants comme les non-dits à travers ces expériences singulières, qu'elle ramène alors dans le même mouvement dans l'histoire dont ces appelés avaient été parfois exclus. Ou dans laquelle ils avaient pu se sentir perdus. Un travail magistral d'archéologie des affects. Interview.
Le Point Afrique : Vous avez choisi d'aborder la guerre d'Algérie du point de vue des appelés et de leur cercle familial. Que peut dire cette histoire abordée à revers et qui touche l'intime ?
Raphaëlle Branche : Le sens de ma démarche est de promouvoir un objet d'histoire en tant que tel et qui est rarement identifié par les historiens du contemporain : la famille comme lieu de construction de la mémoire et élément de la mémoire sociale. La famille m'a semblé une voie d'entrée pour saisir cette question lancinante concernant les anciens combattants de la guerre d'Algérie, à savoir le silence : pourquoi n'avaient-ils pas souhaité en parler ? Il me semblait que le vrai problème à poser était « en parler à qui ? ». En revenant au cœur de leur expérience et aux premiers moments de celle-ci, il m'est apparu que les premières personnes à qui ils en ont parlé étaient leurs proches. J'ai voulu revenir à ces premiers récits. Les familles sont des objets d'histoire, elles sont aux prises avec l'histoire aussi. Ces familles qu'ils forment aujourd'hui avec leurs épouses, enfants et petits-enfants sont assez différentes du modèle familial que ces appelés ont connu eux-mêmes enfants dans les années 1930. Il m'a fallu dès lors esquisser une histoire des familles françaises pour comprendre comment il était possible ou pas de parler en revenant aux spécificités de chaque contexte. Il m'a fallu revenir aux mots : comment lesquels étaient possibles ou impossibles aussi. Autant de réflexions liées à l'expérience algérienne, mais pas seulement. Ce livre tente donc de relire la question du silence, qui est une impression dominante, dans une perspective historique plus large, qui ne s'expliquerait pas seulement par la question algérienne. Le titre du livre est une question adressée aux pères. Ce livre retrace l'histoire de cette question souvent impossible à poser, sinon dans certaines conditions que je tente d'éclairer.
Vous avez suivi la trace de cette guerre à travers des récits, des lettres, des témoignages. À partir de quel moment ces éléments biographiques et intimes faisaient-ils sens pour éclairer cette guerre ?
Éclairer le sens des actions passées et réfléchir aux conditions dans lesquelles des histoires individuelles parlent d'une situation collective sont des questions récurrentes pour tout historien. Nous travaillons à partir de traces du passé et nous devons trouver les bons outils pour les interpréter. J'ai travaillé sur la base de questionnaires, et en croisant les sources de l'époque. Je tente d'expliquer pourquoi je retiens tel ou tel élément pour appuyer ma démonstration. J'essaie alors de les remettre dans un contexte plus large. Je peux expliquer, comme historienne, ce que c'est que d'avoir 20 ans dans les années 1950, ce que c'est que de grandir dans un milieu bourgeois, les attentes sur le service militaire, ce que c'est que d'être un homme. Je relie ces éléments pour tenter de comprendre comment les gens ont été pénétrés de ces valeurs patriotiques, nationales, de virilité.
Vous avez travaillé sur une période de vingt ans. Par votre irruption dans la vie de ces familles, avez-vous déclenché des prises de parole ou de conscience de choses tues ?
J'ai fait le choix dans ce livre de ne pas être en retrait. Je fais partie de l'enquête, en quelque sorte. Du moins, pour une partie. De toute façon, tout historien est aussi situé. Une partie de l'enquête repose sur mes interactions avec les familles sur parfois plusieurs années. Les gens m'ont donc parlé à moi, avec une certaine idée de ce qu'était mon travail d'historienne. Cette problématique des effets de l'enquête m'est familière et fait partie aussi du travail. J'ai essayé de rendre compte de cet aspect de mon travail, notamment en reproduisant au mieux les mots des témoins. Cette enquête a effectivement été utilisée par certains qui m'ont dit « vous avez fait bouger des choses en nous ». Écrire ce livre avait aussi pour but que des lecteurs ou des lectrices puissent s'en saisir pour raconter ou pour questionner.
Vous écrivez que les structures de silence sont des objets historiques à analyser. Entre le silence des appelés et celui de la société française sur ce même sujet de la guerre d'Algérie, lequel était le premier ou faisait reflet à l'autre ? Ou se sont-ils nourris l'un l'autre ?
Il me semble que la réponse est fonction du moment. Une des évidences de la difficulté à constituer un discours sur la guerre en Algérie dans la mémoire collective française, et même au sein des anciens combattants, est le fait que la guerre a duré huit ans. Elle a donc été très différente, dans sa réalité et dans ses attendus, au fur et à mesure de la guerre. Partir jusqu'en 1957, 1958, 1959, il est encore possible de penser qu'on part pour défendre l'Algérie française et maintenir l'empire. À partir de fin 1959, il n'est plus possible de croire cela, car ce n'est plus le discours officiel. Le lien entre le ressenti sur le terrain et ce qui est dit dans la société n'est pas de même nature que ce qu'ont pu constater des gens partis en 1957. Ces derniers ont découvert le colonialisme alors qu'on leur avait dit qu'ils étaient là pour défendre la civilisation française. Ils découvraient en face d'eux des gens qui luttaient pour leur indépendance avec un discours articulé et non pas des sauvages simplement avides de sang. Les décalages peuvent alors être violents. Ils sont d'une autre nature à la fin de la guerre, quand, par exemple, des soldats français peuvent être pris pour cible par l'Organisation armée secrète. Ce sont dans ces décalages entre des croyances collectives et une expérience individuelle que se niche en partie le silence. L'autre élément qui explique le silence renvoie à la famille. Par ailleurs, il importe de rappeler que ces conscrits ne découvrent pas que la guerre en Algérie. Ils y découvrent un autre pays, un autre peuple et la réalité de la colonisation. Tout cela est l'occasion de questionnements, de doutes et parfois de silences, car parfois rien n'est compréhensible. Il ne faut pas oublier l'importance de l'ignorance française sur la situation en Algérie. Il s'agit bien plus d'une ignorance que d'un déni. La France était un pays démocratique, avec une presse libre. Pourtant, globalement, l'Algérie intéressait peu, à part dans quelques milieux militants très informés. L'ignorance sur l'Algérie ne date pas de la guerre mais est antérieure.
Ce silence n'était-il pas dû aussi au fait que cette guerre ne disait pas son nom et était qualifiée d'« événements » ? En cela, ces appelés ne pouvaient s'inscrire dans une généalogie glorieuse de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale…
J'ai voulu restituer les emboîtements successifs de registres à la disposition des individus désireux d'appréhender le réel. Qu'est-ce qu'une guerre ? Pour beaucoup, c'est ce qu'a fait le grand-oncle à Verdun ou le père à Dunkerque en 1940, pas ce que ces appelés font en Algérie. En Algérie, qui plus est, ils font leur service militaire, avec tout ce que cela suppose d'obéissance. On leur dit qu'au bout de 18 mois ce sera la quille et aussi que l'Algérie n'est pas la guerre. Le discours officiel, qui ne reconnaît ni l'ennemi ni la légitimité de sa lutte nationale, insiste sur le rôle de l'armée pour construire l'Algérie française avec des soldats du contingent qui devront se battre mais aussi construire des routes, surveiller des marchés et rues, faire l'école et accompagner des campagnes de vaccination. Des actes qui ne ressemblent pas à une guerre, mais pas non plus à un service militaire. On leur parle de pacification, d'opérations de police. Ces appelés ont donc du mal à se penser comme combattants. De fait, beaucoup n'ont jamais tiré un seul coup de fusil. Par la suite, ils auront du mal à être reconnus comme d'anciens combattants. Car l'être, c'est avoir participé à une guerre et avoir été en position d'être tué. Or c'était bien le cas ! Si certains n'ont pas manié les armes, ils étaient quand même exposés à la mort. À leur retour, ils reviennent d'une guerre et pas seulement du service militaire. Mais le déni officiel a rendu leur discours sur la violence de leur expérience difficile à dire et à entendre.
Vous citez des extraits de lettres des appelés et l'impression qui s'en dégage est surtout celle d'un ennui plat…
La guerre ne se fait pas un rythme continu. Elle est une expérience globale, en discontinuité. Pour l'Algérie, cela est vrai a fortiori, car l'intensité de l'affrontement armé est faible et surtout très localisée. Ces appelés peuvent partir en opération, avec des montées d'adrénaline, mais ils peuvent surtout attendre sur les pitons où sont installées leurs unités. Avec un complexe obsidional qui s'installe, avec la peur tout autant. Ces appelés s'ennuient donc beaucoup. En outre, ils ne savent pas pour combien de temps ils sont partis, car la durée du service militaire a varié, selon les besoins de la guerre. Cela a eu des effets délétères psychologiquement et les familles n'ont pas été épargnées. Le temps était suspendu pour tout le monde. L'incapacité à pouvoir se projeter dans l'avenir, en raison de ce temps suspendu, explique pourquoi, quand ces appelés rentrent, ils ont surtout envie de passer à autre chose.
Les appelés ont-ils participé à la prise de conscience de la réalité algérienne ou étaient-ils dans l'impossibilité de le faire ?
Même si ce n'était pas une guerre, il y avait des formes de contrôle sur les soldats qui étaient bien supérieures à un contrôle sur un service militaire en temps de paix. Ils n'avaient pas le droit de parler de ce qu'ils voyaient. Ils ne pouvaient même pas dire à leurs proches où ils étaient stationnés. Ils devaient donner une adresse codée. Quant à témoigner, certains ont eu le désir de le faire en écrivant à la presse ou en recopiant des documents pour les transmettre. Ce sont quelques cas sur plus d'un million et demi d'appelés. Mais ces démarches ont surtout eu lieu après leur retour. Ils ont pu être des informateurs, ou, comme nous dirions désormais, des lanceurs d'alerte. Il faut se rappeler que les correspondants de presse n'avaient pas accès aux terrains militaires, sauf à être avec les troupes. Donc il était difficile pour eux de recueillir un point de vue qui n'était pas celui officiel de l'armée.
La loi d'amnistie n'est pas accueillie avec soulagement ou joie, mais plutôt avec honte. D'ailleurs, ce sentiment de honte semble prégnant, en Algérie mais aussi a posteriori…
Cette amnistie a empêché toute poursuite judiciaire pour les actions commises durant la guerre d'Algérie. Elle assimile donc tous les soldats à ceux qui ont pu commettre des actes criminels. Elle protège tout autant ceux qui ont commis ce genre d'actes. La honte renvoie à un sentiment très intime, le décalage entre l'image qu'on a de soi et ce qu'on fait. C'est une thématique qui revient sous leurs plumes et qui prend racine parfois dès la guerre. Cela se décèle dans leurs journaux intimes. Cette honte se complexifie aussi dans le rapport à la famille, car ils ne voulaient pas que leur image soit atteinte. Je cite les carnets de notes d'un militant communiste qui explique comment il peine à convaincre ses camarades de respecter l'humanité des prisonniers. Il en souffre terriblement, en tant que militant mais aussi en tant qu'humaniste. Il a réussi quand même à surmonter la honte en rendant public son journal. Ce sentiment de honte a été identifié comme important par les psychiatres qui ont traité certains appelés atteints de troubles. Cette honte persiste des décennies après.
Au fond, ces appelés rappelaient-ils trop la blessure narcissique qu'a pu être aussi la perte de l'Algérie pour la France ?
Ils ne sont pas les seuls, car il faut rappeler les Français d'Algérie, rapatriés, les harkis aussi. Les témoins gênants de la colonisation et de cette guerre violente sont nombreux. Pour les appelés, la dimension spécifique est qu'ils venaient de métropole. Ils sont d'une certaine manière les témoins de ce que la France n'était pas ce qu'elle disait être, de ce qu'elle n'a pas réussi à faire : développer l'Algérie et développer entre ces deux peuples des liens d'égalité et de respect. Ils sont témoins d'un échec. Cela n'est pas agréable pour une nation, même si le discours officiel va valoriser la capacité à rebondir après l'échec. C'est ce que fera le général de Gaulle avec un discours très volontariste qui revient à décrire l'Algérie et l'empire comme des boulets.
Quel a été le devenir politique de ces appelés, notamment par leur vote ? Autrement dit, la guerre a-t-elle structuré leur devenir de citoyen ?
C'est là une question à creuser. Pour les rapatriés, des travaux en sciences politiques à propos du prétendu « vote pied-noir » ont montré qu'il y a une fabrication de ce vote dans le sens où on le fait exister en disant qu'il existe. Mais il n'est pas démontré que les pieds-noirs votent de manière spécifique systématiquement et en toutes circonstances. Pour ce qui est des appelés, il n'existe pas d'études qui permettraient de répondre à la question. Il me semble que cette question n'a pas été posée car elle n'a pas intéressé. J'esquisse dans le livre des pistes, car des choses ont été atteintes lors de leur expérience algérienne, par exemple tout ce qui concerne le rapport aux Algériens et notamment le racisme anti-maghrébin, le rapport à l'armée et à l'autorité aussi. On pourrait imaginer que ces atteintes ont eu des effets politiques chez certains des témoins.
Vous montrez aussi les effets inconscients de cette guerre sur les descendants de ces appelés…
Ces effets montrent à quel point on est traversé par des héritages pas toujours explicites. Toute une clinique, en collaboration avec des historiens, montre ce transgénérationnel. Autrement dit, des choses qui passent d'une génération à une autre sans être transmises explicitement. À travers quelques cas étudiés, je montre que des personnes sont comme habitées par une mémoire qui vient du passé et de l'expérience algérienne des pères. Les descendants ont pu recevoir un héritage inconscient, jusqu'à en être pénétrés dans un certain nombre d'actes de leur vie. Mais je montre aussi comment certains se sont emparés de l'histoire de leur père en la resituant dans leur propre histoire, en actes de création. Ce n'est pas qu'un héritage subi, mais ce peut être un héritage dont on peut s'emparer.
Cette mémoire de l'Algérie est-elle enfin désormais plus abordable ? Est-ce qu'Emmanuel Macron, par effet générationnel, sera à la guerre d'Algérie ce que Jacques Chirac a été pour Vichy ?
La clé générationnelle est effectivement un élément dont il faut tenir compte. Emmanuel Macron a donné plusieurs preuves de son engagement autour des questions du rapport de la société française à son engagement colonial. Un engagement à comprendre au sens de clarification. Le texte rendu public en septembre 2018 à l'occasion de sa visite à Josette Audin a été extrêmement important. Le fait que, dans ce texte, il ait désiré dépasser le cas d'un homme pour parler d'un système et qu'il parle de la responsabilité de l'État dans ce système est un acte fort. Il manque toutefois dans ce texte toute référence au colonial.
Mais n'y a-t-il pas des ambiguïtés au regard de la difficulté qui subsiste à accéder à certaines archives coloniales ?
Sur la question mémorielle de l'Algérie, il me semble qu'il n'y a pas beaucoup d'ambiguïtés. Je note une évolution de la présidence, même si elle n'est pas forcément linéaire. Le président n'est pas tout et la question des archives classifiées secret défense le montre. Celle-ci n'est pas liée à Emmanuel Macron, mais à des administrations qui ont, de fait, des pratiques en contradiction avec la parole présidentielle. Cela ne concerne pas que l'Algérie, mais un pan plus large de la France contemporaine dont l'écriture de l'histoire est compromise dès lors que l'accès à des archives librement communicables est entravé. Il demeure donc une tension au cœur même de l'État qui concerne, plus largement, l'accès des citoyens aux archives de cette période récente, et notamment de la guerre d'Algérie.
* Raphaëlle Branche, « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial, Paris, La Découverte, collection « Sciences humaines », 2020.
** « La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie [1954-1962] » (Gallimard, 2001)
CINÉMA. C'est une Algérie dans les cendres de la guerre civile que la réalisatrice Sofia Djama narre dans son film "Les Bienheureux". Elle s'est confiée au Point Afrique.
Sofia Djama est une réalisatrice heureuse. Son film, Les Bienheureux*, son premier long-métrage, est pourtant un film douloureux. Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, il a vu l'une des interprètes, Lyna Khoudri, recevoir le prix de la meilleure actrice. Ce qui y est frappant, c'est la délicatesse de son traitement qui permet de sortir de la sidération qu'a pu engendrer sur toute une société une guerre civile qui a fait, selon les chiffres, entre 100 000 à 200 000 morts et disparus. Depuis l'arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992 et l'annulation du second tour des élections législatives, au lendemain de la démission forcée du président Chadli Bendjedid jusqu'au référendum sur « un projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » le 29 septembre 2005, ce sont treize années d'horreur pour un pays laissé exsangue et sans repère.
Dans Les Bienheureux, Sofia Djama donne à voir deux générations d'Algérois. Amel et Samir (formidables Nadia Kaci et Sami Bouajila) d'abord. Lui médecin gynécologue, qui sous couvert de militantisme, opère de bien lucratifs avortements dans son cabinet. Elle, professeur à l'université, tendue, au bord de la crise de nerfs conjugale et existentielle, dans un pays où elle semble étouffer, lassée de désillusion et de rêves en miettes. Puis la caméra suit aussi la jeune génération. Fahim, le fils d'Amel et Samir, qui affiche un ostracisme religieux mou pour mieux énerver ses parents, à l'athéisme chevillé au corps. Reda, son ami, qui mêle un goût pour l'underground à une spiritualité si épidermique qu'il souhaite se faire tatouer une sourate du Coran à même la peau du dos. Enfin, Fériel, rescapée d'un massacre enfant, auquel sa mère n'a pas échappé. Fériel qui porte sur son cou la trace d'une tentative d'égorgement que toute l'Algérie aura vécu. Les Bienheureux est un film choral, qui mêle unité de temps (un jour et une nuit) et unité de lieu (Alger, filmée de façon amoureuse). On songe à Cassavetes parfois tant la caméra de Sofia Djama laisse la part belle, et cela en est heureux, aux acteurs, dans un jeu tendu, écrit certes au cordeau, mais avec une part de liberté décelable. Les Bienheureux réussit aussi à capter l'esprit d'un peuple, son créolisme linguistique qui mêle en arabe et français en trouvailles spirituelles, son humour aussi, sa dérision et son sens infini de l'absurde. On sort de ce film en réflexion et en empathie. « Bienheureux les faiseurs de paix », effectivement. Rencontre avec une réalisatrice à suivre attentivement et dont le film vient d'être sélectionné au Festival international du film francophone de Namur et au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier ou Cinémed.
Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi de traiter l'après-décennie sanglante spécifiquement ?
Sofia Djama : À l'origine, c'était une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques années. Le film ne reprend pas la trame de la nouvelle originelle. Le scénario ne pouvait pas supporter la structure narrative de la nouvelle. Au fond, j'avais besoin de trahir cette nouvelle à l'origine de ce film et je le fais à travers l'évolution des personnages et leurs interactions. Raconter des événements prenant place en 2008 plutôt qu'en 1995, par exemple, est plus proche de ce que je voulais dire. Il m'a semblé qu'il était plus simple et sans doute plus important de raconter l'impact de la guerre civile sur l'intimité des personnes quelques années après.
Mais le fond littéraire reste, car votre film utilise beaucoup le procédé narratif de l'ellipse. Beaucoup de choses sont suggérées plus que dites.
Si j'avais été frontale, j'aurais tenu un discours et n'aurais pas laissé le public se faire sa propre opinion. Mais je considère que ce film pose une opinion, sans juger. Si je n'étais pas allée vers cette option d'ellipse où j'ouvrais un peu l'espace au spectateur, le film aurait été insupportable. On aurait eu moins d'empathie pour les personnages. Je ne voulais pas qu'on soit dans la certitude et le jugement qu'elle suppose. Pour qu'il n'y ait pas de certitude, il fallait une forme de tendresse dans le regard. Il ne s'agissait pas de prendre la main du spectateur et de le guider, mais de le laisser faire son opinion. J'ai posé des jalons autrement.
Quels jalons ?
Avec Alger d'abord, omniprésente dans le film. J'avais envie de sortir de cette image carte postale et de poser cette ville en tant que personnage de ce film, comme les autres. Je voulais montrer Alger avec le plus de douceur possible. C'est une ville pourtant qui ouvre et ferme à la fois les perspectives. Elle laisse les personnages en errance. Elle arrête la déambulation et tourne le dos à la mer. La mer devient alors un horizon introuvable et indépassable. Ensuite, la structure du film est chorale, j'ai donc posé des jalons par les vies de chacun des personnages qui se croisent et se décroisent. Tout cela crée un sens sans heurter le public. Par nature, les vies se heurtent, il ne s'agissait pas d'en ajouter par un traitement frontal. J'aime chacun de ces personnages, avec une tendresse particulière pour les personnages féminins.
Le titre du film Les Bienheureux appartient presque au langage religieux, celui de la martyrologie. Que dit-il vraiment ?
J'avais trouvé le titre en arabe, en premier lieu, Essouhada, Les Heureux. Le film s'appelait au début La Moutonnière, mais c'est un titre qui n'aurait parlé qu'aux Algérois. « La Moutonnière » est le nom de l'autoroute qui était autrefois le chemin qui servait aux moutonniers. Ils acheminaient leurs bêtes aux abattoirs, aujourd'hui elle est l'autoroute qui permet d'entrer à Alger par l'Est. Il y a plus d'une décennie, un barrage de police s'y est installé et il provoque un ralentissement insupportable. Si bien que je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre ces moutons qu'on emmenait à l'abattoir et toutes ces voitures qui espèrent rentrer à Alger. Essouhada est de l'ordre de l'ironie évidemment ; ces personnages cherchent une joie qui leur a été confisquée ou créent cette joie dans l'espace qui leur est laissé. L'aspect « martyr » se retrouve effectivement dans la réplique de l'un des personnages du film qui dit : « Tu n'as rien compris, pour être légitime dans ce pays, il faut être martyr… et encore. »
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