ENTRETIEN.
Avec l'exposition « Discreet Violence », Samia Henni, architecte et chercheuse, dévoile ses découvertes sur l'architecture contre-révolutionnaire durant la guerre française en Algérie. Elle s'est confiée au Point Afrique.
La Colonie, jusqu'au 15 juillet, se tient l'exposition « Discreet Violence ». Cette exposition s'est tenue à Zurich, à Rotterdam, à Berlin et à Johannesburg, mais a été refusée par des institutions publiques à Paris même. Elle s'appuie notamment sur le livre de Samia Henni Architecture of Counterrevolution: The French Army in Northern Algeria, qui vient de recevoir le prix du meilleur livre dans la catégorie « théorie de l'art » et le prix d'argent au Festival international du livre d'art et du film à Perpignan. Ses travaux offrent une interprétation du terme « architecture », non pas compris comme un ensemble de techniques et de bâtiments, mais aussi comme un enjeu de pouvoir, de domination et de politiques. Le livre issu de sa thèse, Architecture of Counterrevolution: The French Army in Northern Algeria, devrait paraître en français en 2019. La chercheuse a accepté de partager avec Le Point Afrique un pan de ses découvertes.
Le Point Afrique : Comment avez-vous été amenée à travailler sur ces problématiques qui lient architecture, gestion du territoire et colonisation ?
Samia Henni : C'est à l'origine le sujet de la thèse de doctorat en histoire et théorie de l'architecture que j'ai défendue en 2016 à l'Institut pour l'histoire et la théorie de l'architecture, ETH Zurich, thèse récompensée par la médaille de l'ETH. Je voulais d'abord travailler sur l'histoire des politiques urbaines et rurales des années 50 et 60. Ces années coïncidaient évidemment avec la révolution algérienne-guerre d'Algérie. Certains de ces environnements bâtis, par exemple les logements construits à Alger par Fernand Pouillon, ont déjà été l'objet d'études universitaires, mais ces recherches restent, à mon avis, sous un angle assez dépolitisé. J'ai essayé de réintroduire cette dimension en entreprenant une investigation étendue aux archives civiles et militaires, publiques et privées, algériennes et françaises (et pas seulement aux archives d'architectes), pour pouvoir aborder cette architecture sous des angles différents. Puis, je suis née à Alger, j'y ai grandi, et une partie de ma famille vit ou a vécu dans certains de ces bâtiments construits à cette époque-là. J'ai entrepris, par ordre chronologique, de suivre entre 1954 et 1962, les politiques successives déployées par les autorités françaises civiles et militaires en Algérie sous le régime colonial, plus largement les lois, le contrôle des populations, les opérations militaires, la planification, l'aménagement et la transformation du territoire. J'ai voulu comprendre l'impact social, humain et psychologique de ces politiques décidées par les gouverneurs français vivant en Algérie, mais également par l'administration centrale en métropole, dont le ministère de la Reconstruction et de l'Habitat, le ministère de la Construction instauré après le retour du général Charles de Gaulle au pouvoir en 1958 ; mais aussi par les différents ministres de la Défense et de l'Intérieur, puisque l'Algérie dépendait aussi de ces ministères, vu qu'elle était considérée comme un département français.
Qu'avez-vous découvert de ces archives étudiées ?
Les politiques françaises de transformation du territoire et de l'aménagement du territoire, les politiques rurales, urbaines et de logement ont été une partie très importante de la guerre contre-révolutionnaire (ce qu'on appelle aujourd'hui la contre-insurrection). Mais ces politiques et ces programmes n'étaient pas officiellement annoncés sous cet angle. J'ai essayé de démontrer qu'il existe une intersection entre les politiques coloniales, les opérations militaires, les intérêts économiques et l'environnement détruit et construit ; ce que j'ai appelé l'architecture contre-révolutionnaire ou de contre-révolution. Le mot « architecture » ne signifie pas seulement des bâtiments, mais traduit aussi des structures, des infrastructures, des stratégies et des pratiques bien planifiées, voire une véritable façon de penser et de faire. Les destructions et constructions françaises en Algérie ont pu servir à mener une guerre contre les combattants indépendantistes algériens et autres. L'exposition « Discreet Violence » aborde un chapitre seulement de ces politiques qui visaient à empêcher la « propagation » de la révolution algérienne (ou de « contamination » pour faire référence à un terme technique utilisé par l'armée française) et à dominer la population.
Pourquoi ce terme de « Discreet » (discrète) ? En quoi cette violence architecturale n'a-t-elle pas été claire et frontale ?
Pour certains chapitres du livre Architecture of Counterrevolution, j'ai eu à sélectionner des photographies qui avaient été prises par le service cinématographique des armées (appelé aujourd'hui Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense et qui produit toujours encore les images de guerres où l'armée française est active). C'était donc une forme de propagande qui servait l'armée. Ces images cachaient la violence menée contre les populations algériennes. J'ai trouvé des images de soldats français qui « évacuent » des populations des zones interdites, « armés » seulement de bâtons, et non pas d'armes. En faisant ce travail de sélection d'images d'archives, je n'ai pas voulu reproduire cette même propagande. J'ai pensé montrer ces images et ces films de façon à ce que l'on comprenne que, même si cette violence était cachée, ces déplacements de population étaient de la pure violence. Ces images étaient faites, précisément, pour ne pas la montrer. À chacun de la voir et de la comprendre à travers d'autres médiums, par exemple les articles de journaux qui la dénoncent à la suite d'un scandale médiatique de 1959 ou des archives privées qui documentent le tournage de films produits par l'armée française. Cette exposition itinérante a commencé en avril 2017 et a voyagé à Berlin, à Rotterdam, à Johannesburg. J'ai pu observer à chaque fois que le public était interpellé par cette violence « discrète ». Même si on n'y voit pas des armes, l'exposition oblige le visiteur à déceler par lui-même cette violence.
Comment ces politiques de gestion de l'espace public ont-elles été « violentes » ?
L'exposition « Discreet Violence » déconstruit la création des zones interdites et la construction des camps de regroupement par l'armée française en Algérie durant la Révolution algérienne. C'était une stratégie militaire qui a servi à isoler la population des combattants algériens, à contrôler la population et à empêcher l'aide matérielle, psychologique et financière des populations aux combattants. Le but était donc militaire : contrôler et isoler les populations ; en d'autres termes : « diviser pour régner ». Cette violence a déraciné des centaines de milliers, sinon des millions d'Algériens. Elle a déstabilisé le tissu socio-économique et psychologique de régions entières. Ces populations ont dû quitter du jour au lendemain leurs villages, leurs terres, leurs communautés et familles. Elles ont été concentrées dans des camps contrôlés par des militaires. Certains camps n'étaient parfois habités que par des personnes âgées, des femmes et des enfants. Les concepts mêmes de famille, de solidarité, de protection, de sûreté disparaissaient totalement.
À combien estime-t-on les populations déplacées pendant cette guerre ?
Les chiffres sont contestés. Certains historiens et sociologues parlent de 2 millions, d'autres de 3 millions. Jusqu'à un tiers de la population algérienne aurait été déplacé, pour certains chercheurs, entre camps de regroupements et bidonvilles. En 1959, l'armée française parlait, elle, de 1 million de personnes déplacées. Mais même cette institution a fini par se perdre dans les chiffres ; j'ai retrouvé des archives dans lesquelles l'armée française précise ne pas savoir le nombre de personnes déplacées depuis le début de la révolution algérienne. Cela était très chaotique. Les conditions de création de ces camps étaient aussi anarchiques au début. Des tentes qui sortaient de terre d'un jour à l'autre parfois, d'autres camps construits en dur. Ces camps ont connu la misère et la famine, avec des populations obligées de se nourrir de racines. D'autres camps étaient créés pas loin des terres où certaines personnes avaient la permission d'aller cultiver de quoi se nourrir. Certains camps recevaient des aides extérieures, de la Croix-Rouge notamment. Ces populations ne pouvaient pas circuler librement à l'extérieur des camps sans laissez-passer. Il y avait tellement de camps qu'on ne peut pas généraliser, certains historiens parlent de 3 740 camps.
Après le premier coup d'État à Alger en mai 1958, le retour du général de Gaulle au pouvoir et le scandale médiatique sur les conditions choquantes des camps de regroupement provoqué par le rapport rédigé par Michel Rocard en 1959, le gouvernement français a lancé une politique de transformation de certains camps permanents en villages. De Gaulle avait demandé à son délégué général du gouvernement français en Algérie, Paul Delouvrier, de mettre en place personnellement ce programme, que l'on a appelé « Les Mille Villages ». Je montre dans le livre que les camps continuaient à être construits même après le scandale.
Y a-t-il eu des régions spécifiques touchées par ces déplacements forcés de population ou était-ce généralisé à tout le territoire algérien ?
Il y a eu d'abord des zones spécifiques, ce qui a été appelé le « cœur de la révolution », les Aurès, dans l'est de l'Algérie. Ces régions ont servi aussi à tester un certain nombre de pratiques, opérations militaires, qui sont devenues par la suite des théories militaires généralisées par l'armée française, mais également par d'autres pays. Une antenne spécifique avait même été créée dans les Aurès et le gouvernement français avait fait appel à Germaine Tillion, ethnologue, qui connaissait bien cette région, ses habitants et leurs langues, car elle avait effectué deux missions dans les Aurès avant la Seconde Guerre mondiale. Même si Germaine Tillion était contre le régime concentrationnaire puisqu'elle avait été elle-même internée durant la Seconde Guerre mondiale. Ces méthodes initiées dans les Aurès ont été étendues au reste du territoire, surtout après l'instauration de l'état d'urgence le 3 avril 1955. Par la suite, le contrôle de la circulation des personnes a été légalisé. Avec cette loi a été aussi légalisé le contrôle des populations : les camps n'étaient plus seulement de regroupement, mais également des camps d'internement, puisque l'état d'urgence légalisait le contrôle des populations. Ce système s'est étendu aux frontières avec le Maroc et la Tunisie (soupçonnés de servir de bases arrière aux combattants algériens, NDLR), la ligne Morice et le plan Challe (la ligne courait le long de la frontière entre l'Algérie et la Tunisie afin de couper les combattants de l'Armée de libération nationale de leurs bases à l'étranger. La ligne Morice a été partiellement doublée par la ligne Challe en 1959, NDLR). Des kilomètres de zones interdites évacués de ses populations déplacées en camps de regroupement.
Ce « laboratoire » français de gestion des populations a-t-il servi en métropole, dans d'autres colonies françaises, pour d'autres pays ? Y a-t-il une école française spécifique ?
Cette politique de contrôle des populations n'a pas commencé durant cette guerre en Algérie sous le régime colonial, et elle n'a pas cessé avec cette guerre. On constate que les autorités coloniales françaises ont toujours essayé de contrôler les populations colonisées tout au long de l'instauration de son empire : Bugeaud en Algérie, Gallieni à Madagascar, Lyautey au Maroc, et bien d'autres. Ils ont perfectionné cette école coloniale française, de l'Afrique à l'Indochine. Des techniques ainsi que des savoirs militaires de gestion et de contrôle des populations et des images ont été perfectionnés en Algérie avec la guerre contre-révolutionnaire. Des militaires français ont par la suite théorisé cette « école française », tels que Roger Trinquier avec son livre La Guerre moderne ou David Galula (théoricien de la contre-insurrection), qui a fini par être recruté par un centre de recherche à l'université de Harvard et qui a écrit deux livres en anglais sur ses expériences de guerre en Algérie. Ces pratiques et ces théories ont voyagé évidemment pendant et après cette guerre. En 1957, une conférence entre les pays du nord et du sud du continent américain, y compris les États-Unis, l'Argentine, le Chili, a abordé ces pratiques françaises en présence d'officiers français. La journaliste Marie-Monique Robin a écrit un excellent livre sur cette école française et produit un documentaire Escadrons de la mort, l'école française. Désormais, il me semble que toutes ces pratiques militaires contre-insurrectionnelles qu'on observe en Afghanistan, en Irak, ailleurs aussi, proviennent des pratiques coloniales. Il y a là un phénomène de circulation des pratiques coloniales et militaires.
Comment les combattants algériens réagissaient-ils à ces déplacements de population, dont leur propre famille sans doute ?
Selon les témoignages recueillis, devant ces politiques contre-révolutionnaires déployées par l'armée et le gouvernement français, les combattants algériens modifiaient leurs politiques et leurs stratégies, et en créaient de nouvelles. C'était une réadaptation continue, comme dans toute guerre. Les autorités françaises créaient alors d'autres moyens face à cela. Mais tout cela ne doit pas faire oublier l'immense souffrance des populations civiles.
Comment ce dispositif s'est-il transposé en métropole où des Algériens vivaient aussi et étaient soupçonnés de soutenir le FLN ?
J'étudie le rôle des sections administratives spécialisées, les SAS, dans la construction des camps de regroupement et celui des sections administratives urbaines, les SAU, dans la résorption des bidonvilles qui ont proliféré durant cette guerre. Je m'intéresse aussi au rôle joué dans cette guerre par Maurice Papon qui a été significatif. Ce dernier a eu le rôle que l'on connaît durant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, il a servi au Maroc et en Algérie à deux reprises, d'abord à la préfecture de Constantine en 1949 et ensuite en tant qu'inspecteur général de l'administration en mission extraordinaire (civile et militaire) de 1956 à 1958. Il contrôlera à ce titre tout l'est de l'Algérie : Constantine, Annaba (anciennement Bône), Sétif and Batna. De Vichy à l'Algérie, en passant par le Maroc, il apportera toutes ses « techniques » fascistes et tous ses « savoir-faire » de guerre subversive. Juste avant le retour du général de Gaulle, Papon est nommé préfet de police de Paris et il y reste jusqu'à 1967. Papon fait appel aux officiers français qui travaillaient dans les SAS en Algérie et il les ramena à Paris pour qu'elles entament la répression des Algériens qui vivaient dans les bidonvilles de Paris, notamment à Nanterre. Papon et ses agents avaient utilisé des techniques de renseignement et de contrôle des populations semblables à ce qui se faisait en Algérie. Ici encore, les techniques de répression et de violence ont circulé entre le régime de Vichy et les colonies françaises.
Ces techniques ont-elles été appliquées lors de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris ?
Les forces de l'ordre sous l'autorité de Maurice Papon ont en effet appliqué des techniques très semblables à celles utilisées alors en Algérie sous le régime colonial. Ces manifestants, qui étaient pourtant pacifiques, furent jetés dans la Seine. On peut faire remonter cette façon violente de réprimer des manifestants à ce qui s'est passé à Sétif, Guelma et Kherrata le 8 mai 1945, le jour où on célébra en Europe la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces manifestants avaient été violemment réprimés et tués. Ce n'est pas un hasard si le même Maurice Papon a été nommé en 1949 à la préfecture de Constantine pour inventer une façon qui mettrait une fin aux « disparus » de mai 1945.
Peut-on observer aujourd'hui des faits, des politiques, tant en France qu'en Algérie, qui s'inscrivent dans la continuité de ce passé ?
Je ne veux pas généraliser. C'est un paradigme certes qui renvoie à d'autres régimes, d'autres institutions et d'autres sociétés. Mais je peux observer que l'application de l'état d'urgence en France montre la survenance de « fantômes », de « mémoires » qu'on n'arrive pas à nommer, ou qu'on ne veut pas nommer. Ces pratiques coloniales françaises dépassent la seule Algérie, et elles ont pu concerner d'autres répressions, oppressions, suppressions, subjugation et dominations. Ce qui me dérange, c'est qu'on évite de nommer les choses, et mon travail est de retracer ce réseau de pratiques transversales et de les nommer. J'essaie de décoder ce que Roland Barthes a appelé une « écriture cosmétique » durant cette même guerre, pour « démaquiller » le langage officiel français sur les affaires coloniales.
Pourrait-on imaginer que la carte des déplacements de population puisse coïncider avec la carte des massacres qui ont eu lieu durant la décennie noire, puisque vous parliez de mémoire et de « fantômes » ?
Je répondrai à votre question par une anecdote qui fait sens. J'avais donné une conférence à l'université de Harvard où j'expliquais comment l'armée française avait créé un programme spécifiquement pour les femmes algériennes qu'on avait appelé « Actions sur le milieu féminin » ou sur « les femmes musulmanes », et on avait fait appel à des femmes françaises (y compris les épouses des généraux Raoul Salan et Jacques Massu) pour « franciser » les femmes algériennes et les inciter à abandonner la révolution et à retirer leur voile au cours de « cérémonies » de dévoilement public organisé. Les combattants algériens et Frantz Fanon les avaient dénoncées d'ailleurs. Un interlocuteur m'a demandé si cela ne rappelait pas la guerre civile où l'enjeu du voile a aussi été central. Votre hypothèse suppose donc de vérifier cela à travers un travail d'historien, même si la guerre civile n'est pas encore cicatrisée dans la vie et la mémoire des Algériennes et des Algériens.
Propos recueillis par Hassina Mechaï
Publié le
https://www.lepoint.fr/culture/algerie-samia-henni-ces-deplacements-de-population-etaient-de-la-pure-violence-page-3-13-07-2018-2235864_3.php#xtatc=INT-500
.
Les commentaires récents