Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane et le colonel Sadek en 1956.jpg
Il a écrit avec d’autres parmi les plus belles pages de nos maquis anticolonialistes.
Le 14 novembre 1920, naît Dehiles Slimane dans le petit village d’Aït Berdjal, dans un piémont du Djurdjura, surnommé les Ouadhias. Le jeune Slimane grandira dans l’onde de choc de la Première Guerre mondiale qui venait de s’achever deux années auparavant.
Les Algériens (dénommés indigènes à l’époque) étaient directement investis dans cette confrontation des puissances occidentales qui emporta le monde entier dans la tourmente. Orphelin dès l’âge de 15 ans, son père Ramdane décédera après son retour de la Première Guerre mondiale 1914-1918.
Une expérience de baroud
Ce contexte des lendemains apocalyptiques met tous les sens du jeune Slimane en éveil. Il se résigne à quitter l’école, de toute façon non prometteuse, pour aller travailler dans la plaine d’Alger chez un riche colon. L’expérience renouvelée dans les vendanges n’est pas heureuse et Slimane reprend, par à-coups, des activités dans le village, marquées par l’agriculture de montagne ; autant dire une vie à moitié désœuvrée. La vingtaine d’années bien sonnée, le jeune Slimane, las de vivoter entre les fermes de Rouiba et le bricolage à Aït Berdjal, décide, coûte que coûte, de prendre son destin en main.
Il reprend la route vers l’Algérois mais cette fois hors des chemins battus des fermes coloniales. En 1942, il franchit la porte d’une caserne à Maison-Carrée (El Harrach), puis il sera orienté vers la grande caserne de tri et de sélection à Miliana pour s’engager résolument dans l’armée qui, de toute façon, allait le cueillir. Arrivé à Miliana, il trouve un attroupement de jeunes Algériens comme lui faisant la queue à l’entrée de cette grande caserne coloniale.
Il y avait une grande tente à l’intérieur de laquelle un officier français était assis sur une chaise, et à ses côtés, sur un tapis, un autochtone qui servait de traducteur, et deux grandes gamelles remplies de dattes et de petit-lait à même le sol. Son tour venu, il fonça à l’intérieur de cette tente et le goumi l’invita à s’asseoir puis lui demanda son nom, prénom et d’où il venait.
Il remarqua rapidement le regard persistant de l’officier français qui l’invita à s’abreuver et manger quelques dattes. Slimane Dehiles, plutôt que de plonger dans la gamelle, fustigea de son regard l’officier qui sourit en hochant la tête en disant au goumi : «C’est bon, on le prend». C’était le test de sélection. Il faut dire qu’à l’époque aucune autre issue n’était offerte aux jeunes autochtones juste bons pour servir les intérêts des plus forts, et la France, engagée dans un nouveau conflit avec l’Allemagne, avait besoin de renforts pour ne pas dire chair à canon.
Très vite, il débarque avec les troupes alliées, anglo-américaines, sous le commandement du général Eisenhower, au sud de l’Italie, près de Naples, à Monté Cassino, une ville qui venait tout juste de subir de lourds bombardements allemands et une révolte populaire sans précédent contre le nazisme et le fascisme. Octobre 1943, il vit sa première grande expérience de baroud dans la lutte contre l’occupant allemand, la fameuse Wehrmacht, dans la province de Veneto, au nord-est de l’Italie. Durant plus de trois mois, les combats ont été d’une rare intensité.
Le 20 août 1944, le jeune soldat Slimane rejoint, avec son bataillon, la France au prix de très lourdes pertes. Ils entrent en France, après avoir perdu beaucoup d’hommes tirailleurs algériens face à une résistance farouche, ils arrivent à Strasbourg le 24 décembre 1944. En mai 1946, il était mobilisé dans le nord de l’Allemagne.
Slimane va se distinguer par son courage et cette guerre le façonne de manière irréversible pour le prédestiner à une vie de combat. Alors que les événements de mai 1945 éclatent dans la Kabylie sétifienne et le Nord-Constantinois, Slimane est encore mobilisé dans l’Allemagne libérée du führer. A peine le nazisme vaincu, il se rend vite compte que le regard des officiers français sur les soldats indigènes n’est plus le même. Il vire à la suspicion.
Loin de comprendre le désir des Algériens de s’émanciper à leur tour, l’armée française vit la révolte du 8 mai 1945 comme un acte de sédition. Le fossé entre les deux communautés s’agrandit et ce qui devait arriver arriva : certains ont été envoyés en Indochine et d’autres qui ont pu refuser cette option ont été démobilisés. L’armée française le contraint de rester pour rejoindre un autre champ de bataille qui sera l’Indochine.
Il refusera et demandera la démobilisation qui lui sera refusée. Par conséquent, il sera soumis à des travaux quotidiens au sein de sa base, mais voilà qu’un jour le colonel français de son bataillon viendra inspecter sa base à dos de cheval. Il demandera au jeune tirailleur de ramasser une crotte de cheval jonchant le sol avec ses mains.
Il fustigera le colonel français de son regard perçant en lui jetant la crotte de cheval à la figure devant toute l’assemblée d’officiers français. Il sera rapidement neutralisé et envoyé au cachot pendant trois mois pour insubordination à la hiérarchie supérieure et surtout pour avoir manqué de respect à un officier supérieur de l’armée française. Après avoir purgé sa peine, il sera démobilisé vers décembre 1946.
Un rebelle incontesté
Libéré de l’uniforme français en décembre 1946, il gagne Paris où il s’engage comme ouvrier dans les usines Simca, près de Nanterre, ville connue pour ses «célèbres» bidonvilles où s’entassent les familles algériennes.
Très vite, le jeune soldat devenu ouvrier rejoint les rangs du PPA-MTLD dirigé par Messali El-Hadj dans le nord de la France à Lille où il sera affecté, et dont l’écrasante majorité des militants vient d’Algérie comme Slimane Dehilès. En mars 1946, il adhère au PPA-MTLD et active sous l’égide de la Fédération de France. Il fera la connaissance de Belkacem Radjef, représentant du PPA-MTLD en France, l’homme de main de Messali El Hadj.
Belkacem, lui aussi, vient de la région du Djurdjura, originaire de Fort National (Larbâa Nath Irathen). Au cours d’une discussion dans un café, Belkacem sera réjoui de savoir que Slimane est un tirailleur de la Seconde Guerre mondiale qui avait débarqué à Monté Cassino. Après plusieurs rencontres durant des mois, Slimane Dehiles sera lassé de la politique menée par Messali El Hadj au sein de ce parti.
En revanche, il déclarera à Belkacem qu’il était grand temps de passer aux actions subversives. Par contre, Belkacem ne cesse de faire l’éloge du grand Zaïm qui incarne pour lui le libérateur du peuple algérien. Une complicité entre les deux hommes va rapidement s’établir.
Slimane lui dira en ces termes : «Ecoute Belkacem, apparemment ce Messali nous mène en bateau avec ses discours politiques plein de promesses qui n’aboutissent pas».
Belkacem : «Pourquoi dis-tu ça, Slimane ?»
Slimane : «Il m’a l’air d’un pétard mouillé»
Aussitôt Belkacem sort de son cartable une photo du Zaïm le montrant en train de poser avec des officiers français et une femme apparemment française.
Slimane : «Qui est la femme à côté de Messali ?»
Belkacem : «Tametotiss (son épouse)»
Slimane : « Ah bon ! Il est marié à une Française ?»
Belkacem : «Oui, et après !?»
Slimane : «Tu dis qu’il désire nous libérer de la France ! Il n’a pas déjà réussi à faire sortir la petite France (sa femme) de sa maison, alors qu’il cherche à faire sortir la grande France du territoire algérien.»
Belkacem éclate de rire…
Slimane : «Awah Belkacem, ce Messali est un drôle de coco !»
«Je suis un soldat après tout, et en passant par ce champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale, j’ai compris quelque chose de capital et de déterminant. La liberté s’arrache par les armes et non par les discours stériles. La France est rentrée sur notre territoire par les armes, elle n’en sortira que par les armes !».
Belkacem : «Autrement dit !»
Slimane : «Il faut tirer sur la France !»
Belkacem : «Soussem ! On va se faire embarquer…»
Slimane Dehilès est avant tout un rebelle mais un sacré baroudeur, l’homme n’a pas froid aux yeux. Il écrira des tracts dénonçant le régime totalitaire du colonialisme français en le traitant de république fasciste.
Il est arrêté le 29 juin 1948 en région parisienne et sera traduit et jugé près le tribunal de Paris pour atteinte à la sûreté de l’Etat français. Il écopera de deux ans d’emprisonnement à la prison de Strasbourg et 70 000 anciens francs d’amende. Il sera frappé d’interdiction pendant 5 ans en Algérie pour avoir distribué des tracts hostiles à la présence française en Algérie. Après avoir purgé sa peine de deux ans, il rejoindra l’Allemagne et s’établira dans une petite ville frontalière nommée Rockenhaussen.
Quelques années plus tard, vers début novembre 1954, plus précisément le 4 novembre, il apprendra à son passage dans la ville de Paris qu’un déclenchement s’est opéré par le tout nouveau parti qui est le Front de libération nationale, lui qui était toujours entre l’Allemagne et la France. Il se dirigera à la gare de Lyon, et sautera dans le premier train à destination de Marseille.
Il arrivera à la gare Saint-Charles de Marseille très tôt dans la matinée du 5 novembre, et s’embarquera dans un avion, un DC 3 McDonnell Douglas, à destination d’Alger muni d’une fausse carte d’identité française et d’une arme de poing. Entrant dans la cabine de l’avion, il prendra place aux côtés d’une passagère française qui refusera d’être assise aux côtés d’un indigène, et demandera au stewart de déplacer Slimane à un autre siège.
Il se lèvera avec un sourire et dira à la dame : «Si vous saviez combien d’Algériens comme moi sont tombés entre Monté-Cassino et Strasbourg pour que vous puissiez jouir de votre liberté et de votre indépendance !» Il se dirigera vers l’arrière de la cabine et prendra place. Le vol dure 3 heures et enfin l’avion se pose à l’aérogare de Maison Blanche, à Alger, aux environs de 12 heures.
Un policier des frontières monte à bord de l’avion et s’enquiert du fameux coffret remis par le commandant de bord qui contenait les cartes d’identité des voyageurs. Le policier appellera à tour de rôle les passagers en leur remettant à chacun sa carte d’identité. Il sort de l’aérogare en se dirigeant vers une station de car qui l’emmènera à Tizi Ouzou.
Dès novembre 1954, exactement le 5 novembre, il rentre clandestinement à son village en Kabylie. Il fut l’un des premiers à rejoindre les rangs de l’ALN (Armée de libération nationale).
En juin 1955, il participa à la réunion d’Ath Dwala, ayant regroupé le colonel Amirouche Aït Hamouda, Krim Belkacem, Mohammedi Saïd, Yazourène (Vriruc), Abderahmane Mira et le colonel Ouamrane. Laquelle réunion avait débouché sur une grande offensive contre l’armée française, au cours de laquelle ils avaient récupéré 1200 armes, 627 millions en argent liquide et des centaines de milliers de cartouches.
Fort de son expérience militaire, c’est à lui qu’échut le devoir de former la première compagnie en Kabylie. Ce qu’il fit avec brio : «En moins de six mois, l’organisation politico-militaire était une réalité.» Mais il n’est pas resté longtemps en Wilaya III. Aguerri dans le combat contre l’ennemi durant la Seconde Guerre mondiale, il entraîne activement ses troupes à récupérer des armes et des fonds pour mener une vraie guerre contre l’armée coloniale.
C’était la préparation de l’opération l’Oiseau bleu initiée par les chefs kabyles qui allaient pour la première fois infiltrer l’armée française depuis le début du déclenchement de la guerre.
Fort de son expérience dans les troupes alliées, il lui incombe le devoir de lever et de former la première compagnie en Kabylie. En moins d’un an, il est à la tête d’une véritable organisation politico-militaire. Entre-temps, sorti de prison en janvier 1955, Abane Ramdane rejoint les rangs du FLN et s’impose tout de suite comme chef naturel de l’insurrection.
Entre Abane et Dehiles, c’est tout de suite la grande entente. Tout se passe comme si le côté stratège d’Abane et le côté baroudeur de Dehiles entraient en symbiose. Après la Wilaya III, Abane le charge de prendre en main la Wilaya IV et participe avec lui au congrès de la Soummam. L’Algérois et le massif Blidéen avaient besoin de renforts en hommes et en armes en ces premières années de la guerre d’indépendance.
L’appel des intellectuels initié par le FLN le 19 mai 1956
«Deux années après le déclenchement du 1er Novembre 1954, je me trouvais dans l’Algérois au lieu-dit Beni Missra, au nord-est de Médéa, dans l’Atlas blidéen, où j’avais installé le PC, le poste de commandement militaire de la Wilaya 4 (l’Algérois) que je dirigeais depuis quelque temps. En prévision de la progression ennemie dans la région, je prenais souvent ma paire de jumelles afin de scruter l’horizon.
Par un beau matin de printemps, après avoir pris une tasse de café bien chaud avec mes compagnons d’armes, je saisis encore une fois cette paire de jumelles pour balayer l’horizon. Après une observation minutieuse tous azimuts, et à ma grande surprise, voilà que j’aperçois un mouvement suspect qui se dessinait au loin en avançant dans ma direction.
Intrigué, je donne l’alerte au PC. Au fur et à mesure que celle-ci progressait inlassablement, je distinguais des silhouettes portant des tresses ; c’était un groupe de quatre cavaliers constitué de trois jeunes femmes et un seul homme. Meryem Belmihoub (ép Zerdani), Fadila Mesli (ép Rédjimi), Safia Bazi et Amara Rachid.
Arrivés à une vingtaine de mètres de moi, ils descendirent à terre. Je les saluai avec beaucoup de chaleur et d’affection sachant qu’ils étaient les premiers étudiants à avoir répondu à l’appel du FLN initié par Abane et Ben M’hidi ayant sollicité la participation des éléments intellectuels algériens à travers un tract diffusé au début du mois de mai 1956. Ce jour-là, c’était le 19 mai 1956… Ils furent logés à côté de mon PC pour les garder en contact permanent.
Dès le premier entretien, il s’était avéré que Amara Rachid était un paramédical de la faculté de médecine d’Alger, Fadila Mesli, infirmière venue de Tlemcen, Meryem Belmihoub, faculté de droit, et Safia Bazi, institutrice. D’autre part, en prévision de l’arrivée d’autres groupes, je me devais de les intégrer rapidement aux mouvements d’embuscades dans la région. Entre le 18 et le 30 de ce mois de mai 1956, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, drainant dans son sillage tous les lycées d’Alger, Maison Carrée, Blida, Médéa et Berrouaghia.
Ainsi submergé par des affluences de toutes parts, ce qui révèle que le tract du FLN initié par Abane et Ben M’hidi fut un catalyseur formidable ayant orchestré les énergies à travers tout le pays. Je me tourne vers Abane et Benmhidi en leur disant : «Maintenant que nous sommes rejoints par des intellectuels mais en plus par nos Algériennes, le colonialisme français est foutu…!»
Le colonel Sadek devient responsable politico-militaire de la Wilaya IV, avec le grade de colonel. Sous sa responsabilité, et en application des résolutions de la Soummam, la Wilaya IV connaît un grand essor, notamment dans le domaine militaire avec la création d’unités d’élite appelées commandos, parmi lesquelles on peut citer le mythique commando Ali Khodja, de la zone 1, qui a mené la vie dure aux troupes coloniales dans les montagnes de l’Algérois.
Sous son commandement, la Wilaya IV connaît aussi un rayonnement politique incontestable, avec l’avènement de jeunes recrues instruites, à la faveur de la grève des étudiants et des lycéens d’octobre 1956, qu’il a aidé à intégrer les rangs de l’ALN, et aussi l’intégration d’éléments issus du Parti communiste algérien au sein de la Révolution. D’où la complexité qu’ils eurent, lui et l’encadrement, antérieur et futur de la Wilaya IV, à gérer la psychose de la «bleuite», qui provoqua des ravages dans certaines wilayas, notamment dans la III.
Le commandant Bousmaha de la Wilaya III ayant connu le colonel Sadek affirme, dans son témoignage, que l’ancien chef de la Wilaya IV «privilégiait la formation et encourageait ceux ayant suivi un cursus scolaire». Ainsi, selon Bousmaha, Sadek a pu transformer la Wilaya IV en «pépinière de cadres révolutionnaires instruits».
Pour le problème de l’armement, le colonel Sadek part en mission à l’extérieur vers le mois d’avril 1957 et conduira en 1959 la toute première délégation de l’Armée de libération nationale (ALN) à Pékin en Chine pour rencontrer Mao Tsé Toung afin d’approvisionner l’armée. «Il était entier. Il répugnait à faire des compromissions», raconte Yaha Abdelhafidh, ajoutant qu’il appréciait chez lui «son franc-parler».
Cet ancien cadre de l’ALN de la Wilaya III se souvient également qu’il avait eu à rencontrer, à plusieurs reprises, le colonel Sadek à Ighil Imoula, haut lieu de la Révolution où fut tiré la première fois l’historique appel du 1er Novembre – où «il venait souvent pour rencontrer le chahid Amar Ath Cheikh, un maquisard de 1947, dont il appréciait la compagnie». Les deux hommes se retrouveront, à partir de 1963, aux maquis du FFS.
L’organisation militaire de la wilaya IV dirigée par le colonel Sadek
Les sous-officiers élus par les soldats, une discipline librement consentie parce que établie en commun, la fraternité prônée et vécue réellement, l’alphabétisation pratiquée entre deux opérations militaires, la libre discussion instaurée en permanence, et tout à l’avenant, voilà une région militaire (Wilaya IV) qui avait de quoi étonner !
C’était la Wilaya IV, qui regroupait tout l’Algérois, y compris Alger après la bataille. Au mois d’avril 1957, 5 000 hommes la composaient. Bien entendu, ils n’étaient pas tous rassemblés, mais répartis dans de nombreux secteurs, eux-mêmes cloisonnés, mais partout les mêmes règles, le même style.
Le colonel Sadek (de son vrai nom Slimane Dehiles) dirigeait la Wilaya IV depuis qu’Ouamrane était parti pour Tunis en mission et y installait le CCE. Le colonel Sadek était une des personnalités les plus originales de l’A.L.N.
Grand, maigre, le regard rieur, contredisant les traits sévères du visage comme taillé à coups de serpe, rusé à l’extrême, abordant tous les problèmes par le biais de l’humour.
Cet autodidacte pouvait tout aussi bien réciter ou plutôt interpréter avec saveur des poèmes de Si Mohand que des tirades entières de Victor Hugo, ou encore de longs morceaux de L’Iliade et de L’Odyssée. Sachant que son accent kabyle faisait merveille dans ce genre de texte, il en rajoutait. Combattant de la première heure, il était aux côtés de Krim Belkacem et des chefs kabyles quand celui-ci forma les premiers maquis en Wilaya III, au pied du Djurdjura.
Son adjoint politique, le commandant Si M’hamed, le commandant Ahmed Bouguerra pour l’état civil, né vingt-sept ans plus tôt à Affreville, était grand, athlétique, sérieux, respecté. C’est lui surtout qui imprima sa personnalité à la Wilaya IV. Politiquement, il était déjà très avancé si on le compare aux chefs politiques des autres wilayas.
L’adjoint militaire était Si Lakhdar, un maçon qui avait dû sa rapide promotion à son courage. Il avait animé les fameux commandos zonaux avec Ali Khodja. Toutes les guerres de ce type voient émerger, des deux côtés, des hommes dont la détermination au combat, le courage ou… l’inconscience entraînent vers des actions exceptionnelles d’audace et d’efficacité. Ali Khodja et Si Lakhdar faisaient partie de ces hommes-là.
Le responsable du renseignement et de la propagande était le commandant Omar Oussedik, doyen de l’état-major. Depuis longtemps connu sous le nom de Si Taleb, ancien ouvrier d’usine, syndicaliste, clandestin, élégant, énigmatique, peu disert, marxisé. Si Salah Zaâmoum, le responsable des liaisons militaires, un officier sympathique, la parole facile, des yeux bruns intelligents, dont la réserve pouvait passer pour de la timidité, était le modèle du désintéressement et de la passion vraie.
L’état-major comprenait aussi le commandant Azzedine, chaudronnier très à l’aise dans les bagarres. Il y avait, enfin, Boualem Oussedik, qui, lui aussi, était un homme de valeur. A vingt-deux ans, il quittait l’université pour rejoindre le maquis. Étudiant brillant, il avait collectionné les diplômes et avait sérieusement étudié le marxisme. Le colonel Si Sadek l’avait chargé de monter un tribunal en Wilaya IV afin de traiter les affaires juridiques. Il était en quelque sorte le chef des commissaires politiques.
Cet état-major tenait beaucoup à l’égalitarisme; les officiers et sous-officiers ne portaient pas d’insignes distinctifs sur leur uniforme, qui était le même pour tous. Même solde aussi, 1000 francs (de l’époque) par mois, mais la femme du combattant en recevait 2000 par mois si elle habitait la campagne et 5000 si elle habitait la ville.
L’arrivée de cadres, d’intellectuels, de chefs de réseau (brûlés dans la capitale), d’étudiants avait permis un encadrement tout à fait exceptionnel et concouru à créer un style Wilaya IV. Chaque action, chaque embuscade, qu’il y eut réussite ou échec, faisait l’objet d’une critique, puis d’une autocritique. Aucune décision importante n’était prise par un seul chef. Pour la moindre embuscade, il fallait l’accord du commissaire politique. La devise était tout le monde est nécessaire, personne n’est indispensable.
La victoire de la bataille de Palestro ( Lakhdaria) en 1956 qui dura 13 semaines où l’armée coloniale française connut de lourdes pertes, en l’appelant le «Sourire kabyle», était devenue populaire dans l’histoire de la guerre d’Algérie, due à sa grande organisation militaire face à l’adversaire.
Cette grande bataille était conduite par le général Simon qui a fini par battre en retraite et a terminé sa carrière dans un asile psychiatrique à Perpignan, dans le sud de la France Ce qu’apprenaient d’abord ces intellectuels, c’est que, dans ce combat inégal à plus d’un titre avec l’armée française, la force de l’ALN résidait dans l’extraordinaire endurance de ses hommes, leur frugalité, leur mobilité.
Cependant, cette wilaya n’aurait pas pu tenir si longtemps ni enregistrer tant de succès si elle n’avait compté que sur son organisation intérieure originale, la personnalité de ses chefs, la vaillance de ses soldats. Il lui fallait aussi l’eau du poisson, c’est-à-dire l’appui des populations. La coordination entre L’ALN et le peuple était assurée par un imposant réseau de moussebilines.
Ces auxiliaires civils étaient des partisans opérant là où ils résidaient. Leurs tâches étaient multiples : sabotage des voies de communication, transport des munitions et des blessés, renseignements sur les mouvements de l’adversaire, etc. En outre, la Wilaya IV faisait fonctionner en permanence des écoles de cadres, des services sanitaires, des services sociaux pour les veuves et les orphelins, en plus des services de propagande, d’information, de logistique et de politique.
Dans une interview, il dira : «La Wilaya IV, dont j’avais la charge, était devenue une wilaya intellectuelle, avec tous les étudiants qui y affluaient». Il était le soutien fidèle d’Abane Ramdane dans l’état-major de la Révolution à l’extérieur, à Zamalek, en Egypte. Il payera cette fidélité par une espèce de marginalisation.
Il ne s’était jamais remis de l’assassinat d’Abane Ramdane. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il parlait de ce dirigeant de la Révolution comme étant une lumière qui est passée dans le ciel d’Algérie pour nous éclairer. Il devient membre du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) de 1957 jusqu’en 1962.
Abane assassiné, le colonel Sadek refusa d’appartenir aux différents clans qui se sont constitués à l’extérieur. L’homme était de nature rebelle et tranchant, il n’aimait pas les faux-semblants. Aussi, il n’hésitait pas à le faire savoir. Il avait confié à des proches qu’il était étroitement surveillé par les hommes de Boussouf au Maroc et il arriva à déjouer plusieurs fois des tentatives de liquidation au Maroc.
L’année 1959, la révolution algérienne a connu l’une des périodes les plus terribles de sa jeune histoire. Multiplication des opérations militaires françaises, pertes énormes de moudjahidine et d’officiers de valeur. Et surtout, une crise au sommet. En décembre 1959, le colonel Sadek participe à la fameuse réunion des 10 colonels à Tunis.
Celle-ci avait pour objectif de remanier les organismes extérieurs du CNRA et du GPRA, pour tenter de résoudre le différend entre l’état-major et le GPRA, qui était d’après lui «monté de toutes pièces par Abdelhafid Boussouf qui voulait tout contrôler en mettant les hommes du MALG aux postes sensibles»; de son aveu, il était difficile d’obtenir le consensus. «Boussouf, disait-il, avait une lourde responsabilité dans les divisions au sein de la révolution.
Ce poulain de Fethi Dib, chef des services secrets égyptiens, a été pour beaucoup dans l’assassinat de Abane et dans l’instrumentalisation du MALG (ancêtre de la Sécurité militaire).» La réunion avait duré 33 jours et débouché sur la création de l’état-major général, dont le commandement est confié à Houari Boumediene. Il a été désigné au commandement des opérations militaires spéciales et occupa le poste d’adjoint du colonel Houari Boumediène sur le front ouest jusqu’à l’indépendance.
Il prend conscience que souvent les révolutions dévorent leurs propres enfants. L’élimination de cet illustre dirigeant par des apparatchiks du FLN-ALN a laissé une blessure collective profonde mais aussi, hélas, une culture de violence au sein des «élites» politiques. Il finit par épouser la veuve de Abane en novembre 1959 avec laquelle il partage le reste de sa vie.
Il adorait débattre et avoir le point de vue des plus jeunes. Il avait de l’admiration pour les études, sans doute parce qu’il en a été sevré mais aussi parce qu’il a encadré de nombreux intellectuels qui ont rejoint le maquis de la Wilaya IV. Il ne mâchait pas ses mots pour dire tout le mal qu’il pensait de ses compagnons d’armes responsables de crimes contre leurs propres frères comme il n’hésitait pas à dénoncer le système dictatorial de Boumediène. Toujours plein d’énergie et polémiste, il adore discuter avec des universitaires.
L’homme de tous les temps forts
L’indépendance de l’Algérie ne signifie pas une paix retrouvée. Le coup de force du groupe d’Oujda qui place Ben Bella à la tête de l’Etat algérien signe la volonté de ce groupe d’assujettir la société algérienne. La grande espérance est déçue. Alors, le colonel Sadek, député de Tizi Ouzou en 1962, allait immanquablement reprendre les armes.
Dès septembre 1963, il a fait partie des membres fondateurs du Front des forces socialistes auprès de Hocine Aït Ahmed. En 1964, il rejoint la Kabylie où il a fait partie de l’état-major du FFS avec Aït Ahmed dont il admire l’intelligence et la grande culture mais avec lequel le courant ne passe toujours pas, Yaha Abdelhafidh, le commandant Moussa Ben Ahmed, chef de la Wilaya V, et quelques autres.
Il traitera le président Ben Bella de Pharaon venu d’Egypte qui veut faire le Bon Dieu, et dira du colonel Boumediène : «Un petit intellectuel venant de la Mosquée du Caire qui a fait sa révolution au Maroc et à Tunis sans avoir jamais tiré un seul coup de feu contre l’armée coloniale.»
Hocine Aït Ahmed est arrêté à Aït Zelal avec quatre autres militants. Dépité, le colonel Si Sadek rejoint la France clandestinement où le FFS avait une puissante Fédération. L’armée de Ben Bella commandée par Boumediene ne fait pas de quartier. En Kabylie, bastion du maquis FFS, elle se comporte en armée coloniale, c’était l’avènement du néocolonialisme.
Cette nouvelle guerre contre la nouvelle tyrannie finit en queue de poisson suite à l’arrestation de Hocine Aït Ahmed et au ralliement du colonel Mohand Oulhadj soucieux de livrer bataille à la frontière algéro-marocaine violée par les troupes royales. Sans le coup d’Etat militaire du colonel Boumediène qui viole ce fragile accord, peut-être aurions-nous connu le multipartisme et un régime démocratique dès 1965.
La prise de pouvoir par Boumediène replonge l’Algérie dans une interminable nuit noire : assassinat des opposants, autocratie, clientélisme, socialisme arabo-centrique venu d’Egypte, violence institutionnelle en tout genre.
Le colonel Boumediène a fait des institutions et organisations de masse non pas l’ossature d’un Etat, mais des organes de prédation, ce qui n’a pas échappé au colonel Sadek, fin et averti, et connaissant bien Boumediène pour avoir été son adjoint à l’état-major général sur les frontières de l’Ouest.
D’ailleurs, le docteur Frantz Fanon ne manquera pas d’alerter le colonel Sadek sur le danger que pourrait encourir l’Algérie si le colonel Boumediène parvenait à s’emparer du pouvoir, car d’après le docteur, ce dernier présentait des troubles psychiatriques.
Au printemps 1965, le colonel Sadek et Yaha Abdelhafidh négocient la fin des combats avec les hommes du régime. D’abord à Paris, au domicile de Mourad Oussedik, avocat et militant du FFS.
Yaha poursuit les négociations à Alger après le coup d’Etat du 19 juin pour la libération des détenus. L’insurrection du FFS avait fait plus de 400 soldats morts dans les rangs du FFS et plus de 500 dans les rangs de l’armée des frontières. A partir de 1966, il se retire de l’activité politique et finit par rentrer en Algérie.
Dans un entretien datant de 2006 au quotidien ElWatan, le colonel Sadek dira de Ben Bella qu’il «était devenu le Bon Dieu en 1962. Nous avions fait la guerre pour arracher notre liberté et nous nous trouvions devant un régime qui faisait régner la terreur, la peur et l’injustice. A-t-on combattu et fait tant de sacrifices pour en arriver là ?»
Il décédera le 5 novembre 2011 à son domicile à El Biar, et sera inhumé dans son village natal à Ouadhias, à 30 km au sud de Tizi Ouzou. C’était son vœu le plus cher.
De qui porte-t-on le nom ? Dans le documentaire “Au nom de Safia”, Safia Kessas part la recherche d’une vie, celle de sa tante, qui, comme tant d’autres lors de la guerre d’indépendance algérienne, a été silenciée.
Comment l’histoire individuelle raconte-t-elle l’Histoire qui nous concerne tous·te·s ? Quelle est la place du journaliste, quand celui ou celle-ci raconte sa propre histoire ? Et comment redonner la voix aux invisibles, aux sans-voix, aux oublié·e·s de l’Histoire ?
Thomas Rozec interroge Safia Kessas, journaliste et réalisatrice
Une interview inachevée de son père Tayeb Kessas en février 2019 a laissé des questions en suspens. Dans cet échange, l’ombre d’une autre Safia, sa tante, est apparue. Les circonstances de sa mort lors de la guerre d’indépendance algérienne sont restées extrêmement floues.
Il y autour de cette disparition un immense voile de mystère, le poids du silence, de la mémoire brouillée.
À partir de ce fragment d’histoire familiale que l’autrice porte sur sa carte d’identité, cette série documentaire part sur les traces de cette autre Safia, sa tante, pour tenter de retracer le fil de cette femme, une vie qui, comme tant d’autres lors de la guerre d’indépendance algérienne, a été silenciée.
Alors qu’on célèbre cette année les 60 ans de l’indépendance de l’Algérie, et pour raconter cette histoire du brouillage mémoriel, de cette non-transmission de l’histoire, des non-dits, ou des effacements de mémoire, Safia part à la recherche de sa propre histoire familiale pour contrer la transmission des silences et faire éclore la vérité, parfois contre les versions officielles de l’Histoire.
Une série de Safia Kessas, produite par Juliette Livartowski et réalisée par Quentin Bresson.
Épisode 1 :
Pour démarrer cette histoire, Safia rentre dans l’intimité de sa mère, chez elle, dans sa cuisine, par la nourriture. Elle lui parle des recettes kabyles qui la renvoient à son Algérie, sa scolarisation coloniale et civilisatrice, et de la guerre, de son exil forcé à sa rencontre avec Tayeb, son mari. Safia apprend des éléments nouveaux sur sa famille. Mais il y a des silences et des larmes qu’elle n’arrivera pas à percer.
Épisode 2 :
De la rencontre avec sa mère, Safia passe à l’interview posthume de son père. Tous deux reviennent sur les conditions de son exil vers la Belgique liée à la famine qui règnait en Kabylie et cliniquement décrite par Albert Camus, les massacres de Guelma, la répression de Papon à Paris tandis que Safia, sa tante, restée en Kabylie, se mariait sûrement.
Épisode 3 :
Son père apprend à Safia que sa soeur serait morte en 1956 lors d’un massacre, à Djenane, en Kabylie. Safia va tout faire pour connaître la vérité et découvrir ce qui est réellement arrivé à sa tante. La recherche prend une autre tournure et révèle les conditions d’un massacre de masse étouffé par les versions officielles françaises et qui a laissé les villageois.e.s dans un état de sidération.
Épisode 4 :
Épisode 4 : Safia rencontre pour la première fois son cousin, Mustapha, le fils de Safia, qui habite en banlieue parisienne. Un rendez-vous qu’il attendait depuis longtemps. Mustapha évoque ses traumatismes liés à la guerre et ses rêves brisés. Et il apporte à Safia de nouveaux éléments sur les circonstances de la mort de sa tante.
Épisode 5 :
Safia sent que c’est en Kabylie qu’elle se rapprochera de la vérité. Peut-être que là-bas, quelqu’un se souvient d’elle ?
Épisode 6 :
L’histoire de la tante de Safia a été brouillée dans les mémoires. Safia a tenté de trouver des réponses pour lui redonner vie. Au fil de son voyage, les souvenirs que lui ont confiées toutes ces personnes rencontrées en France, en Belgique, en Kabylie continuent à se déployer. Comme si la mémoire s’était remise à battre.
CRÉDITS Programme B est un podcast de Binge Audio présenté par Thomas Rozec. Cet épisode a été produit en février 2022. Réalisation : Quentin Bresson. Production et édition : Juliette Livartowski et Lorraine Besse. Musique originale : YANE. Générique : François Clos et Thibault Lefranc. Identité sonore Binge Audio : Jean-Benoît Dunckel (musique) et Bonnie El Bokeili (voix). Identité graphique : Sébastien Brothier et Thomas Steffen (Upian). Direction des programmes : Joël Ronez. Direction de la rédaction : David Carzon. Direction générale : Gabrielle Boeri-Charles.
A l’occasion d’une rencontre organisée, le 7 mai 2005 à Paris, à l’EHESS, par la Ligue des droits de l’homme pour les 60 ans du 8 mai 1945 dans le Constantinois — à laquelle avaient notamment participé Hocine Aït-Ahmed, Chawki Mostefaï et Henri Alleg —, elle avait publié sur son site national le rapport du général Tubert, inédit jusque-là dans son intégralité. Ce document donne quelques éléments sur le déclenchement de la répression et témoigne de la volonté de ce membre du comité provisoire de la LDH en 1943, finalement empêché de se rendre sur place, de mettre fin aux massacres commis par l’armée et des civils européens. Quand, en 2008, la LDH a modifié son site, le Rapport Tubert a fait partie des éléments qui en ont été retirés. Nous le reproduisons ici.
Note sur cette publication
Le site internet de la Ligue des droits de l’Homme avait tenu en 2005 à remercier la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC, devenue en 2018 La Contemporaine) de lui avoir permis de publier sur son site internet, ldh-france.org, le texte intégral inédit du Rapport Tubert sur les événements de mai et juin 1945 dans les régions de Sétif, Guelma et Kherrata, dans l’Est-algérien. Simultanément, un résumé reproduisant ses passages les plus significatifs était publié par le site internet ldh-toulon.net animé par François Nadiras, dont ce site poursuit le travail dans le domaine de l’histoire coloniale et postcoloniale [1]. Avec une présentation de l’historien Jean-Pierre Peyroulou, auteur de Guelma, 1945 : une subversion française dans l’Algérie coloniale (La Découverte, 2009). En 2008, quand le site national de la LDH a été réorganisé, le Rapport Tubert en a été retiré, ainsi que les numéros de sa revue Hommes & Libertés antérieurs au n°142 de juin 2008, dont le n°131 d’août 2005, « Le trou de mémoire colonial » comportant plusieurs articles sur cet événement [2]. Pour poursuivre le travail d’information entrepris alors sur cet épisode emblématique de la violence coloniale — et des ambigüités de ceux qui s’opposaient à ses manifestations les plus massives —, nous reproduisons ici ce rapport. Les passages qui paraissent les plus importants sont soulignés et des notes sont ajoutées par la rédaction.
Une bibliographie figure après le rapport. Ainsi que les films : Massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945 de Mehdi Lallaoui (56’, 1995) ; Guelma 1945 de Mehdi Lallaoui (15’, 2015) ; Mémoires du 8 mai 1945 de Mariem Hamidat (63’, 2007) ; et un interview de Yasmina Adi au sujet de son film L’autre 8 mai 45. Aux origines de la guerre d’Algérie (52’, 2008).
Présentation
Le 8 mai 1945 en Algérie et le rapport Tubert
Le jour de la capitulation de l’Allemagne et de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, une répression massive contre des dizaines de milliers d’algériens s’est déclenchée dans l’est de l’Algérie, pour combattre une montée de la revendication d’indépendance qui s’était développée parmi eux depuis le débarquement des alliés en Afrique du nord en novembre 1942. Dans la plupart des villes d’Algérie, le 1er mai 1945 puis le 8 mai 1945, des manifestations avec le drapeau algérien et des banderoles pour l’indépendance de l’Algérie et la libération du dirigeant nationaliste Messali Hadj, se sont déroulées sans aucun incident ni intervention policière. En revanche, à Sétif, ville de Ferhat Abbas, qui avait publié en mars 1943 le « Manifeste du peule algérien », et à Guelma, les manifestations du 8 mai 1945 ont été réprimées par les armes. A Guelma, des milices composées de civils européens armés avaient été organisées par le sous-préfet, André Achiary, bien avant le 8 mai 1945, dans le but de donner un coup d’arrêt à la montée des aspirations nationales des algériens. La répression du cortège algérien à Sétif ayant été suivie, de la part de certains manifestants contraints à se disperser, de violences contre des civils européens, les autorités ont stigmatisé ces violences en ne parlant que d’elles dans la presse et en taisant l’intervention policière qui les avait déclenchées. Et une répression militaire de grande ampleur a suivi dans l’ensemble des régions de Sétif, Guelma et Kherrata, que les autorités ont présentées comme une riposte aux violences exercées contre ces civils européens. Dans toute la région, les forces de police et de gendarmerie, des européens armés et des unités de l’armée — y compris de l’aviation et de la marine — ont fait durant plusieurs semaines un grand nombre de victimes civiles dans la population algérienne.
La presse d’Algérie et de France n’a parlé que des meurtres d’européens commis, le 8 mai et les jours qui ont suivi, par des algériens à Sétif et dans plusieurs localités des environs. Rien sur la répression contre les populations civiles algériennes, couverte par le gouvernement provisoire français (GPRF) présidé par le général de Gaulle et dont le vice-président du conseil était Maurice Thorez, et, en Algérie, par le gouverneur général Yves Chataigneau et le préfet de Constantine, André Lestrade Carbonnel, et conduite, du côté des militaires, par le général Henry Martin, commandant du 19e corps en Algérie, et le général Raymond Duval, commandant la Division territoriale de Constantine.
Il y a eu 102 morts européens — dont on connait précisément les identités —, essentiellement dans la région de Sétif, et les autorités françaises n’ont reconnu officiellement que 1 165 morts algériens, en réalité il y en a eu beaucoup plus. Des chiffres de morts algériens ont été avancés pour des localités précises : 200 morts à Oued Marsa, 600 à Kherrata, mais leur recensement nominal reste à faire pour toute la région. Il a été entamé notamment par Kamel Beniaiche dans son livre, Sétif, la fosse commune. Massacres du 8 mai 1945, préface de Gilles Manceron, éditions El Ibriz, Alger, 2016. Des archives civiles françaises et britanniques font état de différents nombres compris entre 6 000 et 15 000 morts. Dès les années qui ont suivi, le nombre de 45 000 morts a été avancé en Algérie, mais hors de tout décompte précis. Les victimes de cette répression n’ont pas reçu dans l’Algérie indépendante le statut de martyrs ou d’enfants de martyrs octroyé par le ministère des Moudjahidin.
La répression lancée dans l’Est algérien le 8 mai 1945 et qui a duré jusqu’au mois de juillet est une réponse au désir d’émancipation des algériens qui s’était clairement exprimé depuis la remise en 1943 par Ferhat Abbas aux autorités françaises du « Manifeste du peuple algérien », autour duquel s’étaient formés, avec le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj, les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML). Parmi les européens, des adversaires farouches des réformes et des revendications des AML, issus à la fois des autorités vichystes au pouvoir de 1940 à 1942, des « giraudistes » au pouvoir jusqu’en avril 1943, et d’une partie — majoritaire — des résistants de la France Libre, s’opposaient à d’autres — minoritaires —, issus de la gauche et d’une partie de la Résistance, partisans de réformes et plus ou moins ouverts au dialogue avec les AML. Tout cela dans un contexte marqué par la participation récente de nombreux algériens à la guerre pour la libération de la France et la défaite du nazisme et par l’affirmation du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » dans la Charte de l’Atlantique et la Conférence de San Francisco qui s’est ouverte le 25 avril 1945 et qui a créé le 26 juin l’Organisation des Nations-Unies.
La mission Tubert
C’est dans ces circonstances que, le 18 mai, à la demande du ministre de l’intérieur Adrien Tixier, le gouvernement du général de Gaulle nomma le général de gendarmerie Paul Tubert, résistant, membre de l’Assemblée consultative provisoire, membre, depuis 1943, du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l’homme (où siègent également René Cassin, Pierre Cot, Félix Gouin et Henri Laugier), dans le but d’arrêter la répression. Le général Tubert [3], commandant de la Gendarmerie de l’Algérie de 1938 à 1941, avait été démissionné d’office parce que mentionné sur une liste de francs-maçons. Il a participé en 1941 à un réseau de résistance dans l’Ain, puis a rejoint Alger en août, où il a participé au groupe algérois du mouvement gaulliste en Afrique du nord, « Combat ». Au lendemain du transfert de l’Assemblée consultative à Paris libéré, il a été confirmé dans son mandat de représentant de la Résistance en Algérie. Le 18 mai 1945, il a donc été nommé à la tête d’une « Commission d’enquête administrative sur les évènements qui se sont déroulés dans le département de Constantine, les 8 mai 1945 et les jours suivants ».
Pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fit du sur-place à Alger. Officiellement on attendait l’un de ses membres « retenu à Tlemcen ». En réalité, c’est bien Tubert qui était retenu à Alger et ceux qui approuvaient et voulaient laisser se dérouler la répression dans le Constantinois ne l’ont laissé partir que le 25 mai. Et, à peine arrivé à Constantine, il fut rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouverneur général Chataigneau et du GPRF. Si bien qu’il n’a pu effectuer l’enquête qu’il voulait conduire dans les régions de Sétif et Guelma. De retour à Alger, Tubert ne fut pas reçu par Chataigneau mais par le secrétaire général du Gouvernement général d’Algérie, Gazagne. Pourquoi n’a-t-il pas pu aller à Guelma ? Non seulement parce que le général de Gaulle et le GPRF voulaient que ne soit pas mis en cause un représentant de la Résistance en Algérie, André Achiary, l’un des organisateurs de la milice européenne, mais aussi parce qu’à Guelma, la répression menée par cette milice officiellement dissoute, continuait toujours. Elle se poursuivit jusqu’au 25 juin : le jour où le ministre de l’Intérieur Adrien Tixier arriva à Guelma, il y eut encore 4 morts. Quand il repartit, ces meurtres, souvent causés par des convoitises à l’égard des biens de familles algériennes, ont quasiment cessé [4]. Le principal organisateur des milices armées européennes, André Achiary, qui avaient pratiqué à partir du 8 mai 1945 à Guelma un terrorisme, aveugle ou ciblé [5], préfigurant celui de l’OAS en 1961-1962, a bien été arrêté et mis en détention provisoire après cette visite d’Adrien Tixier à Guelma. Mais il a réussi à obtenir des soutiens chez les gaullistes, à la SFIO et même à la Ligue des droits de l’homme [6] et à être libéré et échapper aux poursuites. André Achiary continua dans cette voie. Il fera partie des organisateurs de l’attentat de la rue de Thèbes du 10 août 1956 dans la Casbah d’Alger qui a causé la mort de 70 personnes, pour la plupart enfants, femmes et vieillards, attentat terroriste à l’origine, avec les nombreuses exécutions capitales sous le gouvernement Guy Mollet, des actions du FLN dans « bataille d’Alger ». Et Achiary fera partie des jusqu’au-boutistes de l’OAS qui feront la guerre à l’armée française après les Accords d’Evian et se réfugieront en juillet 1962 dans l’Espagne de Franco.
En somme, la nomination de la Commission Tubert fut une menace qu’agita le gouvernement provisoire, et notamment le ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, pour faire cesser la répression. Reste que Tubert a tenu à remettre un rapport sur la base des quelques faits qui lui ont été rapportés, expliquant les intentions qui auraient présidées à sa mission, y glissant quelques faits, et voulant attirer l’attention sur les causes profondes de cet épisode. Quant au nombre des victimes et au récit des faits, son rapport s’est borné à reproduire les déclarations officielles. Mais son importance réside dans quelques phrases sur le caractère politique de la manifestation réprimée et dans sa conclusion en forme d’avertissement : « Les manifestations du 8 Mai à Sétif avaient un caractère politique et tendaient à réclamer la libération de Messali Hadj et l’indépendance de l’Algérie. La commission croit, en terminant, de son devoir de signaler [… qu’il] est nécessaire […d’] empêcher la formation de groupes armés échappant à tout contrôle. Il semble aussi qu’il faille sans tarder définir avec netteté et sincérité les programmes politiques et économiques que les pouvoirs publics décideront d’appliquer à l’Algérie ». Son rapport ne fut pas diffusé. Tubert sera nommé ensuite maire d’Alger de 1945 à 1947 — Gazagne lui succédant à ce poste en 1948. Sénateur apparenté communiste de 1946 à 1948, Paul Tubert a disparu du comité central de la LDH et a fait partie en 1949 — au moment où la LDH proteste contre les poursuites contre André Achiary… — des membres fondateurs du MRAP.
Le successeur de Lestrade-Carbonel comme préfet de Constantine fut, de septembre 1949 à octobre 1951, Maurice Papon. Celui qui sera condamné pour complicité de crimes contre l’humanité pour ce qu’il avait fait comme secrétaire général de la préfecture de la Gironde en 1942, y sera de nouveau en mai 1956, nommé préfet avec des pouvoirs extraordinaires (IGAME). Il pourra y mettre au point les méthodes de torture et d’assassinats massifs qui seront mises en pratique en 1957 durant la « bataille d’Alger ».
Le texte intégral du Rapport Tubert
Rapport à Monsieur le Ministre Plénipotentiaire Gouverneur Général de l’Algérie,
de la Commission chargée de procéder à une enquête administrative sur les événements qui se sont déroulés dans le département de Constantine les 8 mai 1945 et jours suivants.
La Commission a été instituée par arrêté gubernatorial du 18 mai 1945. Elle est composée de M. le général Tubert, membre de l’Assemblée consultative provisoire, président. MM. Labatut, avocat général à la Cour d’appel d’Alger, Taleb Choaib Ould Benaouda, Cadi de Tlemcen,membres.
Aux termes de l’article 1er de l’arrêté, la Commission était chargée de procéder à une enquête administrative sur les évènements qui se sont déroulés dans le département de Constantine les 8 mai 1945 et jours suivants.
Le samedi 19 mai, dans l’après-midi, les services du Gouvernement Général avisaient officiellement les membres de la Commission de leur désignation, mais M. le Cadi Taleb qui réside à Tlemcen, ne pouvait être averti que télégraphiquement et, à raison des difficultés des communications, il n’a pu rejoindre Alger que le jeudi 24 mai. En attendant M. le Cadi, M. le général Tubert et M. Labatut décidaient un plan de travail qui était approuvé par M. Taleb à son arrivée à Alger. La Commission partait pour Sétif le vendredi matin 25 mai, elle gagnait Constantine le samedi après-midi en passant par Chevreul, un des centres les plus éprouvés par l’insurrection [7]. Par communication télégraphique du samedi 26 mai à 19 heures, transmise par le Préfet de Constantine, la Commission était invitée à revenir de suite à Alger. Les membres de la Commission ont quitté Constantine le lundi matin 28 mai pour arriver à Alger dans l’après-midi où ils ont été reçus en audience par M. le Ministre Plénipotentiaire, Gouverneur Général de l’Algérie et M. le Secrétaire Général du Gouvernement.
Antérieurement à son départ d’Alger et notamment les mardi, mercredi et jeudi 22, 23 et 24 mai, les deux membres de la Commission présents à Alger avaient eu des conversations relatives à leur mission avec diverses personnalités de l’administration, notamment le Directeur des Affaires musulmanes du Gouvernement Général et le Directeur de la Sécurité Générale, les personnalités du milieu colon et du monde musulman, délégués financiers, conseillers généraux, cadis.
La Commission unanime avait décidé de faire une enquête objective, de n’étayer son rapport et ses conclusions que de faits précis dûment prouvés ou tout au moins gravement présumés et d’indiquer dans son travail d’ensemble les sources de ses renseignements. Elle projetait de faire une première tournée rapide de 5 à 6 jours en enquêtant succinctement dans les principaux centres d’émeutes, puis de revenir à Alger mettre au point cette première documentation qui lui aurait procuré une vue d’ensemble. La Commission serait ensuite repartie pour mener son enquête plus minutieusement et plus en détail. Elle avait manifesté sa volonté, non seulement de se faire communiquer les rapports administratifs ou policiers et de provoquer des remises de notes par les personnes dont elle recevait les déclarations, mais encore elle avait commencé à Sétif et aurait continué à recueillir par procès-verbaux dressés dans la forme administrative les dépositions de personnalités quels que soient leur grade dans la hiérarchie administrative ou leur situation politique, toutes les fois qu’une réponse non équivoque devait être donnée, pour tenter d’aboutir à la recherche de la vérité.
La Commission a cessé de travailler officiellement le samedi 26 mai au soir, dès qu’elle a reçu des instructions de revenir à Alger, mais le dimanche 27 mai elle a eu des conversations avec le Préfet de Constantine, le haut personnel de la Préfecture, des chefs de la police, le général commandant la Division, certaines personnes du milieu colon comme du milieu musulman. Cependant aucun procès-verbal d’audition n’a été dressé, la Commission ne se reconnaissant plus le droit d’enquêter dans les formes qu’elle avait prévues.
M. le Gouverneur Général de l’Algérie a bien voulu demander à la Commission de condenser dans un rapport les premiers résultats d’une enquête qui n’a duré que cinq jours consacrés surtout à des prises de contact avec bon nombre de personnalités appartenant à tous les milieux administratifs, politiques et culturels. Ce rapport ne peut donc que donner des indications et des impressions, dont beaucoup n’ont pu être soumises à un contrôle rigoureux, ainsi qu’il sera expliqué, mais il permettra — croyons-nous — de dégager les grandes lignes de l’objet de l’enquête, les buts poursuivis par la Commission et de signaler les vérifications qui paraissent s’imposer.
1 – Rappel succinct des faits motivant l’enquête.
À Sétif, le 8 mai, alors que la population s’apprêtait à fêter la fin des hostilités, de sanglants incidents se déroulent : 29 européens étaient assassinés. Des émeutes éclataient par la suite dans le département de Constantine, prenant le caractère dans certaines régions d’un véritable soulèvement. De nombreuses victimes étaient sauvagement massacrées [8].
Dans la même journée du 8 mai le car de Bougie à Sétif était attaqué ; le bordj de la commune mixte de Takitount était envahi par les indigènes qui s’emparaient des armes ; l’Administrateur, son adjoint, le Receveur des PTT étaient tués et l’agitation gagnait la région environnante ; un prêtre était assassiné à El Ouricia ; des fermes brûlées et d’autres immeubles saccagés à Sillègues. Le centre d’Aïn-Abessa était attaqué.
Le 9 mai des bandes armées sillonnent la région de Djidjelli, assassinent quatre gardes forestiers et leurs familles et tuent quatre autres personnes à La Fayette. Le centre de Kherrata est livré au pillage, le juge de paix et sa femme sont assassinés ainsi que huit autres personnes. Autour de Guelma des fermes sont assaillies et plusieurs colons tués. Le centre de Chevreul à 40 km au Nord-Est de Sétif est entièrement incendié, la population se réfugie à la gendarmerie où elle soutient un siège de 30 heures : 2 colons périssent.
Le 10 mai le village d’Aokas (commune mixte d’Oued Marsa), la gendarmerie de Tessara ; le bordj et la poste de Fedj-M’Zala sont encerclés. À Oued Marsa deux français sont tués ; les communications téléphoniques sont interrompues dans la région ; deux autres gardes forestiers sont assassinés. La voie ferrée est coupée aux environs de Duvivier. Il faut aussi signaler des manifestations le 8 mai à Batna, Biskra, Khenchela, Bône avec jets de pierre sur les immeubles ou les agents du service d’ordre. Plusieurs agents ont été blessés.
À partir du 13 mai, l’ordre se rétablit peu à peu, mais jusqu’à ces jours derniers on signale encore des incendies de bâtiments dépendant de fermes isolées et de rares attentats contre des personnes, ainsi que des lignes téléphoniques coupées. Au total, d’après les renseignements fournis à la Commission par le service de la Sécurité Générale 102 européens ont été assassinés, plusieurs femmes, dont une de 84 ans, ont été violées. Les cadavres, dans la plupart des cas ont été affreusement mutilés, les parties sexuelles coupées et placées dans la bouche, les seins des femmes arrachés et les émeutiers s’acharnaient sur les cadavres pour les larder de coups de couteau.
Les troupes, sous le commandement du général Duval qui est à la tête de la Division territoriale de Constantine, ont dû intervenir. Des éléments marocains, sénégalais et de la Légion étrangère ont été amenés pour réprimer les émeutes. Le général Duval a déclaré verbalement à la Commission qu’au cours des opérations de répression 12 militaires avaient été tués et 20 blessés. Dans la région des Babors, au Nord de Sétif, l’émeute a pris l’allure d’une dissidence. Les troupes appelées pour rétablir l’ordre étaient accueillies, devant certains douars, à coups de fusil ou même d’armes automatiques, ce renseignement nous a été donné tant par le général commandant la Division que par un lieutenant-colonel de la Légion étrangère et par le Préfet de Constantine.
Les colons de Chevreul, qui sont tous des petits ou moyens colons — le plus riche possède 200 ha — qui travaillent eux-mêmes leurs fermes, nous ont déclaré que depuis 46 ans, date de la création de ce centre, aucun incident même minime n’avait séparé la population française de la population musulmane et que les archives de la Justice de paix de Périgotville pourraient l’attester. Cependant les colons ont reconnu parmi les assaillants leurs domestiques de ferme dont certains avaient été élevés par eux depuis leur plus bas âge et qui étaient employés parfois depuis 30 ans. Aucun musulman n’avait averti les colons d’un danger possible, encore que ceux-ci soupçonnassent, à des conciliabules et à des attitudes réservées, qu’il se tramait quelque mouvement.
Il nous a été affirmé par les colons et confirmé par des bergers indigènes que les assaillants ont attaqué le centre de Chevreul, composé d’une douzaine de maisons, aux cris de Djihad, Djihad ! (guerre sainte). Les colons ont dû se réfugier à la gendarmerie où ne se trouvaient que deux gendarmes armés de deux mousquetons. Ils avaient emporté leurs fusils de chasse et ont pu repousser les assaillants jusqu’à l’intervention de la troupe qui les délivrait. La Commission a pu constater que deux cloisons de briques, à l’intérieur de la gendarmerie séparant trois pièces avaient été traversées par le même projectile tiré de l’extérieur.
Si les scènes les plus violentes se sont déroulées d’une part à Sétif et dans la région au Nord et Nord-Est de cette ville et d’autre part autour de Guelma, il est certain qu’à peu près tout le département a été secoué par une vive agitation durant les journées qui ont suivi le 8 mai et que des rassemblements menaçants d’indigènes ont été signalés, notamment à El Arrouch, Jemmapes, Oued Amizour, Condé Smondou, Chateaudun, El Milia, Oued Zénati (rapports de police communiqués par la Préfecture).
Ces évènements ont motivé l’ouverture d’une information judiciaire militaire. Il appartient à la juridiction militaire de rechercher et de juger tous auteurs et complices de toutes les infractions pénales commises ou révélées par les évènements depuis le complot possible contre la sûreté de l’État jusqu’au port d’armes prohibées. Mais la Commission administrative qui n’entendait nullement empiéter sur les attributions des juges militaires, pensait que sa mission était de rechercher les causes profondes du soulèvement, les explications du succès de la propagande anti-française, les responsabilités tant de complaisance qui avait pu se manifester vis-à-vis de cette propagande que de carence ou d’inertie à la signaler ou à la combattre. De même elle se proposait de rechercher si les mouvements dont les évènements ont fait apparaître la virulence pouvaient être prévus, si toutes les précautions avaient été prises pour les juguler aussi bien localement que dans tout le pays et si lors du déroulement des émeutes, toutes les Autorités avaient fait leur devoir avec sang-froid et diligence. Enfin la Commission pensait qu’elle devait aussi enquêter sur la répression qui a suivi les émeutes, sur sa légalité et son étendue comme sur les circonstances de fait qui l’ont entourée.
2 – « Climat psychologique » de l’Algérie avant les événements.
Il est inutile d’insister longuement sur un état d’esprit navrant et bien connu. Alors que la fraternité de tous les Algériens, musulmans ou non, était attestée sur les champs de bataille et que l’étendue de leurs sacrifices prouvait leur vaillance et leur fidélité à la France, que les régiments de tirailleurs, retour de la Métropole, se plaisaient à raconter l’accueil enthousiaste reçu lors de la libération de la Patrie (propos rapportés à la Commission par le Président de la Délégation spéciale de Sétif), il paraissait en Algérie se creuser depuis plusieurs mois un fossé qui dressait comme deux masses hostiles les populations européennes et musulmanes. Il ne se passait de jour où sur un point du territoire algérien des incidents, des injures, voire des coups, opposaient musulmans et européens. Des provocations et des menaces n’épargnaient ni les femmes ni les enfants : jets de pierre à la sortie des écoles lancés par de jeunes indigènes sur des français, injures sur les marchés et dans les voitures de transport en commun, hésitations de musulmans loyaux de se promener avec des européens de crainte de passer pour « pro-français », chez les meilleurs, désaffection de l’Administration qui représente la France, paroles non dissimulées de haine ou de révolte, bandes qui dans les villes interdisaient aux musulmans de fréquenter les cafés où des Français étaient assis, interdiction aux femmes musulmanes de travailler chez les « Français ».
La Commission a d’ailleurs constaté que souvent les européens répliquaient par des termes de mépris et que le vocable « sale race » résonnait trop fréquemment à l’adresse des indigènes, que ceux-ci n’étaient pas toujours traités, quel que soit leur rang social, avec un minimum d’égards, qu’ils étaient l’objet de moqueries ou de vexations.
En ce qui concerne plus particulièrement le département de Constantine, la Commission croit devoir signaler trois faits racontés à la Préfecture ou à la Direction de la Sécurité Générale : un instituteur de la région de Bougie donne comme modèle d’écriture la phrase suivante : « Je suis Français, la France est ma patrie » et les jeunes musulmans modifient d’eux-mêmes le modèle et écrivent : « Je suis Algérien, l’Algérie est ma patrie ». Un autre instituteur fait un cours sur l’Empire romain. Quand il parle des esclaves, une voix s’élève et s’écrie : « Comme nous ». Enfin une partie de football à Bône a dû être arrêtée par crainte d’émeute, parce que les équipes en présence étaient composées l’une exclusivement de musulmans et l’autre exclusivement « d’européens » et que le public menaçait d’en venir aux mains suivant que l’une ou l’autre des équipes prenait l’avantage.
Si les éléments d’information succincts réunis par la Commission ne permettent pas de préciser la profondeur dans les masses musulmanes de l’hostilité signalée, la multiplicité de renseignements parvenus permet d’affirmer que les démonstrations de cet état d’esprit couvraient tout le territoire algérien.
3 – Les premières manifestations importantes avant la journée du 8 mai à Sétif.
En ce qui concerne les jours qui ont précédé immédiatement le 8 mai, la Commission doit souligner que la journée du 1er mai fut un prétexte pour nombre de musulmans de manifester en réclamant la libération de Messali, l’indépendance de l’Algérie et la fin du colonialisme.
Dans le département de Constantine, cette journée fut marquée par des cortèges spécifiquement musulmans à Bône, Bougie, Guelma, Philippeville, Souk-Ahras, Tébessa, Colle, Khenchela, Aïn-Beïda, Sétif. Ces cortèges distincts des manifestations syndicalistes suivaient les cortèges officiellement autorisés ou au contraire tentaient de les couper. À Sétif, 5 000 musulmans environ se dirigèrent vers la salle des fêtes où se trouvait la réuinion syndicaliste en hurlant : « Messali ; Libérez Messali ». Les femmes excitaient de leurs « you you » les manifestants. La police ne put empêcher l’attroupement, mais aucune brutalité ne fut exercée, ce jour-là, à Sétif sur le service d’ordre et les manifestants demeurèrent en dehors de la salle des fêtes. Il est à la connaissance de la Commission que la journée du 1er mai a été marquée par de graves manifestations du même ordre et poursuivant le même but dans des villes des départements d’Oran et d’Alger et notamment aux chefs-lieux de ces départements.
La Commission se proposait de vérifier si antérieurement aucun cortège ou rassemblement important, à caractère politique, n’avait été signalé et si le début des manifestations en masse coïncidait avec le 1er mai. Le 7 mai à 15h45 le colonel commandant la subdivision de Sétif téléphonait au Commissariat central que l’Armistice était officiellement signé [9]. Les cloches et les sirènes annonçaient la fin des hostilités, les maisons pavoisaient et des cortèges d’européens se formaient dans la joie. Il apparut vite que les musulmans ne se joignaient pas aux Européens Les anciens combattants avaient organisé un cortège, cinq ou six musulmans seulement, anciens combattants, y participèrent, un tirailleur indigène ivre provoque un incident en criant : « Vive de Gaulle ; Vive Messali ». La foule musulmane reprend en chœur : « Vive Messali ». Des groupes de 200 à 300 musulmans manifestent devant le cercle de l’Éducation, un inspecteur de la Sûreté est pris à partie, un européen molesté. La nuit cependant est calme.
4 – Le 8 mai à Sétif
Le 8 mai au matin, une patrouille de police vient informer le Commissaire central que de nombreux indigènes se rassemblent autour de la mosquée. Le Sous-Préfet prévenu, convoque diverses personnalités musulmanes membres du bureau des Amis du manifeste. Le Sous-Préfet, M. Butterlin, affirme avoir fait connaître à ces personnes l’interdiction de tout cortège à caractère politique et l’avis qu’elles seront tenues pour responsables de tout incident. Il prévint l’Autorité militaire (mais la Commission n’a pu, au cours de son bref séjour à Sétif, vérifier les réquisitions adressées), et aussi la gendarmerie. Le Commissaire central se rend lui-même devant la mosquée et s’adressant à ceux qui paraissent diriger le cortège, il les avise que toutes banderoles ou pancartes à caractère politique sont interdites. Les organisateurs du cortège répondent qu’ils veulent défiler pour fêter la Victoire et déposer une gerbe au monument aux morts. Le chef des scouts musulmans, Yalla Abdelkader, déclare notamment qu’il retirera ses troupes si le cortège a un caractère politique, il part même en voiture à la Sous-Préfecture avec le commissaire central pour renouveler sa promesse et, au retour, invite les scouts à déposer leurs matraques à la mosquée, mais, d’après le Commissaire central, quelques-uns seulement obéissent et la plupart gardent leurs matraques. À ce moment, le commissaire central Tort quitte la place de la mosquée, va à la sous-préfecture, puis à la gendarmerie chercher les 20 gendarmes qui devaient participer au service d’ordre ; le commissaire de police Valère était chargé de l’escorte du cortège et de la surveillance en ville.
Au moment du départ de la manifestation, le Commissaire Valère mettait en place le service d’ordre et des agents, sous la direction d’un brigadier de police, se trouvaient devant la Mosquée. Il n’a pas été possible à la Commission de savoir d’une manière précise si le cortège s’est ébranlé au départ en portant des banderoles. Elle se proposait de revenir à Sétif pour enquêter d’une manière plus approfondie. M. Chauveau, ancien Commissaire de police à Sétif a déclaré que de nombreuses personnes prétendent que le cortège est parti de la mosquée, se dirigeant vers la ville, banderoles déployées avec les inscriptions : « Vive Messali » – « Pour la libération des peuples, vive l’Algérie libre et indépendante » – « Libérez Messali ». Par contre, la police locale laisse entendre que les banderoles ont été déployées en cours de route. Le Commissaire Valère qui se trouvait vers le centre de la ville a constaté que le cortège composé d’une masse qu’il évalue à 7 à 8 000 musulmans portait des banderoles avec les inscriptions interdites lorsque les manifestants lui ont apparu. Il a alors téléphoné au Sous-Préfet d’un café voisin pour rendre compte du port des banderoles. Le Commissaire Valère savait d’ailleurs, il l’a déclaré, que le Sous-Préfet avait interdit toute pancarte séditieuse. Le Sous-Préfet lui a confirmé l’ordre d’enlever les banderoles. Le Commissaire Valère a fait observer que le cortège comprenait 8 000 manifestants et que l’exécution des ordres entraînerait de la bagarre. Le Sous-Préfet a répondu : « Eh bien, il y aura de la bagarre ». Sans contester la réponse, le Sous-Préfet dit ne pas se souvenir exactement des termes qu’il a employés.
Le Commissaire Valère avise alors le Commissaire de la police mobile Olivieri des instructions reçues. Celui-ci se précipite sur les porteurs de la première banderole. À ce moment il reçoit des coups de tous côtés. Il est attesté tant par les déclarations des policiers que par des témoins européens et indigènes que la bagarre a été déclenchée à ce moment. Le Commissaire Valère a été atteint d’un coup de caillou, est tombé sur un genou et s’est défendu avec sa canne. Les rapports de police rendent compte que les manifestants, à ce moment, ont tiré des coups de feu [10] Par contre, l’ancien Commissaire Chauveau, qui se trouvait par hasard sur les lieux et qui, de l’avis unanime a contribué par la suite avec courage et dévouement à rétablir l’ordre, croit qu’une rafale de mitraillette tirée en l’air par un agent a précédé les coups de revolver venant des manifestants. Cette version est répandue dans tous les milieux sétifiens. La Commission, dans un souci de rechercher la vérité avec minutie se proposait de vérifier ce point avec soin, encore qu’il lui apparut, a priori, qu’un agent qui fait feu, en l’air, pour dégager ses chefs attaqués à coups de poing et coups de bâton, n’accomplit que son devoir.
Dès les rafales de mitraillettes et des coups de feu échangés de part et d’autre, le cortège s’est dispersé ; une seule victime européenne a été relevée à ce moment, mais, en s’enfuyant les manifestants faisaient usage de leur revolvers et attaquaient à coups de matraque ou au couteau des européens rencontrés sur leur passage. Par la suite il est certain que le car de la gendarmerie est entré en action sous les ordres d’un adjudant-chef et du commissaire central. Mais, il est aussi certain que les manifestants ont pu se reformer à hauteur du Monument aux Morts au nombre de 3 à 4 000. un clairon indigène civil a pu sonner dans les rues de Sétif « la Générale » sans être inquiété. Le cortège qui s’était reformé a été coupé en deux par le car de la gendarmerie. Dès que les gendarmes ont fait feu après avoir reçu des coups de cailloux, les manifestants se sont dispersés. Un groupe, après avoir tenté d’envahir le commissariat de police, se retire devant les injonctions de policiers mais va se livrer à des agressions dans divers quartiers de la ville, un autre groupe se dirige vers le marché aux bestiaux où des meurtres sont commis. À 11 heures, le calme paraît rétabli, la police et la gendarmerie ayant repris le contrôle des rues de Sétif. L’Armée, qui n’aurait reçu l’ordre de ne tirer que sur réquisitions écrites du Sous-Préfet, n’aurait participé que tardivement et passivement au service d’ordre. La Commission n’a pu vérifier ces allégations des services de la police.
Encore que la recherche des responsabilités locales pendant les évènements ne soit qu’une des parties de la mission de la Commission d’enquête, un bref aperçu des évènements à Sétif ; le 8 mai et les jours qui ont précédé, lui commandait de vérifier si toutes les précautions avaient été prises dans l’attente de manifestations que nul ne semblait pouvoir ignorer, si le service d’ordre était suffisant d’après les possibilités, si les réquisitions nécessaires avaient été données, si le cortège n’avait pu être arrêté qu’après 800 m. de parcours et alors qu’il se trouvait au centre de la ville, si les manifestants qui se dispersaient devant les coups de feu n’avaient pu être poursuivis hors de la ville, si toutes les Autorités avaient fait leur devoir, si certains chefs de la police n’auraient pas dû rester sur les lieux de la manifestation au lieu de courir eux-mêmes téléphoner ou quérir la gendarmerie, si les agents avaient reçu des instructions précises et même, sans préjudice de l’enquête judiciaire, s’il est exact, ce qui nous a été affirmé par le Secrétaire Général de la Mairie et le Commissaire Chauveau, que les communications téléphoniques étaient particulièrement lentes et difficiles avec la Sous-Préfecture.
Comme il est certain que l’émeute n’a gagné les régions environnantes qu’après le déclenchement de la bagarre à Sétif, la Commission se proposait de rechercher si les autorités avaient tenté d’alerter les centres de l’intérieur pour aviser maires, administrateurs et gendarmes du danger et si notamment les gardes forestiers, dont six ont été assassinés, avaient été avertis, alors qu’en principe toutes les maisons forestières ont le téléphone. La Commission a retenu d’autre part que les Autorités locales ont toutes déclaré n’avoir reçu aucune instruction de l’Autorité Supérieure pour prendre des mesures particulières de précaution le jour où la victoire serait célébrée alors cependant que des rapports de police (bulletin secret de la Préfecture d’Alger du mois de mars 1945) prévoyaient des manifestations réclamant l’indépendance de l’Algérie pour le jour où « l’Armistice » serait annoncé. L’enquête aurait été menée dans le même sens tant aux échelons supérieurs qu’inférieurs. La Commission se proposait spécialement d’enquêter avec soin sur l’attitude des cadres de l’administration musulmane (aghas et caïds), qui paraissaient bien placés pour rendre compte fidèlement de l’état d’esprit des populations de leurs douars et des préparatifs qu’ils pouvaient, semble-t-il, difficilement ignorer.
Enfin, il importe de préciser si les ordres de ne tolérer aucun cortège avec banderoles séditieuses étaient d’initiative du Sous-Préfet ou d’une Autorité supérieure, car d’après les renseignements non contrôlés, d’autres manifestations se sont déroulées en Algérie ce jour-là, et notamment à Sidi-Bel-Abbès avec des pancartes portant les mêmes inscriptions qu’à Sétif sans causer d’incidents sanglants, la police étant demeurée passive.
5 – Causes directes de la manifestation et des émeutes.
Sans vouloir en rien s’immiscer dans l’enquête judiciaire, la Commission a seulement constaté que bon nombre de manifestations se sont déroulées en Algérie les 1er mai et 8 mai, que toutes ces manifestations étaient à caractère exclusivement politique et avaient pour but de réclamer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. Elle a aussi constaté que seule la manifestation de Sétif du 8 mai avait tourné à l’émeute pour gagner les régions environnantes. Il faut souligner que les manifestants de Sétif portaient un drapeau algérien tricolore rouge (à la hampe) blanc et vert avec un croissant et une étoile rouges à cheval sur le blanc et le vert. Le drapeau a été saisi par la police. C’est aussi un fait que les musulmans de Sétif réclamaient l’indépendance de l’Algérie dans la ville dont Ferhat Abbas est conseiller municipal, où il exerce la profession de pharmacien et où ses partisans (Groupement des Amis du Manifeste) sont actifs et nombreux.
La Commission a également retenu que les manifestants au nombre de 8 à 10 000 (chiffre donné par la police) étaient venus en grand nombre des campagnes environnantes — c’était d’ailleurs à Sétif, jour de marché — que bon nombre étaient armés de matraques ou de couteaux, voire de haches, de sabres et de revolvers, mais qu’ils n’étaient pas porteurs d’armes automatiques ou de fusils de guerre. Par contre, au cours des expéditions dans les campagnes qui ont suivi les manifestations du 8 mai, l’armée s’est trouvée en présence de rebelles porteurs de fusils de guerre et d’armes automatiques. Elle a découvert un trépied de mitrailleuses (renseignement donné par un capitaine de tirailleurs).
La Commission a aussi constaté que les manifestants ne protestaient pas contre une insuffisance de ravitaillement et pour réclamer une amélioration dans les distributions de denrées. Elle a enregistré les déclarations de bon nombre de témoins affirmant que les indigènes de Sétif avaient le même ravitaillement que les européens et que Ferhat Abbas se plaisait à reconnaître le bon comportement des autorités locales administratives et policières vis-à-vis des indigènes. De même il lui a été affirmé que les indigènes des campagnes environnantes de Sétif étaient relativement les mieux nourris, voire les mieux habillés de l’Algérie. Un lieutenant-colonel de la Légion étrangère stationnant à Chevreul a déclaré avoir trouvé dans un gourbi 50 kgs de sucre et dans un autre, quantité de tabac et d’allumettes.
La Commission n’entend tirer aucune conclusion générale des cas particuliers signalés par cet officier supérieur, elle se proposait, d’ailleurs, de vérifier avec soin quelles denrées avaient été distribuées dans les mois précédant les émeutes et aussi de rechercher si les denrées étaient bien parvenues à leurs destinataires. Il a été reconnu, tant à la sous-préfecture de Sétif qu’à la préfecture de Constantine que les populations du sud du département, qui sont misérables, ne se sont pas soulevées. Si l’on rapproche toutes ces considérations du fait que, dans les campagnes, les émeutiers ont attaqué les européens au cri de « Djihad » (guerre sainte) et que ce cri a été aussi entendu à Sétif (rapport de police à la préfecture de Constantine), la Commission a le droit d’en conclure que le mouvement avait un caractère insurrectionnel politique et fanatique.
Mais la Commission ne croit pas dépasser ses attributions en écrivant que de tout ce qu’elle sait, il résulte que les manifestations de masse qui se sont déroulées en maintes villes du territoire algérien et qui ont pris un caractère d’émeute à certains endroits, un caractère seulement menaçant ou haineux à d’autres localités, obéissaient à une action concertée tendant à revendiquer l’indépendance de l’Algérie à la face des autorités françaises. Pourquoi ces manifestations ont-elles tourné à l’émeute sanglante à Sétif, puis au nord de cette ville et le lendemain à 200 km de là, à Guelma ? L’enquête judiciaire le recherchera. La Commission enregistre seulement le fait que la bagarre s’est déclenchée après l’enlèvement de la banderole à Sétif et que des émissaires sont ensuite partis dans les campagnes.
La Commission se proposait d’enquêter avec soin sur les causes de l’arrêt de manifestations ou de rassemblements qui s’avéraient menaçants dans bon nombre de localités du département. Il a été signalé l’attitude courageuse de certaines personnalités musulmanes (M. Benhabylès à Oued Zénati, le caïd d’Aïn-Abessa, dont Ferhat Abbas demandait la révocation, des marabouts de la région de Périgotville [11]). Dans d’autres localités, et d’après le général commandant la Division de Constantine, des membres du parti « Amis du manifeste » ont été sollicités en vue d’un appel au calme. Il serait intéressant de connaître si la dispersion des rassemblements et la sauvegarde de certaines localités sont dues à l’énergie d’un administrateur, au prestige d’une personnalité musulmane, à l’autorité d’un homme politique ou simplement au passage de troupes munies d’armement moderne. Sans vouloir en rien mettre en doute le dévouement et le loyalisme dont nombre de musulmans influents ont donné la preuve, il est cependant permis de rechercher si quelques-uns n’ont pas prêché le calme par calcul politique, parce que l’émeute dérangeait leur plan ou parce que le jour de l’insurrection générale n’était pas encore arrivé.
La Commission n’a pu aborder cette partie de sa mission, faute de temps. Elle croit devoir cependant signaler une explication ethnique qui lui a été donnée à Constantine par Me Ben Bahmed, avocat, du fait que l’émeute a été sanglante surtout dans la région des Babors et autour de Guelma, alors que des contrées séparant ces centres insurrectionnels sont demeurées calmes. La population des Babors est berbère, fruste, s’est soulevée en 1871 et a été difficilement réduite. Après l’insurrection de 1871, une partie de la population des Babors aurait été amenée dans la région de Guelma où elle aurait fait souche sans perdre ses caractères et en conservant des liens de parenté étroits et des relations suivies avec les habitants des douars du nord de Sétif. La Commission n’a pu vérifier l’authenticité et la pertinence de cette explication.
6 – Les partis politiques ou associations qui ont incité aux manifestations.
Il est un fait qui ne peut être discuté : les manifestants réclamaient la libération de Messali. D’autre part, des rapports de police signalaient depuis quelques mois qu’un accord paraissait conclu entre les « Amis du Manifeste « , le « Parti populaire algérien » et « l’Association des Oulémas » réformistes. La Commission a estimé, dès sa première réunion, qu’elle devait rechercher comment les partis et groupements avaient pu prendre une telle extension et une telle influence et s’ils n’avaient pas bénéficié d’une certaine tolérance ou même complaisance de la part des pouvoirs publics ou de personnalités locales en dehors de toute complicité caractérisée, ce cas ne pouvant relever que des juges militaires. La Commission n’a certes jamais songé à s’arroger un droit de censure sur la politique gouvernementale, mais elle croit que le devoir de l’Administration, à tous les échelons, est non seulement d’exécuter les ordres reçus, mais aussi de faire preuve d’initiative en signalant les dangers de groupements, d’associations à caractère hostile à la souveraineté française et, à plus forte raison, de ne pas donner l’impression que certains partis, dont la politique ne pouvait être ignorée, étaient favorisés.
Sur ce problème, le rapport sera forcément fragmentaire, l’enquête n’ayant duré que cinq jours.
a) le PPA – Le chef du PPA, Messali, d’après les renseignements fournis par la Direction des Affaires musulmanes, était, au début de son activité politique, communiste. Il aurait séjourné à Moscou de 1930 ou 1931 à 1935, il a créé à Paris l’« Étoile Nord-Africaine », ligue qui fut dissoute en janvier 1936. Il est devenu nationaliste musulman, se serait séparé des communistes par ambition personnelle et aurait voyagé en Suisse où il aurait rencontré des personnalités musulmanes d’Égypte et de Palestine et peut-être en Allemagne. D’après le Dr Bendjelloul, membre de l’Assemblée consultative, Messali serait venu en Algérie alors que M. Millot était Directeur des Affaires Indigènes et avec l’assentiment de celui-ci pour diviser l’opinion publique musulmane. Ce point n’a pu être vérifié. La propagande de Messali a cependant paru dangereuse dès avant la guerre de 1939. La Commission, retenait, pour son travail que Messali a été condamné en 1940 à 15 ou 20 ans de travaux forcés pour complot contre la sûreté de l’État — la Commission se demande quels étaient exactement la prévention et les motifs de la condamnation, — alors que cependant quelques mois après, en 1941, Messali avait été libéré et mis en résidence surveillée, l’amiral Abrial étant Gouverneur général de l’Algérie.
Nous nous proposions de rechercher la forme de la décision d’élargissement et les influences qui avaient pu jouer pour l’obtenir. M. Berque, Directeur des Affaires musulmanes nous a dit que Messali avait été relâché sur promesse de ne pas faire de politique et qu’il aurait tenu parole pendant un ou deux ans. Mais Messali n’a jamais voulu faire de déclaration de loyalisme envers la France. Sa mise en résidence surveillée n’empêchait évidemment pas Messali de recevoir maintes personnes et de transmettre des directives. D’après un renseignement parvenu à la Commission et non vérifié, la femme de Messali, qui habitait Médéa, avait autorisation de circuler en voiture automobile [12]. Or, il ne peut être discuté que la femme de Messali participait activement avant 1940 à la politique de son mari. Il résulte des rapports de police que le PPA a pris une extension considérable et inquiétante ; qu’il a en Algérie une organisation très minutieuse et que — étant un parti dissous depuis 1939 — il avait fait adhérer grand nombre de ses partisans aux « Amis du Manifeste », dont le chef est Ferhat Abbas.
La Commission a pu constater que le noyautage des « Amis du Manifeste » par le PPA avait été signalé par les services de renseignements qui en avaient dénoncé les dangers. elle se proposait de vérifier les mesures prises par la haute administration ou les suggestions qu’elle aurait pu adresser au Gouvernement pour empêcher l’extension d’un parti qui n’a jamais celé son caractère résolument hostile à toute souveraineté française.
b) Les Amis du Manifeste — Le chef de ce groupement politique est Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif, conseiller municipal de cette ville, conseiller général du département de Constantine et délégué financier, originaire de Taher où son père aurait fini comme agha une carrière administrative musulmane. Élevé dans nos universités, M. Ferhat Abbas a reçu une culture occidentale assez poussée. Certaines personnes le dépeignent comme un ambitieux chez qui l’orgueil domine l’intelligence. Marié avec une musulmane, il vit avec une française. L’origine du mouvement des Amis du Manifeste est parfaitement connue de la haute administration. La Commission croit devoir rappeler simplement que, d’après les renseignements officieux parvenus directement, ce groupement remonterait à la fin de 1942 ou au début de 1943. Le général Giraud aurait invité à un thé diverses personnalités musulmanes pour leur exposer son intention de lever une armée de 300 000 hommes. Ferhat Abbas rédigea immédiatement une lettre pour exiger préalablement des réformes. Peu de jours après, deux commissions ont été créées pour étudier les revendications musulmanes puis les commissions tardant à se réunir et un discours du Général Giraud où il aurait prononcé cette phrase : « Le juif à l’échoppe, l’arabe à la charrue », ayant été fâcheusement interprété, plusieurs personnalités algériennes israélites et musulmanes auraient décidé de réclamer une citoyenneté algérienne. C’est à la suite de ces réunions et discussions que le « Manifeste » fut rédigé. Ces renseignements proviennent pour la plupart du Dr. Bendjelloul.
La Commission a retenu que, toujours d’après la même source, Ferhat Abbas aurait voulu adresser son « Manifeste » aux autorités alliées ne reconnaissant aucun pouvoir au Gouvernement qui était à Alger, mais qu’il en aurait été dissuadé par les Drs. Bendjelloul et Saâdane. Le Dr. Bendjelloul a aussi fait connaître que le Mouvement autonomiste aurait été encouragé par M. Peyrouton, alors Gouverneur général de l’Algérie, qui avait déclaré être partisan d’une sorte de dominion algérien sous la souveraineté française. Nous nous proposions de faire vérifier l’exactitude de ce propos qui, s’il a été prononcé, ne pouvait manquer de susciter cher les interlocuteurs des espoirs d’appui officiel. Signalons également que dans un discours à Sétif, le 29 avril, Me Mostefaï a dit que M. Peyrouton avait accepté le principe du « Manifeste ». Le programme du « Manifeste » est connu : Autonomie de l’Algérie symbolisée par un drapeau algérien ; Évolution du peuple algérien dans son cadre propre et hors de toute tentative d’assimilation. Le parti était toléré et avait un journal, Égalité, qui répandait sa propagande. Il organisait des réunions publiques et créait des sections des « Amis du Manifeste » dans toute l’Algérie. De plus, maintes personnalités, tant musulmanes que représentant les colons, nous ont affirmé que les dirigeants paraissaient jouir des faveurs de l’Administration.
À l’échelle inférieure, un ancien commissaire central de Sétif a déclaré que Ferhat Abbas obtenait facilement pour ses protégés des avantages, comme des cafés maures, malgré les avis contraires de la police, et que Ferhat Abbas avait connaissance du contenu des rapports dont il récitait des passages entiers. Le sous-préfet de Sétif a déposé, à la demande expresse de la Commission qui l’interrogeait, que sa nomination à Sétif était due au fait que sa carrière jusqu’en 1940 s’était déroulée dans la métropole et que le Commissariat à l’Intérieur, alors à Alger et notamment M. P. Bloch, avaient jugé qu’il ne convenait pas de nommer à Sétif un sous-préfet venant des communes mixtes. Le sous-préfet a aussi, répondant à nos interrogations, rapporté des confidences qu’il avait reçues de M. Deluca, président de la Délégation spéciale et assassiné le 8 mai, s’étonnant des complaisances de la Préfecture de Constantine et de la haute administration algérienne pour Ferhat Abbas (autorisation IG de circuler, bons d’achat de quatre pneus neufs délivrés par le Directeur des Affaires musulmanes pour enquêter sur le cas de trois caïds de Saint-Arnaud, Colbert et Aïn-Abessa qui étaient hostiles à Ferhat Abbas). Des conseillers généraux musulmans et colons du département de Constantine nous ont déclaré que Ferhat Abbas obtenait pour ses protégés ce qui leur était refusé pour leurs électeurs. L’enquête n’a pu être poussée avec la minutie désirable, mais il résulte des conversations une impression nette que Ferhat Abbas, qui combattait l’Administration par son journal et ses propos, obtenait d’elle des avantages dont il savait tirer parti pour sa propagande en laissant croire qu’il était craint.
Attitude hostile à l’Administration d’une part, faveurs au moins apparentes d’autre part, il n’en fallait pas plus pour que les populations musulmanes crussent que les fonctionnaires d’autorité redoutaient le personnage, ce qui ne manquait pas d’augmenter son prestige. Il a été aussi signalé par des personnalités de Sétif et notamment les membres de la Délégation spéciale, que la mise en résidence surveillée de Ferhat Abbas en 1943, puis sa libération, deux mois après, avaient contribué à accroître son ascendant. Mentionnons enfin que la Délégation spéciale de Sétif comprenait comme membres musulmans Ferhat Abbas et sept de ses amis. Ceux-ci avaient été élus en 1935, maintenus sous le régime de Vichy et confirmés par le Gouvernement provisoire lors de la formation de la Délégation spéciale actuelle, malgré l’opposition des partis de gauche locaux (déclaration du vice-président de la Délégation spéciale) qui ne pardonnaient pas à Ferhat Abbas d’avoir fait alliance avec le PSF en 1935.
À Sétif, il nous a été aussi révélé l’existence d’une société « Fraternité sétifienne », exclusivement musulmane, à caractère de société de bienfaisance et tendant à ne grouper que des sétifiens. D’après le président : M. Larfaoui, tailleur d’habits, cette société comptait 1 800 membres (ce chiffre n’a pu être vérifié). Le secrétaire général de la Mairie nous a fait connaître que cette société hostile à Ferhat Abbas et violemment prise à partie par lui, n’avait reçu aucun appui de l’Administration. Il ne faut donc pas s’étonner que des fonctionnaires musulmans adhérassent au parti des « Amis du Manifeste » et que des caïds aient présidé des réunions données par Ferhat Abbas. M. Berque nous a déclaré qu’il avait suggéré que Ferhat Abbas, engagé en 1939, soit mobilisé à nouveau et qu’il avait insisté auprès des administrateurs du département d’Alger pour que ceux-ci dissuadent les fonctionnaires placés sous leurs ordres à adhérer aux « Amis du Manifeste ». Mais ces conseils ou suggestions avaient un caractère confidentiel.
Il serait intéressant de connaître le sens de la propagande faite directement et isolément par Ferhat Abbas auprès des populations musulmanes rurales et d’avoir un résumé fidèle d’un de ses discours prononcé dans un des centres de l’insurrection (il a parlé à Chevreul le 28 avril). Mais à Sétif, il apparaît certain qu’il patronnait des cercles et des associations qui manifestaient leur fanatisme et leur nationalisme en pourchassant les indigènes fréquentant les cafés où se tenaient des européens ou les indigènes buvant du vin. Il nous a été aussi déclaré par les services de police, par des conseillers généraux que Ferhat Abbas pour recruter ses adhérents, à qui il demandait 100 ou 120 francs, leur laissait croire que les fonds serviraient à l’édification de mosquées et que ses agents menaçaient les habitants des campagnes en leur disant : « Si tu es un bon musulman paie et adhère au parti. Si tu refuses, tu es un mauvais musulman ».
c) Les Oulémas réformistes – À l’origine, cette association avait pour but de rénover la pureté primitive de l’Islam et de combattre le fétichisme. Mais des renseignements fournis à la Commission, il résulte que les Oulémas étaient acquis depuis quelques années à la politique pan-islamique et que dans leurs medersas, ils commentaient le Coran avec une exégèse fanatique. Les relations étroites des Oulémas avec les milieux nationalistes du Caire apparaissent comme certaines (renseignements fournis par la Direction des Affaires musulmanes et par les membres de la Délégation française à La Mecque). Malgré le danger de cette association qui, par sa propagande religieuse peut prendre une influence déterminante sur les masses musulmanes, les Oulémas ont pu librement couvrir l’Algérie de medersas. Le Directeur des Affaires musulmanes a signalé, à ce sujet, que le décret sur l’enseignement en Algérie avait été promulgué en novembre dernier, bien que par notes répétées, il en eut signalé tous les inconvénients. Ce texte supprimait en fait tout contrôle de l’Administration. L’accroissement du nombre de medersas remonterait à six mois.
La Commission se proposait de rechercher le chiffre exact des établissements placés sous l’autorité du cheikh Brahimi (chef des Oulémas), qui d’ailleurs est originaire des environs de Sétif, et les répercussions des créations des medersas sur la fréquentation des écoles françaises par les musulmans. Elle doit se borner à indiquer deux renseignements, l’un donné par les colons de Chevreul : avant 1940, une vingtaine d’indigènes fréquentaient l’école publique de Chevreul, après la défaite de 1940, trois seulement continuent à aller à l’école. En novembre dernier, une medersa Brahimi est créée à Chevreul. Aucun indigène ne va plus à l’école française, 60 élèves vont à la medersa. L’autre vient du Procureur de Tiaret (département d’Oran). Depuis la création d’une medersa, tous les élèves musulmans désertent l’école française pour recevoir le seul enseignement coranique. Quant au nombre des medersas, les chiffres officieux varient dans de grandes proportions : alors que la Direction des Affaires musulmanes parlait d’une centaine pour l’Algérie, le Directeur du cabinet du Préfet de Constantine a parlé de 120 pour son seul département.
d) La conjonction des trois organismes PPA, Amis du Manifeste, Oulémas apparaît donc comme redoutable. Ferhat Abbas aurait cherché, d’après M. Berque, Directeur des Affaires musulmanes et des membres de la Délégation spéciale de Sétif, à s’entendre avec les partis socialiste et communiste mais n’aurait pu conclure alliance qu’avec le PPA et les Oulémas. Signalons cependant, à toutes fins, qu’un neveu de Ferhat Abbas, pharmacien à Constantine et très lié avec son oncle, est communiste et président des Amis de la démocratie (renseignement fourni par la Préfecture de Constantine). Sans connaître à quelle date exacte l’union des trois partis s’est réalisée, la Commission constate que le PPA apportait à cette sorte de fédération son nationalisme intransigeant, son organisation clandestine poussée avec une ampleur et une minutie qui paraissaient insoupçonnées jusqu’à ces temps derniers et qui ont été révélées par une enquête dont le succès est à l’éloge des policiers qui l’ont menée.
Les Oulémas apportaient un fanatisme capable toujours de susciter, dans certaines masses musulmanes encore frustes, le désir de la « Djihad », les évènements l’ont démontré. Quant aux « Amis du Manifeste », ils présentaient leur programme au public et à l’Administration comme la seule solution possible du problème algérien (rapport Préfet de Constantine sur la situation générale du 5 mai 1945), ils feignaient de s’inquiéter de l’apport massif du PPA dans leur groupement (même source de renseignement), mais dans leur journal, ils faisaient l’éloge de Messali et en réunion publique, ils faisaient l’éloge du PPA (Sétif 29 avril, discours de Me Mostefaï, avocat, un des dirigeants des « Amis du Manifeste »). Ils tiraient profit de la situation politique de leurs chefs pour faire croire qu’ils étaient redoutés. Ils s’efforçaient de persuader qu’un geste de familiarité était un geste de crainte (déclaration du Sous-Préfet de Sétif, rapportant un propos de M. Deluca).
Le Dr. Saâdane, un des chefs du parti, s’écriait en octobre 1944 au Conseil général de Constantine : « Si les Arabes n’obtiennent pas satisfaction à leurs justes revendications, prenez garde au mouvement insurrectionnel » (compte rendu des réunions du Conseil général). Ils obtenaient ainsi par opportunisme l’adhésion des fonctionnaires ou des chefs musulmans et pouvaient recruter des partisans dans toutes les branches de l’Administration et dans des milieux que l’on comptait jusqu’à ce jour comme fidèles à la France.
7 – Causes du succès de la propagande anti-française.
La Commission n’a pu, sur cette question, qu’enregistrer des avis divers sans les soumettre au contrôle de témoignages directs, de recoupements et de faits incontestés. Il faudrait, d’ailleurs, une étude approfondie et dépassant le cadre d’un simple rapport, pour tenter d’analyser l’évolution de l’état d’esprit des musulmans durant les 25 dernières années. Signalons cependant qu’actuellement la presque totalité de la jeunesse des facultés est acquise aux idées nationalistes ou au moins autonomistes, que des hommes politiques musulmans, qui paraissaient favorables au maintien intégral de la souveraineté française et qui avaient pris position pour les principes posés par l’ordonnance du 7 mars, voyaient, de leur propre aveu, fondre leur clientèle électorale (Drs. Bendjelloul et Lakhdari).
La Commission a retenu comme causes d’aggravation d’un malaise, qui déjà se manifestait avant 1939, la chute de prestige que la défaite de 1940 a fait subir à notre pays. Nous rappelons les propos des colons de Chevreul : Avant 1940, 20 élèves à l’école française, après la défaite 3. les archives des tribunaux pourraient aussi prouver combien de musulmans ont été poursuivis en fin 1940 ou en 1941 pour avoir dit : « La France est perdue, ne payons pas l’impôt à la France, nous le paierons aux Allemands ». Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas cacher l’impression de force matérielle donnée par les Alliés après le débarquement, en comparaison des faibles moyens dont nous disposions. La Commission doit signaler les opinions concordantes de maintes personnalités qui dénoncent les méfaits des radios allemandes et italiennes, leur propagande habile écoutée dans les cafés maures et même les gourbis et tendant à faire croire à la fin de notre patrie. Dans un autre ordre d’idées, il faut indiquer que de nombreux musulmans ont séjourné en France comme soldats ou travailleurs et leur attention est portée sur des faits sociaux qui passaient inaperçus aux yeux de leurs parents. Ils sont plus sensibles à une propagande par la voie de la presse, par tracts ou par radio. Ils sont amenés à comparer leur situation avec celle des européens qu’ils jugent privilégiés. Ils acceptent difficilement qu’un Espagnol, un Maltais ou un Italien, qui souvent n’est pas naturalisé et n’est pas appelé à défendre le pays où il vit, ait une position économique ou sociale supérieure à la leur. Ils jalousent les colons propriétaires de grands domaines en regardant leur situation misérable et la richesse de ceux-là. Ils songent à un partage des terres. Ils dénoncent les excès de la grosse propriété qui permet qu’un seul règne en maître sur des milliers d’ha. Un membre de la Délégation spéciale de Sétif nous a rapporté qu’à l’occasion de l’étude d’un plan de paysannat indigène, des musulmans du département de Constantine répondaient à M. Turet, Inspecteur général de l’Agriculture : « Pourquoi nous proposes-tu 14 ha, quand nous vous aurons mis à la porte, nous en aurons 100 ». M. Turet n’a pu être entendu sur l’exactitude de ce propos.
Il ne faut pas non plus cacher que si le manque de ravitaillement n’a pas été la cause directe de l’émeute à Sétif, la rareté des denrées et des vêtements a augmenté le mécontentement dans de nombreuses régions d’Algérie. La Commission a pu constater que dans la région de Tablat à 60 km d’Alger, il se faisait un commerce régulier de talrouda (terre-noix) que les indigènes ne mangent que dans les années de misère. Le prix de ce produit que d’aucuns disent nocif — la Commission se proposait de le faire analyser — atteint 40 frs le kg ou 600 à 700 frs le « double », ce qui paraît exorbitant. Les indigènes se plaignent des abus des perquisitions dans de modestes gourbis pour découvrir le grain caché, des tracasseries administratives, des arrestations pour transport irrégulier de provisions permettant à peine de nourrir une personne pendant un jour. Il paraît certain que la propagande a su utiliser tous les facteurs de mécontentement et toutes les apparences de diminution de la puissance française : là elle promettait un ravitaillement meilleur et critiquait l’Administration, ailleurs elle excitait le fanatisme religieux, plus loin elle proposait simplement de diffuser la langue arabe et d’édifier des mosquées. Mais parmi les causes directes et immédiates des manifestations et qui expliquent en grande part leur date, la Commission doit souligner l’effervescence provoquée à l’annonce de la conférence de San Francisco. La Commission n’a pu évidemment en quelques jours étudier complètement et aussi avec la prudence qui s’impose le pourquoi de cet espoir qui paraissait secouer nombre de partisans des Associations responsables des manifestations.
Elle a cependant enregistré plusieurs échos lui rapportant que l’indépendance de l’Algérie serait réclamée pendant ou à la fin de la conférence. Diverses personnes ont raconté que Ferhat Abbas laissait entendre qu’il avait l’appui des Anglo-Saxons, qu’il avait vu le Président Roosevelt lors de son passage à Alger et autres sortes de bruits, qui faisaient croire que l’Algérie ne saurait tarder à échapper à la souveraineté française. Dans son discours du 29 avril à Sétif, Ferhat Abbas a affirmé publiquement que la conférence de San Francisco devait assurer la liberté de tous les peuples et que le peuple algérien en tirerait tous les avantages qu’elle lui accorderait. Certains bons esprits pensent qu’il faut rechercher l’explication de cette croyance dans une interprétation inexacte de la Charte de l’Atlantique et aussi des principes posés à la Conférence de Brazzaville et enfin dans la persuasion que les Américains imposeraient après la victoire, la fin du colonialisme.
La Commission croit aussi de son devoir de signaler une opinion répandue dans les milieux musulmans et certains milieux colons qui ne cachent pas que le Comité algérien du Caire joue une influence néfaste — ainsi que nous l’avons expliqué quand nous avons traité de la question des Oulémas — transmet des mots d’ordre et des tracts, mais encore, et ici sans apporter de précisions, voire de présomptions, que son action est vue sans défaveur par au moins une partie des dirigeants anglais. Ceci dépasse évidemment le cadre d’une enquête administrative et nous ne croyons devoir faire part des propos que nous avons recueillis que pour aviser les Pouvoirs publics de tout ce que nous avons entendu, sans avoir la prétention de penser que le Gouvernement n’a pas d’autres sources de renseignements plus précises et plus sûres. Dans le même ordre d’idées et avec le même esprit, la Commission croit devoir ajouter que des musulmans lui ont expliqué que les Anglo-Saxons s’étaient documentés avec beaucoup de soin sur l’Algérie mais qu’ils ne s’étaient livrés à aucune propagande.
Enfin et toujours sous la même rubrique, la Commission croit devoir signaler que, d’après les renseignements fournis par la Préfecture de Constantine, la population israélite aurait été avisée avant les émeutes qu’elle n’avait rien à craindre et que cette même population paraissait ne rien redouter dès que ces incidents ont éclaté. De là, une conclusion peut-être hâtive, que les manifestants ne voulaient pas mécontenter les Américains. Cependant quatre israélites ont été assassinés au cours des émeutes mais tous dans la même localité.
8 – Les responsabilités.
Il appartient à la justice militaire de rechercher les responsables (instigateurs et exécutants) des émeutes. Quant aux responsabilités administratives, la Commission, qui n’a pu qu’ébaucher un début d’enquête, ne peut citer un nom parce qu’elle n’apporte aucune preuve. Nous rappelons cependant que Ferhat Abbas était dénoncé comme ayant les faveurs de la Préfecture de Constantine et de la Haute administration et que, même si ce n’était qu’une apparence, il en tirait parti pour accroître son prestige. Ferhat Abbas a pu mener une violente campagne contre l’ordonnance du 7 mars, coupable à ses yeux de poursuivre une politique d’assimilation qu’il entendait rejeter, sans que sa situation privilégiée ait paru ébranlée. Le Directeur des Affaires musulmanes et le Préfet de Constantine ne cachent pas que Ferhat Abbas leur paraissait le seul homme politique ayant une influence réelle sur les musulmans et que le heurter risquait de faire plébisciter sur son nom, par les électeurs, un refus de tolérer plus longtemps la souveraineté française. Les Pouvoirs Publics décideront si une enquête doit être menée sur la base des premiers éléments consignés dans ce rapport.
La Commission constate seulement que le sang a coulé dans le département de Constantine et que Ferhat Abbas, aujourd’hui est arrêté. La Commission a aussi constaté qu’aucune directive venant de l’Autorité Supérieure n’avait été donnée en vue de précautions spéciales à prendre ou de la conduite à tenir pour la « fête de la Victoire », alors que des renseignements de police signalaient, dès le mois de mars, une agitation possible pour ce jour-là. En ce qui concerne les responsabilités locales, la Commission a déjà esquissé le sens de l’enquête qu’elle entendait mener, tant dans les chefs-lieux d’arrondissement qu’auprès des Autorités des communes mixtes. Il paraît bien que c’est surtout à la justice de rechercher qui a armé et financé les émeutiers et les partis politiques responsables.
La Commission a seulement entendu des opinions incontrôlées affirmant que les armes venaient des champs de bataille de Tunisie, de vols dans les camps alliés et que les fonds venaient de souscriptions parmi les musulmans algériens. Sous ce paragraphe, la Commission croit aussi devoir indiquer qu’un cadi, Lakdari d’Alger et un avocat Ben Bahmed de Constantine, lui ont affirmé avoir entendu à la radio française le chant scout musulman interdit. Le Préfet de Constantine a dit avoir envoyé un rapport à ce sujet.
9 – La répression.
La Commission n’a pu commencer d’enquêter sur cette partie de sa mission. D’après le général Duval, les troupes, pendant l’action contre les émeutiers, ont pu tuer de 500 à 600 indigènes. À Sétif, il est impossible de connaître le chiffre des musulmans tombés du fait de la police ou de la gendarmerie, certains disent 20, d’autres 40. Les décès n’ont pas été déclarés par les familles. La Commission a reçu l’ordre de revenir à Alger alors qu’elle s’apprêtait à partir à Guelma. Elle ne sait donc pas comment la répression s’est exercée dans cette ville. Elle peut seulement faire part d’une émotion généralisée dans les milieux musulmans qui prétendent que les européens de Guelma ont exercé des représailles sanglantes et des vengeances personnelles, en arrêtant et exécutant, sans discernement, alors que les combats avaient cessé, 500 ou 700 jeunes indigènes.
La Commission se proposait de rechercher avec soin comment la répression avait été menée, en tenant compte du caractère insurrectionnel pris par l’émeute dans certaines régions et du fait que l’état de siège avait été proclamé, mais à l’exception des villes de Sétif, Constantine et Guelma qui étaient demeurées sous le contrôle civil. La Commission, en ce qui concerne la légalité ou les abus de la répression, n’a donc pu qu’enregistrer les plaintes des milieux musulmans dénonçant les excès qui auraient été commis à Guelma, sans pouvoir en vérifier le fondement.
10 – Conclusions et suggestions.
Ce rapport ne peut apporter qu’une conclusion qui paraît incontestée. Les manifestations du 8 mai à Sétif, avaient un caractère politique et tendaient à réclamer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. Seule une enquête plus approfondie pourra permettre de déceler si les manifestations ont tourné à une émeute sanglante et cruelle à raison de la mentalité berbère des habitants, surexcités par une propagande fanatique ou pour tout autre cause. Pour le surplus, la Commission n’a pu que recueillir des renseignements pour la plupart non vérifiés, faute de temps, et indiquer les directives de l’enquête qu’elle se proposait de mener. Sans apporter de preuve flagrante d’une carence administrative imputable à telle ou telle personne déterminée, il est permis de s’étonner que la conjonction des éléments PPA, Amis du Manifeste et Oulémas, ait pu se préparer, se conclure et étendre ses effets avec une telle ampleur, sans que l’Administration ait paru lutter contre un danger dont elle ne semble avoir compris la gravité que peu de jours avant les évènements.
La Commission croit, en terminant, de son devoir de signaler la psychose de peur qui déferle sur l’Algérie et qui étreint tous les milieux colons, comme la psychose de mécontentement et de suspicion qui agite les masses musulmanes. Il est nécessaire de rassurer les uns et les autres puisque tous doivent vivre côte à côte dans le même pays. Il semble urgent de disposer de moyens suffisants pour assurer l’ordre dans la légalité. La présence de troupes mobiles doit ramener la confiance et empêcher la formation de groupes armés échappant à tout contrôle. Il semble aussi qu’il faille, sans tarder, définir avec netteté et sincérité les programmes politiques et économiques que les Pouvoirs Publics décideront d’appliquer à l’Algérie.
La Commission a entendu au cours de sa rapide enquête, de nombreux musulmans dont l’attachement à la France ne peut être suspecté, qui déploraient avec sincérité les évènements qui ont endeuillé l’Algérie et qui promettaient de faire tous leurs efforts pour contribuer à un apaisement indispensable. Ceux-là ne doivent pas être repoussés car il n’est de trop de tous les hommes de bonne volonté pour rapprocher les français musulmans des français non musulmans et faire cesser les apparences de deux blocs hostiles dressés l’un contre l’autre.
Le Général Tubert, Membre de l’Assemblée Consultative, Président de la Commission,
L’Avocat Général Labatut, Chef du Service musulman du Parquet général, Membre de la Commission,
Le cadi Taleb Choaib, Commandeur de la Légion d’honneur, Membre de la Commission.
Bibliographie
• Redouane Ainad Tabet, Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie, Alger, OFUP, 1985, 318 p.
• Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre. Sétif, Guelma, Kherrata, préfaces de Mehdi Lallaoui et Jean-Charles Jauffret, Paris, Syros/Au nom de la mémoire, 1995, 251 p.
• Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois, Paris, La Découverte, 2002, 403 p.
• Marcel Reggui, Les massacres de Guelma, Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, préface de Jean-Pierre Peyroulou, Paris, La Découverte, 2005, 188 p.
Le 19 mai 1956, l’organisation des étudiants musulmans algériens lançait un appel à une grève nationale des cours.
589 étudiants dont 51 filles en Algérie, 500 en France dont une dizaine de filles, soit 0,01 des neuf millions de la population algérienne répondirent à l’appel. Glorieux bilan colonial.
60 ans, c’est un millésime important. Pour raviver les mémoires, pour remobiliser les souvenirs. Pour interroger le sens de l’acte historique. Pour réactiver les symboles et les mythes fondateurs de notre Etat, de notre indépendance, de notre pays.
Pour cela, il aurait fallu des milliers de rencontres, des centaines de commémorations, des centaines d’émissions radio et télé, des centaines d’articles de journaux, tout au long de l’année.
Sur les faits. Sur les hommes. Sur le sens.
Rien. Un silence de tombe recouvre le fait historique.
Pire que les expéditives solennités protocolaires du Cinquantenaire de l’indépendance.
La grève du 19 mai 1956 restera un fait unique dans l’histoire mondiale des libérations nationales.
Des années auparavant, les délégations de l’AEMAN, mère de l’UGEMA, dénonçaient, dans les festivals de la jeunesse, le phénomène colonial comme forme concrète du capitalisme moderne. L’AEMAN défilait comme délégation nationale, distincte de la délégation française.
Déjà, les étudiants organisés politiquement s’affirmaient militants de l’indépendance et de l’Etat national, en même temps que militants d’un autre ordre social que le Capitalisme. En compagnons solidaires des militants syndicalistes du PPA ou du PCA.
Dans le sillage, en fait, de toute la pensée politique de la libération nationale, qui s’accomplira dans les non-alignés, expression mondiale du refus de ce modèle capitaliste, qui a engendré le colonialisme et l’Impérialisme.
A peine adolescent, le futur symbole de cette jeunesse studieuse engagée, Taleb Abderrahmane (militant nationaliste né à Alger le 5 mars 1930, guillotiné le 24 avril 1958 à la prison de Barberousse, Ndr) participait aux manifestations du 1er mai 1945 dans le cortège qui sortait de la Casbah d’Alger. Cette grève fut un événement considérable. De très nombreux lycéens rejoignirent la lutte et les maquis.
Et même si des étudiants furent politiquement ou pratiquement contre, cette grève a sapé durablement toute possibilité de manœuvre des forces colonialistes de jouer les élites contre l’ALN ou jouer les élites contre le peuple.
Comme le font si bien et en toute liberté les services extérieurs français qui arrivent à convaincre de plus en plus de jeunes qu’il valait mieux chercher le bonheur que l’indépendance.
Le bonheur des 0,01%.
Les cadres, ingénieurs, diplômés de l’indépendance suivirent en gros le même engagement : alphabétisation des campagnes dès l’indépendance, mobilisation pour un appareil productif national, défense du secteur économique d’Etat dans la période de remise en cause sous Chadli, lutte acharnée et inégale contre les options du FMI et le rééchelonnement de la dette après 1990 etc.
Toutes choses absolument contraires aux choix des toutes les factions au pouvoir pour le Capitalisme et pour l’insertion de l’Algérie dans le système impérial, y compris l’OMC à qui nous n’avons rien à vendre, le pétrole étant hors de ce système.
Même les affronts que leur infligent les Valls, Sarkozy, Debré, Emié, Hollande, Le Monde, le Figaro, le regard français enamouré pour le MAK, ne suffiront pas à leur faire chercher l’alliance des étudiants, des jeunes ou de simples gens.
Pour n’avoir pas à remettre sur le métier le sens historique de notre libération qui nous ferait interroger le sens de leurs choix et actions politiques, économiques et sociaux.
Voile du silence jeté par le pouvoir, désintérêt ou démobilisation à la base. Jamais ce sens historique n’a été aussi fragile et vacillant.
Depuis soixante ans, la France et l’Algérie ont, en principe, séparé leurs destins, tout au moins en ce qui concerne le régime politique qui gérait la colonie et qui avait nécessairement des retombées dans l’hexagone. Chaque pays honore sa temporalité à sa façon. Si l’on parle plus volontiers, en France, de la date des Accords d’Évian, en Algérie, on évoque la date de l’indépendance. Fin février, ARTE proposait le documentaire de Raphaëlle Branche et Rafael Lewandowski, En guerre(s) pour l’Algérie, qui s’appuie, comme l’ouvrage paru le même mois, sur les témoignages de « quinze femmes et hommes (qui) ont accepté de confier leurs souvenirs de jeunesse. Leurs témoignages sont essentiels pou écrire une histoire qui ne soit pas seulement celle des décisions et des grands événements politiques et militaires ».
À la même date sensiblement, on a pu trouver dans les points de presse ou en librairie le N°15-16 de la revue Enjeux de société : Mémoires en jeu. Quelle(s) mémoire(s) pour la guerre d’indépendance algérienne 60 ans après, numéro consistant de 234 p. ; également, Le Point, un hors série, La France et l’Algérie – Deux siècles d’histoire, de 98 p. rejoignant par son option sur la longueur historique le point de vue de Benjamin Stora qui insiste toujours sur la prise en compte des années de colonisation depuis 1830 pour comprendre la guerre d’indépendance. Le documentaire de Georges-Marc Benamou avec Benjamin Stora a été programmé sur France 2 les 14 et 15 mars 2022, « C’était la guerre d’Algérie ».
Il nous a semblé intéressant, en écho à ces plongées, et il y en aura d’autres, de signaler l’importance de la littérature algérienne et des mémoires qu’elle écrit, à partir d’un ouvrage édité en Algérie. Il en parcourt les œuvres de 1962 à 2010, en ménageant, en conclusion, une ouverture sur les romans qui s’écrivent ces toutes dernières années, tant en Algérie qu’en France… car l’histoire n’est pas finie ! Mounira Chatti, Professeure des littératures francophones à l’université Bordeaux Montaigne, a interrogé Christiane Chaulet Achour sur son travail de critique littéraire et sur l’apport de cette littérature à la connaissance de l’Histoire.
Mounira Chatti – Le titre de votre livre, Échos littéraires d’une guerre, met en relief une problématique qui vous est chère, celle de l’entrecroisement entre la fiction et l’Histoire. Vous affirmez par ailleurs que « le texte littéraire offre une gamme de positionnements dans l’Histoire » et que « l’écrivain fait émerger du réel et de l’historique un monde transformé par l’élaboration esthétique ». L’approche critique d’un texte francophone, plus précisément algérien, doit-elle obligatoirement s’articuler autour de la relation entre « fait et fiction » et doit-elle faire émerger la manière dont l’écrivain « pétrit » le matériau historique ?
Christiane Chaulet Achour – Cette approche critique prenant en charge la dimension historique du texte littéraire n’est pas obligatoire mais c’est plutôt celle que je privilégie. Pour la littérature algérienne mais aussi pour n’importe quelle littérature… Il me semble qu’un texte de création, même s’il apparaît déconnecté de son temps, est nécessairement relié à lui et l’étude de sa dimension historique s’avère alors éclairante. De plus, en ce qui concerne cet ouvrage, mon sujet central, circonscrivant le rapport à la guerre de libération nationale, à la résistance au colonialisme français, ne pouvait éviter l’Histoire, bien évidemment. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de montrer combien les histoires que racontent les écrivains, les fictions qu’ils élaborent, sont révélatrices de la complexité des séquences temporelles vécues par les collectivités et les individus. Là où l’historien a une argumentation reposant sur des faits et des preuves – ce qui ne l’empêche pas d’interpréter sous couvert d’une rhétorique de l’objectivité –, l’écrivain interroge, questionne, met en danger le réel et privilégie l’individuel plutôt que le collectif et donc les variations de points de vue.
Dans l’introduction, vous présentez ce livre comme la résultante de « quarante années de lecture et d’appréciation d’œuvres algériennes et de problématiques induites par une guerre de résistance au colonialisme dans une colonie de peuplement » et vous vous démarquez de la tentation qui consiste à croire que « cette période est désormais dépassée et qu’il faut se préoccuper du présent immédiat » : « Nous sommes persuadée, pour notre part, que le présent se construit en grande partie à partir du passé et qu’oublier le passé est une façon d’en enkyster les effets négatifs et d’occulter ce qu’il a représenté de positif et de dynamique » (p. 5). Quel lien envisagez-vous entre l’exigence de transmettre l’Histoire et la création littéraire ? Quelle est la fonction de la littérature dans cette dialectique passé/présent ? La littérature est-elle donc un pilier dans la construction nationale algérienne ?
Oui effectivement, je pense que la durée dans la réflexion sur ces œuvres littéraires est fondamentale. Non pas qu’on ne puisse pas avoir une interprétation pertinente sur un roman ou une pièce de théâtre que l’on vient de lire ; mais lorsqu’il s’agit de comprendre des constantes, des convergences et des divergences, on ne peut s’appuyer sur une seule œuvre mais en embrasser le plus possible. Les écrivains aiment bien être appréciés dans leur singularité. C’est juste, effectivement ! Mais qu’ils le veuillent ou non, ils appartiennent à des moments historiques qu’il faut cerner, à des générations, à une manière de dire et de vivre que leurs textes révèlent.
La résistance au colonialisme et la participation – ou non –- à la guerre est très proche de nous, certains de ses acteurs sont encore vivants, ce qui s’est passé dans cet hier si présent reste souvent enkysté dans le silence des familles et des groupes. Le discours officiel a eu tendance à figer en stéréotypes des données « légitimes » : oui, alors, la littérature, les textes les plus forts, sont là pour rappeler des réalités diversifiées et contradictoires. Les lire permet de comprendre les potentialités d’un pays, ses dérives aussi.
Un lecteur qui n’avait pas regardé de qui était l’illustration de la couverture, m’a demandé si c’était une représentation d’un des vendredis depuis le 22 février 2019 dans le mouvement du Hirak. Et Arezki Metref donne des arguments à ma recherche et une réponse à votre question, dans une de ses dernières chroniques, « Le drapeau de novembre » (Rubrique Ici mieux que là-bas, Le Soir d’Algérie, 26 mai 2019). Il fait état des questions posées à quelques militants dans le cadre d’une enquête pour Le Monde diplomatique sur l’état de la gauche algérienne, durant l’été 2018 : « Le but était (…) de s’interroger sur l’existence d’une transmission de l’expérience et des valeurs de la gauche aux jeunes générations post-décennie noire ». Il se dit surpris de certaines propositions, pour lui alors, « anachroniques ». Mais « relues à la lumière du mouvement du 22 février, ces propositions qui nous paraissaient surprenantes s’avèrent aujourd’hui des plus justes ». [Ces propositions de militants de gauche préconisaient de s’appuyer sur les valeurs de novembre pour reconstruire la nation]. « Le mouvement qui a démarré le 22 février leur a donné complètement raison puisqu’il a puisé dans la nécessité de réhabiliter les symboles et les valeurs de Novembre, à commencer par le drapeau pour le symbole, et pour les valeurs, par la détermination patriotique à reconquérir la possibilité d’agir sur son destin, la réaffirmation de sa dignité et même d’une certaine manière le recouvrement d’une indépendance confisquée. […] La leçon du mouvement du 22 février est là, dans ce besoin de réappropriation de Novembre spolié, dénaturé, perverti. Le sens ne trompe pas : le fait que Djamila Bouhired soit adoptée comme une icône, les retrouvailles avec Abane Ramdane, Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, et les vrais héros qu’on a essayés de gommer, sont autant de traceurs qui montrent cette volonté de retourner à la source, souillée, et de la nettoyer ». Je pense que cet article répond bien à la question, pour l’Algérie actuelle, de l’intrication passé/présent. Modestement, mon travail y contribue.
Échos littéraires d’une guerre. Œuvres algériennes et guerre de libération nationale est un livre généreux, c’est-à-dire un livre qui balise un domaine de recherche et offre une bibliographie quasiment exhaustive, commentée et chiffrée. Cet ouvrage s’adresse-t-il prioritairement aux chercheurs et a-t-il pour vocation de les inciter à se saisir de cet immense corpus pour y explorer la question de la fiction et de l’Histoire ?
L’ouvrage a un double objectif. Bien sûr, j’ai été très attentive à recenser le plus de textes possibles, à donner des références précises, à explorer des pistes de travail et à en indiquer certaines pour que d’autres reprennent les recherches : donc, il s’adresse aux chercheurs car la recherche, c’est avant tout un exercice de relais et non une virtuosité personnelle. Mais je crois aussi – en tout cas, c’est ce que j’avais à l’esprit – avoir fait un effort de clarté dans mes formulations pour que le lecteur, intéressé par l’Histoire de l’Algérie, y trouve matière à une connaissance plus approfondie et dérangeante. L’approximation est néfaste, quel que soit le lecteur. Et je ne pense pas seulement au lecteur algérien : car le travail de nos écrivains est mal connu en dehors de quelques vedettes mises à l’honneur à la faveur de telle ou telle occasion. Je voulais aussi (dé)montrer combien les écrivains algériens, malgré les impasses de leur statut alors, ont été au rendez-vous de l’Histoire.
La division de votre livre en cinq chapitres n’obéit pas à un découpage chronologique. Vous faites le choix d’une autre structure construite autour de 1962, « date symbolique et historique » ou « année à deux visages » (p. 11), ce qui donne lieu à une première recension de ce qu’ont publié des Algériens cette année-là. Quels sont les enseignements de cet état des lieux ? La date de 1962 marque-t-elle la véritable naissance d’un champ littéraire national ?
Nécessairement ! Il fallait l’indépendance pour que puisse se construire un champ littéraire national qui ne pouvait exister sans la nation : il suffit de relire à l’appui de cette affirmation le chapitre IV des Damnés de la terre de Fanon, « Sur la culture nationale ». Le recul d’une cinquantaine d’années me permettait de bien mesurer ce qui pouvait se jouer effectivement au seuil de la libération : combien d’écrivains, ce qu’ils faisaient, où ils étaient, etc. C’est une sorte de bilan avant le grand saut de la construction. Si l’on prend la peine de le lire, c’est aussi un bilan qui montre les failles et les promesses, qui fait entrevoir la difficulté que l’Algérie enfin indépendante doit affronter dans le domaine de la littérature et de la culture. Et encore, je ne me suis intéressée qu’au volet francophone !
Vous dites à la fin du chapitre I : « Étudier ces années de débats, de célébrations et d’ostracismes, c’est entrer dans l’après 1962 » (p. 34). L’Algérie contemporaine a-t-elle enfin liquidé les déchirements et les blessures de ce lourd passé ?
Certainement pas. Mais justement la lecture des écrivains nous aide à regarder en face ce passé. Une aussi longue période de colonisation et une guerre aussi éprouvante ne peuvent se régler en deux temps trois mouvements ! La seule manière d’alléger la lourdeur du passé est de l’affronter dans différents domaines. Et il était normal que le pays, nouvellement advenu dans son indépendance, s’interroge – et souvent de façon musclée ! – sur les « devoirs » du créateur, la langue d’expression etc. Les choses ont avancé mais c’est loin d’être réglé. J’espère avoir montré combien la littérature a à nous dire pour comprendre les débats d’aujourd’hui.
La force de votre ouvrage provient non seulement de la démarche herméneutique qui consiste à penser (et à embrasser) systématiquement un ensemble de phénomènes en confrontant des périodes historiques et littéraires différentes, mais aussi de votre impressionnant effort de recenser et d’analyser les divers genres (témoignage, essai, roman, théâtre, poésie, nouvelle). Quelles sont les formes littéraires de prédilection ? Quels sont les choix esthétiques les plus pertinents pour expliciter le rapport entre littérature et guerre de libération ?
Si l’on prend strictement la période de la guerre, je pense avoir montré que les genres littéraires les plus empruntés sont soit les genres de réflexion comme l’essai, soit les genres courts et émotionnellement forts comme la poésie ou la nouvelle. Mais elle avait été précédée par la génération de ceux qu’on reconnaît aujourd’hui comme les classiques de la littérature algérienne, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Kateb Yacine et quelques autres qui avaient déjà fait entendre les souffrances d’un pays : il suffit de penser à L’Incendie de Dib ou à Nedjma de Kateb.
Il est certain que le souffle poétique soutient les résistants et que les analyses dans différents revues et hebdomadaires aident à y voir plus clair. Mais finalement ce n’est peut-être pas le genre littéraire emprunté qui est le plus important mais la manière de traiter les réalités dans différents registres selon la marque de l’écrivain. Ce qu’on a nommé « la poésie algérienne de combat », bien connue grâce à deux anthologies – éditées en 1963 et 1967, Espoir et parole, et, Diwan algérien –, en est un exemple éloquent.
Dans le chapitre II, vous étudiez les « écritures algériennes de la guerre en langue française » en proposant un état des lieux précis et exhaustif (190 recensées !) des trois périodes : celle de la guerre (1954-1962), puis celle d’après l’indépendance (1962-1992) et, enfin, celle de 1992 à 2010. Quelles sont les caractéristiques de l’écriture et de la représentation de la guerre, des cycles de violence et d’horreur ?
C’est en établissant ce recensement que j’ai eu la conviction qu’il fallait traiter différemment les textes qui s’écrivent dans le brûlant de la lutte de ceux qui s’écrivent après. Et comme j’avais le recul de cinquante ans de production, la coupure en 1992 – après donc octobre 1988 et l’ouverture démocratique éphémère qui a suivi – était une date significative. L’Algérie était à un tournant et il est normal qu’on ne traite plus de la même manière cet événement fondateur. Les trente ans qui marquent le début d’une existence nationale engrangent nombre de récits et autres textes qui reviennent sur la guerre ; les mémoires sont encore là, meurtries. Après 1992, c’est bien un troisième regard.
Le chapitre III occupe le centre du livre avec ce titre : « La Torture, chambre noire de la guerre ». Comment dire/écrire la torture ? Comment inscrire dans le texte les blessures innommables qui avaient été inscrites sur les corps algériens ? Comment construire la mémoire de ces traces indélébiles ?
C’est une question qui m’a habitée longuement et douloureusement. Il est difficile de traiter de ces textes-là. Nous vivons avec des personnes qui ont subi la torture et refusent d’en parler. Mais il n’était pas possible de les contourner ni d’esquiver ce débat à propos de cette pratique où l’inhumanité de l’Homme donne toute sa mesure car il a été un point de bascule en France : il y a eu un autre regard des Français sur le conflit lorsqu’on n’a plus pu nier que la torture était pratiquée quotidiennement. Tout ce qu’on a pu lire et relire autour de Maurice Audin par exemple ces derniers mois rappelle bien l’horreur découverte et l’inadmissible. Mais il fallait montrer aussi, du côté algérien, les témoignages de ce que les êtres ont subi : l’inscription dans les textes… eh bien ! il faut lire les textes car chacun a sa manière de nous imposer d’affronter l’innommable… J’ai été surprise aussi, à travers mes lectures des historiens – qu’ils soient Français ou Algériens –, du peu de cas qu’ils faisaient des écrits de Fanon, le dernier chapitre des Damnés, sur les troubles mentaux engendrés par cette guerre et les projections pour l’avenir après l’indépendance si ne sont pas prises en charge les atteintes profondes et parfois irrémédiables de la torture sur les individus.
Vous privilégiez la dialectique comme méthode de compréhension des phénomènes historiques et littéraires. Aussi, le chapitre IV intitulé : « D’une guerre à l’autre en Algérie 1954/1992 » met-il en relief l’effet de miroir entre les deux guerres. Vous citez Frantz Fanon, un auteur qui vous accompagne depuis le début de votre carrière et auquel vous avez consacré de nombreux textes. Vous proposez alors de lire certaines fictions à la lumière des textes de F. Fanon où il est question de « cet enkystement de la violence », de la torture et de « “réparation” ». Pouvez-vous nous expliquer ces notions et leur déploiement dans les œuvres littéraires ?
Ma réponse ne peut que suivre ma réponse précédente. Prendre quelques exemples de fictions d’après 1992 et confronter le dit de la guerre des années 1990 avec le dit de la guerre de libération montre bien la justesse des analyses du psychiatre, même si aucun des écrivains choisis ne s’appuie sur ses écrits. Quand le rapport à la violence n’est pas affronté et déconstruit, il a une grande propension à la répétition, avec d’autres arguments mais toujours avec le même objectif d’imposer à l’autre un « nouvel » ordre inadmissible. La comparaison entre les deux époques est éclairante mais j’insiste sur le fait que s’il y a des convergences, il y a aussi de profondes différences et qu’on ne peut simplement confondre les deux conflits. Prise dans sa dominante, la guerre de libération nationale/guerre d’Algérie n’a pas été une guerre civile interne à un pays, comme veut l’accréditer, par exemple, Alexis Jenni dans L’Art, français de la guerre, mais une guerre contre un colonisateur. La guerre des années 1990 est elle bien une guerre civile interne. Je voudrais ajouter que j’ai continué à creuser ce sillon si difficile dans un livre élaboré avec mon amie psychanalyste à Alger, Faïka Medjahed, Viols et filiations – Incursions psychanalytiques et littéraires en Algérie, édité en 2020 aux éditions Koukou. L’analyse de textes littéraires et celle des paroles des analysants montrent la prégnance de la guerre aujourd’hui, « les ratées, les dysfonctionnements et les entraves dans le collectif et les parcours individuels » qu’elle a provoqués.
Dans le chapitre V, « Écrits d’Algériennes et guerre d’indépendance. Témoignages et créations », vous proposez « un dossier regroupant des documents à (re)lire de ce que furent les voix/voies féminines algériennes, entre 1954 et 1962 et comment elles ont dû négocier leur place dans la nation émergente, avec stagnations, avancées et régressions comme d’autres groupes de la société algérienne ». Votre approche de l’entrée dans la violence repose sur « la conviction de la nécessité de cette lutte pour l’indépendance puisque le colonialisme refusait de baisser les armes » (p. 97). Pourquoi un tel focus sur l’expérience et la parole des femmes ? Dans l’Algérie contemporaine, ces dernières jouissent-elles d’une place et d’un statut satisfaisants ?
Je ne crois pas avoir privilégié les femmes pour exprimer cette « conviction de la nécessité de la lutte ». Mais il est certain que, dans leur cas, ce n’était pas gagné d’avance étant donné la pesanteur des sociétés : la société coloniale persuadée que « faire tomber le voile » était la victoire assurée des valeurs occidentales et la société autochtone se cabrant dans des positions identitaires de repli, par réflexe de protection contre l’agression culturelle réelle qu’elle subissait. Et les femmes sont alors aux premières loges des enjeux. Lorsque j’ai cité précédemment la chronique d’Arezki Metref, on y voit apparaître le nom de Djamila Bouhired : qu’elle (re)devienne une icône aujourd’hui est un grand espoir d’une vraie prise en considération du rôle des femmes dans une libération socio-politique. Sur la question des femmes, la réalité algérienne est très contradictoire entre textes juridiques conservateurs et souvent régressifs et pratiques d’ouverture et de fermeture. Ici aussi l’expérience de la guerre des femmes est une sacrée dynamique pour les luttes d’aujourd’hui.
En conclusion de votre livre, vous proposez des pistes d’analyse qui font jaillir l’entrecroisement d’œuvres algériennes et françaises et la nécessité d’une lecture conjointe : « En mettant en parallèle ces corpus contrastés, on peut entrer dans la parole de l’autre, de part et d’autre, pour mieux réaliser, à l’échelle humaine, la complexité de la guerre et les traces vivaces qui ressurgissent dans des circonstances attendues ou insolites. Demeurent aujourd’hui encore des mémoires, irréconciliables peut-être pour les générations qui ont vécu la guerre, mais à maîtriser pour tous ceux qui en “héritent” et souhaitent que l’Histoire soit éclairante pour avancer. Adopter cette démarche, c’est engager une plongée dans les récits post-coloniaux, écrits par des “héritiers” du conflit des aînés. Dans les deux pays, ces œuvres invitent à réfléchir aux retombées qui concernent tous les “groupes” en présence et aux fractures identitaires et sociétales provoquées par les traumatismes vécus » (p. 125). À l’idée d’un temps successif, Jorge Luis Borges préfère la mémoire comme un « tas de miroirs cassés ». Des deux rives de la Méditerranée, que fait la littérature de ce « tas de miroirs cassés » ?
Oui, c’est une
recherche encore en cours puisque les textes mêmes s’éditent chaque année. Et sur « la guerre d’Algérie », dans le domaine de la littérature, la littérature française a du retard par rapport à la littérature algérienne. Aujourd’hui s’écrivent, de part et d’autre de la Méditerranée, des témoignages et surtout des fictions impensables il y a seulement vingt ans. C’est pour cela que je préfère la notion de successivité, car cette parole littéraire est bien prise dans une continuité historique – il y a des vécus qu’on ne peut dire et écrire que maintenant… quand les canons se sont tus ! –, à la notion de « miroirs cassés » qui fait un constat immobile des dégâts et gomme les aspérités de l’Histoire et les effets de la distance temporelle. Je collabore régulièrement à Diacritik et, à la faveur de ce magnifique roman de Laurent Gaudé, Écoutez nos défaites, j’ai fait une première incursion dans ces corpus parallèles en janvier 2017. L’article est facilement lisible sur le site.
Ce neuvième roman de Laurent Gaudé interroge la guerre, qu’elle soit déclarée ou feutrée, dans le présent d’une Méditerranée bouleversée, submergée par ses identités particulières. Pour en mesurer les dimensions, il creuse l’interrogation dans une profondeur historique qui lui permet de sonder la « défaite » au sein même d’une victoire. Cette notion de « défaite » est particulièrement intéressante car porteuse de significations pour les guerres d’aujourd’hui dans la mouvance de la décolonisation et des fictions postcoloniales, algériennes et françaises. Ce désir d’une recherche en complémentarité m’est venu à la lecture des récits de Michel Serfati, Finir la guerre et de Joseph Andras De nos frères blessés.
Christiane Chaulet Achour, Échos littéraires d’une guerre. Œuvres algériennes et guerre de libération nationale, Boudouaou-Boumerdès-Alger, Dar Khettab, 2019, 151 p.
Pour terminer cette approche, nous concluons en présentant l’illustration de couverture qui a été reprise aussi dans l’ouvrage collectif édité chez Karthala, élaboré avec Pierre-Louis Fort, La France et l’Algérie en 1962, l’exemple de Jean Degueurce étant emblématique. Il est né le 13 décembre 1912 à Alger. Très tôt passionné par l’art, il suit les cours de l’École des Beaux-arts d’Alger et participe à une première exposition collective en 1931 au 14e Salon, « Nos essais », à Alger : Victor Barrucand lui consacre quelques lignes dans L’Algérie et les peintres orientalistes (1934). Jean Degueurce fréquente des peintres atypiques comme Sauveur Galliéro (1914-1963), Louis Benisti (1903-1995) et Jean de Maisonseul (1912-1999). Il épouse en 1935 Antoinette Léonardon (1915-1998), pharmacienne travaillant à Alger après l’indépendance jusqu’à sa retraite. Membre du PCA et du Théâtre du travail animé par Albert Camus, il est en désaccord avec la programmation culturelle de ce dernier. Anti-fasciste, il participe en tant que volontaire au débarquement en Provence en août 1944 et est blessé au bras. Après la guerre, il reprend son art tout en exerçant le métier de représentant de commerce. Il a fait partie du Cercle « Lélian », fondé en juin 1946 par Jean Sénac. Il est expulsé par les autorités françaises en 1956 et vit en France jusqu’en 1961. A cette date, il rentre en Algérie et participe à l’exposition collective à Orléansville pour l’inauguration du Centre Culturel Albert Camus. Il doit de nouveau quitter l’Algérie au début 1962 pour échapper à l’OAS. Il est de retour dès juillet 1962 pour les fêtes de l’indépendance qui lui inspirent deux toiles de liesse. Il participe au 1er Salon de l’indépendance (13 au 21 juillet 1962) avec trois tableaux. Dès septembre 1962, il opte pour la nationalité algérienne dans le cadre des accords d’Évian, vivant dans la villa de son père au boulevard du Telemly à Alger. Il décède d’un accident de la route à Relizane le 19 novembre 1962..
Le Prix littéraire de la Porte Dorée 2022, décerné par le Musée national de l’histoire de l’immigration, a été attribué à Nedjma Kacimi pour Sensible aux éditions Cambourakis. Le prix récompense chaque année une œuvre écrite en français ayant pour thème l’exil, l’immigration, les identités plurielles ou l’altérité liée aux réalités migratoires.
s de 70 ouvrages ont été lus et débattus en 2021 et début 2022 par le comité de lecture du Palais. Parmi eux, sept ont été retenus au terme d’échanges nourris. Autant de dispositifs narratifs, qui, tirant les fils de l’histoire, coloniale et dé-coloniale, des héritages familiaux, des questionnements identitaires, des aventures et destins individuels ou collectifs, tissent ensemble un récit commun, une histoire partagée.
« Je remercie de tout mon cœur le jury pour le Prix de la Porte Dorée que je m’empresse de dédier à la jeunesse, cette jeunesse sensible et fragilisée par des vents mauvais. Cette semaine encore, trois jeunes hommes ont été brutalisés. Sensible est une consolation écrite pour la jeunesse. Qu’elle y puise la patience et le courage d’endurer les difficultés. Sensible, c’est une lettre d’amour. Ça paraît mièvre dit comme ça, sauf à se rappeler que de sensible à splendide, il n’y a qu’un pas. Merci infiniment d’en avoir saisi l’urgence », a réagi Nedjma Kacimi.
Le résumé de l'éditeur pour Sensible :
Comment se sentir intégré dans un pays où l’on est pourtant né lorsqu’on est sans cesse renvoyé à une origine autre parce que plus visible ? Près de soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, Nedjma Kacimi revient sur sa prise de conscience tardive des discriminations dont elle a été l’objet pour mettre en perspective une histoire souvent biaisée et donner voix à nombre de récits parallèles méconnus venant disloquer cette version officielle oppressante.
À travers une déambulation dans l’histoire française récente mais également des textes littéraires ou des éléments de culture populaire, Nedjma Kacimi dissèque avec vigueur les contradictions d’une France encore arc-boutée à des stéréotypes qu’il est urgent de faire voler en éclats pour laisser sa place à une jeunesse diverse et créative trop souvent opprimée. Du rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie à
L’Étranger de Camus en passant par la Coupe du Monde 98, l’autrice s’empare de références littéraires et de culture populaire pour nous livrer une autopsie méticuleuse des maux de la société française et des débats actuels sur l’identité nationale.
Nedjma Kacimi est née en Algérie en 1969 de mère française et de père algérien. Après une enfance passée dans l’Ain, elle suit des études de philosophie à Paris. Titulaire d’un double master en Littérature française et philosophie, elle a vécu et travaillé en Inde, au Mozambique et au Mali avant de s’installer à Zurich, en Suisse, où elle vit encore aujourd’hui avec son époux et leurs quatre enfants. Sensible est son premier livre.
Doté de 4000 €, le prix est revenu à Hadrien Bels pour Cinq dans tes yeux (Iconoclaste), l'année dernière.
Le Prix littéraire de la Porte Dorée 2022, décerné par le Musée national de l’histoire de l’immigration, a été attribué à Nedjma Kacimi pour Sensible aux éditions Cambourakis. Le prix récompense chaque année une œuvre écrite en français ayant pour thème l’exil, l’immigration, les identités plurielles ou l’altérité liée aux réalités migratoires.
s de 70 ouvrages ont été lus et débattus en 2021 et début 2022 par le comité de lecture du Palais. Parmi eux, sept ont été retenus au terme d’échanges nourris. Autant de dispositifs narratifs, qui, tirant les fils de l’histoire, coloniale et dé-coloniale, des héritages familiaux, des questionnements identitaires, des aventures et destins individuels ou collectifs, tissent ensemble un récit commun, une histoire partagée.
« Je remercie de tout mon cœur le jury pour le Prix de la Porte Dorée que je m’empresse de dédier à la jeunesse, cette jeunesse sensible et fragilisée par des vents mauvais. Cette semaine encore, trois jeunes hommes ont été brutalisés. Sensible est une consolation écrite pour la jeunesse. Qu’elle y puise la patience et le courage d’endurer les difficultés. Sensible, c’est une lettre d’amour. Ça paraît mièvre dit comme ça, sauf à se rappeler que de sensible à splendide, il n’y a qu’un pas. Merci infiniment d’en avoir saisi l’urgence », a réagi Nedjma Kacimi.
Le résumé de l'éditeur pour Sensible :
Comment se sentir intégré dans un pays où l’on est pourtant né lorsqu’on est sans cesse renvoyé à une origine autre parce que plus visible ? Près de soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, Nedjma Kacimi revient sur sa prise de conscience tardive des discriminations dont elle a été l’objet pour mettre en perspective une histoire souvent biaisée et donner voix à nombre de récits parallèles méconnus venant disloquer cette version officielle oppressante.
À travers une déambulation dans l’histoire française récente mais également des textes littéraires ou des éléments de culture populaire, Nedjma Kacimi dissèque avec vigueur les contradictions d’une France encore arc-boutée à des stéréotypes qu’il est urgent de faire voler en éclats pour laisser sa place à une jeunesse diverse et créative trop souvent opprimée. Du rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie à
L’Étranger de Camus en passant par la Coupe du Monde 98, l’autrice s’empare de références littéraires et de culture populaire pour nous livrer une autopsie méticuleuse des maux de la société française et des débats actuels sur l’identité nationale.
Nedjma Kacimi est née en Algérie en 1969 de mère française et de père algérien. Après une enfance passée dans l’Ain, elle suit des études de philosophie à Paris. Titulaire d’un double master en Littérature française et philosophie, elle a vécu et travaillé en Inde, au Mozambique et au Mali avant de s’installer à Zurich, en Suisse, où elle vit encore aujourd’hui avec son époux et leurs quatre enfants. Sensible est son premier livre.
Doté de 4000 €, le prix est revenu à Hadrien Bels pour Cinq dans tes yeux (Iconoclaste), l'année dernière.
Dans l’Eté, il y aussi un texte de 1952, intitulé «Retour à Tipasa». Camus aimait ce site archéologique, situé à 69 kilomètres à l’ouest d’Alger. Une nouvelle autoroute y conduit, longeant la mer et traversant les cités construites par ces invisibles fourmis qui fascinent les Algériens et que sont les Chinois. Tipasa, ou Tipaza, est un petit port à côté duquel se trouvent des ruines romaines et chrétiennes datant du IIe siècle après J.-C.
Camus a écrit deux fois sur ces lieux. Le premier texte, «Noces à Tipasa», date de 1937 ; le second est «Retour à Tipasa». Entre les deux, la jeunesse est partie et la guerre a passé. Une stèle a été faite, un an après la mort de l'écrivain, par son ami le sculpteur Louis Bénisti. Elle se trouve sur la colline ouest du site, isolée, face à la mer. C'est un bloc rectangulaire pas très haut, d'une pierre dure et ocre. On y a gravé : «Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Albert Camus.» Ces mots sont tirés de «Noces à Tipasa». L'écriture est à peine lisible. Elle disparaît dans le crépi de la pierre, comme les ruines dans le paysage, comme la France dans les traces qu'elle a laissées.
Les jeunes Algériens viennent ici flirter, rêver, se baigner, comme au temps de Camus. Un groupe d’étudiantes aux cheveux couverts est venu étudier et dessiner les ruines sur du papier quadrillé. La plupart ne connaissent pas l’écrivain. Au printemps 1958, Camus retourne une dernière fois à Tipasa. Dans ses Carnets, il écrit : «Je mourrai et ce lieu continuera de distribuer plénitude et beauté. Rien d’amer à cette idée. Mais au contraire sentiment de reconnaissance et de vénération.» Et, dans Retour à Tipasa : «Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres.»
L’établissement de Blancs dans les colonies eut assez rapidement son pendant : des « hommes de couleur » vinrent vivre et travailler en métropole, attirés par des salaires supérieurs à ce qu’ils pouvaient percevoir sur leurs terres natales. Comme, en même temps, en métropole, certains cercles voulaient attirer une main d’œuvre mal payée, réputée malléable, la présence d’immigrés venus de l’Empire devint relativement fréquente. Ce qui amena certains Français à des interrogations angoissées : et si ces flux ne pouvaient plus être arrêtés ? et si cette migration venait un jour submerger les « Français de souche » ? [1]
« L’immigration exagérée des étrangers » (1881)
Au XIX è siècle, le caricaturiste Amédée de Noé, qui signait Cham, fait un dessin représentant une foule d’Algériens en burnous, attendant devant une porte sur laquelle est inscrite la formule « Colonisation de la France. On s’inscrit ici ». Avec la légende suivante : « Contre-partie du départ des colons français pour l’Algérie. Les Bédouins s’inscrivent pour venir coloniser les Landes et la Sologne » (1853) [2]
Étonnant est ce jugement d’un journaliste, en 1872. Partant d’un fait relativement anodin – l’installation à Paris d’un théâtre chinois – il estime que le pays est menacé : « On commence à s’habituer à l’invasion de la race jaune ; des Chinois sont installés en plein boulevard et y débitent les productions de leur pays ; avant dix ans, ce mystérieux empire du Milieu, ouvert de force par les Européens, se sera vengé de cette violation en lançant contre nous une armée de marchands. Nous en possédons une centaine aujourd’hui, nous en aurons alors vingt mille. Le fils du ciel aura pris sa revanche : il aura une colonie chinoise à Paris, comme nous avons une colonie française à Shanghaï. À l’encontre de son voisin le Japonais, qui s’européanise, le Chinois, nature fine, rusée, tortueuse, tend tout doucement à nous chinoiser » (Paul Valentin, Le Dix-neuvième Siècle, 29 septembre 1872).
De par sa situation géographique, Marseille fut la première à connaître des migrations importantes. D’abord par la proximité de l’Italie. Mais aussi par l’accès direct que pouvaient y avoir des hommes venus de toutes les rives de la Méditerranée (porte de l’Orient). En 1881, un conseiller général des Bouches-du-Rhône, affirme : « Il est un fait indéniable, l’immigration exagérée des étrangers en France. Marseille est la ville qui, par sa situation commerciale, industrielle et géographique, est la plus exposée à cette invasion qui a pris des proportions inouïes… » . [3]
À la fin du XIX è siècle, la thèse de la colonisation de la France par les étrangers est omniprésente. Émile Faguet, journaliste et essayiste alors très lu, intitule un de ses articles « Le prochain Moyen-Âge ». Tout un programme : « Avec la sobriété, les races de couleur ont la puissance prolifique. Les Chinois, étouffés dans leur immense empire, sont 400 millions. On calcule que, dans soixante ans, pas plus, les collégiens qui passent leur baccalauréat en ce moment verront cela, ils seront 800 millions. Une population nègre double en quarante ans. Que dites-vous de ces formidables armes naturelles, de cette marée qui gonfle et roule sur la surface du globe ? Où iront tous ces gens-là ? Où tendent tous ces pas noirs qui marchent dans les plaines ? Où courent-ils ? Chez nous, par les chemins que nous avons battus. Pays conquis sur le désert ou le sauvage par l’Européen ne sont plus que des “îlots blancs“ au milieu de l’immense mer des hommes de couleur. La grande île blanche, l’Europe, sera bientôt battue, bientôt entamée par l’énorme mer montante Le dernier résultat de notre pauvre civilisation, le voilà. Nous avons aplani le monde pour amener chez nous les races étrangères ; nous l’avons rétréci pour rapprocher de nous ceux qui doivent nous dévorer » (Journal des Débats, 27 juillet 1895).
Un démographe, Jacques Berthillon [4], exprime la même crainte : « La France colonisée par les étrangers : non seulement la population française, faute de s’accroître, n’a pas la force de pénétration nécessaire pour se répandre au dehors, et pour utiliser son beau domaine colonial, mais elle n’arrive même pas à défendre son territoire contre la poussée des populations voisines. Aussi le nombre des étrangers fixés en France augmente rapidement (…). Aucun pays de l’Europe ne contient un nombre aussi énorme d’étrangers » (Le problème de la dépopulation, 1897) [5] .
Encore faut-il préciser que le danger démographique perçu, alors, est européen. Qu’importe, écrit Onésime Reclus [6]]] , la prochaine vague sera celle des races inférieures : « Nous verrons, très peu d’abord, puis à rangs pressés, les gens à grosses lèvres (il en est qui les ont minces) accourir à nos rivages ; ils envahiront les monstrueuses villes de l’avenir, pour tous les emplois entre récureurs d’égouts et domestiques, pour la foule des petits métiers que le Blanc rougira d’entreprendre ; bref, pour les divers offices de la “petite vie“. Dès lors, ce qui doit arriver arrivera : le mélange ira son train. Qui pourrait d’ailleurs empêcher les humanités de se brasser, pénétrer et transfuser ? Toutes les bourgeoisies, les castes, les aristocraties y passeront. On verra parfois le Nègre athlétique, le Jaune mesquin, laid, vieillot, mais cousu d’or, l’emporter dans la lutte d’homme à femme sur l’antique marquis rabougri. Qu’y gagnera la race humaine prise dans son ensemble? C’est une toute autre affaire » (Le partage du monde, 1906) [7] .
La version romancée de cette phobie est écrite par un militaire de carrière, Émile Driant, futur héros de 1914, qui signait capitaine Danrit. Le mot invasion figure dans deux de ses très nombreux ouvrages – deux succès – : L’invasion noire (1894) [8] et L’Invasion jaune (1909) [9]. Il s’agit ici d’invasion militaire de hordes sauvages. Mais nul doute que l’auteur n’ait alors flatté les goûts morbides d’un certain public.
L’un des grands théoriciens de la question des races, Georges Vacher de Lapouge, écrit en 1899 un essai au titre qui prendra par la suite une dimension tragique : L’Aryen. Il déclare y constater que l’invasion est un processus irréversible : « L’immigration a introduit depuis un demi-siècle plus d’éléments étrangers que toutes les invasions barbares. Les éléments franchement exotiques deviennent nombreux. On ne rencontre pas encore à Paris autant de jaunes et de noirs qu’à Londres, mais il ne faut se faire la moindre illusion. Avant un siècle, l’Occident sera inondé de travailleurs exotiques (…). Arrive un peu de sang jaune pour achever le travail, et la population française serait un peuple de vrais Mongols. “Quod Dii omen avertant !“ [10]» (1899) [11].
En 1923, pour lui, le processus était presque achevé : la France était un pays envahi, la « fin du monde civilisé » se profilait à l’horizon [12]. Il vécut encore 13 années. Nul doute qu’il vît l’évolution de la société française d’un œil sombre…
L’entre-deux-guerres
Le flux s’accentue durant la guerre mondiale. Soldats et ouvriers venus des colonies commencent à faire partie du paysage. En région parisienne, dans les années 1920, il y a entre 50 et 70.000 travailleurs nord-africains. Des incidents, plus nombreux, ont lieu. La phobie de l’invasion s’empare de certains secteurs de l’opinion.
En 1919, un chansonnier montmartrois – quelques années plus tôt farouche admirateur des braves tirailleurs nègres [13] – ironise sur ces nouveaux arrivants :
« Ils arrivent en bateau En chemin de fer, en auto Des confins de l’Amérique Et d’ l’Afrique ! À forc’ de nous embrasser Ils finiront bien je pense Par nous étouffer ! » (Le Bruyant Alexandre [14], Chanson, 1919) [15].
Le racisme n’arrive pas forcément là où on l’attendrait. La – toute jeune, il est vrai – Humanité communiste, sous couvert de dénonciation des calculs du patronat, emploie le verbe pulluler, mêlant tous les immigrés : « Tandis que le Français chôme, Italiens, Polonais, Portugais, Chinois, Kabyles, Annamites, pullulent dans les rues, au grand danger de la sécurité des habitants, et ce sont les entrepreneurs eux-mêmes qui ont exigé l’emploi de cette main-d’œuvre étrangère, main-d’œuvre docile, qui ne se syndique pas, ne fait pas grève et travaille pour un salaire dérisoire » (Antoine Ker, 20 avril 1921).
Plus logique est la réaction sans nuance aucune de l’éditorialiste de la principale revue grand public, illustrée, parue à Alger : « La France se vide. Sans l’apport du sang étranger qu’elle incorpore à sa substance, elle serait un désert. Actuellement Italiens, Polonais, Tchèques, Slaves du Sud et toute la racaille évadée des ghettos de l’Orient, nous envahissent et nous bousculent. La France sera bientôt la plus belle colonie de nos kabyles et de nos Sidis de l’Afrique du Nord (…). L’étranger qui afflue de toutes parts, qui ne peut être que médiocre s’il n’est un déchet total, achève de contaminer notre sang si appauvri ; il nous apporte son trachome et ses dermatoses, ses poux, son paludisme, sa tuberculose et ses spirilles. Nous avons le triste privilège d’être le seul pays du monde où la syphilis soit en recrudescence et progression ». Titre de cet article d’un Français d’Algérie, Charles Hagel : « Danger de mort imminente » (L’Afrique du Nord illustrée, 30 octobre 1926).
Le fantasme le plus absolu remplace alors le raisonnement rationnel. Un des personnages d’un médiocre roman dénonce les immigrés originaires d’Afrique du Nord : « On ne les refoule pas, et on en crève, car enfin, il y en a cinq millions de ces cocos-là en France, dont soixante mille sans travail » (Jean Damasse, Sidi de banlieue, 1937) [16]. Or le recensement de 1931 comptabilise 2.605.059 étrangers, dont 109.898 originaires des colonies [17] et de l’ordre de 70.000 Nord-Africains !
Ce qui n’empêche pas Georges Mauco, pourtant réputé le spécialiste de la question, d’arrondir assez allègrement : « L’immigration (…) s’est accrue depuis le milieu du XIX è siècle dans des proportions considérables. L’immigration du passé apparaît bien faible à côté de l’immigration des grandes masses prolétariennes que nous connaissons aujourd’hui. Le nombre des étrangers en France, de 370.000 en 1851, soit 1 % de la population totale, passe à 1.100.100 en 1900 et à 3.000.000 en 1931, soit 7 % de la population » (Georges Mauco, Revue de Paris, 15 février 1933).
Ce chiffre de trois millions court désormais partout.
C’est dans la capitale que les plus grandes craintes apparaissent. En 1928 paraît un ouvrage de synthèse, signé d’Octave Depont [18], ancien chef de cabinet du Gouverneur général de l’Algérie. L’auteur insiste sur les risques d’invasion des « Sidis » : « De trop nombreux contingents d’indigènes nord-africains (…) s’infiltrent à pas de loup, en France, à Paris surtout, sous les apparences de boueurs, balayeurs, laveurs, coltineurs, colporteurs, débardeurs, bricoleurs, voire flemmardeurs ». Mais aussi son préfacier, ancien président du Conseil municipal de Paris (et père du futur hôpital franco-musulman, devenu Avicenne) : « Nous savons bien, nous autres Parisiens, que nos usines et certains de nos quartiers ont été envahis, depuis la guerre et même un peu auparavant, par un ramassis de loqueteux issus des massifs de l’Atlas, fort éloignés de l’idée que notre badauderie se faisait des Arabes au burnous flottant et chevaleresque (…). Toute une organisation législative est à prévoir si l’on ne veut pas se trouver un jour devant quelques-uns des désastres qui, à l’aurore de notre histoire, surprirent les Gallo-Romains aux jours sombres des invasions barbares » (Pierre Godin, L’Algérie du Centenaire, 1928). La presse relaie la notion d’invasion : « Le quartier de Grenelle, que menace cette véritable invasion d’Algériens (…) crasseux, dépouillés, prêts à toutes les besognes » (La Presse, 8 novembre 1923)… « De siècle en siècle, les conquêtes se suivent mais ne se ressemblent guère. 1830 : conquête de l’Algérie par les Français. 1930 : conquête de Paris par les Algériens » (L’Ouest-Éclair, Rennes, 20 juillet 1930) … « Paris est envahi par les “sidis“ » : c’est le titre, par exemple, d’une enquête du Gaulois : « Il y a actuellement à Paris et dans la banlieue parisienne près de cinquante mille indigènes nord-africains qui travaillent dans les usines ou galvaudent dans les rues à la recherche d’une, situation problématique. Trop de “sidis“ réduits au chômage souvent volontaire, commettent des actes de brutalité » (Armand Villette, Le Gaulois, 9 septembre 1924). À la même époque, Le Petit Parisien lance une véritable campagne d’affolement. Sous la signature de Raymond de Nys, le quotidien populaire fait une enquête sur « Les étrangers chez nous » (« Les immigrés : Berbères et Kabyles », 5 janvier ; « Les quartiers arabes de Paris », 6 janvier ; « Restaurants et foyers kabyles », 7 janvier).
Mais la province est également menacée de submersion : « Vénissieux appartient aux Arabes ! Vénissieux appartient aux Berbères ! » (Journal Guignol, Lyon, 1923) [19] …. « Voulez-vous faire avec nous le voyage de Maubeuge ? Nous allons voir, dans le bassin de la Sambre, de véritables “colonies“ d’Arabes et de Kabyles, nous pourrons constater que l’immigration musulmane en France est plus forte, numériquement, que l’immigration française au temps de la conquête » (Pierrre Davesnes, L’Ami du Peuple, 29 avril 1931)… « Colonisation de la métropole. 20.000 musulmans d’Afrique du Nord vivent à Marseille » (René Janon, La Dépêche coloniale, 5 novembre 1937)… Ludovic Naudeau, journaliste alors très connu, véritable croisé de la natalité française, peste contre cette invasion. En reportage à Marseille, il voit « des nègres, toutes sortes de nègres, des nègres gros et des nègres maigres ; des Chinois à l’œil en coulisse dansent avec application ; des Annamites prennent des attitudes avantageuses, toutes sortes d’hommes de couleur, aux origines indéfinissables… » (« La France en péril », L’Illustration, 24 et 31 août 1929) [20].
Dans la presse conservatrice grand public, le quotidien Le Matin se fit une spécialité de la dénonciation de l’invasion des indésirables, toutes nationalités confondues : « Le dépotoir français se remplit d’étrangers indésirables » (Stéphane Lauzanne, 22 septembre 1937)… « Notre pays est le refuge de la pègre étrangère » (28 septembre 1937)… « La racaille étrangère dans la France dépotoir. On entre comme on veut. On fait ce que l’on veut. On ne sort que si l’on veut » (29 septembre 1937).
Des noms célèbres se joignent à la campagne : « Notre terre est devenue terre d’invasion. L’invasion s’y poursuit exactement de la façon dont elle s’opéra dans l’Empire romain, non point par des armées, mais par une infiltration continue des Barbares » Jean Giraudoux, Pleins pouvoirs, 1937) [21].
Évidemment, ces étrangers sont manipulés par les communistes : « Qu’il y ait seulement cinquante mille, seulement trente mille même qui appartiennent à la catégorie suspecte et pernicieuse (…), et l’on devine l’appoint formidable que représente une telle masse dans les rangs du désordre et de l’anarchie, on devine les forces policières qu’il faudrait mobiliser pour tenir tête à ce véritable corps d’armée et refouler cette tourbe qui constitue l’avant-garde du hideux bolchevisme » (Paul Mathiex, La Presse, 1 er décembre 1923) … Dans un ouvrage qui décrit ses voyages, Paul Morand consacre une incidente à dénoncer les agissements du PCF, trop lié à ses yeux aux mouvements nationalistes : « Savent-ils, nos communistes français, quels frères terribles, implacables, ils vont désormais se donner ? (…) Hordes tout en mains et en dents ; aux bras tendus, aux mâchoires ouvertes » (Hiver Caraïbe, 1929) [22].
Lors de la décolonisation tragique
À la veille de la guerre d’Algérie, les Nord-Africains font partie du paysage. Ce qui donne à un auteur célèbre de polars l’occasion de déverser mépris et inquiétude : « Ces bics [23] !... Y se croyaient tout permis. Emballaient les gonzesses sans même chercher à savoir si elles étaient maridas. Se demandaient même pas s’il y avait une amende en suspens à verser à un homme. Les crouilles [24] qui vivaient à Paris avant guerre, eux, oui, ils respectaient le code. Mais les nouveaux débarqués... Depuis la Charbonne, ils avaient fait tache d’huile. Le Barbès d’abord. Après, en loucedé, ils avaient pris du galon, Anvers, Pigalle, Blanche, Clichy. À présent, ils attriquaient la plupart des bottes, des bars, des hôtels de Montmartre. Les Corses, dans le temps les caïds du secteur, avaient presque passé la pogne. Incroyable. Maintenant, les troncs [25] se risquaient jusqu’à l’Opéra, les Champs-Élysées. Où s’arrêteraient-ils ? » (Auguste Le Breton, Du rififi chez les hommes, 1953) [26].
En 1953, deux chercheurs de l’INED font cette constatation : « Les Français n’ignorent pas l’immigration étrangère. Ils considèrent qu’il y a “beaucoup d’étrangers“ vivant dans leur pays : le sentiment collectif atteint à ce sujet la presque unanimité, 93 %, et un tel accord est assez rare en matière d’opinion publique pour qu’on puisse lui accorder une pleine signification » (Alain Girard & Jean Stoetzel, Français et immigrés, 1953) .
Cette citation, et bien d’autres, éliminent totalement la thèse qui voudrait voir dans la guerre d’Algérie la naissance du sentiment d’encerclement.
Mais on peut imaginer que le conflit de 1954-1962 accentua encore le sentiment de crainte. Non seulement les Algériens étaient nombreux sur le territoire de la métropole, mais ils étaient désormais les ennemis de l’intérieur. Avec des conséquences dramatiques : « Si vous ne faites pas l’Algérie française, vous aurez la France algérienne… » lança alors un jeune député poujadiste appelé à un certain avenir (Jean-Marie Le Pen, Assemblée nationale, 1957). Moins connu, mais tout aussi maladroit, un député CNI, président de la commission de la Défense nationale : « Monsieur Pierre Cot (…), vous êtes, comme moi, député de Lyon, et je suppose que vous devez avoir, comme moi-même, une peur noire de voir les musulmans venir jusqu’à Lyon » (Pierre Montel, Assemblée nationale, 2 juin 1956).
La peur noire de ce député de base ne put que s’accentuer après l’écroulement du système colonial…
Alain Ruscio
NOTES
[1] Cette contribution s’en tient à l’histoire de l’esclavagisme et de la colonisation. Le lecteur pourra facilement établir des parallèles avec la (triste) actualité et les élucubrations camuso-zemmouriennes.
[3] M. Fauré, Conseil général, 14 septembre 1881, cité par Le Temps, 18 septembre. Voir Gérard Noiriel, « L’immigration : naissance d’un “problème“ », Revue Agone, n° 40, 2008.
[4] À ne pas confondre avec son frère aîné, Alphonse, l’un des fondateurs de la criminologie française.
[5] Paris, Armand Colin & Cie, 1897 (Gallica). L’auteur reprendra ses conclusions dans un nouvel ouvrage : La Dépopulation de la France. Ses Conséquences. Ses Causes. Mesures à prendre pour la combattre. Paris, Librairie Félix Alcan1911.
[6] Là encore, la fratrie fut diverse : il y avait un gouffre entre sa prose et celle de son frère, le grand théoricien et praticien de l’idéologie libertaire, Élisée.
[7] Paris, Libr. Universelle.
[8] Paris, Ernest Flammarion.
[9] Paris, Ernest Flammarion.
[10] « Puissent les dieux démentir ce présage ! »
[11] L’Aryen, son rôle social, Paris, A. Fontemoing Éd., 1899.
[12] « Dies Irae. La fin du monde civilisé », Europe, 1 er octobre.
[13] « Y’a bon ! Les tirailleurs ! », Chanson, vers 1916 ; cité par Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Éd. Maisonneuve & Larose, 2001.
[14] Nom de scène d’Alexandre Leclerc.
[15] Citée par Nicole & Alain Lacombe, Les chants de bataille. La chanson patriotique de 1900 à 1918, Paris, Belfond, Coll. Voix, 1992.
[16] Paris, Fasquelle.
[17] Claire Zalc & al., Introduction, in 1931. Les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, Paris, Gallimard / CNHI, 2008.
[18] L’Algérie du Centenaire. L’œuvre française de libération, de conquête morale et d’évolution sociale des indigènes. Les Berbères en France. La représentation parlementaire des indigènes, Bordeaux, Impr. Cadoret.
[19] Cité par Nicolas Bancel, Léla Bencharif & Pascal Blanchard, Lyon capitale des outre-mers. Immigration des Suds & Culture coloniale en Rhône-Alpes & Auvergne, Paris, La Découverte / Les Bâtisseurs de Mémoire, 2007.
[20] Repris in La France se regarde. Le problème de la natalité, Paris, Hachette, 1931.
[21] Paris, Gallimard, NRF.
[22] Paris, Grasset.
[23] Diminutif de Bicot, terme violemment raciste.
[24] Diminutif de Crouillat, même remarque.
[25] Même remarque.
[26] Paris, Gallimard, Coll. Série Noire.
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La colonisation et la guerre d’Algérie ont laissé des traces nombreuses et profondes dans la société française. 39% des jeunes Français ont un lien familial avec cette histoire. Pour eux, l’Algérie est un héritage intime. C’est ce qui explique la tristesse dans le regard suspendu d’un grand-père un soir d’été, ce sont ces bricks à l’œuf partagées chaque vendredi, ces insultes en langue arabe ou… sur les Arabes. Beaucoup de jeunes interrogent ces traces pour comprendre leurs origines, leur identité mais aussi la société française actuelle.
Sur la base d’une enquête auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 à 25 ans et d’une centaine d’entretiens avec des petits-enfants d’appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d’Algérie, de militants au FLN ou à l’OAS, cet ouvrage permet à la fois de constater ce que les jeunes savent de la colonisation et de la guerre d’Algérie, ce qui a été transmis dans les millions de familles affectées, et la façon dont cette nouvelle génération interprète, négocie et utilise cet héritage au quotidien. Plus généralement, cette recherche interroge le rôle de la mémoire collective sur la construction identitaire et la socialisation politique des jeunes. Elle permet de repérer les tensions politiques et identitaires héritées de cette histoire mais également de reconnaître le chemin de la normalisation que nous prenons collectivement. Les jeunes nous projettent dans une relation apaisée au passé. Parce qu’ils sont la génération du dépassement, ce livre leur donne la parole.
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