Dans « Les Vertueux », Yasmina Khadra évoque les Turcos de l’armée française. Un roman dont le souffle épique est au service de la mémoire collective. Interview.
L’écrivain Yasmina Khadra, à Paris en septembre 2016. © Vincent Fournier/JA
Difficile de se réinventer quand, comme Yasmina Khadra, on a écrit une œuvre aussi riche et passionnante. Et pourtant, avec Les Vertueux, l’écrivain algérien, aujourd’hui âgé de 67 ans, parvient encore à nous surprendre. Toujours aussi inspiré lorsqu’il parle de son pays, il ressuscite la mémoire des Turcos, les tirailleurs algériens qui ont servi dans l’armée française, et nous plonge dans les tranchées de la première guerre mondiale, au sein de leur héroïque deuxième régiment.
Parmi les Turcos, Yacine Chéraga, à peine sorti de l’adolescence, contraint de faire la guerre à la place du fils d’un caïd qui a pouvoir de vie et de mort sur le jeune homme et sa famille. Yacine s’illustre sur les champs de bataille sous le nom de caporal Hamza.
Ce n’est que la première partie d’une fresque épique qui fait vibrer la corde sensible des grands sentiments humains. Selon les propres dires de Yasmina Khadra, « dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste ». C’est pourquoi nous resterons discrets sur les multiples rebondissements qui nous captivent du début à la fin.
Lors de son retour en Algérie, après la guerre, Yacine demande à Sid, son frère d’armes : « Alors pourquoi ne se souviendrait-on pas de nous autres [les tirailleurs algériens] ?
— Parce que c’est comme ça. Si nous avons été égaux dans le martyre, l’Histoire ne retiendra que les héros qui l’arrangent », répond Sid. Par la puissance de sa plume, Khadra met des noms, des visages, des récits sur ces grands oubliés de l’Histoire.
Jeune Afrique : D’où vous est venue l’idée de ce roman ?
Yasmina Khadra : Elle s’est ancrée en moi il y a une quinzaine d’années, quand j’ai préfacé une bande dessinée consacrée aux Turcos. Ne me manquait plus qu’à trouver une bonne histoire capable de nous transporter, de nous faire vivre une époque qui expliquerait pourquoi nous sommes devenus un peuple d’écorchés vifs. Yacine Chéraga, mon personnage principal, m’a paru à même d’incarner ce que les Algériens de la première moitié du siècle dernier ont traversé.
C’était une époque où les paradoxes s’affrontaient sans pour autant se croiser. Les différentes communautés évoluaient dans des mondes parallèles. Face aux milliers de questions qui se posaient, les réponses étaient rares et n’expliquaient pas grand-chose. Yacine était dans cette perplexité permanente. Il subissait sans savoir pourquoi. La Grande Guerre, la trahison, la traque, la peur et les aléas de la loyauté le rendaient étranger à lui-même. Cependant, grâce à sa candeur prophétique, il continuait à garder le cap, tirant de chaque épreuve une formidable leçon de vie. Les Vertueux sont une escale dans la mémoire tourmentée, une sorte de conjuration que je laisse découvrir au lecteur. Dévoiler un seul pan de cette histoire gâcherait tout le reste.
Comme tous les habitants du douar, Yacine est un miséreux, voué à le rester toute sa vie. L’armée, dans laquelle il est enrôlé de force, est-elle paradoxalement une chance pour lui d’échapper au système féodal qui règne alors ?
Yacine n’a pas accepté de partir à la guerre pour échapper à la tyrannie du caïd, ni pour offrir à sa famille les moyens d’une existence décente. Il n’a pas eu le choix. Le caïd a été très clair. La menace qui pesait sur lui en cas de refus ne faisait aucun doute.
À l’époque, certains caïds se permettaient tout. C’étaient des satrapes, pour qui la vie d’un sujet n’avait pas plus de valeur que celle d’un mouton sacrificiel. Ils bénéficiaient d’une impunité absolue aux yeux de l’administration coloniale, qui leur avait délégué une partie de son autorité afin d’assujettir « la populace ». Beaucoup de caïds ont participé à la spoliation des terres appartenant aux autochtones pour les céder aux colons. Les incessantes insurrections du peuple algérien ont souvent été torpillées par la trahison de ces mêmes caïds. Le roman s’attarde sur ces faits-là.
L’histoire des Turcos, et des soldats coloniaux en général, est-elle suffisamment racontée en France et en Algérie ?
Qui se souvient des Turcos aujourd’hui, notamment en Algérie ? Les nouvelles générations n’en entendent même pas parler. Dans nos livres d’histoire, on se limite à la guerre de libération de 1954-1962. Nos héros sont les maquisards et leurs dirigeants. Les Turcos, eux, sont perçus chez nous comme des souvenirs dérangeants. Ils étaient les soldats de la France.
Quand le seul fait d’écrire en français est considéré comme une infâme allégeance à la France, imaginez comment sont perçus ceux qui sont morts ou qui ont combattu sous l’uniforme français ! Il ne s’agit pas là de traumatismes historiques, mais d’un besoin maladif de s’inventer des ennemis, des souffre-douleur et des boucs émissaires. Le mal est profond. Pour certains, la seule culture qui reste est la culture de l’invective, de la diabolisation et de l’exclusion. Cette attitude se veut « légitime ». Ceux qui n’ont pas d’arguments choisissent la dramatisation outrancière et l’animosité criarde pour se donner de l’importance et un minimum de contenance.
Vos scènes de bataille sont saisissantes. Vous êtes-vous servi de votre expérience militaire pour vous mettre à la place de vos personnages ?
L’écrivain a cette faculté de s’interroger sur les époques et les événements, puis de se les approprier. C’est sa vocation. Beaucoup d’auteurs ont magistralement décrit la guerre sans avoir tiré un seul coup de feu, sans même avoir touché à un fusil. Pour ce qui me concerne, peut-être mon expérience militaire m’a-t-elle aidé à mieux cerner l’absurdité des hommes. Je n’ai pas raconté la guerre, je l’ai écoutée avant de la traduire aux lecteurs. Les événements que je relate ne sont que des supports destinés à exposer les états d’âme de ceux qu’on envoie au charbon sans qu’ils sachent, au juste, pourquoi on leur fait croire que se trouver sur un champ de bataille est plus gratifiant que d’être dans le lit d’une femme.
Dans l’Algérie colonisée que vous dépeignez, il y a énormément de misère, et aussi une petite frange de bourgeois musulmans que Yacine côtoie. La colonisation est-elle l’enfant du capitalisme ?
Aucun rapport. L’Algérie était une nation moderne avant 1830. Elle avait autant de madrasa que la France avait d’écoles. Elle avait ses poètes, ses savants, ses architectes, ses hommes d’affaires, ses administrateurs, ses seigneurs, ses jardins d’Eden, ses médinas florissantes. Et elle comptait énormément de familles riches. Certaines d’entre elles ont financé les différentes insurrections qui ont jalonné les cent trente-deux ans d’occupation. L’histoire coloniale a occulté cette réalité pour se focaliser sur les franges sociales défavorisées, afin de montrer la colonisation sous l’habit humanitaire et civilisationnel.
Yacine a beaucoup enduré et, pourtant, il pardonne. Peut-on tout pardonner individuellement ? Peut-on et doit-on tout pardonner collectivement, en particulier l’histoire coloniale de la France en Algérie et dans le monde ?
Le pardon est un accès à la libération de soi-même. Chacun est libre de choisir la façon de renaître de ses meurtrissures. On peut soit tourner la page et ouvrir un nouveau chapitre pour aller de l’avant, soit se verrouiller dans la frustration et cohabiter avec ses vieux démons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tourner la page ne signifie pas l’effacer. La mémoire se doit d’être préservée, mais elle ne doit pas chahuter l’aube des lendemains qui chantent.
Or c’est exactement l’effet inverse qui se produit de nos jours. En France comme en Algérie, les vieux démons veillent au grain. Pour quel dessein ? Aucun de sérieux. On entretient la haine faute de savoir se recueillir sur les morts en pensant aux générations de demain, qui n’ont aucune raison de porter sur leurs épaules et dans leur conscience les méfaits de leurs ancêtres. Il existe, hélas, des gens qui sont persuadés que la rancœur est l’unique port d’attache qui leur reste en ce monde à la dérive.
Vous parlez de l’absurdité de la première guerre mondiale et ce mot, qui revient à plusieurs reprises, fait écho à l’actualité. Une troisième guerre mondiale est-elle possible ?
Je ne pense pas à la guerre, mais à ses victimes, à ces jeunes qui aspirent à vivre le peu de joies que l’existence leur concède et qui sont appelés à mourir pour des slogans aussi creux que les douilles des balles perdues. La guerre est la plus grande arnaque que les hommes aient inventée depuis qu’on leur a fait croire qu’il existe des causes plus importantes que leur vie.
Tant que l’on continuera à « s’atomiser » les uns les autres afin que les harangues belliqueuses nous paraissent plus enthousiasmantes que nos propres chants intérieurs, les tambours funèbres supplanteront toutes les symphonies de nos rêves et de nos certitudes. Heureux celui qui envoie au diable les causes idéologiques pour s’émerveiller devant une coccinelle courant sur du gazon ou un colibri s’abreuvant dans une corolle de fleur. Dans L’Attentat, j’ai écrit : « Il n’y a rien au-dessus de ma vie, et ma vie n’est pas au-dessus de celle des autres. » C’est peut-être ce que l’on devrait se répéter, de temps en temps, pour s’éveiller à la vérité, c’est-à-dire à la plus juste des causes : vivre et laisser vivre.
Les Vertueux, de Yasmina Khadra, Mialet-Barrault Éditeurs, 541 pages, 21 euros
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