A l’occasion des 60 ans de l’indépendance de l’Algérie, et dans le cadre de la saison « Regards sur l’Algérie », l’Institut du monde arabe propose ce jeudi 28 septembre et ensuite tout le log du mois d’octobre, un cycle de tables rondes dédié au plus grand pays africain. Confié à Victor Salama, auteur, traducteur et chercheur, ce cycle de cinq rendez-vous propose de redécouvrir l’histoire algérienne avant l’invasion de la France en 1830 mais aussi de se familiariser avec une société postcoloniale dans toute sa diversité et son dynamisme. Artistes, journalistes et universitaires éclaireront, à travers leur savoir et leur engagement, les grands enjeux contemporains, la diversité culturelle comme politique et les dynamiques parfois méconnues de la société algérienne.
Ce programme est conçu par Victor Salama, auteur, traducteur et chercheur.
Résistants officiellement reconnus ou simplement présumés, des dizaines de ceux que l’on appelaient alors les Nord-Africains ont été passés par les armes par les Nazis. Parfois après avoir été livrés par la police française. Voici le troisième volet de notre série sur « ces héros maghrébins de la guerre de 1939-1945 ».
Le 70 eme anniversaire au Mont Valérien du maquis de l’Oisa
Environ 4 500 personnes sont tombées, les mains attachées dans le dos, devant le poteau d’exécution, en France métropolitaine pendant l’Occupation. Parmi deux, à partir de la fin 1941, figuraient des dizaines de travailleurs immigrés originaires du Maghreb.
Selon les archives officielles, les premiers à tomber sous les balles nazies n’étaient pas forcément membres de l’Armée secrète. Ainsi Mohamed Moali, né à Constantine et vivant dans le XIXème arrondissement de Paris, est arrêté, porteur d’un revolver, par les hommes de la préfecture de police de Paris. Etait-il résistant ou simple malfrat, l’histoire n’a pas permis de l’établir. Et les autorités allemandes n’ont que faire de ce détail : il est condamné à mort et passé par les armes le 27 septembre 1941.
Rien ne prouve que Mohamed Bounaceur soit impliqué dans quelque acte de résistance que ce soit, mais il est pourtant jugé comme tel
Deux mois plus tard, c’est au tour de Mohamed Bounaceur de tomber sous les balles allemandes. Ce terrassier de 41 ans également, natif de Mekla, près de Tizi-Ouzou, se fait arrêter, lui aussi par la police française, en décembre 1941 en essayant de négocier de faux tickets de pain. La police française perquisitionne chez lui et tombe sur une arme de poing. L’Algérien est immédiatement livré aux Allemands. Rien ne prouve que Bounaceur soit impliqué dans quelque acte de résistance que ce soit mais il est pourtant jugé comme tel par les Allemands et tombe au Mont Valérien, le lieu habituel des exécutions de Résistants. Au lendemain de la guerre, la municipalité d’Ivry-sur-Seine donnera d’ailleurs son nom à un sentier sur les berges du fleuve.
Est-ce quil s’agit de délinquants ou de sympathisants anti-nazis? Il est difficile de trancher sur le véritable statut des Nord-Africains fusillés à une époque où la Résistance française n’est pas encore réellement organisée. Un temps également où les Algériens coincés en région parisienne, la plupart ouvriers, baignent dans un univers prolétaire, proche du Parti Communiste, entré en clandestinité. Dans le doute, les nazis ne sont pas très enclins à séparer le bon grain de l’ivraie.
C’est ce qui sera fatal, un mois plus tard, en janvier 1942 à Essaïd Ben Mohand Haddad. Lui aussi ouvrier, né dans la région de Tamassit en Kabylie et domicilié dans le XIXème arrondissement de Paris. Il est arrêté porteur d’un revolver, toujours par la police française. Chez lui, on retrouve de la littérature crypto-communiste sous forme de tracts syndicaux. Il sera pourtant condamné par un tribunal allemand pour la seule infraction de « détention d’armes » et passé par les armes. Dans les semaines qui suivent, Amar Zerboudi et Mohammed Aït Abderrahmane, deux autres ouvriers algériens de 39 et 38 ans, subiront le même sort, pour les mêmes raisons.
Mohamed Ben Slimane, figure de la Résistance
A partir du printemps 1942 par contre, des agents assermentés de la résistance commencent à trouver la mort devant le poteau d’exécution. La figure la plus emblématique de cette résistance maghrébine, tombé au champ d’honneur est sans doute Mohamed Ben Slimane.
Lui était né dans le Grand Sud algérien, dans le département de Laghouat, 43 ans plus tôt. Après quatre ans de service militaire dans le 27ème régiment du train, il s’était installé en France métropolitaine et s’était fait embaucher comme infirmier à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre en 1931. Deux ans plus tard, il se mariait avec la bretonne Marie-Louise Corbel. Cinq enfants avaient suivis.
Mohamed Ben Slimane était un père comblé, encarté au Parti Communiste, ultra-dominant dans cette ceinture rouge de Paris. L’infirmier algérien militait ouvertement dans la section communiste de Villejuif, jusqu’en septembre 1939 date à laquelle le Parti Communiste fut interdit. Mais il continua à oeuvrer secrètement dans l’appareil clandestin. Début 1942, il adhère même à l’Organisation spéciale, la branche militaire du PCF. Mais suite à un attentat raté, un militant imprudent de son groupe se fait arrêter. Dans ses papiers figurent une liste de noms.
Ben Slimane est arrêté le 23 juin 1942 par la Brigade spéciale des RG de la Préfecture de Police, de redoutables collabos, chasseurs de juifs et de résistants. Dans ses affaires, la police française retrouve un pistolet, un coup de poing américain et une matraque. Cela suffit pour le faire transférer illico à la Gestapo. Les Nazis le soupçonnent d’avoir participé à un attentat à la bombe dans un café proche du palais de justice où deux collabos avaient été tués. Mais même sous la torture, Ben Slimane ne desserre pas les mâchoires. Les Allemands s’interrogent mais en plein mois d’août un nouvel attentat sanglant à lieu contre des soldats de la Luftwaffe près du stade Jean-Bouin à Paris. Huit soldats allemands perdent la vie. Les Nazis décident, en représailles, la condamnation à mort de 88 détenus. Ben Slimane en fait partie. Il tombe sous les balles allemandes au Mont Valérien, le 11 août. La mention « mort pour la France », lui sera décernée à la Libération.
Des Marseillaises fusent, des « Vive la France, l’Angleterre et la Russie » sont scandés.
Quelques semaines plus tard, c’est au tour d’Omar Ammar d’être passé par les armes. Né en 1895 à Mirabaud, près de Tizi-Ouzou en Algérie, Omar Ammar travaille alors comme un manœuvre sur le terrain d’aviation de Saint-André (Eure). Il est marié, père de cinq enfants, ne fait parti d’aucun mouvement de Résistance mais, baignant dans une ambiance ouvrière proche du parti communiste, cultive des sentiments anti-allemands prononcés. Aussi, le 5 octobre 1941, quand des miliciens arrivent sur le chantier pour tenter de recruter des candidats pour le compte de la Légion des volontaires français contre le Bolchevisme (LVF), une organisation ultra-collaborationniste qui entend combattre aux côtés de l’armée nazie sur le front de l’Est, Omar Ammar voit rouge. Des coups sont échangés entre l’ouvrier immigré, ses collègues de travail et deux hommes de la LVF. Des Marseillaises fusent, des « Vive la France, l’Angleterre et la Russie » sont scandés. Le patriote Omar Ammar est arrêté, condamné à mort par le tribunal militaire d’Evreux et fusillé, en fin d’après-midi, le 5 juin 1942.
Mais c’est durant l’année 1944, celle où la confrontation armée entre les Nazis et la Résistance atteint son apogée que le rythme des exécutions s’accélère. Elles concernent d’abord les Nord-Africains évadés des camps de prisonniers allemands comme Ahmed Yahia par exemple. Né dans la région de Constantine, engagé dans l’armée française et fait prisonnier dès le début de la guerre, Ahmed Yahia se trouve affecté dans une colonne de travail agricole à Moulins-en-Tonnerrois dans l’Yonne.
A l’été 1943, le camp est attaqué par les hommes du maquis Horteur, un groupe de résistants FTP (d’obédience communiste). Yahia parvient à prendre la fuite en compagnie de quatre de ces co-détenus indigènes, le marocain Ali Ben Hamed et trois algériens, Djelloul Ouaheb, Saïd Barich et Arsène Zamouchi.
Ensemble, ces hommes acceptent de s’engager dans le maquis très actif dans l’Yonne. Mais dès septembre, le groupe de résistants est démantelé par les Nazis. Arrêtés et incarcérés à Auxerre, les cinq hommes sont condamnés à mort par un tribunal militaire allemand. Fait suffisamment rare pour être signalé, les autorités de Vichy vont néanmoins tenter d’intervenir pour faire commuer leurs peines. Le secrétaire d’Etat Fernand de Brinon, pourtant connu pour ses sentiments ultra-collaborationniste, intervient : « Ces prisonniers Nord-Africains semblent avoir obéi aux suggestions d’un meneur et facilement influençables, en raison de leurs origines, désorientés par ailleurs, ils ont eu surtout en vue le désir d’une évasion et non pas celui d’une activité anti-allemande, écrit-il aux autorités nazies. Ils n’ont en effet pris aucune part active à l’exécution des attentats perpétrés par les dissidents et n’ont été trouvés porteur d’aucune arme, quoiqu’en ayant à leur disposition ». Et le responsable de Vichy de plaider l’indulgence…en pure perte. Les cinq hommes seront fusillés à Dijon, le 22 avril 1944.
Dans cette période, les autorités d’occupation semblent particulièrement s’acharner sur les Nord-Africains, notamment en les exécutant comme « otage ». Hammouche Slimi, originaire de la commune mixte de Maillot (aujourd’hui M’Chedallah) près de Bouira en Algérie, et marié avec Alexandrine Bas, la veuve d’un soldat mort pour la France en 14-18, se fait rafler à Chatillon-la-Palud dans l’Ain où il réside, trois jours après le débarquement en Normandie. Les Allemands sont furieux, et l’Algérien fait office de victime expiatoire, en compagnie de deux autres hommes du village. Tous les trois sont fusillés, sans procès, ni raison.
Morts pour la France
Youssef Ben Larbi, 24 ans, originaire de Ouled Saïd dans la région de Timimoun en Algérie et ancien soldat de l’Armée française lui aussi trouve la mort sous les balles de ses exécuteurs allemands à Moulin (Allier) en septembre 1944. Il avait été raflé par hasard dans les rues et assassiné en tant que simple otage. La Gestapo ne savait pas que Ben Larbi était en réalité un authentique résistant enrôlé dans la 3éme Compagnie du 1er Bataillon FFI de l’Allier plus connue sous le nom de Compagnie Forgette…
Après le Débarquement, de toutes, façons, l’armée d’Hitler ne fait plus beaucoup de prisonniers. Les Résistants qui tombent entre leurs griffes ont peu de chance d’échapper à la peine capitale ou pire, comme Saïd Yahi, à l’exécution sommaire. Ce manœuvre, originaire de Dal El Mizan avait rejoint l’Armée Secrète dans le maquis de l’Oisan en Isère en compagnie d’un camarade algérien Azouz Mehedine Ben Mohamed, quand ils sont tous les deux arrêtés, et après un bref interrogatoire par la Gestapo locale, exécutés d’une balle dans la nuque.
Parmi les 12 à 15000 morts sous les balles allemandes en France pendant l’Occupation, les immigrés originaires du Maghreb, pas tous des combattants, ont eux aussi payé un lourd tribut à la répression aveugle des nazis à la fin de la guerre.
Le barrage de Génissat dans l’Ain, un haut lieu de la Résistance
Le 8 mars 1944, Tahar Ben Belkacem et Mohamed Ben Ahmed deux ouvriers algériens, accompagnés de Djellil Taïeb, un tunisien natif de Sousse, tous trois affectés au barrage de Génissat dans l’Ain, se rendent consciencieusement à leur travail. La région est alors en pleine ébullition. Un groupe de résistants emmenés par un de leur ancien collègue de travail au barrage, le FFI François Bovagne, est engagé dans un combat avec les forces allemandes, assistées de gendarmes français.
Bovagne alias « Michel », ancien délégué CGT, est une figure de la Résistance dans la région. Il a recruté un groupe de partisans dans les rangs de son syndicat; mais les trois ouvriers n’en font pas partie. Ils se préparent simplement à embaucher. Un destin funeste les attend pourtant. Les trois hommes sont arrêtés sur le bord de la route et torturés à mort. Ils rendent l’âme sans avoir jamais parlé. Et pour cause : ils n’avaient rien à voir ni de près, ni de loin, avec la Résistance.
Larbi Ben Lahyien, un marocain de 56 ans, lui non plus ne faisait pas partie de l’Armée secrète. Il était juste curieux. Le 29 juin 1944 à Saint-Manvieu, dans le Calvados, les SS le surprennent examinant les papiers d’un soldat britannique tué après le débarquement. Soupçonné de faire partie d’un réseau de soutien logistique aux partisans, Ben Lahyen est battu et torturé pendant plusieurs jours avant d’être achevé d’une balle dans la tête.
Massacres de masse
Ces civils nord-africains font parties d’une longue cohorte de victimes d’exécutions sommaires et massacres de masse qui vont endeuiller la France vers la fin de la guerre. Une politique de la terreur mise au point au début de l’année 1944 par les autorités allemandes pour faire face à la stratégie de harcèlement qu’avaient adopté les hommes de la Résistance plus nombreux et mieux armés.
Le plus haut responsable militaire allemand en France, Hugo Sperrie, avait en effet promulgué un ordre général en février 1944. Cette instruction dite « Sperrle-Erlass » prescrivait à la troupe de répondre immédiatement par le feu quand elle serait attaquée par la résistance française. Cette note prescrivait: « Dans la situation actuelle, il n’y a pas de raison de sanctionner le chef d’une unité quiimposerait des mesures trop sévères. Au contraire, il faudra punir un chef trop souple, car il met la sécurité de ses hommes en danger. » Difficile de ne pas y voir un permis de tuer sans condition n’importe qui, même les civils. Une carte blanche qui explique en partie les grands massacres de la fin de la guerre en France comme Oradour-sur-Glane (643 morts) ou Asq (86 morts) par exemple.
La communauté nord-africaine immigrée en France, en paiera elle aussi un lourd tribut, rarement mis en évidence par les historiens depuis. Les exemples d’exécutions sommaires purement gratuites ou par représailles ne manquent pourtant pas. Comme celui par exemple de Mohamed Ben Ahmed, né à Fès au Maroc et installé à Cheylas (Isère) depuis 1920. A 44 ans, il travaille comme manœuvre à l’usine des Hauts Fourneaux et Forges d’Allevard (Isère). Cet ancien soldat de 1ère classe du 5ème régiment de tirailleurs marocains fait prisonnier en 1940 et libéré trois ans plus tard, avait, depuis, repris le cours de sa vie de labeur, tranquillement, sans faire d’histoires. Célibataire, il occupe un petit logement aménagé dans la cité de son usine, en compagnie notamment d’Abdelkader Ben Haouri Ben Ali, un manœuvre âgé de 35 ans, lui aussi marocain.
« Morts pour la France »
Le 11 août 1944, un groupe de la résistance s’accroche avec une colonne allemande de six à sept cents hommes dans le hameau du Villard. Mais les résistants se sont montrés trop présomptueux. Ils doivent se replier.
Les Allemands investissent l’usine et fouillent les bâtiments. Ils tombent sur Ben Ahmed et Ben Haouri Ben Ali. Le premier est conduit au bord d’une route, jeté dans le fossé et exécuté d’une rafale de mitraillette dans le dos. Son compagnon abattu de trois balles dans la tête, sans autre forme de procès.
Le maire de Cheylas, dans un rapport daté de juillet 1945 écrira : « leur attitude a tous les deux a été magnifique de simplicité, de grandeur et de résignation ». Les deux hommes ont obtenu, depuis la mention, « morts pour la France ». Comme également, les Algériens Tahar Bendemagh, son cousin Saad et trois autres ouvriers cuvistes de l’usine Péchiney de Saint-Michel de Maurienne en Savoie. Eux ont été fusillés sans raison le 23 août 1944. Ils avaient eu la malchance de se trouver dans les parages d’une embuscade organisée par la Résistance contre une autre colonne allemande battant en retraite après la campagne d’Italie.
Quelques jours plus tôt, le 16 août, Nourredine Rhachide, un cafetier algérien de Lyon, avait déjà succombé. Il avait été raflé par hasard, avec deux autres hommes, par la Gestapo et un groupe de collabos, après l’attaque d’une caserne de la Milice par la Résistance.
En cet été 44, la défaite allemande qui se profilait après le débarquement avait fait sauter les derniers verrous moraux de l’armée nazie. En Côte d’Armor par exemple sur 700 victimes recensées dans le département après le 6 juin 1944, la moitié étaient de simples quidams abattus par colère et frustration, sans le moindre motif, comme Abdelkader Bensaïd par exemple. Natif de Constantine, il buvait un café au Brezellec sur le port de Paimpol, le 5 août 1944 quand des Allemands font irruption dans l’établissement, font sortir tous les consommateurs et tirent dans le tas. Bilan : trois morts dont Bensaïd, 38 ans
Quelques jours plus tard, c’est au tour d’Ali Lakrout de tomber. Né au douar Ennalou à Fort-National, marchand forain, sans domicile fixe, Lakrou est arrêté en représailles après le largage de parachutistes britanniques dans la région, qui avait rendu folles les autorités allemandes. Cet immigré est d’abord détenu dans une école catholique de Callacavec trente autres malheureux, dont ses associés Amokrane Lassaoui et Hocine Ouareski ainsi que quatre autres compatriotes. Le lendemain tout le monde est conduit dans une forêt de Plestan et sauvagement assassiné. Les meurtriers sont parfaitement identifiés. Ils sont dirigés par le chef de la Gestapo et de Rennes, assistés d’autonomistes bretons. A la Libération pourtant, les coupables réussiront à passer entre les mailles du filet de la justice.
La communauté des forains qui comptaient à l’époque nombre d’Algériens déplorera deux mois plus tard une autre victime des représailles aveugles allemandes, en la personne de Mohamed Yanes. De passage à Saint-Yan, en Saône-et-Loire, le 31 août, Yanes se retrouve pris en otage avec tous les habitants de ce petit bourg occupés par les Allemands mais assiégés par les FFI.
Les nazis, plus lourdement armés, parviennent à faire fuir les résistants. Mais ils tiennent à faire un exemple. Cinq hommes, dont Yanes, choisis au hasard sont torturés et abattus. Pour essayer de masquer leurs forfaits, les nazis brûleront vêtements et papiers d’identités des otages. Mais à leur départ, les habitants exhumeront les corps, avant de leur donner une sépulture décente.
Leurs noms figurent toujours sur le monument aux morts du village.
(2) Le Moment est venu de dire ce que j'ai vu Philippe de Villiers. « J’ai été un homme politique. Je ne le suis plus. Ma parole est libre. Je suis entré en politique par effraction. Et j’en suis sorti avec le dégoût.
Le désastre ne peut plus être maquillé. Partout monte, chez les Français, le sentiment de dépossession. Nous sommes entrés dans le temps où l’imposture n’a plus ni ressource ni réserve. La classe politique va connaître le chaos. Il n’y a plus ni précaution à prendre ni personne à ménager. Il faut que les Français sachent. En conscience, j’ai jugé que le moment était venu de dire ce que j’ai vu. »
Philippe de Villiers
(3) Georges Hollande, un père politiquement encombrant
Le père de François Hollande, Georges Hollande, a été médecin ORL avant de prendre sa retraite. L'homme s'est laissé séduire par la politique locale, tentant de se faire élire aux municipales de Rouen en 1959, sur une liste d'extrême droite. Proche de l'OAS dans les années 1961-1962, de conviction nationaliste, Georges Hollande ne souhaitait pas que son fils entre en politique, encore moins au sein du Parti socialiste.
(4) Douars et prisons
Jacqueline Guerroudj
Livre-témoignage qui rend compte du parcours de l'engagement d'une femme européenne pour l'indépendance de l'Algérie, de la prise de conscience à l'action concrète. "Je n'ai pas essayé de faire une analyse de la situation, je raconte seulement ce dont j'ai été témoin", dit-elle ; c'est ainsi que Jacqueline Guerroudj explique son livre. Mais ce qu'elle raconte, ce qu'elle et ses camarades ont vu et fait, est raconté avec une telle vérité que ce qui est dit donne toute leur profondeur et leur signification aux événements. Le récit est divisé en deux parties. Dans la première, l'auteure relate la prise de conscience de la colonisation algérienne d'une jeune institutrice française, qui la conduit à l'engagement politique pour l'indépendance de l'Algérie jusqu'à la lutte armée. La seconde partie est consacrée à son parcours dans les prisons françaises et algériennes. Interrogatoires, condamnation à mort, exécutions, brimades, débats politiques entre détenues, solidarité aussi, sont narrées avec la même lucidité. Ce livre est une immense leçon de courage, de tolérance et d'humanisme. Résistante durant la seconde guerre mondiale, Jacqueline Guerroudj part en 1948 enseigner en Algérie. Frappée par les ravages de la colonisation, elle s'engage auprès des combattants algériens pour l'indépendance de l'Algérie. Ses activités militantes au sein du PCA, puis du FLN, conduisent à son arrestation et à sa condamnation à mort. Graciée le 8 mars 1962, elle restera dans l'Algérie devenue indépendante jusqu'à sa mort en 2015, et sera élue député à l'Assemblée nationale algérienne.
Originaire de l'agglomération de Rouen, Arthur Lamboy-Martin a livré un mémoire de Master sur les prisons normandes pendant la Guerre d'Algérie. On y apprend beaucoup de choses.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Normandie compte une vingtaine d’établissements pénitentiaires. Entre 1953 et 1955, 10 d’entre eux seront fermés définitivement pour cause d’insalubrité. Les autres de 1954 à 1964, seront occupés dans un premier temps par des détenus, militants du FLN et du Mouvement national algérien puis par les condamnés politiques de l’OAS, Organisation de l’Armée secrète.
La cohabitation avec les détenus de droit commun ne fut pas facile. C’est ce qu’a cherché à analyser pour un mémoire universitaire Arthur Lamboy-Martin, un étudiant de Mont-Saint-Aignan, près de Rouen (Seine-Maritime).
Né au Belvédère, ancien élève du lycée Corneille, à Rouen, Arthur Lamboy-Martin, 23 ans, se passionne pour l’histoire et consacre une grande partie de ses journées à la lecture d’ouvrages historiques tout en pratiquant pendant le temps qui lui reste l’escalade, la course à pied et la natation. Étudiant depuis 2016 à l’Université de Rouen, licencié d’histoire, il a trouvé sur sa route du Master Valorisation du Patrimoine L2, deux professeurs captivants : Yves Bouvier, venu de la Sorbonne professeur en histoire contemporaine et Marc André, maître de conférences, un des meilleurs connaisseurs de l’Histoire de la prison en France aux XIXe et XXe siècles. Il publiera en septembre prochain chez ENS Editions Une prison pour mémoire, Montluc de 1944 à nos jours. Il prend la direction du mémoire de master d’histoire d’Arthur sur Les prisons normandes pendant la guerre d’Algérie, 1954/1964.
Pendant deux ans, l’étudiant, véritable fourmi, va se plonger dans les archives conséquentes sur le sujet, aux Archives Nationales et aux Archives départementales de Seine-Maritime, lire les ouvrages parmi d’autres de Benjamin Stora sur la colonisation et la Guerre d’Algérie (en janvier 2021, il avait remis au Président Macron un rapport sur le sujet) ; de Jean-Pax Méfret, 1962, l’été du malheur paru en 2007, il fut détenu politique à 18 ans à Rouen ; de Jacqueline Gerroudj Douars et prisons. Cette militante, enseignante en Algérie, épousa la cause des combattants algériens pour l’indépendance. Arrêtée, condamnée à mort, graciée le 8 mars 1962, elle est morte en 2015.
Neuf prisons normandes
L’étudiant résume : « De novembre 1954 à juillet 1962, la France est bouleversée par la Guerre d’Algérie. Durant ce conflit, à travers les territoires d’Algérie et de métropole, des dizaines de milliers d’individus sont emprisonnés dans divers lieux : des commissariats, des camps, des hôpitaux, des prisons… L’état d’urgence en avril 1955 et les pouvoirs spéciaux votés en mars 1956 permettent à la France de se doter d’un arsenal judiciaire puissant et de condamner aisément des militants politiques. Nombre d’entre eux furent incarcérés à Rouen Bonne nouvelle, capacité de 500 places, Le Havre et Maison centrale de Caen, 400 places. Neuf prisons au total en Normandie. Les prisons normandes renvoient à tous types d’établissements dans lesquels des individus auraient pu être détenus ; des prisons classiques comme des maisons d’arrêt, des centrales, des centres de triage et d’observation mais aussi des camps, des hôpitaux, des écoles. La Guerre d’Algérie engendre une profusion d’incarcérations en Normandie car les prisons parisiennes sont rapidement encombrées. »
Dès les Accords d’Evian, les militants algériens sont libérés, en revanche, une part considérable des détenus OAS demeure en prison après 62, ainsi que certains objecteurs de conscience. Ils seront libérés en décembre 1964 puis en 1965 et 1966, les derniers en 1968.
La famille Hollande
Pour son mémoire, l’étudiant normand aurait aimé mener des enquêtes orales. Contacté, Jean-Pax Méfret, devenu journaliste et auteur-compositeur-interprète, n’a pas répondu. Philippe de Villiers a décliné. Ce dernier, dans son livre Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, évoque les visites qu’il rendait en famille, hiver 1964, à son père Jacques à la maison d’arrêt de Rouen. Ce dernier était incarcéré pour son rôle au sein de l’OAS. Philippe de Villiers indique que Georges Hollande, père de l’ancien Président de la République, médecin ORL à Bois-Guillaume, organisait des collectes de vêtements à Rouen que Jacques de Villiers, délégué des embastillés, distribuait à Bonne-Nouvelle aux officiers morts de froid.
Interrogé au cours d’un entretien accordé à Arthur Lamboy à Paris, il confirme : « Je me souviens des conversations à la maison et du soutien que mon père apportait aux partisans de l’Algérie française. Ces collectes étaient ponctuelles. Il était grandement investi dans les actions de solidarité. Je me souviens que certains détenus activistes, après leur libération, étaient accueillis chez nous. Certains y ont même dormi une nuit avant de repartir dans leur famille »
Constat final : la Guerre d’Algérie a beaucoup transformé les prisons françaises et notamment les normandes. Transformé aussi sans doute l’étudiant en histoire qui aimerait bien trouver plus tard un métier lié au patrimoine. Nul doute que ce travail sera livré un jour prochain au public.
ALGER- Le 25 septembre 1962 était proclamée la République algérienne démocratique et populaire, aboutissement d'un long et âpre combat du peuple algérien contre le colonialisme français qui, 132 ans durant, a tout fait pour asservir le peuple algérien en le dépossédant de sa terre et en le maintenant dans un état d'arriération.
Le texte proclamant la naissance de la République algérienne, adopté par l'Assemblée nationale constituante, énonce que "l'Algérie est une République démocratique et populaire assurant aux citoyennes et aux citoyens l'exercice de leurs libertés fondamentales et de leurs droits imprescriptibles".
L'Assemblée nationale constituante déclare dans la proclamation que la République algérienne, "en tant qu'organisme représentatif du peuple algérien", est "seule dépositaire et gardienne de la souveraineté nationale à l'intérieur et à l'extérieur".
Cette proclamation a mis fin définitivement et de manière irrévocable au déni par la France de la réalité algérienne et à ses prétentions de faire de l'Algérie un territoire français.
Elle a donné de la visibilité à l'Algérie en tant qu'entité politique et juridique sur la scène internationale. Quinze jours après l'annonce de la naissance de la République algérienne par le président de l'Assemblée nationale constituante, Ferhat Abbas, l'Algérie était devenu le 109ème pays membre de l'Organisation des Nations unies.
La proclamation faisait suite, aussi, à la signature, le 18 mars 1962, des Accords d'Evian entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et les représentants du gouvernement français, et au référendum d'autodétermination en Algérie, le 1er juillet de la même année, par lequel le peuple algérien s'était prononcé pour l'indépendance de l'Algérie.
Sur le plan institutionnel, elle signifiait qu'il était mis fin aux attributions et pouvoirs respectifs de deux organismes transitoires, en l'occurrence le GPRA et à l'Exécutif provisoire, issues du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), attributions et pouvoirs transférés à la République algérienne.
C'est dans ce cadre que le 29 septembre, Ahmed Ben Bella, un des dirigeants historiques de la Révolution, était investi par l'Assemblée nationale constituante premier président du Conseil des ministres.
La proclamation de la République algérienne a marqué, surtout, le début de la mise en place des institutions de l'Algérie indépendante et du processus d'édification nationale, dans un pays exsangue, ravagé par un colonialisme prédateur qui a bâtit une économie basée sur le pillage des ressources au service exclusif des intérêts économiques de la France.
Redressement et reprise du processus d'édification
L'Algérie a repris, aujourd'hui, sa marche vers le progrès et le développement socio-économique, grâce au parachèvement du processus d'édification institutionnel et à la consolidation de sa stabilité.
Le processus de redressement a commencé avec l'élection de M. Abdelmadjid Tebboune, à la présidence de la République, le 12 décembre 2019, qui a marqué le début de la concrétisation de ses 54 engagements pour une Nouvelle République.
Cette démarche a été entamée par la révision, le 1er novembre 2020, de la Constitution, dont les principaux amendements ont porté sur la limitation du renouvellement du mandat présidentiel à une seule fois, pour prévenir les dérives autocratiques, et la séparation et l'équilibre des pouvoirs pour consacrer l'Etat de droit, suivie d'élections législatives, le 12 juin de la même année, et d'élections locales, le 27 novembre de l'année suivante.
Dans le même temps, le Président Tebboune à pris plusieurs mesures pour relancer l'économie et la libérer des contraintes bureaucratiques (des centaines de projets d'investissement ont été ainsi débloqués), tout en veillant à préserver le pouvoir d'achat des citoyens, dans une conjoncture marquée par le renchérissement des prix des matières premières, comme conséquence de la pandémie de la Covid-19 et la crise en Ukraine.
Sur la scène internationale, l'Algérie, qui s'apprête à accueillir le Sommet de la Ligue arabe, joue de nouveau un rôle de premier plan.
Forte de sa position de principe traditionnelle de non ingérence dans les affaires internes des autres pays et de son action diplomatique au service de la paix et du développement dans le monde, sa voix est écoutée et respectée.
Sa médiation dans les dossiers malien et libyen, entre-autres, est hautement appréciée, car s'opérant dans le respect de la souveraineté des pays concernés et ne s'inscrivant nullement dans les agendas de puissances étrangères.
Né à Lyon de parents originaires de Sétif, en Algérie, Azouz Begag n’a évidemment pas manqué de suivre de près les déclarations du président français, qui doit terminer ce samedi 27 août une visite officielle de trois jours en Algérie, et celles de son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune. Ancien ministre français délégué à la Promotion de l’égalité des chances du gouvernement de Dominique de Villepin, il a désormais tourné la page de la politique politicienne, et revendique une liberté de parole retrouvée. Mais pour l’écrivain, scénariste et chercheur, la création et le politique se côtoient dans son œuvre comme dans son parcours.
Pour Azouz Begag, l’année littéraire a d’ailleurs été faste. Il a d’abord publié L’Arbre ou la maison (éd. Julliard, 2021), roman dans la veine autobiographique de son immense succès Le Gone du Chaâba (éd. Seuil, 1986). Puis Les Français ont encore leur mot à dire (éd. Plon, 2022), essai qui prend le pouls de la société française en proie à la montée de l’extrême droite. Pour Jeune Afrique, il livre également son regard sur les relations complexes entre l’Algérie et la France, en insistant particulièrement sur la question mémorielle.
Jeune Afrique : Dans votre dernier livre, Les Français ont encore leur mot à dire, le chapitre « L’Algérie, toujours et encore » commence par : « Soixante ans après son indépendance, l’Algérie fait encore jaser en France. » Emmanuel Macron s’apprête à clore, ce samedi, trois jours d’une visite officielle très attendue. Comment expliquer que les relations entre la France et l’Algérie soient aussi tendues ?
Azouz Begag : On n’efface pas cent-trente-deux ans de brutale colonisation en soixante ans ! Il y a tant de non-dits, de choses non-avouées, non-reconnues, qui sont encore enfouis dans les mémoires de là-bas et d’ici. La colonisation et la guerre qui a suivi ont créé des traumatismes de longue durée. À leur propos, chaque mot prononcé hier et aujourd’hui – « évènement », « crime contre l’humanité », « repentance » – a une charge émotionnelle insoupçonnable. L’hypersensibilité française et algérienne est encore très forte.
L’histoire de la colonisation et de la guerre sont-elles bien transmises en France et en Algérie ?
Bien sûr que non ! Qui connaît en France l’émir Abdelkader ? Qui sait ce que signifie « smala » ? Aux États-Unis, dans l’État de l’Iowa, une ville a été dédiée à l’émir Abdelkader : Elkader city ! Pour lui rendre hommage. En France, le maréchal Bugeaud est bien plus célébré que l’émir. Et pourtant…
Pensez-vous que le nouveau contexte géopolitique peut avoir un impact sur ces relations et, plus généralement, sur la politique étrangère algérienne ?
La manne gazière, qui a pris une valeur encore plus stratégique en raison des conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est en train de changer la donne pour le pouvoir et le peuple. L’Algérie est aujourd’hui courtisée pour ses richesses gazières. Elle a les cartes en main. J’espère qu’elles vont être utilisées pour améliorer le sort des millions de jeunes qui veulent se construire un avenir dans leur pays.
Le peuple algérien, en particulier sa jeunesse, s’est révolté en 2019, mais, malgré la chute de Bouteflika, nombreux sont ceux qui considèrent que l’ancien régime est resté en place, sous une nouvelle forme. Le Hirak a-t-il été un échec ou un premier jalon vers un véritable changement ?
Actuellement, le pouvoir en place ne peut pas ignorer la colère qui gronde chez nombre d’Algériens frustrés par leur sort et qui ne veulent plus s’y résigner. En ce sens, le Hirak laissera des traces dans l’histoire. Notamment celle d’un beau mouvement populaire cité en exemple dans le monde entier.
Comment sortir de ce qui ressemble à une impasse dans les relations entre le Maroc et l’Algérie ?
Les peuples algérien et marocain sont frères. Dans leur cœur, il n’y a pas de frontières. Le bon sens populaire va aider à la solution politique des différends qui minent ces deux pays depuis des décennies.
Vous portez un regard très critique sur l’évolution du débat politique en France. Dans votre livre, vous évoquez le « grand remplacement ». Comment a-t-on pu en arriver là en France ?
Comme « race », « islamo-gauchisme », la formule « grand remplacement » est d’une perversité effrayante. Elle voudrait rendre compte d’une invasion des barbares qui se ferait par les canalisations de la société. L’antisémitisme s’est toujours nourri de ces odieuses imageries. « On n’est plus chez nous ! » J’entends ce slogan depuis une génération. Qui sont les « nous » qui se revendiquent légitimes chez eux et souhaiteraient purifier la France et son identité ?
Le zemmourisme s’est abreuvé depuis une dizaine d’années à cette source profonde et féconde du racisme élémentaire. Zemmour est enterré, mais 89 députés du Rassemblement national sont entrés à l’Assemblée nationale pour défendre ses idées au sein même de la République. La France a tellement changé. C’est anxiogène.
Vous parlez également de « l’islamo-gauchisme » en dénonçant le flou du terme. Certains l’ont utilisé pour dénoncer son influence dans le milieu universitaire que vous connaissez bien. De quoi ce mot est-il le nom ?
C’est vraiment un vocable nauséabond. Il ne veut rien dire du tout, mais signifie beaucoup dans les esprits des gens qui le colportent. Quand je pense que Frédérique Vidal, l’ancienne ministre de l’Enseignement supérieur voulait commander une étude au CNRS pour cerner l’ampleur de ce soi-disant fléau qui gangrènerait l’université. Pure folie !
L’écrivain Salman Rushdie a été victime d’une attaque au couteau. Êtes-vous inquiet quant aux atteintes à la liberté d’expression ? Que pensez-vous du droit au blasphème ?
Personnellement, je ne pratique jamais le blasphème. Je respecte trop les croyants de toutes religions. En tant qu’écrivain, cependant, j’interdis quiconque d’interdire à un artiste la totale et libre expression de sa vision du monde. Je suis voltairien. Je suis un amoureux éperdu de la liberté.
Quels sont vos projets littéraires ?
Je termine un roman d’amour sur la jalousie maladive et ses terribles conséquences sur l’équilibre d’un couple.
Et vos projets politiques ?
C’est fini depuis longtemps. J’en suis content. Je suis libre !
Dans « Les Vertueux », Yasmina Khadra évoque les Turcos de l’armée française. Un roman dont le souffle épique est au service de la mémoire collective. Interview.
Difficile de se réinventer quand, comme Yasmina Khadra, on a écrit une œuvre aussi riche et passionnante. Et pourtant, avec Les Vertueux, l’écrivain algérien, aujourd’hui âgé de 67 ans, parvient encore à nous surprendre. Toujours aussi inspiré lorsqu’il parle de son pays, il ressuscite la mémoire des Turcos, les tirailleurs algériens qui ont servi dans l’armée française, et nous plonge dans les tranchées de la première guerre mondiale, au sein de leur héroïque deuxième régiment.
Parmi les Turcos, Yacine Chéraga, à peine sorti de l’adolescence, contraint de faire la guerre à la place du fils d’un caïd qui a pouvoir de vie et de mort sur le jeune homme et sa famille. Yacine s’illustre sur les champs de bataille sous le nom de caporal Hamza.
Ce n’est que la première partie d’une fresque épique qui fait vibrer la corde sensible des grands sentiments humains. Selon les propres dires de Yasmina Khadra, « dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste ». C’est pourquoi nous resterons discrets sur les multiples rebondissements qui nous captivent du début à la fin.
Lors de son retour en Algérie, après la guerre, Yacine demande à Sid, son frère d’armes : « Alors pourquoi ne se souviendrait-on pas de nous autres [les tirailleurs algériens] ? — Parce que c’est comme ça. Si nous avons été égaux dans le martyre, l’Histoire ne retiendra que les héros qui l’arrangent », répond Sid. Par la puissance de sa plume, Khadra met des noms, des visages, des récits sur ces grands oubliés de l’Histoire.
Jeune Afrique : D’où vous est venue l’idée de ce roman ?
Yasmina Khadra : Elle s’est ancrée en moi il y a une quinzaine d’années, quand j’ai préfacé une bande dessinée consacrée aux Turcos. Ne me manquait plus qu’à trouver une bonne histoire capable de nous transporter, de nous faire vivre une époque qui expliquerait pourquoi nous sommes devenus un peuple d’écorchés vifs. Yacine Chéraga, mon personnage principal, m’a paru à même d’incarner ce que les Algériens de la première moitié du siècle dernier ont traversé.
C’était une époque où les paradoxes s’affrontaient sans pour autant se croiser. Les différentes communautés évoluaient dans des mondes parallèles. Face aux milliers de questions qui se posaient, les réponses étaient rares et n’expliquaient pas grand-chose. Yacine était dans cette perplexité permanente. Il subissait sans savoir pourquoi. La Grande Guerre, la trahison, la traque, la peur et les aléas de la loyauté le rendaient étranger à lui-même. Cependant, grâce à sa candeur prophétique, il continuait à garder le cap, tirant de chaque épreuve une formidable leçon de vie. Les Vertueux sont une escale dans la mémoire tourmentée, une sorte de conjuration que je laisse découvrir au lecteur. Dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste.
Comme tous les habitants du douar, Yacine est un miséreux, voué à le rester toute sa vie. L’armée, dans laquelle il est enrôlé de force, est-elle paradoxalement une chance pour lui d’échapper au système féodal qui règne alors ?
Yacine n’a pas accepté de partir à la guerre pour échapper à la tyrannie du caïd, ni pour offrir à sa famille les moyens d’une existence décente. Il n’a pas eu le choix. Le caïd a été très clair. La menace qui pesait sur lui en cas de refus ne faisait aucun doute.
À l’époque, certains caïds se permettaient tout. C’étaient des satrapes, pour qui la vie d’un sujet n’avait pas plus de valeur que celle d’un mouton sacrificiel. Ils bénéficiaient d’une impunité absolue aux yeux de l’administration coloniale, qui leur avait délégué une partie de son autorité afin d’assujettir « la populace ». Beaucoup de caïds ont participé à la spoliation des terres appartenant aux autochtones pour les céder aux colons. Les incessantes insurrections du peuple algérien ont souvent été torpillées par la trahison de ces mêmes caïds. Le roman s’attarde sur ces faits-là.
L’histoire des Turcos, et des soldats coloniaux en général, est-elle suffisamment racontée en France et en Algérie ?
Qui se souvient des Turcos aujourd’hui, notamment en Algérie ? Les nouvelles générations n’en entendent même pas parler. Dans nos livres d’histoire, on se limite à la guerre de libération de 1954-1962. Nos héros sont les maquisards et leurs dirigeants. Les Turcos, eux, sont perçus chez nous comme des souvenirs dérangeants. Ils étaient les soldats de la France.
Quand le seul fait d’écrire en français est considéré comme une infâme allégeance à la France, imaginez comment sont perçus ceux qui sont morts ou qui ont combattu sous l’uniforme français ! Il ne s’agit pas là de traumatismes historiques, mais d’un besoin maladif de s’inventer des ennemis, des souffre-douleur et des boucs émissaires. Le mal est profond. Pour certains, la seule culture qui reste est la culture de l’invective, de la diabolisation et de l’exclusion. Cette attitude se veut « légitime ». Ceux qui n’ont pas d’arguments choisissent la dramatisation outrancière et l’animosité criarde pour se donner de l’importance et un minimum de contenance.
Vos scènes de bataille sont saisissantes. Vous êtes-vous servi de votre expérience militaire pour vous mettre à la place de vos personnages ?
L’écrivain a cette faculté de s’interroger sur les époques et les événements, puis de se les approprier. C’est sa vocation. Beaucoup d’auteurs ont magistralement décrit la guerre sans avoir tiré un seul coup de feu, sans même avoir touché à un fusil. Pour ce qui me concerne, peut-être mon expérience militaire m’a-t-elle aidé à mieux cerner l’absurdité des hommes. Je n’ai pas raconté la guerre, je l’ai écoutée avant de la traduire aux lecteurs. Les événements que je relate ne sont que des supports destinés à exposer les états d’âme de ceux qu’on envoie au charbon sans qu’ils sachent, au juste, pourquoi on leur fait croire que se trouver sur un champ de bataille est plus gratifiant que d’être dans le lit d’une femme.
Dans l’Algérie colonisée que vous dépeignez, il y a énormément de misère, et aussi une petite frange de bourgeois musulmans que Yacine côtoie. La colonisation est-elle l’enfant du capitalisme ?
Aucun rapport. L’Algérie était une nation moderne avant 1830. Elle avait autant de madrasa que la France avait d’écoles. Elle avait ses poètes, ses savants, ses architectes, ses hommes d’affaires, ses administrateurs, ses seigneurs, ses jardins d’Eden, ses médinas florissantes. Et elle comptait énormément de familles riches. Certaines d’entre elles ont financé les différentes insurrections qui ont jalonné les cent trente-deux ans d’occupation. L’histoire coloniale a occulté cette réalité pour se focaliser sur les franges sociales défavorisées, afin de montrer la colonisation sous l’habit humanitaire et civilisationnel.
Yacine a beaucoup enduré et, pourtant, il pardonne. Peut-on tout pardonner individuellement ? Peut-on et doit-on tout pardonner collectivement, en particulier l’histoire coloniale de la France en Algérie et dans le monde ?
Le pardon est un accès à la libération de soi-même. Chacun est libre de choisir la façon de renaître de ses meurtrissures. On peut soit tourner la page et ouvrir un nouveau chapitre pour aller de l’avant, soit se verrouiller dans la frustration et cohabiter avec ses vieux démons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tourner la page ne signifie pas l’effacer. La mémoire se doit d’être préservée, mais elle ne doit pas chahuter l’aube des lendemains qui chantent.
Or c’est exactement l’effet inverse qui se produit de nos jours. En France comme en Algérie, les vieux démons veillent au grain. Pour quel dessein ? Aucun de sérieux. On entretient la haine faute de savoir se recueillir sur les morts en pensant aux générations de demain, qui n’ont aucune raison de porter sur leurs épaules et dans leur conscience les méfaits de leurs ancêtres. Il existe, hélas, des gens qui sont persuadés que la rancœur est l’unique port d’attache qui leur reste en ce monde à la dérive.
Vous parlez de l’absurdité de la première guerre mondiale et ce mot, qui revient à plusieurs reprises, fait écho à l’actualité. Une troisième guerre mondiale est-elle possible ?
Je ne pense pas à la guerre, mais à ses victimes, à ces jeunes qui aspirent à vivre le peu de joies que l’existence leur concède et qui sont appelés à mourir pour des slogans aussi creux que les douilles des balles perdues. La guerre est la plus grande arnaque que les hommes aient inventée depuis qu’on leur a fait croire qu’il existe des causes plus importantes que leur vie.
Tant que l’on continuera à « s’atomiser » les uns les autres afin que les harangues belliqueuses nous paraissent plus enthousiasmantes que nos propres chants intérieurs, les tambours funèbres supplanteront toutes les symphonies de nos rêves et de nos certitudes. Heureux celui qui envoie au diable les causes idéologiques pour s’émerveiller devant une coccinelle courant sur du gazon ou un colibri s’abreuvant dans une corolle de fleur. Dans L’Attentat, j’ai écrit : « Il n’y a rien au-dessus de ma vie, et ma vie n’est pas au-dessus de celle des autres. » C’est peut-être ce que l’on devrait se répéter, de temps en temps, pour s’éveiller à la vérité, c’est-à-dire à la plus juste des causes : vivre et laisser vivre.
Les Vertueux, de Yasmina Khadra, Mialet-Barrault Éditeurs, 541 pages, 21 euros
ttérature peut-elle nuire ? C’est l’une des questions qui traversent le cinquième roman de Kaouther Adimi, « Au vent mauvais », qui se déroule sur fond d’histoire de l’Algérie au XXe siècle.
Tarek et Leïla sont mis en scène par leur ami d’enfance, Saïd, dans un livre. Une publication qui transforme leur vie, percutée par ailleurs par la colonisation, la guerre mondiale, les luttes d’indépendance et la guerre civile.
Un récit fictionnel où l’on croise aussi Frantz Fanon, les Black Panthers, Yacef Saadi, la musique de Warda Al-Jazaïria, un récit qui nous entraîne, en un souffle, d’Alger à Rome en passant par Paris. Rencontre avec son autrice, Kaouther Adimi.
Jeune Afrique : Au vent mauvais s’inspire de l’histoire de vos grands-parents. Quand commence la fiction ?
Kaouther Adimi : Il y a une idée de départ : moi, qui reconnais dans un roman publié en Algérie mes grands-parents, car ils sont nommés et qu’il s’agit du même village où j’ai passé du temps. Après, j’ai imaginé tout le reste. Je dédie le livre à mes grands-parents car ils sont en quelque sorte à l’origine de cette idée, mais passée la dédicace, il n’y a que le roman. L’écrivaine disparaît – du moins jusqu’aux ultimes pages.
Le roman a pour décor l’histoire politique de l’Algérie au XXe siècle. Saïd, qui a fait de ses amis d’enfance, Tarek et Leïla, des héros de roman, dit qu’il s’agit de » « personnages dont les trajectoires ont été déterminées par les bouleversements du pays ».
Je crois que le XXe siècle fracasse Tarek et Leïla. Ils subissent la seconde guerre mondiale, la guerre d’Algérie, puis la parution du roman de Saïd qui les force à fuir et, enfin, la guerre civile. S’ils ne sont pas déterminés uniquement par les bouleversements de l’Algérie, ils sont en prise avec ces événements. Que faire à l’intérieur de ce cadre ? Tarek comme Leïla vont dévier de leur trajectoire initiale. Le premier en partant à Rome, la seconde en apprenant à lire. La parution du livre de Saïd va les forcer à prendre une nouvelle voie.
Vous faites référence à plusieurs pages de l’Histoire, dont la mutinerie de Versailles de 1944. Pouvez-vous revenir sur cet épisode méconnu ?
Le roman est constitué d’ellipses car ce n’est pas un roman historique. Je ne voulais pas que la grande histoire prenne le pas sur les trajectoires des personnages, mais pour autant, je ne pouvais pas faire abstraction de certains événements. Il me fallait par exemple trouver une façon de raconter le début et la fin de la seconde guerre mondiale sans être expéditive ni convenue. Lors de recherches, j’ai lu un article d’Emmanuel Blanchard sur une révolte de soldats nord-africains à Versailles, en décembre 1944. J’ai contacté les archives départementales des Yvelines et fouillé des tas de boîtes de documents. J’ai pu lire la correspondance du ministère de l’Intérieur, des militaires et officiels de l’époque.
L’histoire m’a semblé extraordinaire : il y avait ces centaines de soldats africains cantonnés à Versailles au lendemain de la libération de la ville, qui attendaient de pouvoir rentrer chez eux après deux ou trois ans au front ou dans les camps et qui vivaient dans des conditions déplorables. Peu à peu, le cinéma, les cafés, l’alcool leur ont été interdits par toute une série d’arrêtés, jusqu’à l’arrestation de trois d’entre eux et la mutinerie d’une partie des soldats. Ce qui donne lieu quelques semaines plus tard à une rafle organisée par le ministère de l’Intérieur. Tarek est au centre de cette révolte.
Le film La Bataille d’Alger et sa fabrication est une autre page importante racontée dans Au vent mauvais. Pourquoi ?
J’ai été marquée par le fait que ce tournage a eu lieu au lendemain de l’indépendance dans les lieux mêmes de la bataille d’Alger, filmé avec des acteurs non professionnels, des gens qui avaient connu la guerre. La réception du film est intéressante aussi : la France a mis des années à délivrer le visa d‘exploitation, les rares cinémas à l’avoir programmé ont dû faire face à une hostilité importante orchestrée par l’extrême droite et les nostalgiques de la colonisation… Pour Tarek, le tournage de La Bataille d’Alger, c’est ce moment où il réalise que la guerre perdure, à Alger dans les lieux de la guerre, mais aussi en banlieue parisienne.
Suite à une agression à Paris, Tarek décide de laisser derrière lui « la France, l’Algérie et tout ce merdier ». À quoi sert sa parenthèse à Rome ?
C’est un temps suspendu et le seul coup de folie que s’autorise Tarek, une folie nécessaire car il peut enfin mettre de côté ses démons, oublier un temps les guerres. C’est aussi, peut-être, une façon de dire que s’éloigner de l’axe Algérie-France permet une distance salutaire.
Votre année de résidence à la villa Médicis à Rome a-t-elle permis cela ?
J’ai été heureuse de pouvoir m’éloigner un peu, de ne pas être en France pendant l’année électorale, même si les débats puants sont tout de même arrivés jusqu’à moi. Rome a été pour moi, en revanche, un moment important de rencontre avec des artistes exceptionnels.
Le récit s’ouvre avec la mention des essais nucléaires effectués par la France en Algérie. Le premier « vent mauvais ». Dans quelle mesure le « vent mauvais » est à la fois l’absence de récits tout autant que la dominance de certains autres ?
Le vent mauvais c’est surtout cette chose présente dans les airs et autour de nous, malgré le temps qui passe, et auquel on ne peut échapper.
Ai-je le droit à un joker ? Son déplacement s’inscrit dans une relation entre l’Algérie et la France, qui, quoiqu’on en dise, est importante de par les liens humains, commerciaux, historiques, etc. Ce qui est perturbant dans la position d’Emmanuel Macron, c’est l’évolution du discours : il parlait de crime contre l’humanité lorsqu’il était candidat et aurait pu faire espérer beaucoup. Une ouverture réelle des archives, une approche différente sur les questions d’indemnités pour tous ceux et celles qui ont subi les essais nucléaires, les tortures, les crimes de guerre…
Quelle est la place de la guerre d’Algérie, aujourd’hui, dans les relations franco-algériennes ?
C’est une épine dans le pied de la France et dans beaucoup de familles françaises, souvent avides d’histoires et de réponses, une épine qui s’est infectée. Emmanuel Macron ne veut pas retirer les épines, il veut seulement calmer les douleurs de manière superficielle, alors qu’il faudrait regarder le pied, examiner la plaie et arracher l’épine. Par ailleurs, l’Algérie comme la France font mine de ne pas voir que la question de la guerre d’Algérie concerne aussi la manière dont l’État français a construit sa relation avec les Algériens sur son sol et avec les Français d’origine algérienne.
L’État algérien actuel ne se préoccupe pas de la manière dont nous sommes traités, ce n’est pas un enjeu pour lui. Quant à Emmanuel Macron, il mène une politique islamophobe, portée par un ministère de l’Intérieur d’extrême droite, raciste, qui, chaque jour, contribue à faire de la France un pays de plus en plus dangereux pour les musulmans, les Français originaires du Maghreb, etc. Il est naïf de croire qu’il n’y a pas là un héritage colonial. Certains discours de Marlène Schiappa ne sont pas sans rappeler les discours des femmes de généraux à l’époque de la guerre. La façon de vouloir réglementer la vie des musulmans est directement inspirée de la colonisation. Je ne crois pas de mon côté à une possibilité de relation apaisée entre l’Algérie et la France si ce sujet n’est pas traité avec lucidité et courage.
« Qu’héritent nos enfants de nos peines ? » demande justement Leïla. Vos fictions sont-elles une manière de transmettre les impossibilités de dire ?
L’impossibilité de dire, de parler, de communiquer, d’interagir et en même temps d’oublier sont des thèmes récurrents de mes romans. C’était déjà le cas dans mon premier livre, Des ballerines de Papicha, où chaque membre d’une famille racontait sa journée et se racontait, tout en étant incapables, les uns avec les autres, de la moindre interaction. La difficulté d’être soi, d’exister en tant qu’individu à part entière, de trouver le bon équilibre entre pudeur et parole, sont très présents dans Au vent mauvais.
Quels mots et quels silences vous ont été transmis ?
Je viens d’un pays où le silence est une forme de prolongement de la pudeur. On parle peu de nos douleurs et de nos drames, et c’est l’un des sujets du roman : que gardons-nous et que transmettons-nous des guerres que nous vivons ? Tarek et Leïla en subissent trois, dont ils ne parlent jamais à leurs enfants. Et leurs enfants et petits-enfants feront de même : moi-même, je n’évoque que rarement la guerre civile et ce que nous avons vécu dans les années 1990. Pour autant, ne rien dire ne signifie pas ne rien transmettre. Le silence est une forme d’héritage. Important, car il pousse celui qui le reçoit à essayer de découvrir ce qu’il recouvre.
Notre collaborateur Renaud de Rochebrune, dont les lecteurs de Jeune Afrique et de La Revue connaissent bien la signature, est brutalement décédé le 22 septembre à l’âge de 75 ans. Depuis les années 1970 et en parallèle de ses carrières d’auteur et d’éditeur, il n’avait jamais cessé de collaborer avec les publications du groupe.
« Et vous Renaud, qu’en pensez-vous ? » C’était une sorte de rituel, à Jeune Afrique comme à La Revue. Lorsqu’un grand sujet était débattu en conférence de rédaction, quand les avis s’opposaient, que les interprétations divergeaient, Béchir Ben Yahmed (décédé en 2021) aimait, souvent, se tourner vers Renaud de Rochebrune. Entré à Jeune Afrique dans les années 1970 après avoir commencé sa carrière au quotidien Le Monde, Renaud avait d’abord dirigé Economia, l’un des titres du groupe, avant d’occuper de multiples fonctions à JA, puis à La Revue. Silhouette longiligne enveloppée d’une veste délavée de couleur moutarde, l’intéressé se lançait, de sa voix éraillée à nulle autre pareille.
Lorsque BBY lui donnait la parole, il le faisait avec malice, presque avec amusement, tant tous les deux se connaissaient par cœur. Car Renaud, tous ceux qui l’ont côtoyé le savent, avait un avis sur (presque) tout. Et savait présenter et défendre cet avis avec talent, éloquence et, souvent, avec un peu d’entêtement. Qu’il s’agisse de parler de cinéma, du durcissement du régime chinois, des fluctuations du cours du pétrole, du bilan des socialistes au pouvoir en France, de littérature ou de la guerre d’Algérie, sa grande passion et la grande affaire de sa vie, Renaud avait toujours quelque chose à dire, et cela pouvait durer un certain temps. Et provoquer de virulents débats, dont BBY se régalait.
Éditeur, auteur, journaliste
Économiste de formation – il avait étudié à HEC, comme le fondateur de Jeune Afrique, ce qui contribuait à renforcer le lien particulier qui les unissait –, Renaud a eu mille vies. Journaliste bien sûr, mais aussi éditeur – chez Denoël, principalement –, auteur, historien, critique de cinéma… Cycliste, également, car le vélo était une passion qu’il a assouvie jusqu’au bout. Il racontait volontiers ses ascensions du célèbre Mont Ventoux, dans le sud de la France, et restait capable, à 70 ans passés, de s’embarquer pour l’Afrique du Sud avec un ami afin de participer à une course amateur organisée au Cap.
IL ÉTAIT TRÈS ÉRUDIT, TRÈS HISTORIEN, IL CONNAISSAIT DES MILLIARDS DE CHOSES
Auteur et éditeur, il avait collaboré à plusieurs biographies de personnages historiques tels que Mao ou Messali Hadj, et avait connu un certain succès au début des années 1990 avec son livre Les patrons sous l’occupation, coécrit avec son ami Jean-Claude Hazera.
Plus récemment, il avait publié avec Benjamin Stora une monumentale Guerre d’Algérie vue par les Algériens, dont les deux tomes sont parus en 2016 et en 2019. « Nous nous sommes rencontrés dans les années 1990, il était venu m’interviewer sur la guerre civile qui déchirait l’Algérie à ce moment-là et nous sommes très vite devenus amis. Il est venu me voir au Maroc et c’est là, je m’en souviens très bien, qu’il m’a proposé cette idée : écrire une histoire de la guerre d’Algérie, mais vue par les Algériens. J’ai dit oui, mais je ne pensais pas que cela nous prendrait vingt ans et que ce serait un travail aussi énorme », témoigne l’historien.
« Il travaillait tout le temps »
Les deux amis ne se sont plus quittés – Renaud était fidèle – et ont multiplié les travaux en commun, partant ensemble à Ramallah interviewer les dirigeants palestiniens, écrivant à quatre mains des articles sur le cinéma, l’une de leurs autres passions communes. « Il était très érudit, très historien, il connaissait des milliards de choses, se souvient encore Benjamin Stora. Il était toujours débordé, il travaillait tout le temps, jour et nuit. Renaud et moi, ce sont vraiment vingt ans de compagnonnage intellectuel. »
À 75 ANS, RENAUD RESTAIT SUR TOUS LES FRONTS
Avec Jeune Afrique aussi le compagnonnage fut long – près de cinquante ans – et fécond. Tour à tour journaliste, rédacteur en chef, conseiller, membre du comité éditorial, Renaud a été de toutes les aventures, suivant Béchir Ben Yahmed à La Revue tout en continuant de livrer des articles à JA.
« Nous nous étions rencontrés au milieu des années 1970, puis nous nous sommes retrouvés à La Revue, confirme son ami l’économiste et éditeur Marc Guillaume. Nous étions encore ensemble il y a une quinzaine de jours, je suis allé voir sa maison dans la Creuse, il est venu dans la mienne dans l’Aveyron. Nous avons parlé de vélo, nous voulions faire des ascensions ensemble, je l’avais associé à la revue d’écologie que je m’apprête à lancer, on avait mille projets… Je suis effondré. »
À 75 ans – qu’il a fêtés le 22 mars – Renaud restait sur tous les fronts. Son dernier article, nous l’avons publié mercredi dernier, il portait sur Ordalies, le tribunal de l’invisible, film subtil d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav sur les pratiques magiques au Congo. Son prochain texte aurait dû traiter du film The Woman King, sur les Amazones du Bénin. Lors de ses conversations sur le sujet avec le responsable des pages culture, il avait confié ne pas aimer le film, trop hollywoodien pour ses goûts d’esthète, mais il voulait tout de même en montrer les aspects les plus positifs. Déjà, il se préparait à aller voir Black Panther II, sans grand enthousiasme mais avec un sens consommé du devoir.
Indomptable
Plus à l’aise avec les films d’art et d’essai qu’avec les blockbusters grand public, il fuyait les mondanités du monde du cinéma, mais adorait tout de même suivre les grands raouts de la profession comme le Fespaco, à Ouagadougou, le Festival d’El Gouna en Égypte ou le festival de Cannes dans le sud de la France, qu’il ne manquait jamais. Il était d’ailleurs devenu l’un des meilleurs spécialistes du cinéma africain, dont il avait interviewé la plupart des grands réalisateurs.
Renaud de Rochebrune, c’était un de ces personnages n’entrant dans aucune case dont Béchir Ben Yahmed aimait à s’entourer. C’était aussi, à sa façon, un indomptable : dépourvu de tout goût pour la consommation, se contentant d’une vie intellectuelle intense, il menait sa barque en toute liberté. Sans Dieu ni maître. Salut, Renaud. Et merci.
Toute l’équipe de Jeune Afrique s’associe à la douleur de tes proches et de ta compagne, Françoise.
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