Les troupes de Charles X ont pris Alger en 1830. Puis, pendant quarante ans, la France a hésité : repartir, garder les villes côtières, susciter un « royaume arabe » ? Les Algériens, eux, n’ont pas été consultés.
« Marche sur Constantine, l’armée quitte Raz-Oued-Zenati (20 novembre 1836) », tableau d’Auguste Raffet (1804-1860). (IMAGE MUSÉE DE L'ARMÉE / RMN-G)
Nul ne l’ignore, certains cadeaux sont encombrants, surtout s’ils ont été prévus pour d’autres. L’expédition d’Alger a été montée avec des arrière-pensées de politique intérieure. Elle avait pour but principal de redorer le trône pâli de l’impopulaire roi Charles X. Sur le terrain, elle est une réussite. Le 14 juin 1830, le général de Bourmont débarque avec ses quatre fils, 37 000 soldats et 27 000 marins sur la plage de Sidi Ferruch, presqu’île de ce que l’on appelle alors en Europe la « côte de Barbarie ». Trois semaines plus tard, le 5 juillet, Alger signe son acte de capitulation et Hussein Dey, dernier souverain de la régence, part vers son exil napolitain, suivi de nombreux dignitaires ottomans.
Bourmont y gagne son bâton de maréchal. Charles X n’en perd pas moins son sceptre. Lors des Trois Glorieuses, les 27, 28 et 29 juillet, le dernier des rois Bourbons est balayé par une révolution, et son successeur, Louis-Philippe, a bien d’autres soucis en tête que de savoir quoi faire d’une conquête qui n’intéresse personne. Bertrand Clauzel, nouveau commandant en chef de l’armée d’Afrique, envisage l’évacuation, qui serait une solution logique. Le débarquement de Sidi Ferruch devait punir le dey pour avoir offensé la France. La punition étant éclatante, la France peut repartir.
Cependant la situation sécuritaire empêche de le faire dans de bonnes conditions. La ville d’Alger s’est rendue. Mais d’autres résistent, comme Constantine, dont le bey mène la lutte contre les occupants. Il est impensable de rembarquer alors que les combats continuent. On reste donc. C’est ainsi que l’Algérie a commencé à devenir française. Contrairement à ce qu’ont voulu faire croire plus tard ses thuriféraires, il faudra, pour qu’elle finisse par l’être, des décennies de controverses, de débats et de plans divers, constamment bousculés par les réalités mouvantes du terrain et les résistances des « indigènes ».
« Colonistes » contre « anticolonistes »
Dès le début des années 1830, c’est vrai, il existe à Paris des « colonistes », dont le comte Charles de Montalembert, catholique libéral, et le maréchal Bertrand Clauzel, redevenu député, sont les chefs de file. Issus en général de la bourgeoisie marchande, ils sont mus par un strict intérêt économique – l’idéologie impérialiste, la prétendue « mission civilisatrice » de l’Occident et toutes ces idées coloniales n’apparaîtront que plus tard – et estiment nécessaire de peupler la terre conquise pour la mettre en valeur et y développer des marchés.
Ils sont d’abord confrontés aux « anticolonistes », des libéraux qui, sur de mêmes bases strictement économiques, raisonnent à l’inverse : coloniser ce territoire est une chimère qui coûtera une fortune et ne rapportera jamais rien. Amédée Desjobert, député de Seine-Inférieure, qui siège alors sur les bancs de la gauche, en devient la figure la plus connue. Dès qu’il le peut, il revient à son obsession : il faut partir ! La question financière est centrale. Le débat revient à la Chambre aussi régulièrement qu’il faut voter de nouveaux crédits militaires destinés au corps expéditionnaire.
En avril 1834, les députés doivent ainsi approuver une nouvelle dépense de 400 000 francs, alors que 30 millions de francs et des dizaines de milliers d’hommes ont déjà été engagés. Le député Xavier de Sade, un membre de la famille du célèbre marquis, élu de l’Aisne, cofondateur de la Société française pour l’Abolition de l’Esclavage, tente vainement de faire retoquer la rallonge financière : « De grâce, que l’on veuille bien m’apprendre quelles ressources nous en tirerions dans quelque lutte européenne ? En vérité, messieurs, on raisonne toujours comme si un accroissement quelconque de territoire était nécessairement un accroissement de force. Il n’y a pas cependant d’hypothèse plus fausse et plus contredite par l’histoire. Une nation ne doit pas avoir les yeux seulement fixés sur son doit et sur son avoir. » Mais le débat tourne toujours en rond à l’intérieur d’un problème dont on ne sort pas. L’armée ne tient pas particulièrement à rester, mais elle ne veut pas repartir tant que la situation militaire sur place l’empêche de le faire.
La doctrine de l’« occupation restreinte »
Au milieu des années 1830 apparaît une voie nouvelle dont les tenants croient concilier les deux points de vue opposés : c’est la doctrine de « l’occupation restreinte ». Inspirée de ce que font les Espagnols avec leurs « présides » (comme Ceuta ou Melilla, qu’ils possèdent encore aujourd’hui), elle recommande de s’installer dans quelques grandes villes de la côte et de laisser la gestion du reste de l’ancienne régence à des beys feudataires, des obligés de la France travaillant pour elle.
Le général Thomas Bugeaud, glorieux militaire du temps de l’Empire revenu en grâce sous Louis-Philippe, est, dans un premier temps, l’un des ardents défenseurs de ce système. Envoyé une première fois en Algérie en 1836 pour mater la rébellion d’Abd el-Kader, qui a réussi à fédérer autour de sa personne tous les opposants à la présence française, il le met en œuvre dès l’année suivante. Le traité de la Tafna (du nom d’un fleuve du nord-ouest du pays), signé en 1837 avec l’émir rebelle, prévoit le maintien des Français à Alger et dans quelques autres ports, mais laisse une vaste portion occidentale de l’ancienne régence à son ex-ennemi devenu son allié. Abd el-Kader pourra y bâtir un Etat avec l’appui français.
A nouveau, la réalité du terrain vient enrayer le processus. Dans les faits, la colonisation du pays par les Européens a commencé. Dès les premiers temps de la conquête, un petit peuple, d’abord venu d’Espagne puis d’Italie, a débarqué après les soldats dans l’espoir de refaire sa vie de ce côté de la Méditerranée. La plupart de ces gens vivent dans les ports. Certains se sont installés à la campagne, parfois sur les terres concédées à la haute bourgeoisie et à la noblesse. Leur présence qui ne cesse de croître est une des causes de la reprise des hostilités par Abd el-Kader. Le mythe d’un partage ne tient plus. Rappelé en Algérie à la fin de 1840 pour ramener l’ordre, Bugeaud est désormais convaincu de l’inverse de ce qu’il soutenait trois ans plus tôt. « L’occupation restreinte est une chimère », déclare-t-il dans le discours qu’il prononce à la Chambre avant son nouveau départ. Pour lui, une seule autre solution est envisageable :
« Il ne reste selon moi que la domination absolue, la soumission du pays. »
Il précisera un peu plus tard son ambition de remodeler celui-ci :
« [Il faut y amener] une société européenne nombreuse assez fortement constituée pour dominer le peuple arabe, assez productive, assez commerçante pour exonérer la métropole des dépenses énormes qu’elle consacre à la colonie. »
Il est désormais le principal apôtre de la colonisation. Un nouveau débat surgit alors sur la meilleure manière de la mettre en œuvre. Tout en menant une guerre impitoyable à Abd el-Kader, qu’il réussira à vaincre en 1847, le futur maréchal (il obtiendra son bâton en 1843) caresse un projet à la romaine. Comme le pratiquait l’empire des Césars, Bugeaud veut faire passer ses soldats de l’épée à l’araire en leur donnant, à la fin de leur service, des terres à mettre en valeur. Un temps, on fait même venir des orphelines de Toulon pour que les guerriers puissent fonder des familles. Mais la grande majorité de ceux qui tentent l’expérience l’abandonnent rapidement, faute de formation ou de rendement, épuisés par les fièvres. Faut-il plutôt, comme le font alors les Britanniques en Australie, céder de vastes territoires à de grands investisseurs, qui pourront les faire exploiter par de petits métayers ?
Une fois de plus les tumultes de la vie politique française viennent chambouler ces plans. A Paris, la révolution de février 1848 a conduit à l’instauration de la IIe République. Idéologiquement, elle est assez favorable à la colonisation. Les socialistes, par exemple, voient dans l’Algérie une terre nouvelle, qu’ils imaginent quasi vierge et vide de population, et où pourrait se mener l’expérience d’une nouvelle société fraternelle : c’est ce que tentent les disciples de l’utopiste Charles Fourier avec une communauté collectiviste fondée dans la province d’Oran en 1846.
Les émeutiers de 1848 « transportés » en Algérie
Le régime doit aussi faire face à une réalité. Avec ou sans plan pour l’accompagner, le peuplement européen de l’Algérie n’a cessé de croître. De 20 000 individus en 1840, il est passé à 110 000 en 1848 – auxquels vont bientôt s’ajouter 6 000 « transportés », les ouvriers condamnés après la terrible répression des émeutes sociales de juin cette année-là. Il paraît donc naturel d’intégrer le territoire conquis à la métropole. En avril, les Français du sud de la Méditerranée ont pu envoyer des députés à l’Assemblée constituante. Le texte dont elle accouche en novembre fait de l’Algérie un « territoire français », divisé en trois départements.
Pour autant, son organisation n’est pas encore claire. D’abord, la moitié de la population européenne n’est pas française mais constituée d’Italiens, de Maltais, d’Espagnols, bientôt d’Allemands et de Suisses. Ensuite, le territoire est partagé en deux grandes zones. Seule une petite partie de la côte, au nord, est régie par une administration civile semblable à celle de la métropole. Le reste est sous le contrôle de l’armée, qui régente la population autochtone par le biais de ses « bureaux arabes ». Les colons détestent ce « régime du sabre » qui leur semble attentatoire à leurs libertés et, surtout, freine leur grand rêve : organiser, comme le font les Américains à l’époque, un refoulement systématique des « indigènes » pour pouvoir s’installer tranquillement sur leurs terres.
Paradoxalement, celui qui va prendre, sur la question algérienne, les positions les plus avancées et les plus respectueuses des autochtones est une figure honnie de la mémoire républicaine. Napoléon III, prince-président devenu empereur en 1852, mérite pourtant de rester dans l’histoire comme l’homme qui aurait pu changer le destin de l’Algérie. Il est, en 1860, le premier chef d’Etat français à s’y rendre pour un long voyage, ce qui lui permet de mettre au clair ses idées. S’il rend hommage aux « hardis colons », explique l’historien Daniel Rivet dans son article « Le rêve arabe de Napoléon III » (« l’Histoire », janvier 1991), il pose aussi sa priorité : « Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur des 3 millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination. » Plus tard, dans une lettre à un de ses généraux, il va plus loin : « Il faut cantonner les Européens, et non les indigènes. »
« Visite de Sa Majesté l’Empereur à la Casbah d’Alger ». Cette estampe illustre le second voyage en Algérie de Napoléon III, en 1865. (GALLICA/BNF)
Ce sont des principes dont il ne déviera pas. Proche dans sa jeunesse des idées de Saint-Simon, il prend pour conseiller sur l’Algérie un disciple du philosophe, un certain Ismaÿl Urbain, fascinant personnage, métis guyanais devenu journaliste à Paris, ami personnel d’Abd el-Kader, grand arabisant, honni de la société coloniale d’Alger pour s’être converti à l’islam et avoir épousé une musulmane. En 1860, l’année de son voyage en Algérie, l’empereur a envoyé ses troupes protéger les chrétiens du Liban, victimes de massacres commis par des Druzes et des musulmans. Découvrant un monde sous domination ottomane, il veut créer un vaste « royaume arabe » autonome, mais allié à la France, qui pourrait commencer par recouvrir l’Algérie, où les Européens n’occuperaient que le littoral. Il en propose même la couronne au grand exilé de Damas, Abd el-Kader, qui la refuse…
Vers une mainmise totale sur le pays
En attendant, conseillé par Ismaÿl Urbain, chef de file du courant des « arabophiles », comme on les nomme, il promulgue en 1863 et en 1865 des sénatus-consultes censés garantir le droit de propriété des tribus et favoriser l’accession à la citoyenneté des « indigènes » – même si la plupart, juifs ou musulmans, la refusent, car elle implique l’abandon du « statut personnel », le droit religieux qui régit les questions de mariage ou d’héritage. Bien sûr, ces projets, inspirés par Urbain, s’attirent les foudres des « colonistes », prêts à tout pour entraver ce qui nuit à leur rêve de mainmise totale sur le pays. Les éléments semblent se ranger à leurs côtés. En 1866, une invasion de sauterelles ravage les récoltes. Un terrible tremblement de terre détruit Blida en 1867. La famine va faire des dizaines de milliers de victimes. L’heure n’est plus aux grands projets. A Paris, déjà, la fin du règne est proche.
Plus personne ne croit au « royaume arabe ». La déroute du second Empire l’enterre. A l’annonce de la défaite de Sedan, le 1er septembre 1870, qui provoque la chute de Napoléon III, les colons forment à Alger un comité républicain pour saluer la naissance d’un régime qu’ils espèrent plus favorable à leurs intérêts. En quelques mois, le gouvernement donne à l’Algérie un nouveau visage. Par son célèbre décret, le ministre de la Justice de la toute nouvelle IIIe République, Adolphe Crémieux, fait des juifs d’Algérie des citoyens français. Les millions de musulmans, eux, restent des sujets, privés de droits. Surtout, les généraux sont désormais subordonnés à l’autorité des préfets, majoritairement rangés du côté des Européens. C’est la fin du « régime du sabre ». La voie est libre pour coloniser tout le pays.
En mars 1871, dans un dernier sursaut, 250 tribus de Kabylie se soulèvent contre les occupants. L’insurrection, qui implique en tout un tiers de la population « indigène » du pays, est écrasée avec férocité, et les rebelles sont spoliés de leurs terres. Ce sera la dernière révolte de cette importance avant la Toussaint rouge de novembre 1954. L’Algérie est désormais une colonie française.
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https://www.nouvelobs.com/histoire/20220218.OBS54651/et-si-la-france-avait-renonce-a-coloniser-l-algerie.html
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