CHRONIQUE. Entre fiction, récit familial et enquête, la romancière publie « Au vent mauvais ». Un roman traversé d’ellipses qui plonge dans l’histoire de l’Algérie.
Depuis la publication de son premier roman Nos richesses, la Franco-Algérienne Kaouther Adimi trace son chemin de romancière avec intelligence et persévérance, grâce à la qualité de sa plume et des thèmes qu'elle aborde par le biais de la fiction. Son style est fluide et la construction de ses romans est équilibrée de façon subtile. Son dernier roman, Au vent mauvais, publié aux éditions du Seuil, narre une histoire triangulaire autour d'un personnage central qu'est Leïla, et deux autres personnages, Tarek et Saïd, qui sont frères de lait ; ces deux protagonistes masculins sont tous deux amoureux secrètement de Leïla, promise à un riche commerçant beaucoup plus âgé qu'elle, comme le fut le personnage de Nedjma de Kateb Yacine, mais dans ce cas avec une toute autre symbolique et portée littéraire.
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Trois destins algériens dans l'Histoire
Sans dévoiler ici les détails du récit, Leïla eut le courage de quitter ce mari imposé en demandant le divorce. Cette décision, vitale pour elle, n'était ni permise, ni acceptée, dans les années 1920-1930, ce qui place dès le début du roman Leïla dans la catégorie des Algériennes de caractère, des femmes puissantes dans le sens où elle a su braver les interdits sociaux et familiaux, comme elle le dit : « Je n'étais plus personne, j'avais quitté mon mari et dans le village on ne me le pardonnait pas. » Sa beauté et l'attrait qu'elle a sur les hommes sont également mis en scène et certaines femmes ne cachaient pas leur jalousie envers elle. Pour éviter le courroux de son père, elle est allée, avec son bébé, chez Safia, la mère de Saïd et Tarek, le frère de lait.
Au-delà de l'intrigue qui se noue autour des trois personnages, Leïla, Tarek et Saïd, Kaouther Adimi dresse une fresque historique de cent ans de l'histoire de l'Algérie dans son rapport avec la France. Les pages défilent au rythme de flash-back et du temps présent. Au fil des relations qui se nouent et se dénouent, la grande histoire se mêle à l'histoire de ces différents personnages avec une intensité qui fait la force du roman. De la conquête coloniale au temps colonial, de la guerre d'Algérie, de la guerre de libération à l'indépendance du pays, des années 1970 sous l'ère du président Houari Boumedienne aux années de la décennie noire qu'a traversée le peuple algérien qui n'en avait pas fini de compter ses morts. La mémoire collective algérienne est présente et vive.
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Un livre entre roman et enquête d'archives
Kaouther Adimi est une romancière née après l'indépendance de l'Algérie et je souligne cela car la teneur de cette fiction démontre combien elle est habitée par l'histoire de l'Algérie et de la France, rappelant des détails précis qui signalent son intérêt pour les archives historiques, aux coupures de journaux des périodes décrites, concernant telle ou telle année, en rapport avec le vécu de ses personnages, fictifs ? réels ? C'est toute l'ambiguïté du roman. Par ailleurs, certains détails révèlent également que la romancière s'inspire des réponses qu'elle a dû avoir auprès de ceux qui ont vécu les moments historiques qu'elle recrée. Elle inclut ainsi des informations qui authentifient l'atmosphère qu'elle crée.
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« Si la littérature peut sauver, elle peut aussi être un vent mauvais »
Au vent mauvais exprimerait un ressentiment et un regret quant à la manière dont l'histoire de Tarek et de Leïla fut dévoilée publiquement, à travers le roman de Saïd qui a gardé les véritables prénoms, ainsi que le nom du village des trois protagonistes. Dans un entretien, la romancière s'est indignée que l'histoire de Tarek et surtout de Leïla, fût ainsi contée, mettant à mal la vie de Leïla dont la troisième partie du roman raconte le trauma que ce roman à succès de Saïd lui a fait subir, ainsi qu'à ses filles, son fils et son second mari, Tarek.
Ainsi, la réflexion sur la création littéraire face à des faits et des personnes qui ont existé est féconde à discuter. À travers ce roman, Kaouther Adimi met à mal tout romancier qui ne prend pas la peine de travestir quelque peu la réalité, de ne pas utiliser l'anonymat des personnes réelles dont l'histoire est racontée. Elle raconte en fait la souffrance de ses grands-parents à qui elle dédie son roman et dont la vie fut donnée en pâture au grand public. Où commence la liberté du créateur face aux personnes réelles dont l'identité véritable est révélée ? Toute la question du débat est ici fictionnalisée. Par le biais de sa fiction, la romancière met en scène les douleurs et les affres par lesquels Leïla est passée à cause d'une réalité présentée comme fiction, par Saïd qui représente cet auteur à succès.
Par ailleurs, Kaouther Adimi fait parler des personnages qui ont existé comme Yacef Saadi, héros de la bataille d'Alger, et Gilles Pontecorvo qui a tourné cette page tragique de l'histoire à travers son film La Bataille d'Alger. Ces personnalités agissent et s'expriment en tant que personnages qui ont compté dans l'évolution de la vie de Tarek, et par là même dans la poursuite du récit. Imagination créatrice pour les besoins du récit ? Des faits qui ont existé, comme la période de vie de Tarek à Rome ? Dans tous les cas, le récit de Kaouther Adimi transporte le lecteur, par l'imaginaire, et par des faits d'Histoire, tout en rendant hommage à ses grands-parents qui n'ont pas demandé à être au-devant de la scène dans un certain roman. La romancière propose une fiction forte de par le débat qu'elle peut susciter.
* Benaouda Lebdai est professeur des universités en littératures africaines coloniales et postcoloniales.
Par Benaouda Lebdai
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