CINÉMA. C'est une Algérie dans les cendres de la guerre civile que la réalisatrice Sofia Djama narre dans son film "Les Bienheureux". Elle s'est confiée au Point Afrique.
Sofia Djama est une réalisatrice heureuse. Son film, Les Bienheureux*, son premier long-métrage, est pourtant un film douloureux. Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, il a vu l'une des interprètes, Lyna Khoudri, recevoir le prix de la meilleure actrice. Ce qui y est frappant, c'est la délicatesse de son traitement qui permet de sortir de la sidération qu'a pu engendrer sur toute une société une guerre civile qui a fait, selon les chiffres, entre 100 000 à 200 000 morts et disparus. Depuis l'arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992 et l'annulation du second tour des élections législatives, au lendemain de la démission forcée du président Chadli Bendjedid jusqu'au référendum sur « un projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » le 29 septembre 2005, ce sont treize années d'horreur pour un pays laissé exsangue et sans repère.
Dans Les Bienheureux, Sofia Djama donne à voir deux générations d'Algérois. Amel et Samir (formidables Nadia Kaci et Sami Bouajila) d'abord. Lui médecin gynécologue, qui sous couvert de militantisme, opère de bien lucratifs avortements dans son cabinet. Elle, professeur à l'université, tendue, au bord de la crise de nerfs conjugale et existentielle, dans un pays où elle semble étouffer, lassée de désillusion et de rêves en miettes. Puis la caméra suit aussi la jeune génération. Fahim, le fils d'Amel et Samir, qui affiche un ostracisme religieux mou pour mieux énerver ses parents, à l'athéisme chevillé au corps. Reda, son ami, qui mêle un goût pour l'underground à une spiritualité si épidermique qu'il souhaite se faire tatouer une sourate du Coran à même la peau du dos. Enfin, Fériel, rescapée d'un massacre enfant, auquel sa mère n'a pas échappé. Fériel qui porte sur son cou la trace d'une tentative d'égorgement que toute l'Algérie aura vécu. Les Bienheureux est un film choral, qui mêle unité de temps (un jour et une nuit) et unité de lieu (Alger, filmée de façon amoureuse). On songe à Cassavetes parfois tant la caméra de Sofia Djama laisse la part belle, et cela en est heureux, aux acteurs, dans un jeu tendu, écrit certes au cordeau, mais avec une part de liberté décelable. Les Bienheureux réussit aussi à capter l'esprit d'un peuple, son créolisme linguistique qui mêle en arabe et français en trouvailles spirituelles, son humour aussi, sa dérision et son sens infini de l'absurde. On sort de ce film en réflexion et en empathie. « Bienheureux les faiseurs de paix », effectivement. Rencontre avec une réalisatrice à suivre attentivement et dont le film vient d'être sélectionné au Festival international du film francophone de Namur et au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier ou Cinémed.
Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi de traiter l'après-décennie sanglante spécifiquement ?
Sofia Djama : À l'origine, c'était une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques années. Le film ne reprend pas la trame de la nouvelle originelle. Le scénario ne pouvait pas supporter la structure narrative de la nouvelle. Au fond, j'avais besoin de trahir cette nouvelle à l'origine de ce film et je le fais à travers l'évolution des personnages et leurs interactions. Raconter des événements prenant place en 2008 plutôt qu'en 1995, par exemple, est plus proche de ce que je voulais dire. Il m'a semblé qu'il était plus simple et sans doute plus important de raconter l'impact de la guerre civile sur l'intimité des personnes quelques années après.
Mais le fond littéraire reste, car votre film utilise beaucoup le procédé narratif de l'ellipse. Beaucoup de choses sont suggérées plus que dites.
Si j'avais été frontale, j'aurais tenu un discours et n'aurais pas laissé le public se faire sa propre opinion. Mais je considère que ce film pose une opinion, sans juger. Si je n'étais pas allée vers cette option d'ellipse où j'ouvrais un peu l'espace au spectateur, le film aurait été insupportable. On aurait eu moins d'empathie pour les personnages. Je ne voulais pas qu'on soit dans la certitude et le jugement qu'elle suppose. Pour qu'il n'y ait pas de certitude, il fallait une forme de tendresse dans le regard. Il ne s'agissait pas de prendre la main du spectateur et de le guider, mais de le laisser faire son opinion. J'ai posé des jalons autrement.
Quels jalons ?
Avec Alger d'abord, omniprésente dans le film. J'avais envie de sortir de cette image carte postale et de poser cette ville en tant que personnage de ce film, comme les autres. Je voulais montrer Alger avec le plus de douceur possible. C'est une ville pourtant qui ouvre et ferme à la fois les perspectives. Elle laisse les personnages en errance. Elle arrête la déambulation et tourne le dos à la mer. La mer devient alors un horizon introuvable et indépassable. Ensuite, la structure du film est chorale, j'ai donc posé des jalons par les vies de chacun des personnages qui se croisent et se décroisent. Tout cela crée un sens sans heurter le public. Par nature, les vies se heurtent, il ne s'agissait pas d'en ajouter par un traitement frontal. J'aime chacun de ces personnages, avec une tendresse particulière pour les personnages féminins.
Le titre du film Les Bienheureux appartient presque au langage religieux, celui de la martyrologie. Que dit-il vraiment ?
J'avais trouvé le titre en arabe, en premier lieu, Essouhada, Les Heureux. Le film s'appelait au début La Moutonnière, mais c'est un titre qui n'aurait parlé qu'aux Algérois. « La Moutonnière » est le nom de l'autoroute qui était autrefois le chemin qui servait aux moutonniers. Ils acheminaient leurs bêtes aux abattoirs, aujourd'hui elle est l'autoroute qui permet d'entrer à Alger par l'Est. Il y a plus d'une décennie, un barrage de police s'y est installé et il provoque un ralentissement insupportable. Si bien que je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre ces moutons qu'on emmenait à l'abattoir et toutes ces voitures qui espèrent rentrer à Alger. Essouhada est de l'ordre de l'ironie évidemment ; ces personnages cherchent une joie qui leur a été confisquée ou créent cette joie dans l'espace qui leur est laissé. L'aspect « martyr » se retrouve effectivement dans la réplique de l'un des personnages du film qui dit : « Tu n'as rien compris, pour être légitime dans ce pays, il faut être martyr… et encore. »
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