iL esconstant qu'à la veille de toutes les élections présidentielles françaises, outre la récurrente thématique de l'immigration , éternelle bouc-émissaire, l'Histoire fait également irruption pour certains candidats qui espèrent engranger les voix d'une partie de l'électorat sensible à la démagogie. Ici, rappel des faits d'Histoire démontrant les méfaits de ce qu'il a été convenu d'appeler «le système colonial».
Force donc est de revenir à un réel débat sur les réalités historiques significatives qui exigent plus que des «excuses» et appelant une juste réparation («excuses» que d'autres pays ont officiellement formulées : Canada, Australie...) ; ainsi : restitution du Trésor d'Alger ayant servi à l'industrialisation de la France et aujourd'hui évalué à plusieurs milliards d'euros, restitution des archives non accessibles aux chercheurs et encore moins au commun des mortels (notamment celles des périodes coloniale et ottomane, indemnisation de centaines de milliers de familles d'Algériens ayant subi le génocide du système colonial de tout un peuple (enfumades, napalm, tortures...) et des Algériens du Sud suite aux essais nucléaires de l'ancienne puissance coloniale...
Ainsi, selon une légende tenace, le «coup de l'éventail» datant de 1827 a été le coup d'envoi du blocus maritime d'Alger par la marine royale française. L'aventure coloniale avait pour objectif de consolider l'influence française dans le bassin occidental de la Méditerranée. Le 5 juillet, les Français occupèrent Alger ; le même jour, le dey Hussein signa l'acte de capitulation. Premières conséquences : l'effondrement du pouvoir ottoman, le pillage des caisses de l'État, l'expulsion des janissaires d'Alger vers l'Asie Mineure et l'accaparement par la France de toutes les terres du Beylik. Le 1er décembre 1830, Louis-Philippe nomma le duc de Rovigo chef du haut-commandement en Algérie pour mettre en œuvre la colonisation dont la violence est notoire. Après avoir battu Abd-El-Kader, le général Desmichels signa avec ce dernier un traité qui reconnut l'autorité de l'émir sur l'Oranie et permit à la France de s'installer dans les villes du littoral. Officiellement, le 22 juillet, la Régence d'Alger devint «Possession française d'Afrique du Nord». Abd-El-Kader battit le général Trézel dans les marais de la Macta, près de Mascara. Il put également encercler la ville d'Oran durant une quarantaine de jours. Arrivé en renfort de métropole, le général Bugeaud infligea une défaite à celui-ci. Courant janvier 1836, le général Clauzel s'empara de Mascara et de Tlemcen. Le traité de la Tafna fut signé le 30 mai 1837 entre le général Bugeaud et l'émir Abd El Kader. Ce dernier établit sa capitale à Mascara. Le comte de Damrémont, devenu gouverneur général de l'Algérie en 1837, se mit en rapport avec le bey de Constantine pour obtenir une Convention similaire se heurtant au rejet de Ahmed Bey. Courant octobre 1837, ledit gouverneur général se mit en marche sur Constantine fort de dix mille hommes. Après sept jours de siège au cours desquels le comte de Damrémont fut tué, la ville fut conquise.
En 1839, l'armée française ayant entrepris d'annexer un territoire situé dans la chaîne des Bibans, (chaîne de montagnes du Nord d'El DjazaÏr), l'Emir Abdel El Kader considéra qu'il s'agissait d'une rupture du traité de Tafna. Il reprit alors sa résistance ; il pénétra dans la Mitidja et y détruisit la plupart des fermes des colons français. Il constitua une armée régulière (dix mille hommes, dit-on) qui reçut leur instruction des Turcs et de déserteurs européens. Il aurait même disposé d'une fabrique d'armes à Miliana et d'une fonderie de canon à Tlemcen. Il reçut également des armes provenant de l'Europe. Nommé gouverneur général de l'Algérie française en février 1841, Bugeaud arriva à Alger avec l'idée de la conquête totale de l'Algérie. Par l'entremise des «bureaux arabes», il recruta des autochtones tout en encourageant l'établissement de colonies.
Il a pu dire alors : «Le but n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d'empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, [...] de jouir de leurs champs [...]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier.» Ou encore : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas !
Fumez-les à outrance comme des renards». De fait, en mai 1841, l'armée française occupa Tagdemt (situé à Tiaret qui fut capitale des Rustumides), puis Mascara pratiquant la razzia et détruisant récoltes et silos à grains. Il semble que l'Emir Abd-El-Kader fit en vain appel au sultan ottoman. C'est ainsi que, courant mai 1843, le duc d'Aumale prit par surprise la «smala» d'Abd-El-Kader faisant trois mille prisonniers (smala : «réunion de tentes abritant les familles et les équipages d'un chef de clan arabe qui l'accompagnent lors de ses déplacements»).
En février 1844, la France mit en place une Direction des Affaires Arabes pour contrôler les bureaux arabes locaux dans les provinces d'Alger, d'Oran et de Constantine avec le dessein de disposer de contacts avec la population autochtone. Fin mai 1844, des troupes marocaines prirent d'assaut les troupes françaises installées dans l'Oranais, mais furent repoussées par le général Lamoricière. Réfugié au Maroc, l'Emir Abd-El-Kader a pu décider le sultan Moulay Abd-El-Rahman d'envoyer une armée à la frontière algéro-marocaine provoquant ainsi des incidents qui, après d'infructueux pourparlers, décida le général Bugeaud de repousser l'armée du sultan marocain qui fut défaite (bataille d'Isly). L'armée marocaine dut se replier en direction de Taza, obligeant le sultan à interdire son territoire à Abd-El-Kader qui finit par se rendre aux spahis (à l'origine, les spahis furent un corps de cavalerie traditionnel du dey d'Alger, d'inspiration ottomane ; lors de la conquête de l'Algérie par la France, ils furent intégrés à l'Armée d'Afrique qui dépendait de l'armée de terre française). L'Emir Abd-El-Kader fut d'abord placé en résidence surveillée durant quatre ans en France (il fut libéré par Napoléon III), puis résida en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. C'est ainsi que la Constitution française de 1848 fit de l'Algérie une partie intégrante du territoire français, notamment par l'institution de trois départements français : Alger, Oran et Constantine, les musulmans et les juifs d'Algérie étant considérés des «sujets français» avec le statut d' «indigènes». La résistance continua d'être vive en Kabylie et dans l'oasis des Zaatcha dans l'actuelle wilaya de Biskra. Plus tard, la domination française s'étendit à la Petite Kabylie. Jusqu'en juillet 1857, le la résistance continua dans le Djurdjura avec Lalla Fatma N'Soumer.
Révoltes constantes
A la veille du début de la conquête française, on estimait la population algérienne à trois millions d'habitants. La violente guerre de conquête, notamment entre 1830 et 1872, explique le déclin démographique de près d'un million de personnes. On évoque également les invasions de sauterelles entre 1866 et 1868, les hivers très rigoureux à la même période (ce qui provoqua une grave disette suivie d'épidémies tel le choléra). Pour les Européens d'alors, cette donnée était bénéfique dès lors qu'elle diminuait le déséquilibre démographique entre les «indigènes» et les colons. Ce, outre que le nombre important de constructions détruites avait pour dessein de gommer l'identité d'El Djazaïr. L'objectif était de détruire matériellement et moralement le peuple algérien. Sous Napoléon III, il fut question d'un «royaume arabe» lié à la France avec celui-ci comme souverain. A la même période, on a estimé que quelques deux cent mille colons, français ou européens, possédaient environ sept cent mille hectares. D'un point de vue législatif, il y eut le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 inspiré par le Saint-Simonien Ismaël Urbain, ayant trait au statut personnel et la naturalisation de l'«indigène musulman» et de l'«indigène israélite» (voire à la naturalisation des «étrangers qui justifient de trois années de résidence en Algérie», appelés plus tard «pieds noirs»). Force est de constater qu'en décembre 1866, furent créés des conseils municipaux élus par quatre collèges séparés : français, musulmans, juifs et étrangers européens, les Français disposant des deux tiers des sièges.
La révolte de 1871 est considérée comme la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français. Ainsi, plus de deux cent cinquante tribus se soulevèrent (environ un tiers de la population de l'Algérie d'alors). Elle fut menée depuis la Kabylie (les Bibans ou Tiggura) par le cheikh El Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh Haddad (chef de la confrérie des Rahmanya). Après cette révolte, plus de cinq cent mille hectares furent confisqués et attribués aux «émigrés hexagonaux» suite à la défaite française de 1870 face à l'Allemagne. C'est ainsi que de 245.000, le nombre des colons aboutit à plus de 750.000 en 1914. A la même date, le nombre des Djazaïris («indigènes») passa de deux millions à cinq millions. Après la chute de Napoléon III, les tenants de la Troisième République préconisèrent une politique d'assimilation, notamment par la francisation des noms et la suppression des coutumes locales. Le 24 octobre 1870, en vertu des décrets du Gouvernement provisoire, le gouvernement militaire en Algérie céda la place à une administration civile. La nationalité française fut accordée aux Juifs d'Algérie (décret Crémieux) qui furent néanmoins soumis à l'antisémitisme des colons. En accordant aux juifs algériens le même statut que les Français d'Algérie, ce décret divisa les autochtones qui continuèrent de vivre dans une condition de misère accentuée par de nombreuses années de sécheresse et de fléaux. Les biens des insurgés Algériens de 1871 furent confisqués. Ainsi, une loi du 21 juin 1871 attribua quelque cent mille hectares de terres en Algérie aux «migrants d'Alsace-Lorraine».
Et le 26 juillet 1873, fut promulguée la loi Warnier qui eut pour objectif de franciser les terres algériennes. Le 28 juin 1881, fut adopté le code de l'indigénat qui distingua deux catégories de citoyens : les citoyens français et les sujets français («indigènes»). Ces derniers furent soumis au code de l'indigénat qui les priva de leurs libertés et de leurs droits politiques (seul fut conservé le statut personnel, d'origine religieuse ou coutumière).
Lors de la première guerre mondiale, la France mobilisa les habitants des départements français d'Algérie : Musulmans, Juifs et Européens. C'est ainsi que les tirailleurs et spahis musulmans combattirent avec les zouaves (unités françaises d'infanterie légère) européens et juifs d'Algérie. Il semble que près de 48.000 Algériens furent tués sur les champs de bataille lors de la première Guerre mondiale, ayant été de toutes les grandes batailles de l'armée française (notamment à celle de Verdun). Plus tard, en 1930, la célébration par la France du centenaire de la «prise d'Alger» fut ressentie comme une provocation par la population. Le projet de loi Blum-Viollette (Front populaire) pour l'attribution de droits politiques à certains musulmans sera rejeté à l'unanimité lors du congrès d'Alger du 14 janvier 1937. Au cours de la seconde guerre mondiale, plus de 120.000 Algériens furent recrutés par l'armée française. Avec l'occupation allemande (1940-1944), plusieurs centaines de musulmans («Nord-Africains») installés en France furent engagés pour constituer ce qui a été appelé la «Légion nord-africaine». De trois millions en 1880, la population d'El Djazaïr passa à près de dix millions en 1960 pour environ un million d'Européens.
Il semble qu'à la veille du déclenchement de la guerre d'indépendance, «certaines villes sont à majorité musulmane comme Sétif (85 %), Constantine (72 %) ou Mostaganem (67 %)». L'essentiel de la population musulmane était pauvre, vivant sur les terres les moins fertiles. La production agricole augmenta peu entre 1871 et 1948 par rapport au nombre d'habitants, El Djazaïr devant alors importer des produits alimentaires. En 1955, le chômage était important ; un million et demi de personnes était sans emploi (la commune d'Alger aurait compté 120 bidonvilles avec 70 000 habitants en 1953). Dans ce cadre, l'Algérie était composée de trois départements, le pouvoir étant représenté par un gouverneur général nommé par Paris. Une Assemblée algérienne fut créée ; elle était composée de deux collèges de 60 représentants chacun : le premier élu par les Européens et l'élite algérienne de l'époque et le second par le «reste de la population algérienne».
Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie (MTLD) de Messali Hadj avait alors obtenu une large victoire lors des élections municipales de 1947 ; ce parti devint la cible de la répression des autorités françaises. Il y eut ensuite des fraudes massives lors de l'élection de l'Assemblée algérienne. Il est vrai qu'au début du XXe siècle, les leaders algériens réclamaient alors tantôt le droit à l'égalité, tantôt l'indépendance. C'est ainsi que plusieurs partis furent créés : l'Association des Oulémas musulmans algériens, l'Association de l'Étoile Nord-Africaine, le Parti du Peuple Algérien (PPA), les Amis du Manifeste des Libertés (AML), le Parti communiste algérien (PCA)...
Le 8 mai 1945, prélude à la révolution
Le 8 mai 1945, eurent lieu des manifestations d'Algériens dans plusieurs villes de l'Est du pays (notamment à Sétif, Kherrata et Guelma) ; ce, à la suite de la victoire des Alliés sur le régime nazi. A Sétif, la manifestation tourna à l'émeute. La répression par l'armée française fut des plus brutales provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Algériens. Cette férocité sans nom eut pour conséquence davantage de radicalisation. Certains historiens ont pu estimer que ces massacres furent le début de la guerre d'Algérie en vue de l'indépendance.
Devant l'inertie des leaders qui continuaient de tergiverser, apparut l'Organisation spéciale (OS) qui eut pour but d'appeler au combat contre le système colonial devenu insupportable. Elle eut pour chefs successifs : Mohamed Belouizdad, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella. Un Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA) fut créé en mars 1954 et le Front de libération nationale (FLN) en octobre 1954. En Algérie, le déclenchement de la guerre de libération nationale est caractérisé comme étant une Révolution (en France, on utilisa le terme de «guerre d'Algérie» après l'avoir désigné comme étant des évènements d'Algérie jusqu'en 1999). L'action armée intervint à l'initiative des «six historiques» : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Mohamed Boudiaf, Belkacem Krim et Larbi Ben M'hidi lors de la réunion des 22 cadres du CRUA. La Déclaration du 1er novembre 1954 fut émise depuis Tunis par radio.
La guerre d'Algérie débuta le 1er novembre 1954 avec quelques soixante-dix attentats dans différents endroits d'Algérie. La réponse de la France ne se fit pas attendre ; des mesures policières (arrestations de militants du MTLD), militaires (augmentation des effectifs) et politiques (projet de réformes présenté le 5 janvier 1955). François Mitterrand a pu alors déclarer : «L'Algérie, c'est la France». Il déclencha la répression dans les Aurès ; ce qui n'empêcha pas à l'Armée de libération nationale (ALN) de se développer.
De quelques cinq cent hommes, elle augmenta ses effectifs en quelques mois pour atteindre quinze mille et plus tard plus de quatre cent mille à travers toute l'Algérie. Les massacres du Constantinois des 20 et 21 août 1955, notamment à Skikda (alors Philippeville) constituèrent une étape supplémentaire de la guerre. La même année, l'affaire algérienne fut inscrite à l'ordre du jour à l'Assemblée générale de l'ONU, tandis que plusieurs chefs de l'insurrection de l'armée furent soit emprisonnés, soit tués (Mostefa Ben Boulaïd, Zighoud Youcef...). Des intellectuels français aidèrent le FLN, à l'instar du réseau Jeanson, en collectant et en transportant fonds et faux papiers.
Le 22 octobre 1956, eut lieu le détournement de l'avion qui transportait la Délégation des principaux dirigeants du FLN : Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Lacheraf.
Ce fut là un acte caractérisé de piraterie aérienne. De même, il y eut l'opération d'intoxication de la bleuite (1957-1958) menée par les services secrets français ; le colonel Amirouche Aït Hamouda mit alors en place des purges internes (Wilaya III) qui firent de très nombreux morts dans différentes wilayas. Plus tard, le France déclencha de grandes opérations (plan Challe 1959-1961), les maquis ayant été sans doute affaiblis par ces purges internes.
Ce plan amoindrit davantage les maquis. Arrivé au pouvoir, Charles de Gaulle engagea une lutte contre les éléments de l'Armée de libération nationale algérienne (ALN). Il semblerait que le plan Challe ait entraîné, en quelques mois, la suppression de la moitié du potentiel militaire des wilayas. Les colonels Amirouche Aït Hamouda et Si El Haouès furent tués lors d'un accrochage avec les éléments de l'Armée française. En 1959, à sa sortie de prison, Messali Hadj fut assigné à résidence.
En France, les Algériens organisèrent des manifestations en faveur du FLN. En 1960, le général de Gaulle annonça la tenue du référendum pour l'indépendance de l'Algérie ; certains généraux français tentèrent en vain un putsch en avril 1961. Il n'est pas anodin de rappeler qu'en février 1960, la France coloniale a procédé à un essai nucléaire de grande ampleur dans la région de Reggane (sud algérien). Avec 17 essais nucléaires opérés par la France entre les années 1960 à 1966, il semble que 42.000 Algériens aient trouvé la mort ; des milliers d'autres ont été irradiés et sujets à des pathologies dont notamment des cancers de la peau.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut proclamé avec à sa tête Ferhat Abbas. Le colonel Houari Boumediene était alors le chef d'état-major de l'Armée de libération nationale. En 1960, l'ONU annonça le droit à l'autodétermination du peuple algérien. Des pourparlers avec le GPRA furent organisés pour aboutir aux accords d'Évian (18 mars 1962). Ce qui ne mit pas fin aux hostilités puisqu'il y eut une période de violence accrue, notamment de la part de l'OAS. Près d'un million de Français (Pieds-noirs, Harkis et Juifs) quitta l'Algérie entre avril et juin 1962. Le référendum d'autodétermination (1er juillet 1962) confirma les accords d'Évian avec 99,72 % des suffrages exprimés.
Le bilan de cette guerre, en termes de pertes humaines, continue de soulever des controverses des deux côtés de la Méditerranée. Si El Djazaïr se considère avec fierté comme le pays du million et demi de chahids, en France circulent d'autres chiffres qui oscillent entre 250.000 à 300.000 morts. Outre cette comptabilité macabre, bien d'autres sujets continuent de constituer un contentieux entre les deux pays. Il est vrai aussi que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA (mouvement de Messali Hadj) fit quelques centaines de morts tant en France qu'en Algérie (notamment à Melouza), outre le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu. Ce, sans oublier les luttes pour le pouvoir : d'un côté, le pouvoir civil avec le GPRA présidé par Ferhat Abbas appuyé par les wilayas III et IV, et de l'autre côté le pouvoir militaire (le «clan d'Oujda») et l'«armée des frontières») avec à sa tête Houari Boumediene.
A l'indépendance, El Djazaïr est sortie exsangue des suites de la guerre, des conflits internes et du départ massif des Européens ayant servi d'encadrement durant la période coloniale. L'armée française évacua ses dernières bases en Algérie (enclaves autorisées par les accords d'Évian) : Reggane et Bechar (1967), Mers el-Kébir (1968), Bousfer (1970) et B2-Namous (1978). Ainsi, nonobstant l'indépendance, la France continua d'avoir des bases en Algérie.
Le GPRA de Ferhat Abbas fut évincé par l'ALN au profit d'Ahmed Ben Bella qui fut ainsi le premier président de l'Algérie indépendante du système colonial français. Le FLN devint parti unique et prôna un socialisme à l'algérienne marqué par le populisme et le culte de la personnalité. Et, depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 à ce jour, El Djazaïr ne cesse de s'interroger sur son destin à travers l'Histoire, y compris jusqu'au Hirak dont on peut encore espérer un antidote au pouvoir politique marqué par l'échec de la gérontocratie.
Qu'émerge enfin une nouvelle élite de jeunes, organisés et conscients des enjeux et des défis à relever par El Djazaïr, au-delà des «excuses» de l'ancienne puissance coloniale ! Les gesticulations électoralistes outre-méditérranée ne sauraient faire oublier la barbarie du «système colonial».
Le président français Emmanuel Macron reçu par Abdelmadjid Tebboune
Je n’ai pas à demander pardon, ce n’est pas le sujet, le mot romprait tous les liens», affirme-t-il dans un long entretien avec l'écrivain Kamel Daoud publié mercredi soir dernier dans l’hebdomadaire Le Point. «Le pire serait de conclure : ‘‘On s’excuse et chacun reprend son chemin’’», dit-il. «Le travail de mémoire et d’histoire n’est pas un solde de tout compte», poursuit-il. «C’est, bien au contraire, soutenir que dedans il y a de l’inqualifiable, de l’incompris, de l’indécidable peut-être, de l’impardonnable», souligne-t-il. Ajoutant : «J’espère d’ailleurs que le président Tebboune pourra venir en 2023 en France.» Interrogé sur la possibilité d’une cérémonie de recueillement du président algérien sur les sépultures des membres de la suite de Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française, enterrés à Amboise, il a estimé que ce serait «un très beau et très fort moment» et qu’il le «souhaitait». «Je crois que cela fera sens dans l’histoire du peuple algérien. Pour le peuple français, ce sera l’occasion de comprendre des réalités souvent cachées», dit-il encore. Abdelkader (1808-1883) a été détenu à Amboise avec toute sa famille de 1848 à 1842.
Le contentieux historique entre l’Algérie et la France reste donc entier. Macron a tenté plusieurs gestes depuis le début de sa présidence. Il avait estimé que la colonisation française est un crime contre l’humanité, une barbarie et avait rendu hommage aux victimes de la répression par la police française de la marche pacifique des Algériens à Paris en Octobre 1961. Il a reconnu l’assassinat de Ali Boumendjel. Mais il a rétropédalé lorsqu’il s’était interrogé sur l’existence d’une nation algérienne construite, à ses yeux, sur une rente mémorielle, ce qui avait suscité une crise diplomatique entre Alger et Paris. Le rapport de l’historien Benjamin Stora a été jugé incomplet par l’Algérie en n’évoquant ni la question des excuses ni celle de la repentance des autorités françaises. Actuellement, une commission d’historiens français et algériens travaille sur cette problématique de la mémoire et de la réconciliation. Afin de l’éclairer, nous avons jugé utile de rappeler les grandes idées développées dans un appel – toujours d’actualité – intitulé France-Algérie : dépasser le contentieux historique. Il a été rédigé à l’initiative d’historiens français et algériens et signé par les personnalités qui avaient lancé le 31 octobre 2000 «L’Appel des douze» pour la reconnaissance par la France de la torture pratiquée durant la Guerre d’Algérie. Signée par diverses personnalités françaises et algériennes, elle a été rendue publique le 30 novembre 2007. C’est une adresse «aux plus hautes autorités de la République française» pour «faire advenir une ère d’échanges et d’amitié entre les deux pays et, au-delà, entre la France et les pays indépendants issus de son ancien empire colonial». Il est dit dans ce texte que «quelles qu’aient été les responsabilités de la société, c’est bien la puissance publique française qui, de la Restauration en 1830 à la Ve République en 1962, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause. En même temps, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé ainsi qu’aux pièges d’une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l’éternité la France en puissance coloniale et l’Algérie en pays colonisé. Et c’est précisément pour les déjouer – comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé – que nous voulons que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue et qu’on se tourne enfin vers l’avenir. Cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien. Plus fondamentalement, dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de ''repentance''. Et des ''excuses officielles'' seraient dérisoires.» Le texte ajoute : «Nous demandons donc aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie. Une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial.»
Un collectif animé par Yoann Sportouch et Linda Torche, comprenant des historiens, des chercheurs, des politiques, des artistes, des étudiants et des responsables de la société civile, demande, dans une tribune au « Monde », au gouvernement de ne pas abandonner ce projet lancé il y a deux ans et que la ville de Montpellier est prête à accueillir.
Il y a deux ans, le 20 janvier 2021, Benjamin Stora remettait son rapport au président de la République française, Emmanuel Macron, dans lequel une des préconisations concernait la relance du projet de musée de la France et de l’Algérie à Montpellier, qui avait été abandonné en 2014 (« Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie »).
Cette préconisation s’inscrit dans un travail de long terme mené par différentes organisations, associations et personnalités de la société civile pour l’émergence d’un institut de la France et de l’Algérie.
En octobre 2021, le groupe Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes a appuyé à nouveau cette demande auprès du président de la République, pour la création de cet institut de la France et de l’Algérie : un lieu muséal où histoire, mémoires, art, dialogue et coopération pourraient coexister. Emmanuel Macron s’y était alors engagé.
Lors de son voyage en Algérie fin août 2022, il a renouvelé sa volonté de mener ce projet d’institut de manière conjointe et d’en faire, selon ses mots, un lieu « où la mémoire (…) projette un espace à la fois de recherche, de vérité, sans doute de reconnaissance, mais aussi de création, de culture, de partage ». Michaël Delafosse, maire (PS) de Montpellier, a également réaffirmé en août la légitimité de la ville, terre d’accueil de nombreux rapatriés et harkis, afin d’y construire cet institut « pour regarder courageusement le passé, mais aussi tracer des lignes d’avenir ».
Un futur commun
Aujourd’hui, nous, associations, historiens, artistes, chercheurs, acteurs de l’écosystème culturel et de la société civile, rappelons que la concrétisation de ce projet est plus qu’essentielle au dialogue des mémoires. Nous y voyons un outil pour les réconcilier mais aussi mettre en lumière la vérité historique et construire un futur commun pour les nouvelles générations.
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Pendant plusieurs mois, ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Le 12 juillet 1881, Maupassant embarque pour Alger à bord de l’« Abd-el-Kader », un paquebot en fer flambant neuf, qui, prouesse de l’âge industriel, fait la traversée en vingt-huit heures seulement. Il est accompagné par son ami, le journaliste Harry Alis, qui trouvera la mort au cours d’un duel en 1895. La découverte de l’Algérie est pour l’auteur de « Boule de suif » une révélation. La baie d’Alger lui rappelle le golfe de Naples : « On regarde extasié cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil. »
Loin de reprendre la propagande colonialiste en vigueur dans les années 1880, Maupassant va dénoncer avec une grande audace les excès de la colonisation, d’autant que le pseudonyme sous lequel il s’abrite parfois (« un colon ») l’autorise à aller très loin dans la critique. Ainsi, dans son premier billet, il écrit :
« Quels sont ces administrateurs? Des colons? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins? Nullement! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi: les ratés de toutes les professions, ceux qui s’intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d’ATTACHÉS, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls, est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que les tarés.»
Et c’est bien l’esprit de la colonisation qu’il dénonce comme un projet voué à l’échec : «Dès les premiers pas, on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays […]. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens. […] Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même. »
Reporter méticuleux, il décrit avec un luxe de détails les erreurs des Français ayant conduit à cette révolte qu’il est venu couvrir : « Un particulier quelconque quittant la France va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans et il tire un numéro correspondant à un lot de terre. Ce lot désormais lui appartient. Il part, il trouve là-bas toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée ; cette famille a défriché […]. Elle ne possède rien d’autre. L’étranger l’expulse. Elle s’en va résignée puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des révoltés. […] En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards AFFAMÉS. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais comme le fanatisme s’en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le Gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance. » Belle clairvoyance…
Pourtant, l’écrivain n’est pas plus tendre avec ce qu’il croit déceler de « l’âme arabe » : sur l’administration de la justice par exemple, il écrit : « Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. […] Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés. »
Amour des sens
Mais Maupassant en Algérie ce sont aussi des descriptions sensuelles, des récits sexuels et débordants chauffés au soleil de ce Sud qu’il découvre, antidote à ses mélancolies noires de maniaco-dépressif. « Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amour du cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même. Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup de bon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud, ces marées de feu venues du grand désert si proche, ce lourd sirocco, plus ravageant, plus desséchant que la flamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûlé jusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent. »
En Algérie, Bel Ami débride sa nature, aime les femmes, fréquente les bordels, parcourt les déserts. Ses villes l’envoûtent, ainsi Constantine : « Et voici Constantine, la cité phénomène, Constantine l’étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait à ses pieds, par le Roumel, le fantastique Roumel, fleuve de poème qu’on croirait rêvé par Dante, fleuve d’enfer coulant au fond d’un abîme rouge comme si les flammes éternelles l’avaient brûlé. […] La cité, disent les Arabes, a l’air d’un burnous étendu. Ils l’appellent Belad-el-Haoua, la cité de l’air, la cité du ravin, la cité des passions. Elle domine des vallées admirables pleines de ruines romaines, d’aqueducs aux arcades géantes, pleines aussi d’une merveilleuse végétation. »
Quant aux paysages désertiques, ils apaisent les angoisses de l’écrivain : « Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride ! Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre ; et, là, pourtant on ne désire rien, on ne regrette rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. »
Pendant des décennies, de jeunes autochtones ont été placés dans des pensionnats catholiques financés par l’Etat français, où ils ont été « occidentalisés ». Le livre de la journaliste Hélène Ferrarini, « Allons enfants de la Guyane », révèle cette page sombre.
Le « home indien » de Sinnamary, en Guyanne, dans les années 1960. (PHOTOGRAPHIE A. RESSE)
C’est un livre qui réveille les mémoires. Sortie en librairie il y a trois mois, l’enquête sur le sort réservé aux enfants amérindiens dans les pensionnats catholiques a suscité un fort émoi en Guyane, et l’envie d’aller plus loin. Son autrice, la journaliste Hélène Ferrarini, a le sentiment d’avoir ouvert un espace où la parole devenait possible pour les nombreux Guyanais dont la vie a été marquée par un passage dans ces institutions.
« A chacune des rencontres organisées autour du livre, de nouvelles personnes se levaient pour raconter leur propre expérience. Comme cette femme de mère amérindienne, qui nous a dit qu’on était venu la chercher avec sa sœur dès la mort de leur père, un ex-bagnard. Toutes deux étaient pourtant scolarisées mais on les a conduites de force au pensionnat de Saint-Laurent-du-Maroni. »
De récits d’arrachement comme celui-ci, le livre donne de nombreux exemples. Les « homes indiens », selon l’appellation d’usage, ont existé en Guyane dès les années 1930 mais ne se sont réellement institutionnalisés qu’après la Seconde Guerre mondiale. Au départ, des missions catholiques avaient pris l’initiative de regrouper, chez les sœurs ou au presbytère, des fillettes et garçons amérindiens qu’elles scolarisaient et surtout évangélisaient.
Dix ans plus tard, leur ambition a convergé avec celle de l’Etat français. Les Amérindiens, qui se comptaient probablement en dizaines de milliers avant la colonisation et qui sont alors plusieurs centaines (les Kali’na, Arawak, Palikur, Wayana, Wayampi et Teko), constituent une main-d’œuvre qui permettrait, croit-on, de sortir le département du « sous-développement » à condition d’éduquer ces « populations primitives », ou à défaut de parvenir à les fixer sur le territoire.
Choc culturel
Le gouvernement français décide donc, à partir de 1949, de financer les internats catholiques. Comme la départementalisation de 1946 n’a pas modifié le régime du culte, en contradiction avec la loi de 1905, elle maintient (jusqu’à aujourd’hui) la rémunération du clergé par l’Etat. La Ddass trouvera quelques années plus tard un statut à ces faux orphelins, celui de « recueillis temporaires », normalement destiné aux mineurs dont les parents ne peuvent momentanément s’occuper d’eux (hospitalisés, mobilisés, etc.).
A leur apogée, entre 1969 et 1973, ces établissements, alors au nombre de huit, maillent le territoire guyanais et accueillent plus de 350 enfants. La majorité fermeront dans les années 1970 mais celui de Maripasoula survivra jusqu’en 2012 ; et à l’heure actuelle, une soixantaine d’enfants sont toujours pensionnaires de l’internat de Saint-Georges-de-l’Oyapock.
Dans ces « homes indiens », également destinés aux enfants marrons (descendants d’esclaves rebelles ayant fui les plantations), les élèves sont recueillis avec le consentement des parents mais, à en croire les témoignages, ce prérequis est vite balayé. Hélène Ferrarini restitue la brisure qu’a représentée pour la grande majorité des enfants l’arrivée, parfois dès l’âge de 3 ans, dans ces établissements. Dépouillés de leurs vêtements et de l’onguent traditionnel qui les recouvre, ils sont sans ménagement lavés, coiffés, habillés et chaussés à l’occidentale. Du jour au lendemain, on leur sert une nourriture qui leur répugne tout en leur interdisant de parler la langue de leur enfance – sans que la plupart ne comprennent un mot de français.
Le choc culturel ne peut pas être plus violent. « C’est le quotidien des enfants dans tout ce qu’il a de sensible, de sensoriel, d’indicible, que les homes modèlent », précise l’autrice. Les punitions sont sévères et comprennent des châtiments corporels. Dernière touche au tableau : quand un élève fugue, les prêtres appellent les gendarmes qui vont chercher le réfractaire dans son village. Ces jeunes qui n’avaient jamais connu l’enfermement sont contraints de rester dans un endroit clos. Et bien sûr d’aller à la messe, en plus de prier tous les jours.
Ce placement se traduit aussi par une fragilisation, plus ou moins définitive, du lien avec la structure familiale et les savoirs coutumiers. Certains, devenus adultes, ne savent ni chasser ni pêcher, faute d’avoir pu observer leur père ; d’autres ont perdu la promesse d’une transmission chamanique. Kadi, l’une des témoins, qui n’a pas de souvenir avant son arrivée chez les sœurs de Saint-Laurent-du-Maroni (« Je devais avoir 4, 5 ans »), raconte avoir oublié sa langue : « Je les voyais tous parler en langue kali’na et je ne pouvais pas participer. »
Vérité et réconciliation
C’est tout ce passé douloureux que le livre vient exhumer. « Une Guyanaise installée en Normandie a photographié un article de “Ouest-France” consacré à mon livre, raconte Hélène Ferrarini, et l’a envoyé à son père. Il lui a alors confié que cette histoire était la sienne, ce qu’il n’avait jamais dit. » Les témoignages recueillis par l’enquêtrice ne sont évidemment qu’une partie de cette mémoire, souvent enfouie volontairement ou inconsciemment. Certains des anciens pensionnaires, sollicités, lui ont d’ailleurs répondu n’avoir aucun souvenir. « Il existe toute une gamme complexe de réactions, précise-t‑elle. Certaines personnes ont subi, d’autres s’en sont accommodées, d’autres encore s’en sont servies. Parfois les trois nuances s’entendent dans le même récit. »
Cette histoire guyanaise est-elle comparable au scandale des pensionnats autochtones canadiens ? Des milliers et des milliers d’enfants y avaient été placés après avoir été arrachés à leur famille. En 2015, une commission d’enquête nationale avait qualifié la chose de « génocide culturel ». C’est « une histoire assez proche », selon Hélène Ferrarini : non seulement le ratio des enfants concernés est identique, mais c’est le même système reposant sur « la pression des forces de l’ordre », « l’omniprésence de la religion chrétienne, sous couvert de scolarisation et avec l’aval des autorités publiques », et « des méthodes éducatives autoritaires ».
Néanmoins, l’autrice n’a pas eu, pour l’instant, connaissance d’abus sexuels – une absence peut-être « due au nombre relativement faible de prêtres en ayant eu la charge » –, et la mortalité semble avoir été plus réduite dans les homes de Guyane que dans leurs équivalents nord-américains, où l’exhumation de 215 dépouilles au printemps 2021 avait poussé le Premier ministre à parler de « faute du Canada ». Le pape François, lui-même, avait présenté ses excuses pour les violences perpétrées pendant des décennies dans ces établissements administrés par l’Eglise.
Sera-t-il amené à faire le même geste pour la Guyane ? Il est trop tôt pour le dire. La journaliste a l’impression d’avoir seulement « entrouvert la porte ». Son long travail d’archives, qui permet de dégager à grands traits l’histoire de ces homes, laisse encore des zones d’ombre qu’il appartient désormais aux Guyanais de faire disparaître. C’est bien ce qu’ils semblent en passe de faire. Le 13 décembre s’est tenu à Cayenne, à l’initiative du Grand Conseil coutumier représentant des communautés amérindiennes et bushinenges, un long séminaire durant lequel l’opportunité d’organiser une commission vérité et réconciliation, à l’image de celle créée au Canada, a été débattue en présence de Jean-Paul Fereira, vice-président de la collectivité territoriale, et de Jean-Victor Castor, député.
Un processus de justice transitionnelle permettrait d’enrichir cette mémoire et de soigner les traumatismes. Le gouvernement français semble pour l’instant très prudent : le ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco, invité aux conclusions de la journée d’étude, ne s’est pas manifesté alors qu’il était présent sur le sol guyanais. Le livre d’Hélène Ferrarini, lui, est depuis plusieurs semaines l’ouvrage le plus vendu en Guyane.
«Sororité et colonialisme», «Décolonisations?», «Histoire de L'Harmattan» et «Histoire algérienne de la France»: autant d'ouvrages récemment parus qui aident à se confronter à la réalité du fait colonial.
La colonisation a eu des conséquences durables sur les liens entre France et Algérie. | Domaine public via Wikimedia Commons
Aujourd'hui encore, la colonisation demeure un angle mort de la mémoire nationale, en France comme en Algérie. C'est peut-être pour cela que nous oublions parfois que bien que la France ait été une puissance colonialiste, une partie de sa population a toujours refusé le fait colonial, considérant que les principes républicains d'égalité et de fraternité devaient primer.
Plusieurs ouvrages récemment parus montrent que la remise en cause de ce modèle a pris des chemins de traverse.
«Sororité et colonialisme», amitiés et scissions féministes
Le livre Sororité et colonialismede Pascale Barthélémy vient ainsi montrer les liens forts entre des féministes françaises et africaines qui, au-delà de leurs exigences concernant l'égalité entre les sexes, ont aussi porté des revendications d'indépendances. L'historienne y étudie notamment une organisation fondée par des militantes communistes, la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF), qui possède une branche française, laquelle constitue une sous-section coloniale.
Très vite, avec la guerre froide, une scission s'opère. Une nouvelle organisation non communiste apparaît, l'Association des femmes de l'Union française (AFUF), qui se distingue de l'Union des femmes françaises par son refus de participer aux actions du mouvement communiste, tout en dénonçant le colonialisme, d'une part, et en prônant l'émancipation des femmes de l'autre. Les deux organisations deviennent rivales tout en poursuivant un but similaire, à savoir développer l'entraide avec les femmes des pays colonisés.
L'AFUF défend l'émancipation par l'éducation et la fraternité, alors que la FDIF se place dans une posture d'anticolonialisme radical dès 1947. Si chacune des deux organisations tisse des liens avec les militantes des pays colonisés, la dimension idéologique joue alors un rôle central. Leurs amitiés recouvrent globalement les destinées des indépendances, comme le montre le lien entre la militante malienne Sira Diop Sissoko et Andrée Dore-Audibert.
La militante anticolonialiste proche de l'AFUF Julienne Niat peut quant à elle écrire dans le bulletin de la FDIF, ce qui souligne le rôle central des relations amicales dans les combats contre la colonisation, au-delà des différences idéologiques. Et ces liens demeurent encore aujourd'hui entre certaines anciennes militantes.
L'ouvrage de Nicolas Bancel, Décolonisations?, prend quant à lui le sujet à rebrousse-poil à travers l'étude de la formation des élites en Afrique occidentale française entre 1945 et 1960.
Il montre notamment que celle-ci a été conçue dans le sillage la colonisation. Les principales organisations de la jeunesse, d'abord les scouts catholiques puis les éclaireurs protestants, sportives et enfin étudiantes sont devenues l'un des creusets de la fabrication des élites coloniales. Mais elles ont aussi été à la source du post-colonialisme.
En effet, grâce à (ou à cause de) ces engagements associatifs, les nouvelles élites de l'Afrique occidentale française ne se sont pensées que dans une relation avec l'ancienne métropole. Et ces différentes organisations ont servi à mettre en place une copie conforme de ce qui pouvait exister en Occident, ne se posant qu'une question: celle de la prise et du contrôle du pouvoir à la place des anciennes élites.
La maison d'édition L'Harmattan est un des exemples du refus du colonialisme. Elle est née de l'association de deux éditeurs, Denis Pryen et Robert Ageneau. Tous deux ayant très mal vécu leur parcours militaire durant la guerre d'Algérie, ils se rapprochent des réseaux de soutien au Front de libération nationale (FLN).
Issus du christianisme social, les deux hommes, prêtres ayant abandonné leur mission pastorale, pensent que le livre est un moyen central pour combattre le colonialisme et proposer des éclairages novateurs sur les États post-coloniaux. Comme beaucoup d'ecclésiastiques dans le sillage de Vatican II, ils ont pris fait et cause pour les peuples du tiers-monde. C'est pour cela qu'au tournant des années 1970, alors que les premiers éditeurs tiers-mondistes comme les Éditions François Maspero et Présence africaine semblent montrer des signes de fatigue, ils décident de fonder une nouvelle maison d'édition.
Denis Pryen apporte les finances; Robert Ageneau possède un réseau militant qui lui permet de commencer à publier des textes souvent empathiques sur les pays du Sud. Côté gestion, des économies substantielles sont faites sur la fabrication, la production et la diffusion des livres, la majeure partie des auteurs étant bénévoles. Les éditions reposent d'abord sur les militants du christianisme social. Elles bénéficient ensuite d'un réseau d'écrivains qui publient des titres originaux.
À l'aube des années 1980, la maison connaît une crise: Denis Pryen veut ouvrir le catalogue aux autres pays du tiers-monde, quitte à rompre avec des présupposés idéologiques, mais aussi géographiques, alors que Robert Ageneau préfère rester concentré sur l'Afrique. La maison publie alors de nombreux ouvrages sur les conséquences du communisme au Vietnam ou au Cambodge.
Si elle s'était initialement spécialisée dans l'analyse critique, elle a depuis élargi son horizon. L'éditeur publie aujourd'hui plus de 2.000 titres par an, tout en conservant une politique éditoriale qui oblige les auteurs à s'investir dans la publication de leur ouvrage.
Un second volume, L'Harmattan, matériaux pour l'histoire d'un éditeur, composé de documents introduits et présentés par l'historien Denis Rolland, permet de retracer le cheminement de cette maison d'édition grâce à la correspondance entre les éditeurs, avec les auteurs, et la lente et patiente construction d'un catalogue.
«Histoire algérienne de la France», les ponts entre deux nations
Dans le passionnant Histoire algérienne de la France, le politiste Nedjib Sidi Moussa poursuit de son côté ses travaux antérieurs sur les messalistes, les nationalistes refusant la mainmise du FLN sur l'indépendance algérienne (Algérie, une autre histoire de l'indépendance, paru en 2019), et sur le racisme et le pseudo antiracisme (La Fabrique du musulman, sorti en 2017) en analysant aujourd'hui la part algérienne de la France.
L'imbrication des deux identités est telle qu'il est en effet impossible de penser l'une sans l'autre, même si, bien évidemment, les deux histoires sont liées à d'autres –politique, sociale, européenne, américaine. Le choix proposé est judicieux. Il s'appuie sur les travaux d'intellectuels ayant une histoire particulière avec l'Algérie, qui soulignent la gémellité des deux nations.
Pour confronter des imaginaires proches, Nedjib Sidi Moussa choisit plusieurs dates charnières, qui permettent de construire des ponts entre les deux rives. Il en retient sept au total: 1965 et le coup d'État de Houari Boumédiène; l'affaire Dalila Maschino, femme d'origine algérienne enlevée en 1978 à Montréal par sa famille qui refusait son mariage avec un Français; la marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983 en France; le procès de Klaus Barbie, premier dans l'Hexagone pour «crime contre l'humanité», quatre ans après; le contrat de Rome, réunion des partis politiques de l'opposition algérienne, en 1995; le match de foot France-Algérie de 2001; et l'affaire Kamel Daoud en 2016. Ces dates permettent de dresser un bilan des relations entre les deux pays.
L’Algérie célèbre ce 5 juillet le soixantenaire de son indépendance. Retour à Nekmaria, dans l’Ouest algérien, sur les traces d’une tribu quasiment exterminée en 1845 pendant les « enfumades » du Dahra, au début de la colonisation.
Les grottes du Dahra, 1845. Eau forte de Tony Johannot (1803-1852) (Wikipédia)
« C’est peut-être la centième fois que je viens ici et à chaque fois, je fais de nouvelles découvertes. » Debout, au sommet de l’escalier qui mène de la crête jusqu’au lit de l’oued, Aziz Mouats ne se lasse jamais de revenir sur ce lieu de mémoire.
L’universitaire et journaliste à la retraite contemple le décor : des ruisseaux entaillant la falaise ornée de gypse finissent dans un ravin asséché, caché par des buissons et des bosquets qui donnent aux lieux un aspect pittoresque.
De la lavande et du lentisque verdoyants et odorants disputent la place au genévrier, au chêne sauvage ou encore au genêt.
Samia Henni : « Ce qui s’est passé est un crime contre l’humanité »
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C’est ici que disparaît l’eau de l’oued pour entrer dans les entrailles de la terre avant de finir de l’autre côté du massif du Dahra, en Méditerranée. Un cran au-dessus, une autre ouverture plus grande est moins banale : nous sommes dans la grotte des Frachih (chauves-souris), à 70 kilomètres au nord-est de Mostaganem. Il y a 177 ans, un officier de l’armée française y enfuma une tribu entière.
Le 19 juin 1845, le colonel Aimable Pélissier, à la tête de plusieurs bataillons, tua par asphyxie des centaines d’hommes, d’enfants, de femmes et d’animaux appartenant à la tribu des Ouled Riah, qui a toujours ses terres dans la commune de Nekmaria, dans la wilaya (préfecture) de Mostaganem, dans le nord-ouest de l’Algérie.
L’entrée de la caverne porte toujours des traces de fumée qui, dans la mesure où les lieux n’étaient pas récemment fréquentés, remontent très probablement à cette période.
Fresque murale
Aziz Mouats consacre une partie de sa vie à l’entretien du site. Autrefois abandonné et oublié par les habitants, il a aujourd’hui une nouvelle allure, constate-t-il non sans fierté. Car à force de frapper à toutes les portes, il a réussi à convaincre les autorités d’ériger une fresque murale à la mémoire des victimes de ces « enfumades » qui intriguent encore les historiens.
Cette technique, consistant à asphyxier des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte en allumant des feux à l’entrée, fut utilisée par le corps expéditionnaire français durant la conquête de l’Algérie, en 1844 et 1845.
Un tableau noir est gravé sur une énorme muraille en marbre, en haut de laquelle trônent trois affiches écrites en arabe, français et anglais décrivant les enfumades commises par le « sanguinaire Pélissier ». On y voit notamment des figures de soldats s’acharnant sur des hommes, des enfants et des bêtes.
La fresque, illuminée par le soleil radieux de juin et reliée à la grotte par un escalier en béton, est entourée d’une esplanade ornée de drapeaux. À l’extrémité se trouve un petit musée dans lequel sont entreposés des ossements et quelques habits récupérés de la grotte des Frachih.
« C’est moi qui ai récupéré tout ce qu’il y a ici », se félicite Aziz, notre guide, natif de Skikda (est) mais amoureux de cette région de Mostaganem où il vit depuis une cinquantaine d’années.
« Lorsque j’ai commencé à venir ici, les gens ne voulaient pas m’accompagner. C’était comme un tabou. Le lieu étant sacré, les descendants des Ouled Riah pensaient que c’était un sacrilège de marcher sur des cadavres. Parce que si quelques ossements ont été retirés, il y a toujours des restes humains enfouis dans la grande grotte qui n’est désormais plus accessible », raconte-t-il à MEE.
« Le lieu étant sacré, les descendants des Ouled Riah pensaient que c’était un sacrilège de marcher sur des cadavres »
- Aziz Mouats, universitaire et journaliste à la retraite
Mais les choses ont changé. En haut des escaliers, un groupe de visiteurs, une famille de cinq personnes, toutes d’un âge avancé, sont venus se recueillir sur ce lieu chargé de mémoire.
Les Bouhassoun habitent le village de Smara, appelé « Bosquet » durant l’ère coloniale, situé à quelques kilomètres du site. Comme tous les résidents de ces communes de la région du Dahra, ils ont toujours entendu parler des enfumades.
« Nos aïeuls racontaient que l’armée coloniale avait tué des Ouled Riah dans cette grotte. Nous sommes venus leur rendre hommage », témoigne à MEE Mohamed, l’aîné, 79 ans.
Ce récit ne semble pas faire l’unanimité, notamment parmi les historiens.
« Nous ne connaissons de l’enfumade du Dahra que la version française, qui est tronquée », explique Hosni Kitouni, chercheur en histoire depuis des décennies, qui vit essentiellement à Constantine (Est) et donne des conférences en France et en Angleterre. En l’absence de témoignages écrits ou oraux algériens, il travaille à rassembler les documents d’archives concernant la série d’« enfumades » commises par l’armée coloniale dans ces régions du Dahra.
La France et l’Algérie ont des perceptions inconciliables de l’histoire
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Parce qu’outre les Ouled Riah, l’historiographie coloniale a évoqué d’autres faits similaires prétendument perpétrés dans la même zone du Dahra, une chaîne montagneuse qui s’étend des Hauts Plateaux jusqu’à la Méditerranée.
« Durant de longues années, la France coloniale enseignait cet événement comme un épisode glorieux de l’occupation de l’Algérie. Cela a duré jusqu’à 1930 », indique-t-il à MEE.
Pourtant, « les documents montrent que le récit de l’armée d’occupation a été exagéré de sorte à convaincre la population de la Métropole, à l’époque, que ce qu’elle faisait en Algérie était glorieux ». Selon lui, il y aurait « entre 500 et 600 victimes, mais pas 1 500 » comme le créditent les récits locaux et surtout la presse française de l’époque.
Néanmoins, les médias français de l’époque donnent un récit quasiment détaillé des événements. Le 19 juin 1845, plus de 1 500 hommes, femmes et enfants de la tribu des Ouled Riah, accompagnés de bétail et de provisions, fuyant l’armée française qui les pourchasse, se réfugient dans la grotte des Frachih.
Indignation de plusieurs députés de l’opposition
Le lieutenant-colonel Pélissier, qui deviendra plus tard maréchal de France, encercle les lieux. Aux deux entrées, il place de la paille et du bois sec.
Le lendemain, le spectacle est horrible. Un soldat raconte, repris par plusieurs sources historiques : « J’ai visité les trois grottes, voici ce que j’y ai vu. À l’entrée, gisaient des bœufs, des ânes, des moutons. Leur instinct les avait conduits vers l’ouverture des grottes, pour respirer l’air qui manquait à l’intérieur. Parmi ces animaux et entassés sous eux, se trouvaient des femmes et des enfants. J’ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d’un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaître, avait été asphyxié, ainsi que la femme, l’enfant et le bœuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal. »
Gilles Manceron : « Les archives sur la guerre d’Algérie peuvent recéler des choses inavouables »
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Certains de ces écrits rapportent même l’indignation de plusieurs députés de l’opposition et de personnalités de l’époque. Des médias espagnols, visiblement renseignés par des soldats de leur armée, ont rapporté des versions similaires.
Cette version est restée chez les populations locales. Gardiens du musée érigé en mémoire des victimes, Mohamed et Samir Fellah sont tous les deux des descendants des Ouled Riah. Selon les récits de leurs aïeuls, il y aurait eu 1 560 victimes.
Il se dit aussi qu’une femme « a réussi à s’échapper » du brasier pour implorer le chef des troupes coloniales « de cesser son acte », racontent les deux Algériens à MEE.
« Les autorités coloniales n’ont jamais réussi à dompter ces populations qui combattaient aux côtés de Mohamed Boumaza », chef rebelle local qui s’était allié à l’émir Abdelkader, figure de la lutte pour l’indépendance, ajoute Aziz Mouats, qui a déjà organisé un colloque en 2012 sur le sujet à l’université de Mostaganem.
C’est ce que nous pouvons retrouver également dans la littérature orale locale. Le grand poète Cheikh Mohamed Mihoubi a consacré un long texte lyrique au martyre des Ouled Riah. « Un point noir dans l’histoire, qui a ébranlé Ouled Riah et leurs voisins… »
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L’énumération contenue dans le titre de ce livre — la terre, l’étoile et le couteau — évoque trois constantes de l’Algérie : la patrie, la liberté et la violence. Il résume une recherche précise et exigeante sur le 2 août 1936 à Alger, date décisive dans l’histoire du pays, mais qui ne dit plus grand-chose aux contemporains.
Deux mois après la victoire en France du Front populaire qui suscite d’immenses attentes dans tout l’empire colonial, une délégation d’élus « indigènes » — comme on disait alors — du Congrès musulman se rend à Paris pour présenter sa Charte, un impressionnant cahier des revendications musulmanes politiques, sociales, et même forestières avec la suppression du Code forestier qui réprimait durement le ramassage du bois dans les forêts domaniales.
Le compte-rendu du rendez-vous avec le gouvernement de Léon Blum doit être présenté au matin du dimanche 2 août 1936 au stade municipal, la plus grande enceinte sportive de la ville, située à Belcourt, un quartier d’Alger. Trois groupes sont à l’origine de la réunion : la Fédération des élus, un regroupement de 150 élus surtout constantinois, sans orientation politique bien précise, menée par l’influent Docteur Salah Mohamed Bendjelloul, élu du Constantinois et président de la délégation qui s’est rendu à Pari ; l’Association des oulémas musulmans algériens (AOMA), ces savants de l’islam, partisans d’un retour aux sources de la religion et opposés aux pratiques des confréries et des marabouts qu’anime le cheikh Abdelhamid Ben Badis. Enfin, un peu marginal, le Parti communiste d’Algérie (PCA), né en octobre 1935 à la suite du revirement de l’Internationale communiste (le Komintern), qui privilégie désormais l’antifascisme au détriment de l’anticolonialisme. Le PCA soutient le Congrès musulman formé par la Fédération des élus et l’AOMA en laquelle il voit l’équivalent du Front populaire en Algérie.
LE DISCOURS DE MESSALI HADJ
Leurs trois représentants doivent prendre la parole à Belcourt. Va s’y joindre un orateur inattendu, débarqué le matin même de la Ville-d’Alger, le navire qui assure les aller-retours avec Marseille. Messali Hadj, leader de l’Étoile nord-africaine, dirige un groupuscule installé en France plutôt qu’en Algérie où il est peu connu et qui milite depuis les années 1920 en faveur de l’Indépendance. Il attend sagement son tour avant de prononcer en arabe et en français une courte allocution qui va renverser le cours de la politique algérienne.
S’il accepte volontiers sept des neuf revendications de la Charte, il s’oppose radicalement à la participation des musulmans à l’élection de députés à la Chambre des députés à Paris. Il y voit le rattachement de l’Algérie à la France, et plaide au contraire pour un Parlement algérien élu par tous les habitants du pays, y compris les minoritaires que sont les Européens et les juifs. Son discours soulève l’enthousiasme des 15 000 participants au meeting d’autant que Messali, joignant le geste à la parole, aurait lancé une poignée de terre et crié : « La terre n’est pas à vendre ». Il est porté en triomphe autour du stade, et place le débat entre assimilationnistes et indépendantistes à un niveau jamais atteint jusque-là dans les masses populaires des grandes villes.
Au même moment, pas loin de là, un imam de 69 ans, Bendali Amor Mahmoud Ben Hadj, dit Kahoul, imposé par l’administration coloniale à la tête de la plus grande mosquée de rite malékite de la ville, est poignardé à mort. C’est le second coup de théâtre de la journée, moins important sans doute que le premier mais qui va empoisonner le climat politique algérien jusqu’à la déclaration de guerre le 3 septembre 1939. Quatre malheureux sont arrêtés le soir même par la Sûreté générale et mettent en cause l’un des chefs des oulémas, Taïeb El-Okbi et un négociant connu de la Casbah, Abbas Turqui Mohamed Ouali, prestement arrêtés à leur tour. À cette version coloniale de l’affaire va très vite s’en imposer une autre, celle des adversaires de l’administration qui se recrutent dans les rangs musulmans et dénoncent, avec de bons arguments, la manipulation policière même si, selon l’auteur, ses sbires ne sont pas à l’origine du meurtre.
UNE MINORITÉ ARCBOUTÉE À SES PRIVILÈGES
Christian Phéline manie avec talent l’art de la composition et après avoir présenté les faits, il consacre une deuxième partie de son ouvrage aux « lendemains », y compris lointains, du 2 août 1936 et à ses « rebonds » tardifs, dont des témoignages douteux sur le meurtre de Kahoul et l’apparition d’un personnage inattendu, Albert Camus, jeune journaliste à Alger Républicain qui défend les victimes de la manipulation policière montée par le gouvernement général, bastion permanent du conservatisme le plus aveugle.
Le refus absolu du régime colonial de s’ouvrir s’illustre dans son rejet des minces progrès politiques proposés par le gouvernement de Front populaire. Vingt mille électeurs musulmans supplémentaires seraient autorisés à garder leur statut personnel, c’est-à-dire à rester sous le droit musulman, eux et leurs enfants. C’est encore trop pour une minorité arcboutée sur ses privilèges et ses pouvoirs qui refuse tout en bloc, exploitant sans vergogne l’absence de toute volonté réelle de réforme du gouvernement à Paris. Ce statu quo morbide va condamner le Congrès musulman et les communistes algériens à l’effacement au profit des disciples de Messali durement touchés par la répression, mais dont les effectifs et l’audience parmi le peuple algérien se gonfleront jour après jour.
Dès l’année suivante, aux élections locales de 1937, le nouveau parti, le Parti du peuple algérien (PPA) progresse considérablement. Le Front de libération nationale (FLN), qui déclenche moins de vingt ans plus tard l’insurrection du 1er novembre 1954, sera un héritier rebelle du parti de Messali. Au passage, l’espoir d’un Parlement algérien et d’un pouvoir qui ne soit pas confisqué par une minorité politico-militaire s’est évanoui, mais n’a pas été oublié par le peuple, comme l’a montré le Hirak qui a manifesté pendant l’année 2019, chaque semaine, son rejet de l’autoritarisme.
Les troupes de Charles X ont pris Alger en 1830. Puis, pendant quarante ans, la France a hésité : repartir, garder les villes côtières, susciter un « royaume arabe » ? Les Algériens, eux, n’ont pas été consultés.
« Marche sur Constantine, l’armée quitte Raz-Oued-Zenati (20 novembre 1836) », tableau d’Auguste Raffet (1804-1860). (IMAGE MUSÉE DE L'ARMÉE / RMN-G)
Nul ne l’ignore, certains cadeaux sont encombrants, surtout s’ils ont été prévus pour d’autres. L’expédition d’Alger a été montée avec des arrière-pensées de politique intérieure. Elle avait pour but principal de redorer le trône pâli de l’impopulaire roi Charles X. Sur le terrain, elle est une réussite. Le 14 juin 1830, le général de Bourmont débarque avec ses quatre fils, 37 000 soldats et 27 000 marins sur la plage de Sidi Ferruch, presqu’île de ce que l’on appelle alors en Europe la « côte de Barbarie ». Trois semaines plus tard, le 5 juillet, Alger signe son acte de capitulation et Hussein Dey, dernier souverain de la régence, part vers son exil napolitain, suivi de nombreux dignitaires ottomans.
Bourmont y gagne son bâton de maréchal. Charles X n’en perd pas moins son sceptre. Lors des Trois Glorieuses, les 27, 28 et 29 juillet, le dernier des rois Bourbons est balayé par une révolution, et son successeur, Louis-Philippe, a bien d’autres soucis en tête que de savoir quoi faire d’une conquête qui n’intéresse personne. Bertrand Clauzel, nouveau commandant en chef de l’armée d’Afrique, envisage l’évacuation, qui serait une solution logique. Le débarquement de Sidi Ferruch devait punir le dey pour avoir offensé la France. La punition étant éclatante, la France peut repartir.
Cependant la situation sécuritaire empêche de le faire dans de bonnes conditions. La ville d’Alger s’est rendue. Mais d’autres résistent, comme Constantine, dont le bey mène la lutte contre les occupants. Il est impensable de rembarquer alors que les combats continuent. On reste donc. C’est ainsi que l’Algérie a commencé à devenir française. Contrairement à ce qu’ont voulu faire croire plus tard ses thuriféraires, il faudra, pour qu’elle finisse par l’être, des décennies de controverses, de débats et de plans divers, constamment bousculés par les réalités mouvantes du terrain et les résistances des « indigènes ».
« Colonistes » contre « anticolonistes »
Dès le début des années 1830, c’est vrai, il existe à Paris des « colonistes », dont le comte Charles de Montalembert, catholique libéral, et le maréchal Bertrand Clauzel, redevenu député, sont les chefs de file. Issus en général de la bourgeoisie marchande, ils sont mus par un strict intérêt économique – l’idéologie impérialiste, la prétendue « mission civilisatrice » de l’Occident et toutes ces idées coloniales n’apparaîtront que plus tard – et estiment nécessaire de peupler la terre conquise pour la mettre en valeur et y développer des marchés.
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Ils sont d’abord confrontés aux « anticolonistes », des libéraux qui, sur de mêmes bases strictement économiques, raisonnent à l’inverse : coloniser ce territoire est une chimère qui coûtera une fortune et ne rapportera jamais rien. Amédée Desjobert, député de Seine-Inférieure, qui siège alors sur les bancs de la gauche, en devient la figure la plus connue. Dès qu’il le peut, il revient à son obsession : il faut partir ! La question financière est centrale. Le débat revient à la Chambre aussi régulièrement qu’il faut voter de nouveaux crédits militaires destinés au corps expéditionnaire.
En avril 1834, les députés doivent ainsi approuver une nouvelle dépense de 400 000 francs, alors que 30 millions de francs et des dizaines de milliers d’hommes ont déjà été engagés. Le député Xavier de Sade, un membre de la famille du célèbre marquis, élu de l’Aisne, cofondateur de la Société française pour l’Abolition de l’Esclavage, tente vainement de faire retoquer la rallonge financière : « De grâce, que l’on veuille bien m’apprendre quelles ressources nous en tirerions dans quelque lutte européenne ? En vérité, messieurs, on raisonne toujours comme si un accroissement quelconque de territoire était nécessairement un accroissement de force. Il n’y a pas cependant d’hypothèse plus fausse et plus contredite par l’histoire. Une nation ne doit pas avoir les yeux seulement fixés sur son doit et sur son avoir. » Mais le débat tourne toujours en rond à l’intérieur d’un problème dont on ne sort pas. L’armée ne tient pas particulièrement à rester, mais elle ne veut pas repartir tant que la situation militaire sur place l’empêche de le faire.
La doctrine de l’« occupation restreinte »
Au milieu des années 1830 apparaît une voie nouvelle dont les tenants croient concilier les deux points de vue opposés : c’est la doctrine de « l’occupation restreinte ». Inspirée de ce que font les Espagnols avec leurs « présides » (comme Ceuta ou Melilla, qu’ils possèdent encore aujourd’hui), elle recommande de s’installer dans quelques grandes villes de la côte et de laisser la gestion du reste de l’ancienne régence à des beys feudataires, des obligés de la France travaillant pour elle.
Le général Thomas Bugeaud, glorieux militaire du temps de l’Empire revenu en grâce sous Louis-Philippe, est, dans un premier temps, l’un des ardents défenseurs de ce système. Envoyé une première fois en Algérie en 1836 pour mater la rébellion d’Abd el-Kader, qui a réussi à fédérer autour de sa personne tous les opposants à la présence française, il le met en œuvre dès l’année suivante. Le traité de la Tafna (du nom d’un fleuve du nord-ouest du pays), signé en 1837 avec l’émir rebelle, prévoit le maintien des Français à Alger et dans quelques autres ports, mais laisse une vaste portion occidentale de l’ancienne régence à son ex-ennemi devenu son allié. Abd el-Kader pourra y bâtir un Etat avec l’appui français.
A nouveau, la réalité du terrain vient enrayer le processus. Dans les faits, la colonisation du pays par les Européens a commencé. Dès les premiers temps de la conquête, un petit peuple, d’abord venu d’Espagne puis d’Italie, a débarqué après les soldats dans l’espoir de refaire sa vie de ce côté de la Méditerranée. La plupart de ces gens vivent dans les ports. Certains se sont installés à la campagne, parfois sur les terres concédées à la haute bourgeoisie et à la noblesse. Leur présence qui ne cesse de croître est une des causes de la reprise des hostilités par Abd el-Kader. Le mythe d’un partage ne tient plus. Rappelé en Algérie à la fin de 1840 pour ramener l’ordre, Bugeaud est désormais convaincu de l’inverse de ce qu’il soutenait trois ans plus tôt. « L’occupation restreinte est une chimère », déclare-t-il dans le discours qu’il prononce à la Chambre avant son nouveau départ. Pour lui, une seule autre solution est envisageable :
« Il ne reste selon moi que la domination absolue, la soumission du pays. »
Il précisera un peu plus tard son ambition de remodeler celui-ci :
« [Il faut y amener] une société européenne nombreuse assez fortement constituée pour dominer le peuple arabe, assez productive, assez commerçante pour exonérer la métropole des dépenses énormes qu’elle consacre à la colonie. »
Il est désormais le principal apôtre de la colonisation. Un nouveau débat surgit alors sur la meilleure manière de la mettre en œuvre. Tout en menant une guerre impitoyable à Abd el-Kader, qu’il réussira à vaincre en 1847, le futur maréchal (il obtiendra son bâton en 1843) caresse un projet à la romaine. Comme le pratiquait l’empire des Césars, Bugeaud veut faire passer ses soldats de l’épée à l’araire en leur donnant, à la fin de leur service, des terres à mettre en valeur. Un temps, on fait même venir des orphelines de Toulon pour que les guerriers puissent fonder des familles. Mais la grande majorité de ceux qui tentent l’expérience l’abandonnent rapidement, faute de formation ou de rendement, épuisés par les fièvres. Faut-il plutôt, comme le font alors les Britanniques en Australie, céder de vastes territoires à de grands investisseurs, qui pourront les faire exploiter par de petits métayers ?
Une fois de plus les tumultes de la vie politique française viennent chambouler ces plans. A Paris, la révolution de février 1848 a conduit à l’instauration de la IIe République. Idéologiquement, elle est assez favorable à la colonisation. Les socialistes, par exemple, voient dans l’Algérie une terre nouvelle, qu’ils imaginent quasi vierge et vide de population, et où pourrait se mener l’expérience d’une nouvelle société fraternelle : c’est ce que tentent les disciples de l’utopiste Charles Fourier avec une communauté collectiviste fondée dans la province d’Oran en 1846.
Les émeutiers de 1848 « transportés » en Algérie
Le régime doit aussi faire face à une réalité. Avec ou sans plan pour l’accompagner, le peuplement européen de l’Algérie n’a cessé de croître. De 20 000 individus en 1840, il est passé à 110 000 en 1848 – auxquels vont bientôt s’ajouter 6 000 « transportés », les ouvriers condamnés après la terrible répression des émeutes sociales de juin cette année-là. Il paraît donc naturel d’intégrer le territoire conquis à la métropole. En avril, les Français du sud de la Méditerranée ont pu envoyer des députés à l’Assemblée constituante. Le texte dont elle accouche en novembre fait de l’Algérie un « territoire français », divisé en trois départements.
Pour autant, son organisation n’est pas encore claire. D’abord, la moitié de la population européenne n’est pas française mais constituée d’Italiens, de Maltais, d’Espagnols, bientôt d’Allemands et de Suisses. Ensuite, le territoire est partagé en deux grandes zones. Seule une petite partie de la côte, au nord, est régie par une administration civile semblable à celle de la métropole. Le reste est sous le contrôle de l’armée, qui régente la population autochtone par le biais de ses « bureaux arabes ». Les colons détestent ce « régime du sabre » qui leur semble attentatoire à leurs libertés et, surtout, freine leur grand rêve : organiser, comme le font les Américains à l’époque, un refoulement systématique des « indigènes » pour pouvoir s’installer tranquillement sur leurs terres.
Paradoxalement, celui qui va prendre, sur la question algérienne, les positions les plus avancées et les plus respectueuses des autochtones est une figure honnie de la mémoire républicaine. Napoléon III, prince-président devenu empereur en 1852, mérite pourtant de rester dans l’histoire comme l’homme qui aurait pu changer le destin de l’Algérie. Il est, en 1860, le premier chef d’Etat français à s’y rendre pour un long voyage, ce qui lui permet de mettre au clair ses idées. S’il rend hommage aux « hardis colons », explique l’historien Daniel Rivet dans son article « Le rêve arabe de Napoléon III » (« l’Histoire », janvier 1991), il pose aussi sa priorité : « Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur des 3 millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination. » Plus tard, dans une lettre à un de ses généraux, il va plus loin : « Il faut cantonner les Européens, et non les indigènes. »
« Visite de Sa Majesté l’Empereur à la Casbah d’Alger ». Cette estampe illustre le second voyage en Algérie de Napoléon III, en 1865. (GALLICA/BNF)
Ce sont des principes dont il ne déviera pas. Proche dans sa jeunesse des idées de Saint-Simon, il prend pour conseiller sur l’Algérie un disciple du philosophe, un certain Ismaÿl Urbain, fascinant personnage, métis guyanais devenu journaliste à Paris, ami personnel d’Abd el-Kader, grand arabisant, honni de la société coloniale d’Alger pour s’être converti à l’islam et avoir épousé une musulmane. En 1860, l’année de son voyage en Algérie, l’empereur a envoyé ses troupes protéger les chrétiens du Liban, victimes de massacres commis par des Druzes et des musulmans. Découvrant un monde sous domination ottomane, il veut créer un vaste « royaume arabe » autonome, mais allié à la France, qui pourrait commencer par recouvrir l’Algérie, où les Européens n’occuperaient que le littoral. Il en propose même la couronne au grand exilé de Damas, Abd el-Kader, qui la refuse…
Vers une mainmise totale sur le pays
En attendant, conseillé par Ismaÿl Urbain, chef de file du courant des « arabophiles », comme on les nomme, il promulgue en 1863 et en 1865 des sénatus-consultes censés garantir le droit de propriété des tribus et favoriser l’accession à la citoyenneté des « indigènes » – même si la plupart, juifs ou musulmans, la refusent, car elle implique l’abandon du « statut personnel », le droit religieux qui régit les questions de mariage ou d’héritage. Bien sûr, ces projets, inspirés par Urbain, s’attirent les foudres des « colonistes », prêts à tout pour entraver ce qui nuit à leur rêve de mainmise totale sur le pays. Les éléments semblent se ranger à leurs côtés. En 1866, une invasion de sauterelles ravage les récoltes. Un terrible tremblement de terre détruit Blida en 1867. La famine va faire des dizaines de milliers de victimes. L’heure n’est plus aux grands projets. A Paris, déjà, la fin du règne est proche.
Plus personne ne croit au « royaume arabe ». La déroute du second Empire l’enterre. A l’annonce de la défaite de Sedan, le 1er septembre 1870, qui provoque la chute de Napoléon III, les colons forment à Alger un comité républicain pour saluer la naissance d’un régime qu’ils espèrent plus favorable à leurs intérêts. En quelques mois, le gouvernement donne à l’Algérie un nouveau visage. Par son célèbre décret, le ministre de la Justice de la toute nouvelle IIIe République, Adolphe Crémieux, fait des juifs d’Algérie des citoyens français. Les millions de musulmans, eux, restent des sujets, privés de droits. Surtout, les généraux sont désormais subordonnés à l’autorité des préfets, majoritairement rangés du côté des Européens. C’est la fin du « régime du sabre ». La voie est libre pour coloniser tout le pays.
En mars 1871, dans un dernier sursaut, 250 tribus de Kabylie se soulèvent contre les occupants. L’insurrection, qui implique en tout un tiers de la population « indigène » du pays, est écrasée avec férocité, et les rebelles sont spoliés de leurs terres. Ce sera la dernière révolte de cette importance avant la Toussaint rouge de novembre 1954. L’Algérie est désormais une colonie française.
Daniel Vérin, instituteur français né de parents français en 1933 à Alger, est habité à la fois par les valeurs républicaines et par le sentiment profond d’appartenir à une terre, une culture et un peuple d’Algérie.
Aujourd’hui citoyen algérien, américain et français, l’itinéraire d’Ali-Daniel apporte un éclairage original et unique sur l’épisode tragique de l’histoire française et algérienne..
Un documentaire réalisé par Georges Vérin et Maurice Ferlet.
Après les Halles de Schaerbeek et le Théâtre des Doms, à Avignon, c'est au Rideau que Salim Djaferi interroge à nouveau avec brio la violence du langage.
Ce que Salim Djaferi a toujours nommé "guerre" d'Algérie de ce côté-ci de la mer Méditerranée est forcément appelé autrement sur l'autre rive...
Un jour de juillet 2018, Salim Djaferi entre dans une librairie d'Alger pour y chercher des livres sur la guerre d'Algérie. C'est son premier séjour dans cette ville, mais ses origines algériennes l'ont déjà mené à se documenter sur le sujet – en particulier sur la période qui a précédé l'indépendance. Pourtant, il ne trouve rien: aucun rayon ne parle de la guerre d’Algérie. Il finit par demander conseil à la libraire, qui lui répond avec étonnement: "Tous les ouvrages sur la Guerre d'Algérie se trouvent au rayon Révolution." Ce qu'il a toujours nommé "guerre" de ce côté-ci de la mer Méditerranée est forcément appelé autrement sur l'autre rive...
Cette anecdote, le comédien en fait le point de départ d'une enquête passionnante dont il révèle les étapes dans Koulounisation, un spectacle qui décortique et analyse, avec humour et audace, l'impact du langage et de sa violence sur nos vies. Comment dit-on "colonisation" en arabe? La question paraît à première vue d'une simplicité folle: en écoutant Salim Djaferi l'énoncer, on se demande pourquoi on ne se l'est pas posée plus tôt... Et pourtant, la réponse est loin d'être évidente! Car le langage, quel qu'il soit, fabrique et recompose le monde, façonne nos représentations et notre imaginaire, propose plusieurs visions de l'histoire, intime ou collective... Ayant compris cela, Salim Djaferi se met en quête de comprendre quels récits sont véhiculés dans les mots du colonialisme; quelles histoires sont racontées et quelles autres sont tues…
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