ENTRETIEN. Dans « Alger, journal intense », Prix littéraire Mohammed Dib, le journaliste algérien interroge le deuil, le couple et l’amour. Des thèmes d’actualité.
Rien n'est moins certain que le devenir des morts. Car, au fond, que sait-on de nos morts une fois qu'ils sont partis ? Ils laissent un chagrin, un souvenir et parfois une énigme insoluble. Alger, journal intense s'ouvre sur la mort de Karim. Voici Mounia, son épouse qui devient trop soudainement sa veuve, à la défaveur d'un moment d'inattention. Un banal accident de voiture pour le lunaire Karim. Pour faire son deuil, selon l'expression consacrée, elle décide d'écrire un journal. Mais, au fur et à mesure des mots, elle défait tout autant son couple, l'interroge et le fouille. Pour ce faire, elle se plonge en parallèle à l'écriture de ses propres mots, dans ceux laissés par Karim. Monticules d'écrits laissés par un graphomane qui ne se sentait jamais si bien vivant que quand il passait le réel au tamis du papier encré.
Le roman de Mustapha Benfodil alterne alors deux voix. Comme un dialogue enfin établi par-delà la mort. Grâce à elle, en un sens. C'est d'abord la voix de Mounia qui se donne à entendre. Elle découvre, au fur et à mesure de sa dissection du cadavre de papier laissé par son mari, un homme dont elle ignorait beaucoup. Et dont elle découvre l'essentiel : les pensées, les colères et révoltes, les émotions et les effusions. Les dates et moments clés d'une vie en surface lisse et rangée, mais qui se révèle avoir été agitée en profondeur. L'autre voix est évidemment celle de Karim. Hachée, tournoyante, lancinante. Intranquille, surtout.
À travers son roman singulier, dans une inventivité formelle et d'écriture rare, Mustapha Benfodil fait aussi le portrait, en creux et en délié, d'une génération. Celle qui a connu les espoirs, l'effervescence d'octobre 1988, avant que ne surgissent les ombres hideuses de la guerre civile. Entretien.
Le Point Afrique : Votre roman présente une forme qui mêle récit linéaire, journal intime, fragments, ratures, retours, dessins, collages. Comme si tout cela était un vaste palimpseste. Pourquoi cet effet ?
Mustapha Benfodil : Merci pour ce mot « palimpseste », car il est exactement question de cela. C'est ainsi que j'ai choisi de penser ce roman. J'y vois même un palimp-texte. Je questionne ainsi comment un texte peut évoluer et comment le processus créatif se fait dans un mouvement création-destruction-recréation. Les éditions Barzakh ont accepté cette forme car elles connaissent parfaitement mon travail. Je considère par ailleurs que le roman est un espace de liberté. Le sujet lui-même, une femme confrontée à un « monstre de papier », les écrits laissés par son mari mort, se prêtait à cette forme qui a pu parfois être de l'ordre du montage.
Les écrits de Karim empruntent à des styles ou supports différents quand la voix de Mounia est beaucoup plus linéaire. Là, on songe à l'OuLiPo, une contrainte volontaire ou expérimentation pour vous ?
Je suis en effet un fervent partisan de l'OuLiPo. L'idée de combiner des choses de la littérature et d'autres registres qui sont de l'ordre des mathématiques, procédé qui est dans l'esprit de l'OuLiPo, a pu apporter une forme de libération à mon écriture. Comme les auteurs de ce courant, je questionne aussi la mécanique de l'écriture, dans une démarche métalittéraire. La question centrale de mes romans est au fond l'écriture. En cela, ma démarche est aussi oulipienne ; elle consiste à ne pas considérer comme acquis ce qui est sur le papier. Je dois préciser que je ne prends pas le lecteur par la main, mais je le prends plutôt à témoin.
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Vous le bousculez aussi un peu, ce lecteur. Votre roman oblige à une présence totale de celui-ci…
Effectivement, c'est une écriture de la perturbation, voire du malaise. Elle tient de la psychanalyse dans le sens où elle suppose une double libération de la parole. Cette libération est tout à la fois celle des personnages mais aussi celle de l'auteur, par rapport au prérequis de l'œuvre littéraire. À chaque nouvelle écriture, il s'agit de faire sens et de se renouveler. Mais je vois aussi une libération pour le lecteur car il y trouve plusieurs entrées, plusieurs strates. J'ai même mêlé dans ce roman des passages en langue populaire. Je voulais ainsi m'approprier cette langue qui n'est pas à la base ma langue d'écriture. Ce faisant, je fabrique du narratif qui témoigne de cette perturbation. Mais qui restitue aussi des paysages sociaux et mentaux. En cela, la langue ne devait pas être sûre d'elle ; elle se devait d'être chancelante, vacillante, ouverte.
Cette langue semble même malaxée dans ce roman. Elle semble parfois naviguer entre deux figures tutélaires, Darwich pour l'arabe et Artaud pour le français. Pourquoi ces deux auteurs ?
Il y a une intertextualité dans ce texte qui oscille entre ces deux auteurs. Mais je peux tout autant citer Pessoa, Guyotat, Mahfouz, le Beat Generation… Il y a tant et tant d'écrivains qui écrivent à travers moi. Mais je note qu'ils ont tous en commun une langue particulière, loin de toute grammaire figée, ou d'une poésie assise. J'entends chez Darwich et Artaud une écriture de la fragilité humaine. J'entends une voix inquiète, par endroits métaphysique. Ce mal-être m'intéresse. Les écrivains ne sont pas des idéologues. Ils interrogent, en bégaiement, tâtonnements. C'est ces tâtonnements que je mets en scène aussi.
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Mouia, Karim, deux voix s'alternent. Comment écrire avec une voix de femme puis celle d'un homme ?
Le texte central reste le récit de Mounia. C'est elle qui nous révèle la vie et les écrits de Karim. Mounia est photographe d'art, elle existe par son art. Karim reste un écrivain obscur. Il est astronome par défaut. L'écriture reste sa grande affaire. Mais peut-on être écrivain sans avoir publié ni eu de lecteurs ? Mounia va devenir cette lectrice unique. Par la lecture de ces écrits s'installe en elle un apaisement. Voire une libération. Néanmoins, c'est un processus qui s'avérera complexe, une catharsis douloureuse. Si elle fait d'abord un travail de deuil en lisant les écrits de ce fantôme de papier, au fil des pages, ce trop-plein de mots finit par l'étouffer. Elle devra alors s'en libérer, avec la question de savoir quoi faire des monceaux de mots laissés par son mari. Dans ce récit à deux voix, il me semblait important qu'on sente cette différence de genre. Il m'a fallu capter une voix de femme, et l'écoute et l'observation de la parole féminine m'a aidé.
Pourquoi, en souveraineté d'auteur, avoir fait de Karim un astronome et de Mounia une photographe ?
Mounia est une artiste. Elle a un rapport autonome à son art. Je la sens plus épanouie dans son travail d'artiste. Pour Karim, astronome, il pense à l'infiniment grand. Il se pose des questions métaphysiques et semble perdu dans les étoiles. Mais il est également attentif aux petites choses du quotidien. Il documente les petites luttes citoyennes, la résistance des gens pendant la décennie noire ou durant le soulèvement d'octobre 1988. Il n'a que son calepin pour témoigner de ces luttes. Karim reste malheureux dans son rapport à l'écriture quand Mounia arrive à garder une distance vis-à-vis de son art. Karim ne peut rien savourer de l'existence sans l'avoir au préalable écrite ; Mounia garde son travail à distance. Cette différenciation dans le rapport à son médium pose différemment, en filigrane, la question de la médiation de l'art et le rapport entre la création et la mort.
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Fallait-il la colère pour que Mounia puisse faire son deuil mais aussi s'en détacher ?
Mounia alterne entre la douceur, l'impuissance puis la colère. Elle va finir par écrire sur le journal de son mari, comme pour garder un lien avec lui. Mais l'exercice finit par l'enfermer. Elle décide alors seule de ce deuil à faire et de se débarrasser de ce cadavre de papier, de cette présence toxique. Un homme qui traînait un trauma lancinant à qui elle a servi aussi de béquille. Le roman est une forme de huis clos harassant, sur fond de culpabilité.
Vous avez évoqué Pessoa. Karim semble aussi en hétéronomie. Du moins, Mounia découvre un homme différent de celui avec lequel elle a vécu.
L'hétéronomie permet de souligner l'étrangeté dans le couple. Mounia découvre qu'elle a vécu avec un étranger. Mais peut-on vraiment posséder l'être aimé ? Elle ne découvre pas des secrets, des choses spectaculaires. Mais elle découvre plutôt des non-dits, notamment un refoulé de la guerre civile. Ce que Karim n'avait jamais formulé clairement. Ce couple s'est rencontré après l'enfer de cette guerre. Mais ni l'un ni l'autre n'ont mis en parole ce qu'ils ont vécu dans les années 1990. Mounia réalise alors que son mari ne lui appartenait pas. Peut-être était-il déjà mort à leur rencontre. Il était dans une espèce d'exoplanète, d'étoile sauvage. Elle était malheureuse de ne pas pouvoir habiter avec lui ce monde.
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Cette décennie noire court effectivement. Faites-vous le portrait de cette génération comme prise en étau entre l'indépendance et cette guerre civile ?
Karim est en dédoublement, introverti mais avec des éclaircies politiques qui l'amènent à faire preuve de présence et d'engagement dans la vie citoyenne. Il fait un travail d'enregistrement des événements et il le vit presque comme un sacerdoce. J'ouvre le roman à la date du 17 avril 2014, car ce jour-là on nous a infligé l'intronisation d'un mort à la tête de ce pays. Les déceptions successives depuis l'indépendance marquent plus sa génération. Car Karim avait 20 ans en octobre 1988. Une espérance folle courait dans le pays. On a goûté plus rapidement aux fruits de 1988 qu'à ceux du hirak. Un vent nouveau soufflait sur le pays. Une nouvelle presse émergeait, libre et frondeuse. Karim est mortifié de voir ce qu'est devenue cette immense espérance quand arrivent les désillusions qui suivent. La question se pose alors, face à ce réel, de ce que peut l'écriture. Et je suis de ceux qui avouent que l'écriture ne peut rien du tout. C'est un îlot dans une mer agitée, elle peut rarement être un phare. Comment dans une désespérance généralisée comme celle que nous vivons en Algérie, mais aussi à l'échelle du monde, comment exister, résister, par l'écriture ? Que peut l'art ?
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Quelle différence faites-vous en tant qu'observateur, écrivain, journaliste entre la génération de 1988 et celle du hirak de 2019 ?
En 1988, nous étions encore proches de l'indépendance. Il restait le poids du récit national. 1988 n'est pas arrivé tout seul. Il avait été précédé par le Printemps berbère, la mobilisation contre le Code de la famille, un mouvement de lutte pour les droits de l'homme… Toute une pépinière de militants a alors émergé et a alimenté Octobre 88. Les partis qui naissent alors en portent la trace. Ces militants ne vont pas laisser Octobre 88 être détourné par de faux récits qui laissaient entendre que ce mouvement n'était pas populaire mais une fumisterie fabriquée par le pouvoir. Pour le hirak, je note qu'on y trouvait des militants aguerris de l'ancienne génération et des jeunes qui ne portaient pas les séquelles traumatiques des années 1990. Ils étaient exempts de la peur qui travaillait au corps la génération précédente, laquelle craignait que, si les Algériens sortaient de nouveau, un bain de sang serait inéluctable, et l'Algérie sombrerait dans le chaos comme certains pays secoués par les Printemps arabes. Ces jeunes du hirak se sont appuyés sur le pacifisme et le rejet viscéral de toute forme de violence. Le hirak a pu sortir aussi du manichéisme hérité des années 1990. La dichotomie éradicateurs/réconciliateurs. Cette génération a rejeté ces querelles anciennes. J'espère qu'à partir de cette génération émergera une élite nouvelle, des cadres qui renouvelleront le politique. Ce livre est une fenêtre ouverte sur l'Algérie d'aujourd'hui, au-delà du huis clos de Mounia et Karim. Dans ce travail, je voulais faire acte de transmission. Je suis écrivain, pas un politique. Je n'ai pas la prétention d'agir sur le réel. Mais, en documentant tous ces événements qui ont marqué et façonné l'Algérie contemporaine depuis 1988, je veux montrer que nos luttes viennent de loin. Le hirak n'est pas venu du néant. Cette histoire est aussi une manière de dire merci à ceux qui ont permis que cet acte de liberté et de dignité soit possible. Ce livre est une ode à ceux qui ont ouvert ce champ des possibles qu'a été Octobre 88. Et, dans leur lignée, je salue les enfants du hirak et je rends hommage et exprime ma solidarité à tous les détenus d'opinion en Algérie.
T H KPublié dans Le Soir d'Algérie le 30 - 12 - 2017
Par Taha Haydar Khaldi, énarque A la mémoire de : Farid Magraoui, âgé de 10 ans, tué à Diar El-Mahçoul le 11 décembre 1960. Saliha Ouatiki, âgée de 12 ans, tuée à Belcourt le 11 décembre 1960. Bouarioua Cherif, âgé de 18 ans, tué à la Glacière le 12 décembre 1960 pour avoir voulu accrocher le drapeau national au sommet d'un poteau télégraphique. Des jeunes qui sont morts pour avoir hissé le drapeau vert, blanc et rouge au-dessus du commissariat d'El Harrach. Des centaines de victimes de ces journées qui ont ébranlé le colonialisme. Le temps était maussade en ce 11 décembre 1960 à Alger. J'avais neuf ans et j'habitais chez mes grands-parents dans La Haute-Casbah dans une antique demeure de la rue des Vandales qui s'ouvrait directement sur le boulevard de la Victoire. Cette petite rue étroite, qui se terminait par quelques marches d'escalier à la rue Ximenès, a été condamnée, pendant la terrible année 1957, dans la période appelée à tort Bataille d'Alger, par des barbelés, les sinistres chevaux de frise qui ont été érigés dans la majorité des rues de le La Casbah pour filtrer et contrôler les passages des habitants. J'étais élève à l'école Brahim-Fatah où enseignait notre chef scout, le prestigieux Mohamed Derrouiche, Allah yerahmou. Ce jour je ne pouvais pas rejoindre mon école située au boulevard de Verdun et qui faisait face à la caserne des gardes mobiles. La veille, les Européens d'Alger ont décrété la grève générale et occupé en force le centre-ville où ils étaient majoritaires. Ils se sont violemment heurtés aux militaires, aux gendarmes et aux gardes mobiles pour protester contre le général de Gaulle qui, venant de l'ouest du pays, devait faire escale à Alger pour promouvoir sa politique de «l'Algérie algérienne». Les Européens, habitués aux ratonnades et à casser de l'Arabe en toute impunité, comme ils l'ont fait entre autres en décembre 1956 lors des funérailles du maire de Boufarik et président de la Fédération des maires d'Algérie, Amédée Froger, se sont aventurés, certains armés, vers le Champ-de- Manœuvres et la rue de Lyon où ils commencèrent à lyncher les Algériens qui se trouvaient sur leur chemin sans que les militaires interviennent. Venant de Belcourt, des centaines de jeunes Algériens voleront au secours de leurs compatriotes. Les Européens se débandèrent et se réfugièrent dans leurs quartiers sous la protection des forces armées qui se retournèrent contre les Algériens. Chargés par les militaires, les jeunes, qui ont incendié le Monoprix, vont refluer vers la rue de Lyon et occuper Laâqiba. Ils seront rejoints par les jeunes de Salembier, du Ruisseau, d'Hussein-Dey et d'autres quartiers populaires. D'importantes forces de répression vont être déployées pour contenir cette masse humaine qui ne cessait de grossir. Le soir, les émeutes embrasèrent El-Harrach. La Casbah restait, cette première journée, étonnamment calme. Il est vrai que la vieille cité a été profondément marquée par les épreuves subies en 1957 et les horreurs qui s'ensuivirent. La torture, les exécutions sommaires, les disparitions, les viols ont labouré profondément les âmes et les consciences. La plupart des hommes étaient soit morts, soit disparus, soit au maquis, soit dans les camps et les prisons. La mort tragique d'Ali La Pointe et de ses compagnons à la rue des Abderames, le sacrifice de Ramel et de Mourad au bas de Djamaâ Lihoud et le bruit assourdissant et angoissant de la guillotine qui n'a pas cessé son macabre œuvre ont durablement tétanisé les Casbadjis. Mais le plus grand traumatisme fut sans doute celui causé par les délateurs, bleus et bouchkaras qui avaient droit de vie ou de mort sur n'importe quelle personne, n'importe quelle famille. La suspicion et la méfiance étaient la norme. Plus personne ne faisait confiance à personne. Les liens sociaux se délitèrent. Le capitaine Léger pouvait être satisfait de son entreprise destructrice qui, depuis La Casbah, allait gangréner avec la Bleuite et par le biais de Rosa et d'autres militants retournés les maquis des Wilayas III et IV et au-delà. Cette atmosphère lourde et délétère explique sans doute pourquoi La Casbah a ignoré les événements de Belcourt et d'El- Harrach et s'est recroquevillée sur ellemême. Cependant, l'explosion populaire de Belcourt et El Harrach ne laissera pas indifférents les responsables politiques et militaires aussi bien ceux de l'action psychologique de l'armée française que ceux du FLN. Chacun se fit fort d'exploiter à son avantage politique le déferlement des foules. Pour les Français, c'était simple. Il suffisait d'encadrer les manifestations, leur souffler des mots d'ordre et des slogans allant dans le sens de la politique gaullienne de l'Algérie algérienne, quitte à leur fournir banderoles, calicots et pancartes préalablement imprimés. La médiatisation à outrance prouvera au monde entier que les Algériens, lassés de six ans de guerre sanglante, adoubaient de Gaulle et rejetaient le FLN. Les conseillers de l'Elysée et de la Délégation générale en Algérie se mobilisèrent totalement pour la mise en œuvre de ce plan qui a pleinement réussi à Aïn-Témouchent où les responsables des SAS ont ramené de lointaines localités et conditionné et manipulé des milliers de paysans qui ont brandi des banderoles, rédigées par les services psychologiques de l'armée dont les fameux BEL, favorables à de Gaulle et à l'Algérie algérienne. Des camions du cinéma itinérant de l'armée avaient auparavant diffusé dans de nombreuses localités des films de propagande louant l'action civilisatrice de la France tout en fustigeant les fellaghas du FLN, cause de tous les malheurs de l'Algérie. Les stratèges de la guerre subversive ont scientifiquement planifié la visite de de Gaulle en Algérie. Rien n'a été laissé au hasard. Il fallait convaincre coûte que coûte que seule la politique de de Gaulle était la solution au conflit qui ensanglantait l'Algérie et que ses habitants approuvaient sans réserve. C'est dans ce cadre que Aïn-Témouchent a été choisie. Il n'y avait plus depuis longtemps de structures solides du FLN ni d'OPA opérationnelles pour contrecarrer les SAS. La direction de la Wilaya V était basée à Oujda. Les quelques maquis de l'intérieur qui subsistaient encore étaient complètement isolés malgré les aides diverses et continues qui affluaient par contingents depuis la Wilaya IV voisine où le commandant Lakhdar Bouregaâ se dépensa sans discontinuer. La scène des banderoles «Algérie algérienne» brandies par les Algériens et jetées à terre par les tenants de l'Algérie française fut filmée par les opérateurs des services cinématographiques dépendant directement du Premier ministre français. Cette scène de quelques secondes est tirée d'un documentaire de 42 minutes, où on voit des milliers de personnes, Algériens et Marocains, pour la plupart ouvriers agricoles dans les grands domaines des colons, se précipiter en masse pour acclamer et embrasser de Gaulle. La séquence de Aïn-Témouchent était une avant-première, une répétition générale de la pièce qui devait se produire à Alger devant les correspondants et caméras des agences de presse et de télévisions du monde entier. Tous les responsables des SAS d'Alger furent mobilisés. Le plus actif fut sans doute le capitaine Bernard de la SAS de Belcourt qui se fit fort de surpasser la comédie de Aïn- Témouchent et pourquoi pas rééditer les scènes de «fraternisations» fabriquées qui se sont produites lors des journées de mai 1958 et lors de la semaine des barricades de janvier 1960. Tout ce qu'Alger comptait comme bleus, comme anciens membres des Comités de salut public et des centres sociaux de Mme Massu furent actionnés pour répandre les mots d'ordre favorables à l'Algérie algérienne et favoriser l'émergence à la Troisième force qui devait obligatoirement contrecarrer les tenants de l'Algérie française et les indépendantistes algériens. La pièce maîtresse de cette manipulation fut sans doute l'affirmation distillée et sans cesse répétée que «de Gaulle allait donner l'indépendance à l'Algérie». Cette grossière mais efficace désinformation des spécialistes de la guerre psychologique aura la peau dure. Elle sera servie longtemps après 1962 par les déçus du système politique et par une jeunesse désabusée par la mal-vie, la falsification éhontée de l'histoire et l'amnésie organisée concernant la guerre de Libération nationale. La Casbah ne pouvait, malgré les doutes, les suspicions et les peurs, rester en marge d'un évènement qui se profilait à Laâqiba, Salembier, la cité PLM, la Glacière, Bourouba, Djenane Mabrouk et d'autres quartiers populaires et qui allait devenir un marqueur majeur de la Révolution. L'organisation politico-militaire du FLN de la capitale, certes durement éprouvée et disloquée, n'a cependant pas disparu. Mais elle manquait de moyens et son organisation s'est délitée sous les coups terribles des parachutistes et des bleus. Il fallait une énergique reprise en main d'Alger qui restait, malgré toutes les vicissitudes de l'histoire, le poumon de la Révolution. C'est dans cette perspective qu'en septembre 1960, Alger va devenir, suite à une demande du Comité militaire de coordination et d'exécution de la wilaya qui a remplacé le Conseil de wilaya, la Zone 6 de la Wilaya IV sur décision du GPRA aux lieu et place de la désormais ex-Zone Autonome d'Alger. Cette décision du GPRA sera lourde de conséquences. Elle sera contestée, d'une part, par les anciens de la Zone autonome (ZAA) et, d'autre part, par l'état-major qui était déjà en conflit avec le GPRA. Le Commandant Azzedine sera plus tard missionné, pour, sous le couvert de combattre l'OAS, reconstituer la ZAA. Ahmed Bencherif, venant de Tunisie, avait déjà rejoint la Wilaya IV et sera aux côtés de Boumediène lorsque l'armée des frontières déferlera sur Alger en septembre 1962 non sans avoir ouvert le feu sur les moudjahidine de la Wilaya IV à Ksar El-Boukhari, Brazza, Berrouaghia pendant que les terrasses de La Casbah étaient occupées par ses alliés prêts à combattre l'ALN. La Wilaya IV, bien que fortement éprouvée par les nombreuses opérations du plan Challe, conservera cependant une puissance militaire et politique importantes. Cette wilaya sera en outre en cette année 1960 gravement déstabilisée et décapitée par les purges internes conséquentes à l'affaire de ses officiers supérieurs (Si Salah, Si Lakhdar et Si Mohamed) qui ont rencontré dans le plus grand secret le général de Gaulle à Paris au palais de l'Elysée en vue d'une négociation directe avec les combattants de l'intérieur. Le commandant Bousmaha, dit Mohamed Berrouaghia, un authentique combattant de l'ALN qui a pris le maquis dès l'aube de la Révolution, sera nommé responsable de la Zone 6. Il sera secondé par le capitaine Rouchaï Boualem, dit Si Zoubir, et Si Djaâfar. Suite à la capture du commandant Bousmaha le 25 novembre à Béni Messous après un sanglant accrochage avec l'armée française, le capitaine Rouchaï va assumer l'intérim de la Zone 6. Il va installer son PC à la cité El-Bahia, à Kouba, au domicile des Khmissa, une famille d'authentiques moudjahidine et de militants de la première heure. Depuis son PC de Kouba, le capitaine Si Zoubir, l'enfant de Belcourt, va prendre des décisions qui auront une portée incommensurable sur le cours des évènements. Il fallait endiguer le torrent impétueux des manifestations de Belcourt et d'El- Harrach, en capter l'énergie et l'étendre à tous les quartiers d'Alger en leur donnant un sens politique majeur qui allait mettre définitivement en échec le projet de la troisième force caressé par de Gaulle et ses affidés. Comme tous les autres quartiers d'Alger, de Guyotville à Maison-Carrée, La Casbah sera instruite par les agents de liaison sur les mots d'ordre, les revendications et les slogans. Ces mots d'ordre et ces slogans étaient d'une simplicité confondante. La plus importante et la plus symbolique des instructions données par Si Zoubir fut sans nul doute celle concernant la confection de l'emblème national qui devra être brandi lors des manifestations. Mais à l'ambiguë formule «Algérie algérienne » de de Gaulle, Si Zoubir lui opposera une autre formule tout aussi ambiguë : «Algérie musulmane». Faisant fi de la peur des militaires et des collaborateurs, des centaines d'adolescents ramenaient depuis la rue de la Lyre et du marché de Chartres, où les commerçants musulmans et juifs furent mis à contribution, des quantités importantes de petits paquets de tissu rouge, blanc, vert, du fil et des aiguilles. La nuit, des centaines de femmes allaient, qui penchées sur d'antiques machines à coudre, qui utilisant des minuscules aiguilles confectionner le drapeau suivant le modèle qui a été fourni par le Nidham. Je me remémore encore cette véritable Nuit du Destin où les femmes de notre douira, rassemblées dans le menzah, confectionnaient des emblèmes de tailles différentes. Les petites filles, elles, découpaient sur des patrons de fortune le croissant et l'étoile. Et nous, enfants, montions la garde sur les terrasses pour protéger les femmes et le précieux étendard. De nombreux drapeaux furent ainsi réalisés et distribués de terrasse en terrasse. D'immenses drapeaux de plus de trois mètres de long furent également cousus. Ils serviront beaucoup plus tard de linceul aux couturières qui émirent le vœu d'être inhumées enveloppées dans l'emblème sacré. Le lendemain toute La Casbah fut pavoisée. Le boulevard de la Victoire était totalement investi par les militaires. Des chars et des automitrailleuses étaient positionnés au carrefour de Serkadji. Une clameur nous parvenait de la Rampe Vallée voisine. Des Algériens manifestaient ; certains criaient «Algérie algérienne», d'autres «Algérie musulmane» et ça donnait à l'oreille «Algérie masulmane». Ces manifestants, qui ne brandissaient ni banderoles ni pancartes et encore moins le drapeau vert blanc rouge furent stoppés au niveau de la cité des Eucalyptus par les zouaves et furent refoulés vers le jardin Marengo et la rue Bencheneb. Bizarrement les milliers de militaires français qui avaient isolé La Casbah se montraient d'une étonnante et bienveillante complaisance avec ces marcheurs. Plus tard on apprit que ces manifestations encadrées par des collaborateurs et des bleus de chauffe de sinistre mémoire étaient organisées par la SAS. La population ne s'y trompa pas. L'emblème national était brandi sur toutes les terrasses de la Casbah. Les femmes et les filles entonnaient à l'unisson un chant patriotique tombé depuis dans l'oubli. Ce chant composé dans la fournaise de la guerre de libération commençait par «Ya frança ktelti guaâ ecchoubane ki yekhlassou houma idjahdou enesswane» et qui se terminait par «Djamal et Abbas fi babour el houria » (France tu as tué tous les hommes, quand il n'y en aura plus, les femmes iront te combattre). Les banderoles reprenaient les mots d'ordre de Si Zoubir : «Algérie musulmane », «Négociations immédiates», «Abbas au pouvoir , «Vive le FLN !», «Libérez Ben Bella !», «Vive le GPRA !», «Vive le FLN !», «Vive l'Indépendance !». Et nous les enfants, devenus adultes malgré nous, allions manifester notre soutien aux moudjahidine au boulevard de la Victoire, à la rue Randon, aux escaliers du cinéma Nedjma, au deuxième, à la rue Bencheneb, à Sidi Abderrahmane. Soustara était noire de monde et les balcons de la cité Bitche étaient tous pavoisés. Nous criions à tue-tête «Soustelle à la poubelle, l'Algérie pour les rebelles» face aux militaires qui bouclaient notre quartier pour isoler totalement la vieille cité, El Djazaïr El Mahroussa, qui a vaincu l'empereur Charles Quint en octobre 1541. Nous évitions de brandir le drapeau pour ne pas servir de cibles aux tireurs aussi bien de l'armée que des pieds-noirs. Puis vers 14 heures, un silence pesant s'est abattu sur La Casbah survolée par les hélicoptères. Depuis les petites fenêtres des cellules des condamnés à mort de Serkadji des bras vigoureux ont brandi à travers les barreaux l'emblème national. Les patriotes clamaient leur foi en la victoire finale. Armés de lances à incendie, les gardiens de la prison se sont acharnés sur les détenus et les ont noyés sous des torrents d'eau glacée. Puis, comme aux heures sombres des exécutions capitales, la prison de Serkadji va résonner de chants patriotiques et de «Allah akbar». Les youyous alors fusèrent de mille poitrines des terrasses de La Casbah en signe de solidarité aux détenus. Min Djibalina gronda, résonna, s'amplifia et roula de terrasse en terrasse jusqu'à la mer, jusqu'à la place du Cheval. La Casbah a manifesté deux jours après Belcourt où les habitants ont bravé les militaires et les CRS et poussé les Européens à se réfugier chez eux après qu'ils eurent occupé la rue. Le soir on a appris que les habitants de Kouba, Salembier, Birmandreis, Laâqiba, Diar Essaâda, Diar El Mahçoul, Climat-de- France, Cité Mahieddine, Groupe Taine, bidonville d'El-Kettar, la Carrière Jaubert, Bouzaréah et d'autres quartiers populaires ont manifesté en force. Les militaires ont tiré sur les foules désarmées. Il y eut des centaines de chouhada. Tout Alger s'est révolté mais aussi Oran, Sidi Bel-Abbès, Constantine, Annaba et d'autres villes. Dans des dechras de Kabylie, les hameaux de Jijel, El Koll, Skikda, les femmes, les jeunes filles et les enfants allaient braver les militaires français et les hélicoptères qui les mitraillaient en scandant des chants révolutionnaires et leur soutien au FLN. Devant le bain de sang qui s'annonçait, Ferhat Abbas a, le 16 décembre, ordonné depuis Tunis, l'arrêt des manifestations. Le peuple exsangue mais discipliné et qui sacralisait la direction politique de la Révolution s'exécuta. Ces journées furent un tournant dans une guerre qui a commencé le 1er novembre 1954. Elle confirma de façon magistrale la sentence de l'enfant de douar El-Kouahi à Aïn M'lila qui affirma devant le scepticisme de ses compagnons d'arme : «Mettez la Révolution dans la rue, elle sera portée par des millions d'Algériens.» On a brandi en décembre 1960 notre drapeau à la face du monde et crié haut et fort «Vive Abbas ! Vive le GPRA !». On nous a dit que nos cris avaient fait vibrer les murs de Manhattan et que des comités de soutien à notre lutte se sont créés partout dans le monde (Nouvelle-Zélande, Australie, Japon, Argentine...). Nous étions persuadés que tout en rendant hommage aux martyrs et aux prisonniers, nous avons contribué, certes très modestement, à la libération du pays des ancêtres. Le sacrifice des chouhada Ali la Pointe, Hassiba, Bouhamidi, Petit Omar, Ramel, Mourad, Arbadji et les fidas originaires de la rue des Mimosas, de la Redoute et de tant d'autres martyrs décapités par la «finga» n'était pas vain. Leur avons-nous rendu l'hommage qu'ils méritaient ? Avons-nous été dignes des combattantes et combattants emprisonnés en Algérie et en France, les Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Louisette Ighilahriz, Djamila Bouazza, Djouher Akrour, Baya Hocine, Ali Moulay, Ahmed Bayou et des milliers d'autres moudjahidine qui ont défié l'un des plus puissants et plus féroces systèmes coloniaux du monde ? Ces journées de décembre prouvèrent que les valeurs de sacrifice, de solidarité, de fraternité, d'abnégation, d'amour du prochain des Algériens n'étaient pas des abstractions. Ces journées furent l'œuvre de la jeunesse des villes, jeunes hommes et jeunes filles. Mais aussi des enfants. Ce furent aussi les journées des femmes qui par dizaines de milliers ont manifesté et galvanisé les hommes par les youyous stridents et ont subjugué le monde entier. L'immense et célébrissime artiste Pablo Picasso ne s'y était pas trompé. En réalisant le portrait de Djamila Boupacha, il fit de cette fidaïa, incarcérée, atrocement torturée et condamnée à mort, l'icône incontournable de la résistance du peuple algérien et la Mona Lisa de la Révolution. L'artiste andalou qui n'a jamais caché sa sympathie pour la lutte du peuple algérien a voulu en réalisant ce portrait rendre hommage à toutes ces femmes qui ont tant donné pour l'indépendance. Conclusion Si Zoubir va trouver la mort avec son compagnon Khelifa le 11 janvier 1961 lors d'un âpre combat qui eut lieu dans un entrepôt de Belcourt à la rue Lamartine. Des milliers de personnes, hommes et femmes, l'ont accompagné à sa dernière demeure, à El-Kettar, encadrés par d'impressionnantes forces de répression. Ce cortège funèbre silencieux fut la dernière manifestation de masse d'Alger précédant le 3 juillet 1962. Puis ce fut l'indépendance. Les combats fratricides. L'exode des pieds-noirs. Les martiens. La force locale. La désillusion totale et l'amertume. La légende glorificatrice, aussi, s'imposa à travers des institutions publiques ou privées pour traiter à sens unique des parcours humains complexes confrontés à de dures réalités. Si Zoubir n'échappe pas à cette récupération. Celui qui est présenté comme le déclencheur des manifestations de décembre 1960 assimilées sans retenue aucune au 1er novembre 1954 va être sanctifié par ses anciens compagnons par une sorte d'hagiographie dévastatrice qui se voudrait une résistance active contre l'oubli. Rouchaï Boualem qui a remplacé Si Mohamed Berrouaghia dans des conditions de combats difficiles se devait de relever le défi pour que la Zone 6 soit digne de la confiance qui lui a été octroyée par le Conseil de la Wilaya IV et par le GPRA. Il a, grâce à ses réseaux, récupéré des contre-manifestations anticolonialistes spontanées ou initiées par les services psychologiques de l'armée française (les historiens en débattent encore). Il lui fallait donner raison à ceux qui ont érigé l'ex-ZAA en Zone 6. Il fallait qu'Alger exprime la vitalité de la Révolution. Mais avait-il un autre choix ? Il porte néanmoins la responsabilité d'une sanglante répression qui a coûté la vie à des centaines de jeunes. Il a sans doute voulu s'imposer comme véritable chef de la Zone 6 qui a été créée dans la turbulence de la guerre. Il a sous-estimé la force et la hargne de ceux qui, même dans son propre camp, lui contestaient ce leadership. Il n'a pas pu canaliser dans la durée le soulèvement populaire. Il n'a pas pu le stopper avant l'hécatombe annoncée. En avait-il d'ailleurs les moyens ? Il est mort les armes à la main dans un refuge de Belcourt où bizarrement il a été localisé et isolé. Il est mort pétri dans ses convictions et ses espérances comme Ali La Pointe, comme Amirouche, comme tant d'autres martyrs. Sa disparition combla bien sûr les militaires français mais sûrement aussi ceux qui se préparaient à occuper à l'indépendance une capitale expurgée de toute résistance et vidée de toute personnalité charismatique qui pourraient contrecarrer leurs ambitions. Ces jours de décembre 1960, le peuple avait défié le colonialisme pour l'indépendance qui était synonyme de liberté, de dignité, de prospérité. La déception fut immense. Heureux furent les martyrs qui n'ont rien vu, avait écrit un combattant dès l'été 1962.
Albert Camus (1913-1960) est devenu l’auteur classique par excellence, celui qu’on étudie dans toutes les classes de lycée. Même les non-littéraires donneront spontanément et sans aucune hésitation le titre d’un ou deux de ses livres si on les interroge à son sujet. Ils seront même capables d’aller plus loin et définiront Camus comme l’écrivain de l’absurde, sans oublier de faire référence à sa fin tragique, dans un accident de voiture. Tout le monde croit donc bien le connaître. Et pourtant, il ne serait peut-être pas inutile de rafraîchir nos souvenirs scolaires, surtout si ceux-ci commencent à s’estomper quelque peu tant ils remontent dans le temps.
Albert Camus ou l’ambiguïté d’une révolte
Camus est né en 1913 est Algérie. Il n’a jamais connu son père, qui travaillait comme ouvrier dans un domaine viticole et qui est mort pendant la Grande Guerre, dans la Marne. La mère de Camus, d’origine espagnole, est à demi-sourde et quasi analphabète. Pour élever ses deux enfants (Albert a un frère), elle s’installe dans un quartier pauvre d’Alger et fait des ménages. Le peu d’argent qu’elle gagne, elle le remet à sa propre mère, qui est le pilier de la famille et qui éduque les enfants à coups de cravache (« Ne frappe pas sur la tête. »). Marqué par ce milieu défavorisé, Camus porte toute son affection sur sa mère, qui le lui rend bien mais avec qui le dialogue est pour ainsi dire inexistant, tant elle est peu loquace et épuisée par son travail. On peut supposer que toute l’œuvre littéraire future sera une tentative de combler ce vide, cette absence, cet amour pressenti de part et d’autre mais non exprimé par des mots. Écrire sera donc une manière d’entrer enfin en contact avec les autres et de montrer ce que l’on ressent, surtout sur le plan humain.
La conviction que la vie est injuste
Remarqué par son instituteur, puis par ses professeurs, le jeune Camus décroche un diplôme d’études supérieures en Lettres, section philosophie. C’est à cette époque que se manifestent les premières atteintes de la tuberculose. Cette maladie terrible, qui le contraindra à suivre de nombreuses cures, lui ferme définitivement les portes de l’agrégation et il ne sera donc jamais professeur. De cette expérience malheureuse, il garde la conviction que la vie est injuste. La présence de la mort, il le perçoit très jeune, est le plus grand scandale de la création. Cependant, au lieu de sombrer dans un pessimisme improductif et destructeur, il réagit en développant un grand appétit de vivre. Ayant conscience de sa solitude et de son état mortel, révolté par cette vérité, ce n’est certes pas vers des rêveries eschatologiques qu’il va se tourner et la religion le laisse d’ailleurs indifférent. S’il faut vivre, c’est ici et maintenant, dans le monde qui s’offre à lui et dont il s’agit de croquer les joies à pleines dents. La société n’étant pas parfaite, il va vite faire figure d’homme engagé. Il faut dire qu’il déborde d’activités : il exerce plusieurs métiers, se marie, divorce, adhère au Parti communiste, démissionne(1), fonde la Maison de la culture d’Alger, puis une troupe de théâtre et enfin se met à écrire. Ce sera Révolte dans les Asturies, qui lui vaudra à jamais la réputation d’écrivain engagé. Devenu journaliste à Alger républicain (proche du Front populaire), il donne des articles dans tous les genres. Il fonde ensuite la revue Rivages, dans laquelle il veut rendre un hommage à la vie et plus spécialement à la conception qu’on en a dans les pays méditerranéens. De plus en plus engagé, il écrit un article intitulé « Misère de la Kabylie », qui fera grand bruit. Le journal est interdit par les autorités et Camus se voit contraint de quitter l’Algérie.
Cycles
Le voilà donc en France en pleine débâcle de 1940. Journaliste à France-Soir, il se replie avec le journal à Clermont-Ferrand. C’est l’époque où il écrit L’Étrangeret Le mythe de Sisyphe. C’est l’époque aussi où il entre dans la Résistance (renseignement et presse clandestine). En 1942, sur les conseils de Malraux qui le connaît bien, Gallimard publie L’Étranger. En 1943, ce sera le tour du Mythe de Sisyphe. L’ouvrage est bien accueilli, mais une confusion s’installe dans l’esprit des critiques. Certains rapprochent le livre des thèses de Sartre alors qu’une phrase comme « Je prends ici la liberté d’appeler suicide philosophique l’attitude existentielle » n’aurait dû laisser planer aucun doute quant à la position de Camus. Ces livres, suivis bientôt par les pièces Le Malentendu et Caligula, appartiennent à ce que l’on a appelé le cycle de l’absurde. Notons que le 8 août 1945, Camus sera un des seuls intellectuels à dénoncer l’usage de la bombe atomique et cela deux jours seulement après la destruction d’Hiroshima. Après la guerre, devenu codirecteur du journal Combat (issu de la Résistance), il démissionne suite à une divergence de vue sur les événements de Madagascar. L’armée française venait d’y réprimer une révolte, attitude que Camus avait aussitôt assimilée à celle de l’armée allemande en France occupée. Désabusé, il commence alors des ouvrages comme La Peste, L’État de siège et Les Justes, qui constitueront ce qu’on appellera le cycle de la révolte. En 1952, c’est la rupture avec Jean-Paul Sartre, l’école existentialiste lui ayant reproché de mener une révolte statique. Il est vrai qu’il a souvent été incompris. Alors que Sartre prend toujours résolument et clairement parti pour une cause (quitte à changer d’avis par la suite), Camus fait davantage dans la nuance. C’est que son discours est moins idéologique et davantage humain. Ainsi, à Alger, en 1956, il lancera un appel pour la trêve civile.
Du coup, il sera méconnu de son vivant par les Pieds-noirs et après l’indépendance ce sont les Algériens eux-mêmes qui lui reprocheront de ne pas avoir milité pour cette indépendance. C’est qu’il voulait la paix et la justice mais refusait l’usage des bombes. Quelque part, il estimait seul contre tous que la fin ne justifie jamais les moyens. Il voulait des changements mais refusait que l’on tue des hommes et des femmes pour obtenir ces changements. On retrouve là sa foi profonde en la vie, qu’il respectait avant toute chose. Dans le contexte historique agité de l’après-guerre, on lui reprochera cette attitude dans laquelle certains ne verront que de la tiédeur. Selon eux, sa révolte n’aurait aucun sens puisqu’elle ne débouche pas dans l’action violente. Il ne serait donc qu’un intellectuel en chambre, un idéaliste qui se gargarise avec des idées qu’il n’applique pas. Par le parcours de sa vie que nous venons de retracer, même s’il est sommaire, nous voyons que ces accusations sont manifestement non fondées. Ce fut visiblement l’avis du jury du Nobel, qui lui attribuera son prix en 1957. Comme chacun sait, Camus décédera peu après, le 4 janvier 1960, dans un accident de circulation (la voiture était conduite par le neveu de Gaston Gallimard). Il est enterré à Lourmarin, dans le Vaucluse, région que lui avait fait découvrir son ami René Char et où il avait acheté une maison.
Proche de Montaigne
Essayons, maintenant, toujours dans le cadre de cette introduction, de résumer le « système » philosophique de Camus. On aura compris que le mot « système » est mal choisi car notre auteur, qui a misé sur la vie, veut pouvoir adopter son comportement en fonction des circonstances du moment. C’est pour cette raison qu’il rejettera des théories comme l’existentialisme ou même le marxisme(2). Par certains côtés, Camus semble donc plus proche de Montaigne et de son bon sens que des grands théoriciens. Une partie de son œuvre a d’ailleurs pris la forme d’essais et ce n’est sans doute pas un hasard si ce mode d’expression lui convenait particulièrement.
L’injustice régnant partout, il convenait donc de la combattre. Mais une telle attitude est vouée à l’échec sur le plan individuel puisque la mort est de toute manière au bout du chemin. À quoi bon lutter pour faire changer les choses si on se retrouve finalement couché dans un cimetière ? Par ailleurs, Dieu est absent, c’est une évidence qu’il ne faut même plus démontrer. Il suffit de regarder les malheurs qui frappent le monde pour s’en convaincre. Et même si on prouvait son existence, il est clair qu’il faudrait alors admettre qu’il nous a abandonnés. Dans un tel contexte, la vie est donc absurde. Vouée au malheur, il ne sert même à rien de vouloir améliorer sa condition. Cette philosophie de l’absurde, cependant, ne doit pas être vécue comme un échec. Le fait même de prendre conscience de l’existence de l’absurde est un commencement en soi, non une fin. Dès lors, il faut vivre intensément l’instant présent, l’éternité n’existant pas. Cette conquête du présent est en fait la seule éternité qui soit à notre portée. Il ne faut pas confondre l’attitude de Camus avec l’épicurisme. C’est par la lucidité, par la conscience que j’ai de l’absurdité de la vie que je me grandis. Une fois ce stade atteint, la seule voie qui s’ouvre à moi est celle de la révolte. Si celle-ci est vouée à l’échec final en tant qu’individu (je n’éviterai pas ma mort), elle peut toutefois permettre à l’humanité de progresser (sur un plan humain s’entend). Ma révolte doit servir aux autres à prendre conscience de l’absurde et leur permettre de se révolter à leur tour. On pourrait résumer cette pensée par la formule : « Je me révolte, donc nous sommes. » On notera en passant que Camus a toujours rejeté la possibilité du suicide. En effet, se suicider, c’est résoudre le problème de l’absurde de façon brutale. De son point de vue, il est préférable de faire de la dénonciation de l’absurde un nouveau départ (par la révolte). Mettre fin à ses jours, c’est se priver radicalement du moyen de donner un sens à son existence. La révolte n’est pas retrait ou fuite, mais bien pleine conscience de la condition humaine.
Une écriture neutre et impersonnelle
Si nous nous penchons maintenant sur la langue de Camus et sur son style, nous serons frappés d’emblée par leur côté sec et cassant. La phrase est courte, rapide, incisive, allant droit au but, créant une sorte de tension qui sépare la conscience de la réalité. Un bel exemple est sans doute le début de L’Étranger, qui se grave à jamais dans la mémoire du lecteur tant, derrière ces phrases simples et banales, se révèle toute l’horreur du monde :
« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »
Cette écriture neutre et impersonnelle, remplie de notations sèches et monotones, convient parfaitement au climat de l’absurde. Le lecteur, en quelque sorte, ne s’attarde pas sur le style. Il reçoit en pleine figure des descriptions froides, ce qui l’amène à percevoir tout de suite l’horreur sous-jacente du monde, tant ces descriptions sont données avec indifférence. On dirait que l’auteur ne s’implique pas dans ce qu’il dit (alors que ce n’est en fait qu’une technique narrative). Il fournit des données brutes, sans plus. Du coup, les faits, ramenés à leur seule réalité, sans aucun affect de la part du romancier, nous apparaissent dans leur complète nudité et ils sont d’autant plus difficiles à supporter.
Pour illustrer nos propos, donnons quelques exemples. Le vocabulaire de Camus ne se caractérise pas par des termes rares, anciens ou littéraires. Ce sont au contraire les mots les plus simples qui sont employés :
– des apocopes : tram, dactylo, auto, stylo,
– des expressions courantes : être de trop, jouer un sale tour,
– des mots familiers : un dimanche de tiré, je me charge de mon type.
On est loin de la langue de Hugo ou de Proust. Camus, en réalité, prête aux personnages de ses romans le langage de la rue, ce qui leur confère plus de naturel. Certains ont même parlé à ce sujet de « langage anémique(3) ».
En ce qui concerne la structure des phrases, nous sommes confrontés au même procédé minimaliste : « Je suis entré », « j’ai bu », « vos salaires sont modestes ». Les phrases sont courtes et de type déclaratif. Entre elles, il n’y a pas vraiment de suite logique, ainsi elles ne s’emboîtent pas les unes aux autres par des conjonctions de subordination mais chacune d’elle reste autonome. Le lecteur passe donc d’une déclaration à une autre sans que l’auteur ne soit intervenu pour lui rendre la vie plus facile en « liant » son texte. Il nous donne des blocs d’informations en se contentant de les juxtaposer :
« Cette présence dans mon dos me gênait. La pièce était pleine d’une belle lumière de fin d’après-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me gagner. » (L’Étranger)
Le héros nous relate donc tout ce qu’il voit, sans rien oublier. Ces faits bruts nous sont offerts sans qu’il y ait la moindre recherche de cohérence entre eux. Dès lors, le lecteur se retrouve devant la réalité comme s’il était lui-même le héros. Aucun auteur omniscient n’est venu, comme intermédiaire, lui mâcher le travail. De plus, alors que chez d’autres romanciers (voir Les Misérables de Hugo) les descriptions permettent de faire une halte dans le récit tout en donnant des indications sur un personnage ou un paysage, ici, il n’y a rien de tel. On nomme les choses plus qu’on ne les décrit. Ainsi, nous serions bien incapables de donner des détails sur le tribunal où Meursault est jugé. On ne sait rien du mobilier ou de la couleur des murs. Tout ce qu’on apprend, c’est qu’il y a « deux gros ventilateurs ». Pour ce qui est des personnages, il en va évidemment de même. Camus ne décrit pas la psychologie de ses héros et il ne nous les montre pas de l’intérieur, en train de penser, ce qui nous permettrait, par son intermédiaire, de nous faire une idée à leur sujet. Si, d’aventure, le personnage principal croise un autre protagoniste, il se contentera de noter sa tenue vestimentaire (« il était habillé en noir avec un pantalon rayé », L’Étranger), mais au grand jamais nous ne saurons qui est vraiment ce personnage ni ce que le héros-narrateur en pense.
L’ironie, voire l’humour
Pourtant, les premiers livres de Camus ne nous avaient pas habitués à cette sécheresse. Dans Les Noces, par exemple, qui date de 1938, il avait fait montre d’une certaine aptitude à exprimer la poésie. Il est vrai qu’à l’époque il voulait surtout manifester sa soif de vie, ses « noces avec le monde » et que l’absurde n’avait pas encore vraiment fait son apparition. Cette poésie discrète, on le retrouvera pourtant de temps à autre dans la suite de l’œuvre, mais d’une manière diffuse :
« Regardez, la neige tombe ! Oh, il faut que je sorte ! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s’ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. » (La Chute)
On n’oubliera pas non plus l’ironie, voire l’humour, qui sont aussi présents de temps à autre, surtout dans La Chute, qui est finalement une œuvre à part, à la fois étrange et séduisante et que certains ont comparée au Neveu de rameau.
Plusieurs niveaux de lecture
Si nous nous plaçons maintenant sur le plan de l’intrigue, nous noterons que les romans de Camus offrent l’avantage de pouvoir être lus à plusieurs niveaux et c’est sans doute ce qui explique la raison de leur succès. Ainsi, L’Étranger pourrait n’être qu’une banale histoire de crime. Par contre, on pourrait se montrer plus fin et être sensible à l’évolution psychologique du personnage (de l’indifférence initiale à la passion de la vérité). Enfin, les esprits les plus avisés y verront une illustration de la présence de l’absurde dans la vie et de la révolte qu’elle déclenche chez l’individu. Il en va de même dans le roman La Peste, qui peut être vu comme la simple description d’une ville mise en quarantaine. Mais la peste, ce peut être aussi la peste brune, autrement dit le fascisme, qui lui aussi se répand rapidement et qui est particulièrement destructeur. Enfin, la peste qui sommeille en nous peut symboliser l’absence de révolte, le consentement. Le but de Camus est donc de faire prendre conscience de cet état de fait. Car c’est bien là le but du livre : réveiller les gens, les faire sortir de leur indifférence, leur faire comprendre que le mal est partout, autour de nous et en nous, mais que beaucoup ne le voient pas. Et puis il y a cette fameuse phrase, par laquelle le docteur Rieux interpelle le père Paneloux : « Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés. » Toute l’œuvre camusienne pourrait être résumée par ces propos du médecin. On y retrouve à la fois l’injustice du monde, l’horreur, la mort (et donc l’absurde), sans oublier la révolte profonde, sans Dieu, qui se veut accusatrice.
Un regard lucide
Cette intégrité morale de Camus, certains l’ont mise en doute, montrant que celui qui voulait ouvrir les consciences avait parfois lui aussi les yeux fermés. C’est sur la question algérienne, on s’en doute, que portent ces critiques. En tant
qu’humaniste, il a certes toujours appelé à l’arrêt des combats, estimant qu’une vie vaut plus que des idées. Mais derrière ce discours, en tant que Français d’Algérie, quelle fut exactement sa position sur la question ? Visiblement, si, d’un côté, il défendait les musulmans, de l’autre, il n’a jamais vraiment imaginé que les Européens devraient un jour quitter l’Algérie. Le paradoxe c’est qu’il est à lui tout seul le meilleur représentant de l’Algérie francophone, que son œuvre, désormais universelle, a survécu à la fin de l’empire colonial français, mais que, par ses racines, il puise sa force dans cet impérialisme même. Pourtant, personnellement, il n’est pas responsable du colonialisme. D’ailleurs, vu son milieu modeste, on ne peut pas dire qu’il ait contribué à exploiter les indigènes, dont il était plus proche par le mode de vie que des riches colons. Au contraire, il a su porter un regard lucide sur la situation, qui était injuste, notamment en dénonçant, dès avant la guerre, les malheurs dont sont accablés les Algériens à cause de la volonté d’hégémonie de l’Occident. On pourrait dire qu’il était un homme moral dans un monde immoral. De plus, ses regards se tournent vers les individus et pas vers les peuples. Il s’adresse à des hommes qui souffrent, de par leur condition humaine, et peu importe qu’ils soient français ou algériens.
Si on se penche sur son œuvre, on notera que La Peste comme L’Étranger se déroulent en Algérie. Il ne faut cependant pas en tirer de conclusion trop hâtive, car ces romans ont une portée universelle et à ce titre ils auraient pu se dérouler n’importe où (la peste brune concerne d’ailleurs plus la réalité française qu’algérienne).
D’un autre côté, c’est tout de même sur un Arabe que Meursault a tiré. Il ne faut pas forcément y voir une sorte de racisme sous-jacent, cet Arabe n’étant qu’un représentant de la foule anonyme à laquelle se heurte le héros. De plus, ce dernier sera jugé pour ce meurtre. D’un autre côté, on pourrait dire que ce procès serait une manière inconsciente de justifier le colonialisme. La France serait respectable puisqu’elle irait jusqu’à condamner celui qui s’en prend à un Arabe, ce qui est sans doute une vision un peu enjolivée de la réalité. La seule chose qui semble certaine, finalement, c’est que Camus s’en tient à la situation qu’il connaît, sans jamais la mettre dans une perspective historique. Il décrit les relations franco-algériennes de son époque, il dénonce éventuellement les abus qui existent, il les regrette, mais, par exemple, il ne remet pas en cause l’occupation même de l’Algérie, qui lui semble aller de soi. On pourrait aller plus loin et dire qu’en dénonçant les abus faits aux musulmans, Camus contribue malgré lui à asseoir l’autorité française. En d’autres termes, il suffirait de modifier quelque peu le comportement des colons, de le rendre plus moral, pour que l’Algérie continue à rester française.
Malaise
Certains ont fait remarquer que les héros camusiens possèdent un patronyme et sont
individualisés, ce qui n’est pas le cas des protagonistes arabes(4). Ainsi, on ne sait rien de l’Arabe tué par Meursault. Que faisait-il ? Avait-il des parents ? Le roman n’en dit rien, comme si sa mort, finalement, n’avait pas de conséquences dramatiques sur le plan humain. Il en va de même dans La Peste. Les victimes sont des Arabes anonymes, tandis que Rieux et Tarrou sont, eux, bien mis en évidence et captent donc forcément l’attention du lecteur. Inconsciemment, Camus répéterait donc le schéma colonial même s’il a par ailleurs pu se montrer très critique contre le colonialisme dans ses articles de presse. Dans son œuvre, par contre(5), on ne trouve aucune allusion aux événements de Sétif (en mai 1945, des soldats français avaient massacré des civils algériens), ni aux tensions qui commencent à se manifester de plus en plus. Au contraire, il nous décrit un monde où la présence française semble aller de soi. C’est pourquoi, plus tard, il prendra fermement position contre la revendication d’indépendance :
« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. » (Cité par E. W. Saïd dans Le Monde diplomatique)
Donc, après avoir rappelé le passé gréco-romain de l’Algérie (ce qui ancre définitivement ce pays dans l’Occident sur le plan culturel), Camus insiste sur le fait que la population arabe ne constitue qu’une partie de l’Algérie (curieusement, il ne parle pas ici de culture arabe) pour conclure sur le fait que l’ancienneté de la présence française donne aux Français des droits indéniables puisqu’ils sont qualifiés d’« indigènes ».
Dans un autre article, il reconnaîtra pourtant l’existence d’une culture arabe (en dehors de l’Algérie toutefois), mais ce sera pour préciser qu’elle est de nature purement religieuse et pour nier aussitôt son existence politique :
« Les Arabes peuvent du moins se réclamer de leur appartenance non à une "nation", mais à une sorte d’empire musulman, spirituel ou temporel […] Pour le moment, l’empire arabe n’existe pas historiquement, sinon dans les écrits du colonel Nasser, et il ne pourrait se réaliser que par des bouleversements mondiaux qui signifieraient la troisième guerre mondiale à brève échéance […] On doit attribuer, en tout cas, à cette revendication nationaliste et impérialiste, au sens précis du mot, les aspects inacceptables de la rébellion arabe, et principalement le meurtre systématique des civils français et des civils arabes tués sans discrimination, et pour leur seule qualité de Français, ou d’amis des Français. »
En résumé, si l’Algérie se soulève, c’est sous l’influence perverse du nationalisme arabe, mouvement voué à l’échec puisque qu’une « troisième guerre mondiale » en serait la conséquence. On ne peut dire plus clairement l’impossibilité, pour l’Algérie, d’accéder à l’indépendance. De plus, cette revendication viserait moins à clamer une identité algérienne spécifique qu’à manifester le désir d’appartenir à l’empire arabe encore à construire (curieusement, Camus ne parle jamais d’empire français). Si les Algériens tuent des Français (mais à Sétif, on l’a dit, c’était le contraire, Camus semble l’avoir oublié) c’est donc qu’ils sont manipulés par l’extérieur et pas du tout parce que la présence française leur serait devenue intolérable.
Le colonialisme fait donc partie des romans de Camus(6), sans que celui-ci ne remette jamais en question la situation. Les victimes arabes anonymes de La Peste ne sont donc pas là pour émouvoir le lecteur sur la condition d’un peuple mais pour le conscientiser (en le faisant réfléchir avec les héros français du livre) sur la destinée humaine en général. Les Arabes, eux, ne servent en définitive que de prétexte. Ceci étant dit, le fait que les victimes soient toujours des musulmans révèle peut-être un malaise inconscient chez l’auteur. Il se pourrait que ses grands thèmes de réflexion sur la morale trouvent leur origine dans ce malaise-là. Accepter la colonisation, c’est accepter ses contradictions. L’écriture sur des questions d’éthique serait alors une sorte d’exutoire permettant à l’auteur de survivre à ses propres doutes. Ainsi, le fait que Meursault tue un Arabe (aveuglé soit dit en passant par le terrible soleil méditerranéen) serait une manière d’avouer le colonialisme tout en le revendiquant. Le jugement qui suit le meurtre permet au héros de ne plus être seul avec ses contradictions. La sentence sera extérieure et il n’aura plus à réfléchir sur la motivation de son acte. Pourtant, au fond de lui, il est persuadé d’avoir eu raison.
Position ambiguë ?
L’œuvre de Camus devrait donc se lire comme le dernier sursaut de la France coloniale. La vitalité négative qu’elle renferme (meurtres, morts à cause de la peste, absurde de la vie, etc.) serait en fait le fruit de cette société en train de disparaître. Outre une grande conscience morale, on y trouve une sorte de sentiment de gâchis et de tristesse. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’un livre comme La Chute, qui est un des derniers romans parus de son vivant, ait lui aussi un ton désabusé. Il met d’ailleurs en scène, non plus un assassin mais un juge. Il s’agit d’un juge étrange, à vrai dire, puisqu’il s’appelle lui-même juge-pénitent et qu’il officie dans un café sordide. En se critiquant lui-même, il amène son interlocuteur (qui n’intervient pas directement dans le livre et dont la présence n’est devinée que par les propos du juge, lequel semble s’adresser à une ombre, ombre qui est un peu son reflet(7) à prendre conscience de ses propres méfaits. On dirait que Camus, dans ce livre, prend une distance ironique avec les grandes idées de liberté et d’humanisme qu’il a développées jusqu’ici. C’est comme s’il s’était rendu compte de la vanité de sa démarche, les hommes étant finalement mauvais par nature et lui aussi par ailleurs. Cette « chute » est-elle un aveu partiel de sa position ambiguë face au colonialisme ? A-t-elle au contraire pour but d’amener l’école existentialiste à reconnaître ses erreurs ? Est-elle simplement le message désabusé d’un homme qui sort de la jeunesse et qui commence à ne plus se faire beaucoup d’illusions sur la société ? Chaque lecteur y cherchera le message qu’il a envie d’y trouver car c’est finalement le propre de ces grandes œuvres d’être suffisamment imprécises et ambiguës pour laisser la place à différentes interprétations.
Nous terminerons ici cet article sommaire qui n’a d’autre ambition que d’inciter les lecteurs à retourner lire Camus. Chantre de la liberté et de la révolte, nous avons vu que ses positions coloniales inconscientes rendaient son discours parfois équivoque. Il serait intéressant d’analyser l’œuvre entière sous cet angle. Ou bien encore de relire le tout en ayant à l’esprit le message désabusé de La Chute. Il y a fort à parier que des découvertes intéressantes pourraient être faites. Enfin, il faudrait aborder Le Premier Homme. Il s’agit d’un livre posthume (dont le manuscrit, non terminé, a été découvert sur le siège de la voiture dans laquelle Camus trouva la mort en 1960) et qui fut édité en 1994 seulement, sur l’initiative de sa fille, Catherine Camus(8). L’écrivain y décrit son enfance en Algérie. On y trouvera donc des informations inédites qui viennent éclairer ce que nous disions ici. Bonne lecture donc et n’ayez pas peur de paraître ridicules en replongeant dans l’œuvre de ces auteurs déjà étudiés au lycée. Vous verrez qu’ils peuvent vous apporter bien des surprises.
Le 16 septembre 1959, le général proclame le droit des Algériens à disposer d'eux-mêmes. Malgré l'opposition des partisans de l'Algérie française, sa stratégie est approuvée par référendum en janvier 1961.
Le président Charles de Gaulle salue des habitants de Saïda, en Oranie, le 27 août 1959, pendant sa « tournée des popotes ». AFP
"Autodétermination". Le mot est prononcé pour la première fois par de Gaulle il y a cinquante ans. Ce tournant décisif, après cinq années d'une guerre sans merci, n'aurait pu être possible sans la volonté du général. Il réussit à imposer à son camp une stratégie politique qui n'avait rien d'évident dans la France de l'époque : préparer l'indépendance.
Ce furent d'abord des phrases convenues. Sur le "redressement""institutions solides et stables""unité nationale ressoudée"pression que l'allocution télévisée du général de Gaulle, en ce mercredi 16septembre 1959, se résumerait à un pompeux satisfecit.
Au bout de deux minutes, pourtant, le visage se fit plus crispé, le regard plus sombre et le ton plus solennel. Le chef de l'Etat, enfin, entrait dans le vif du sujet. "Devant la France,un problème difficile et sanglant reste posé: celui de l'Algérie. Il nous faut le résoudre. Nous ne le ferons certainement pas en nous jetant les uns aux autres les slogans stériles et simplistes de ceux-ci ou bien de ceux-là qu'obnubilent, en sens opposés, leurs intérêts, leurs passions, leurs chimères. Nous le ferons comme une grande nation et par la seule voie qui vaille, je veux dire par le libre choix que les Algériens eux-mêmes voudront faire de leur avenir." La phrase essentielle vint quelques instants plus tard. "Je considère comme nécessaire que le recours à l'autodétermination soit dès aujourd'hui proclamé."
"AUTODÉTERMINATION"
Le mot, pendant ce discours de vingt minutes récité sans que de Gaulle ne jette un œil sur ses notes, ne fut prononcé qu'une seule fois. C'est pourtant celui que tout le monde allait retenir. Et pour cause: il s'agissait bel et bien d'une rupture capitale dans l'histoire des relations franco-algériennes. Depuis le débarquement du général de Bourmont sur la presqu'île de Sidi-Ferruch, le 14juin 1830, c'était en effet la première fois que la France reconnaissait aux Algériens le droit -l'expression est dans le discours- de "disposer d'eux-mêmes".
Que ce 16 septembre 1959 marquât un tournant décisif, de Gaulle en était pleinement convaincu. C'est bien ce jour-là, écrira-t-il dix ans plus tard dans ses Mémoires d'espoir, que la France se résolut à "admettre" que "l'Algérie deviendrait un Etat". Dans ses souvenirs, le dirigeant nationaliste Ferhat Abbas portera le même jugement: "Dans la guerre d'Algérie, le 16septembre 1959 marque une date historique. (...) A partir de l'offre d'autodétermination par le chef de l'Etat français, le problème algérien est virtuellement réglé. Dès lors que le général de Gaulle, au nom de la France, reconnaît aux Algériens le libre choix de leur destin, il admet par là même leur droit à l'indépendance." (Autopsie d'une guerre, Garnier, 1980).
Une rupture, donc, que ce discours. Mais aussi une clarification. Car de Gaulle, depuis son retour au pouvoir en mai 1958, s'était bien gardé de prendre position de façon trop tranchée sur la question algérienne. Son célèbre "Je vous ai compris!", adressé à la foule immense venue l'acclamer le 4 juin 1958 sur la place du forum, à Alger, avait été suffisamment sibyllin pour contenter tout le monde. Et, par la suite, le chef du gouvernement (devenu président de la République en janvier 1959) avait tout fait pour suggérer que l'avenir restait ouvert.
Dans un premier temps, de Gaulle avait multiplié les signes laissant croire que ce qu'on appelait alors l'"intégration" était encore une option possible. Ce fut tout le sens du "Vive l'Algérie française!" qu'il lança à la fin de son discours de Mostaganem, le 6 juin 1958. Le sens, aussi, du plan de Constantine, annoncé quatre mois plus tard, et par lequel la France s'engageait à attribuer 25000hectares de terres cultivables aux musulmans, à construire des centaines de milliers de logements et à scolariser tous les enfants algériens. Le sens, enfin, du plan Challe, du nom du nouveau commandant en chef en Algérie, Maurice Challe, à qui furent donnés des moyens considérables, en février 1959, pour écraser une fois pour toutes l'Armée de libération nationale (ALN) engagée depuis novembre 1954 dans une guérilla de plus en plus meurtrière.
Au fil des mois, cependant, les gestes d'ouverture en direction des contempteurs de l'Algérie française devinrent plus nombreux. Ils prirent d'abord la forme de contacts discrets, comme ceux que Georges Pompidou, l'ancien directeur de cabinet du général de Gaulle à Matignon, tout juste nommé directeur général de la banque Rothschild, fut chargé de nouer avec les nationalistes algériens début 1959. Puis, de semaine en semaine, les signes se firent de plus en plus explicites. "L'Algérie de papa est morte", confia ainsi le chef de l'Etat, le 28 avril, au député d'Oran Pierre Laffont. Dix jours plus tard, à Bourges, le président alla encore plus loin: "Le jour est en vue où l'Algérie sera pacifiée (...) afin que tous ses enfants (...) puissent disposer de leur sort, et du sort des terres qu'ils habitent." Le mot "autodétermination", certes, n'était pas prononcé. Mais l'idée, elle, était déjà dans l'air.
Quand de Gaulle a-t-il véritablement décidé de rendre son choix public? Pour son meilleur biographe, Jean Lacouture, la décision aurait été prise en juillet 1959. Un homme, en particulier, aurait exercé une influence décisive: Bernard Tricot. Les notes sur l'avenir de l'Algérie, rédigées à l'époque par ce haut fonctionnaire de l'Elysée connu pour ses idées libérales, auraient beaucoup marqué de Gaulle, qui semble avoir été particulièrement préoccupé par l'isolement diplomatique de la France, critiquée de toutes parts -dans le monde arabe mais aussi aux Etats-Unis et dans le bloc de l'Est- pour une guerre coûteuse qui ressemblait chaque jour un peu plus à un combat d'arrière-garde.
UNE OPÉRATION SANGLANTE
Dans son livre, Mystère de Gaulle. Son choix pour l'Algérie, Robert Laffont, Benjamin Stora ne conteste pas cette interprétation. Mais il rappelle que le général, depuis déjà plusieurs années, avait fait son deuil de l'Algérie française. "L'Algérie est perdue", aurait-il ainsi confié à son futur garde des sceaux, Edmond Michelet, en février 1955. Les témoignages de ce type sont nombreux. A l'inverse, "les confidences révélant sa volonté de conserver telle quelle l'Algérie sont bien difficiles à trouver", observe Benjamin Stora. Si son opinion était déjà faite depuis longtemps, pourquoi de Gaulle a-t-il attendu le 16septembre 1959 pour informer les Français de sa décision? Les raisons sont multiples. Elles tiennent d'abord à la situation militaire. En cet été 1959, le plan Challe avait commencé à produire ses effets. L'opération "Jumelles", lancée en Kabylie fin juillet, avait été sanglante. Face aux insurgés, l'Etat français était donc à nouveau en position de force pour entamer des négociations.
De Gaulle, pourtant, n'avait pas les mains entièrement libres. Revenu au pouvoir un an plus tôt grâce au soutien des partisans de l'"intégration", nombreux dans son gouvernement, il ne pouvait changer de politique trop brutalement. Plutôt que de précipiter les choses, au risque de plonger le pays dans une crise politique, le chef de l'Etat prit donc le temps de "déminer" le terrain. On sait aujourd'hui qu'il passa ainsi beaucoup de temps, dans les semaines précédant son discours, à interroger ses différents ministres afin de savoir exactement jusqu'où les uns et les autres seraient prêts à le suivre. La présence à la tête du gouvernement de Michel Debré, qui ne faisait pas mystère de son attachement à l'Algérie française, l'obligeait de ce point de vue à avancer avec doigté.
UN VOYAGE MÉDIATISÉ
La prudence du général de Gaulle tient enfin à sa volonté d'éviter un coup d'Etat militaire. Depuis la crise du 13mai 1958, le chef de l'Etat savait que la question algérienne pouvait à tout moment faire basculer une partie de l'armée dans la sédition. Avant d'abattre son jeu, le président prit donc soin de sonder l'état d'esprit de ses principaux chefs. Ce fut l'objet de la fameuse "tournée des popotes"27 au 31 août 1959. Et ce n'est qu'au lendemain de ce voyage volontairement très médiatisé que fut annoncé le choix de l'autodétermination.
S'il marque bien un tournant dans la guerre d'Algérie, commencée cinq ans plus tôt, le discours du 16septembre 1959 fut donc tout sauf improvisé. Il n'en constituait pas moins un saut dans l'inconnu. C'est sans doute la raison pour laquelle de Gaulle, lors de son allocution, s'ingénia à montrer que l'indépendance n'était pas la conséquence inexorable de l'autodétermination. Et que l'"association", c'est-à-dire une large autonomie de l'Algérie dans le cadre d'une sorte de Commonwealth à la française, était encore une hypothèse réaliste. Et, de son point de vue, préférable.
"LE PAS DÉCISIF"
Cette tactique, audacieuse sur le fond mais prudente sur la forme, se révéla payante. Sur le moment, les partisans de l'indépendance furent suffisamment satisfaits pour ne pas se fermer à d'éventuelles négociations, mais aussi suffisamment désarçonnés par ce "coup", auquel ils ne s'attendaient pas, pour ne pas applaudir trop bruyamment. Cette relative discrétion arrangea le chef de l'Etat. Elle lui permit de ne pas apparaître comme l'otage des nationalistes. D'obtenir, le 15octobre, un large soutien des députés (441 voix contre 23) en faveur de sa politique algérienne. Et enfin de recueillir une large majorité de oui (75%) au référendum organisé le 8janvier 1961 sur " l'autodétermination des populations algériennes ".
Le combat, certes, n'était pas terminé. Et trois années furent encore nécessaires avant que l'Algérie ne devînt indépendante. Mais l'adversaire, pour de Gaulle, avait désormais un nouveau visage: celui de l'Européen d'Algérie prêt à monter sur les barricades (janvier 1960), du militant de l'OAS tenté par le terrorisme, ou de l'officier factieux prêt à entrer dans la dissidence (avril 1961) pour défendre coûte que coûte l'Algérie française. Reste l'essentiel : en cet automne 1959, qui fut aussi celui où les Français découvrirent Astérix et Johnny Hallyday, la guerre d'Algérie entrait bel et bien dans une nouvelle phase. La dernière. Comme le dira de façon lapidaire de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir à propos du discours du 16 septembre: "le pas décisif était franchi".
Lors de la visite effectuée jeudi dernier en Algérie par le Sous-secrétaire d’Etat américain en charge des questions du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord au département d’Etat, David Schenke, le ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, a indiqué à son hôte US que l’Algérie attend des Etats-Unis «l’impartialité qu’exigent les défis actuels» pour faire avancer les causes de la paix sur les plans régional et international. Selon un communiqué de presse rendu public par le ministère des Affaires étrangères, «M. Boukadoum a souligné la nature du rôle attendu des Etats-Unis pour faire avancer les causes de la paix sur les plans régional et international, dans l’impartialité qu’exigent les défis actuels».
M. Boukadoum et le responsable américain ont évoqué lors de leur échange les questions régionales et internationales d’intérêt commun, y compris le Sahara occidental, le Mali, la Libye et la situation prévalant dans la région du Sahel et au Moyen-Orient.
Concernant la question du Sahara occidental, Schenker a démenti les rapports faisant état de l’intention de Washington d’établir une base militaire au Sahara Occidental, lors d’une conférence de presse tenue, jeudi au siège de l’Ambassade américaine à Alger.
Il a indiqué que les Etats Unis n’envisageaient pas d’établir une base militaire au Sahara Occidental, tel que relayé récemment dans plusieurs rapports médiatiques marocains.
M. Schenker a déclaré : je tiens à être très clair : les Etats Unis ne sont pas en passe d’établir une base américaine au Sahara Occidental», précisant que le Commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (Africom) n’a pas évoqué le transfert de son siège au Sahara Occidental» Il s’agit d’une information infondée » qui a suscité beaucoup de questions récemment, suite aux informations relayées par plusieurs médias, notamment marocains, a-t-il soutenu.
Quant à l’approche américaine pour le règlement de la crise en Libye, le responsable américain a souligné que Washington et l’Algérie avaient plusieurs intérêts communs à garantir une région plus sécurisée, rappelant que les deux parties étaient favorables à la solution politique en Libye et soutiennent le processus onusien pour le règlement de la crise.
Le processus onusien demeure le meilleur moyen de sortie de crise, notamment le dialogue militaire dans le cadre de la commission militaire (5+5), a précisé M. Schenker.
Et d’ajouter : l’Algérie est un pays leader sur la scène internationale et nos deux pays ont des intérêts communs à garantir une région plus sécurisée, plus stable et prospère».
Il est à signaler que l’année 2020 a été marquée, sur le plan international, par les actions menées par le président américain sortant, Donald Trump en vue de convaincre des pays arabes de normaliser leurs relations avec l’entité sioniste. Le 10 décembre dernier, Trump avait déclaré reconnaître officiellement la prétendue souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en contrepartie de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Une décision qui a été largement critiquée au niveau international mais aussi aux Etats-Unis et au sein même du parti du président sortant.
L’annonce faite par Trump a été condamnée principalement parce qu’elle va à l’encontre des résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) en faveur d’un référendum d’autodétermination au profit du peuple sahraoui, mais également parce qu’elle contredit la position américaine par rapport à ce dossier. Cette décision parasite, d’autre part, le rôle que les Etats-Unis sont supposés jouer au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, puisqu’ils prennent en charge la fonction de porte-plume des résolutions sur le Sahara occidental, ce qui implique une neutralité de fait. Le 24 décembre dernier, la délégation allemande à l’ONU s’était précisément attardée sur ce point, rappelant aux Etats-Unis leur devoir d’impartialité en ce qui concerne cette question. «Etre porte-plume implique de la responsabilité. Cela s’accompagne d’un engagement fort pour résoudre un problème, il faut être juste, il faut être impartial, il faut avoir à l’esprit l’intérêt légitime de toutes les parties et il faut agir dans le cadre du droit international», avait déclaré l’ambassadeur allemand à l’ONU, Christoph Heusgen en s’adressant à la délégation américaine à l’ONU. Au niveau international, les regards sont d’ores et déjà tournés vers Joe Biden qui a les pleins pouvoirs pour annuler cette décision qui rompt avec trois décennies de politique américaine au Sahara Occidental.
Par ailleurs, le président Donald Trump a brillé en ce début d’année par son rejet des résultats des élections présidentielles américaines remportées, en novembre, par son rival démocrate, Joe Biden. Une résistance qui a donné lieu à des actes de violences à Washington par des partisans du président sortant qui devrait être remplacé officiellement le 20 du mois en cours. Des manifestants ont fait irruption dans la Chambre des représentants où a été confirmée la victoire de Joe Biden aux présidentielles. Une personne a été tuée dans ces violences qui ont duré plusieurs heures.
La politique américaine envers l’Algérie «constante et stable»
Au cours de la visite de l’hôte US, de nombreuses questions constituant les intérêts communs des deux pays ont été soulignées.
La coopération économique et commerciale, la sécurité dans la région nord africaine, la paix, les investissements américains en Algérie et les partenariats étaient, entre autres, au menu des discussions entre les responsables algériens et David Schenke.
Évoquant, lors d’une conférence de presse, la politique de l’Administration américaine, M. Schenke a indiqué qu’elle «est constante» concernant la région de l’Afrique du Nord, notamment l’Algérie qui joue un rôle «pionnier et fructueux» dans le continent.
Il a précisé qu»en dépit du fait que chaque administration américaine dispose de prérogatives différentes, mais cette dernière reste +constante et stable+ en ce qui concerne les approches relatives à l’Afrique du Nord, notamment l’Algérie».
Il a ajouté que les administrations américaines issues soit des camps des Républicains ou des Démocrates ont participé au renforcement des relations avec l’Algérie», relevant «le partenariat et la coopération stratégique avec l’Algérie notamment dans le domaine économique». «La profondeur des relations bilatérales historiques qui datent des années 1950 lorsque John Kennedy avait annoncé, dans son discours de 1957, le soutien à l’indépendance de l’Algérie», a rappelé M. Schenke.
Il a souligné aussi la profondeur de la coopération des diplomaties des deux pays, affirmant que «la diplomatie algérienne ayant contribué, il y a 40 ans, à la libération de 52 diplomates américains pris en otages par l’Iran pendant 444 jours».
Il a souligné que Washington, qui a œuvré de concert avec l’Algérie pour intervenir comme médiateur en vue de mettre terme à la guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée en 2000, a soutenu le rôle pionnier de l’Algérie dans la conclusion de l’accord de paix et de réconciliation au Mali, issu du processus de l’Algérie en 2015.
L’hôte US a qualifié les relations algéro-américaines dans le domaine économique de «fructueuses de part et d’autre».
«La nouvelle administration élue sous la direction de Joe Biden maintiendra «la même approche», à la faveur des changements survenus au niveau des lois économiques en Algérie pour attirer davantage l’investissement étranger. «Nous œuvrons aujourd’hui à aller de l’avant pour renforcer l’investissement américain direct en Algérie», a-t-il prédit.
Quant au domaine commercial, il a affirmé que l’Algérie dispose de potentiel pour jouer «un rôle important» en la matière tant en Afrique qu’en Europe, un critère essentiel que les Etats unis tiennent en compte. En ce qui concerne le volet sécuritaire, il a souligné l’engagement de Washington à le renforcer entre les deux pays notamment en matière de lutte antiterroriste.
Concernant les engagements des Etats unis avec l’Algérie, le sous-secrétaire d’Etat américain adjoint a évoqué, outre la visite de l’actuelle délégation américaine, celle effectuée en octobre dernier par l’ancien Secrétaire américain à la Défense, Mark Thomas Esper et en septembre par le chef du commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (Africom), le Général Stephen J. Townsend. Le sous-Secrétaire d’Etat américain a également mis en avant la place importante qu’occupe l’Algérie en Afrique en tant que «membre important et dirigeant au sein de l’Union africaine ainsi que son rôle fructueux dans la région et son poids au niveau continental», grâce à sa position géographique, sa superficie et sa composition sociale (70% de jeunes).
Le responsable a souligné que le partenariat américano-algérien «est beaucoup plus profond que la coopération politique et sécuritaire», annonçant que son pays participera en tant qu’invité d’honneur à la Foire internationale d’Alger prévue cette année, où les entreprises américaines exploreront des partenariats gagnant-gagnant avec leurs homologues algériens. «Il existe de nombreuses entreprises américaines en Algérie qui créent des opportunités d’emploi et une croissance économique dans plusieurs secteurs, tels que l’industrie pharmaceutique et le secteur de l’énergie». «Les Etats-Unis établissent quotidiennement des relations entre les deux peuples dans les domaines de l’éducation, de la culture et des arts, en sus de nombreux autres domaines», a-t-il rappelé. Et d’ajouter: «nous avons de nombreux points en commun et vouons un respect profond et durable pour le gouvernement et le peuple algériens. Nous espérons poursuivre notre précieux partenariat dans les années à venir».
Vers la consolidation de la coopération économique et commerciale Lors de sa visite en Algérie, le responsable US, M. Schenke, a été reçu par le ministre du Commerce, Kamel Rezig.
Les deux parties ont évoqué nombre de questions économiques d’intérêt commun et les voies de promotion de partenariats dans divers domaines, a indiqué un communiqué du ministère du Commerce.
Lors de cet entretien tenu au siège du ministère, en présence du ministre délégué auprès du ministre du Commerce chargé du Commerce extérieur, Aissa Bekkai, M. Rezig s’est félicité des relations politiques, historiques et commerciales entre les deux pays, précise la même source. A ce propos, M. Rezig a indiqué que le ministère visait à augmenter le volume des échanges avec les USA et à lancer des partenariats gagnant-gagnant dans divers domaines, à la faveur des réformes opérées par l’Algérie pour la relance de son économie, à travers la suppression de la règle 49/51 pour les secteurs non stratégiques, en sus de l’amélioration de son climat d’affaires pour attirer davantage de partenaires étrangers.
A cette occasion M. Rezig a appelé à l’activation du Conseil d’affaires algéro-américain devant orienter et encadrer les investisseurs des deux pays en matière de lois et de critères du commerce entre les deux pays, d’investissement et de concertation.
De son côté, M. Bekkai a affirmé que les relations algéro-américaines allaient être propulsées sur le plan commercial notamment en période post-covid et après l’activation de l’accord sur la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF).
Pour sa part, M. Schenker a indiqué que l’Algérie était un partenaire stratégique pour les Etats Unis d’Amérique en Afrique, en témoigne le nombre de conventions signées auparavant dans divers domaines, ajoutant que les opérateurs économiques américains sont au fait des avantages offerts par le marché algérien, ce qui constitue une véritable opportunité afin d’établir des partenariats actifs à l’avenir, conclut le communiqué. Par ailleurs, M. Schenker s’est entretenu aussi avec le ministre des Finances, Aymen Abderrahmane.
L’augmentation des investissements directs américains en Algérie a figuré parmi les questions abordées par les deux parties.
«Avec le ministre des Finances, nous avons abordé les questions du développement du commerce entre l’Algérie et les Etats-Unis, de l’assistance technique et des possibilités de l’augmentation du montant des investissements directs américains en Algérie», a déclaré M. Schenker. « En Algérie des développements incroyables sont en train de se produire (sur le plan économique) avec une fructueuse réforme sur le plan législatif et l’adoption de nouvelles lois qui font de l’Algérie un pays encore plus attractif pour les investisseurs «, a-t-il soutenu.
Concernant le partenariat économique existant entre les deux pays, le conférencier s’est dit satisfait, affirmant s’attendre à ce que les choses se poursuivent avec l’administration Biden.
D’autre part, David Schenker a estimé que les grandes potentialités de l’Algérie sur le plan économique pourraient lui permettre de jouer un rôle important en termes de commerce tout en représentant une voie d’accès à la fois à l’Afrique et à l’Europe.
Née d’un père algérien et d’une mère française, la romancière Leïla Sebbar a grandi dans l’Algérie coloniale, avant de s’exiler en France pendant la guerre de libération. Puisant dans cette mémoire collective franco-algérienne, faite de douleurs, d’incompréhension et des moments de communion trop rares, cette écrivaine française pas comme les autres a construit une œuvre mémorielle, aussi foisonnante que forte et émouvante. Portrait signé Tirthankar Chanda.
Fascinante Leïla Sebbar. Ecrivaine franco-algérienne, cette grande dame des lettres françaises contemporaines a su construire une œuvre foisonnante et profondément personnelle, entremêlant les drames de sa vie et de l’Histoire avec un grand « H ». « J’écris pour connaître mon père, mais c’est une illusion. Je ne le connaîtrais jamais. C’est une métaphore muette de l’histoire de mon père, de la civilisation de mon père, la culture de mon père, tout ce qui fait que cette part-là m’est inconnue », confie-t-elle.
Leïla Sebbar est romancière, auteure de chroniques autofictionnelles, d’essais, sans oublier la dizaine de recueils collectifs de récits qu’elle a réunis ou dirigés. Shérazade (Stock 1982) Le Silence des rives (Stock, 1993), Mon cher fils (Elyzad, 2009), Je ne parle pas la langue de mon père (Bleu autour, 2016) : tels sont quelques-uns des titres de cette œuvre considérable. Ecrivant depuis plus de 40 ans, elle passionne les lecteurs au-delà du monde francophone, notamment dans les universités américaines où ses livres sont étudiés autant pour leurs résonances postcoloniales et féministes que pour leur littérarité.
Moqueries, insultes et quolibets
La romancière est née dans l’Algérie coloniale, de père algérien et de mère française, périgourdine. Ses deux parents étaient instituteurs dans une « école de garçons indigènes », à Hennaya, près de Tlemcen où la future romancière a grandi et où elle a fréquenté l’école des filles dans le quartier européen. Plusieurs décennies se sont écoulées depuis, mais l’écrivaine se souvient encore, comme si c’était hier, des moqueries des garçons sur le chemin de l’école, des quolibets et des insultes ordurières en arabe, une langue qu’elle ne comprenait pas.
Pour se protéger de cet extérieur plein de menaces, l’adolescente se réfugia alors dans les livres qui l’entouraient dans la maison de ses parents qui étaient, rappelle-t-elle, « des gens du livre. Ils étaient instituteurs, l’un et l’autre. Il y avait chez moi une grande bibliothèque, beaucoup de livres. Et puis, dans les lycées et les collèges où je suis allée et où j’étais pensionnaire pendant la guerre, en Algérie, il y avait des bibliothèques, qui étaient très bonnes. J’ai lu La Recherche du temps perdu dans les pensions et j’ai lu la littérature russe, la littérature anglo-saxonne. J’ai toujours lu, toujours lu. Et j’ai tellement lu que parfois j’avais l’impression d’être sortie du ventre de ma mère avec un livre. »
Les turbulences de mai 68
L’envie d’écrire viendra plus tard, lorsqu’elle vient s’installer en France en 1961, fuyant la guerre de libération qui faisait rage dans son pays natal. Elle a tout juste 20 ans lorsqu’elle débarque à Aix-en-Provence pour parfaire ses études. De son propre aveu, elle a failli devenir un « rat des bibliothèques universitaires ».
Mais cette fois, ce ne sont pas les livres qui vont la sauver, mais le vacarme du monde extérieur. La romancière aime évoquer sa participation au mouvement féministe naissant, à travers ses collaborations aux organes historique du mouvement que furent « Sorcières » et « Histoires d’Elles », suivie de son investissement à corps perdu dans les turbulences de Mai 68. Ces mouvements de défoulement et de libération collective ont permis à la future romancière de se libérer de ses complexes et de se lancer dans cette carrière d’écrivaine dont elle avait rêvé. Renouant en même temps avec le pays natal, elle a fait de la mémoire meurtrie de l’enfance et l’adolescence en Algérie, les territoires de son écriture.
L’Algérie, la France, les relations complexes entre les deux rives de la Méditerranée constituent le fil rouge de cette construction mémorielle que Leïla Sebbar élève patiemment, depuis maintenant plus de quarante ans. Située dans un entre-deux fécond, entre l’Orient et l’Occident, son œuvre interroge inlassablement les silences et les cris qui ponctuent la mémoire d’un passé personnel et historique, qui n’a cessé de l’abreuver.
Variations sur la thématique de la chambre
Les deux derniers livres qu’elle a fait paraître, Dans la chambre (Bleu autour, 2019) et L’Algérie en héritage (Bleu autour, 2020), témoignent de la spécificité du travail d’écrivain de la romancière, partagée entre l’exploration de l’intime et la volonté de s’inscrire dans une quête mémorielle collective.
Composé de récits courts, le premier ouvrage est une variation sur la thématique de la chambre comme à la fois un lieu d’enfermement et une marche vers l’ailleurs. Ses protagonistes sont des femmes : des femmes du Maghreb, d’hier et d’aujourd’hui, évoluant entre Orient et Occident, entre Alger et Lyon, Constantine et Marseille, Oran et Paris, Ténès, Lille, Clermont-Ferrand et Rochefort. Dans le second livre, l’auteure poursuit le travail qu’elle avait commencé dans un précédent texte-album intitulé « Mes Algéries en France ». Elle donne la parole à des hommes et femmes issus de l’histoire commune franco-algérienne, dont le livre ressuscite les ombres et la lumière de cette mémoire, les moments de grâce et les blocages.
Ressassé de récit en récit, l’un de ces blocages a été la méconnaissance de l’arabe, la langue maternelle du père. « De l’Algérie natale de mon père, je suis analphabète », rappelle Leïla Sebbar dans l’un de ces textes-profession de foi, paru récemment. Elle a été élevée sans apprendre la langue de son père qui ne la lui a pas transmise, ni son Dieu ni la civilisation. Ce manque vécu comme une blessure symbolique est le grand drame de la vie de Leïla Sebbar. Ce drame de filiation perdue ne lui a certes pas empêché de vivre, d’aimer et de grandir, mais elle en a fait la source même de son écriture. Devenue étrangère à elle-même, elle explore l’Algérie, sa terre natale. « J’écris le corps de mon père dans la langue de ma mère », affirme-t-elle, suscitant parfois courroux et intolérance.
« Je l’avais dit, se souvient l'écrivaine, lors d’une rencontre dans une bibliothèque, la bibliothèque nationale de Tunis où je présentais justement mon livre: Je ne parle pas la langue de mon père. Et un Tunisien était levé. O fureur. Il m’avait dit: "Vous souillez la langue de votre père, de votre mère, la terre de votre…etc., etc.", parce que j’avais justement dit "j’écris le corps de mon père dans la langue de ma mère". Il voulait dire la langue de votre mère française souille la langue arabe de votre père. Ça a été très… guerrier. »
Cette guerre des identités ne date pas d’aujourd’hui. Au siècle dernier, le prix Nobel anglais Kipling ne disait-il pas déjà : « L’Est est l’Est et l’Ouest est l’Ouest, et jamais ils ne se rencontreront. »
C’est sans doute pour démentir Kipling, que Dieu créa… Leïla Sebbar !
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Dans la chambre, par Leïla Sebbar. Editions Bleu autour, 125 pages, 15 euros.
L’Algérie en héritage, récits inédits réunis par Martine-Mathieu Job et Léïla Sebbar. Editions Bleu autour, 253 pages, 25 euros.
La France commémore ce vendredi les 25 ans de la mort de François Mitterrand, président socialiste de 1981 à 1995. Emmanuel Macron, président actuel, se recueille sur sa tombe, à Jarnac, avant de visiter sa maison natale. L’heure est aux hommages avant ceux prévus le 10 mai 2021 pour les 40 ans de l’élection de Mitterrand à l’Elysée et le 9 octobre pour les 40 ans de l’abolition de la peine de mort, grande avancée pour l’époque.
Mais François Mitterrand, ce n’est pas que deux mandats et des réformes (augmentation du SMIC, retraite à 60 ans, libéralisation de l’audiovisuel, dépénalisation de l’homosexualité…), ce sont aussi des zones d’ombre bien avant son accession au pouvoir suprême. Des déclarations, des relations douteuses, des méthodes contestables qui surprennent au vu de l’héritage politique laissé par le Mitterrand président. Retour sur cinq périodes troubles.
L’Algérie française
Milieu des années 50, c’est l’insurrection en Algérie alors française. Le Front de libération nationale, qui réclame l’indépendance, multiplie les attentats. Les autorités à Paris restent fermes. Dont le ministre de l’Intérieur puis ministre de la Justice dès 1956, un certain François Mitterrand, 39 ans.
Dans un article paru en 2001, Le Monde s’interroge aussi sur les silences de François Mitterrand vis-à-vis de la torture. Il est au courant, alerte Guy Mollet président du Conseil, sans plus. "Il est soupçonné de n’avoir quitté le gouvernement qu’à sa chute, en juin 1957, pour une forte raison : préserver ses chances d’être nommé président du Conseil", écrit le journal.
Dans "François Mitterrand et la guerre d’Algérie", un livre de l’historien spécialiste de l’Algérie Benjamin Stora et de François Malye, on peut lire : "Bien des années après l’indépendance de l’Algérie, lorsque la gauche commence sa marche inexorable vers le pouvoir, François Mitterrand explique, en 1977, que, s’il était resté au pouvoir, il aurait sans doute fini par donner l’indépendance à l’Algérie".
Le président socialiste est cité : "Nous avons échoué car le temps n’était pas venu. De Gaulle avait retardé l’heure mais fut présent au rendez-vous. Je n’essaierai pas d’avoir raison contre le calendrier. J’ajouterai seulement qu’on ne peut juger 1954 sur les données connues de 1977 et dire : 'Comment se fait-il que des hommes de gauche au pouvoir en 1954, comme Mendès ou Mitterrand, n’aient pas décrété tout de suite l’indépendance de l’Algérie ?'"
Le faux attentat de l’Observatoire
Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, François Mitterrand est victime d’un attentat, à Paris. Il est en voiture, rue de l’Observatoire, lorsque soudain, il est visé par des tirs de pistolet-mitrailleur. Le sénateur de la Nièvre sort de sa Peugeot et va se cacher dans un jardin tout proche.
Mais rebondissement quelques jours plus tard, un ancien député poujadiste Robert Pesquet affirme que cet attentat était une mise en scène, avec l’accord de François Mitterrand, dont le seul but était de lui permettre de regagner la sympathie de l’opinion publique. Ces affirmations seront corrigées à plusieurs reprises par le même Robert Pesquet des années plus tard.
C’est la stupéfaction ! Et le début des moqueries contre Mitterrand qui accuse Pesquet de diffamation. Le sénateur dit à ses proches avoir été victime d’un guet-apens et n’être au courant de rien. Si ce n’est qu’un certain Pesquet l’aurait prévenu à plusieurs reprises que des activistes d’extrême droite voulaient s’en prendre à sa personne et qu’il pouvait le protéger.
Après l’affaire de l’Observatoire, suivra celle dite du bazooka dans laquelle il accréditera la thèse selon laquelle le gaulliste Michel Debré a fomenté un attentat contre le général putschiste Salan, en Algérie française. La gauche lui reproche cette proximité avec ce général honni par De Gaulle.
Mitterrand se relèvera de cette succession de polémiques, en 1965, lorsque, contre toute attente, il affrontera le général De Gaulle au deuxième tour de la présidentielle.
René Bousquet et Vichy
Sous le régime collaborationniste de Vichy, René Bousquet, est secrétaire général de la police. Il va organiser, entre autres, les 16 et 17 juillet 1942 la rafle de 13.000 Juifs à Paris, la tristement célèbre "Rafle du Vel d’Hiv". La majorité d’entre eux seront exterminés à Auschwitz.
C’est un fonctionnaire zélé qui, étonnamment, dès les premières victoires alliées, va se rapprocher de certains membres de la résistance dont François Mitterrand. Il va le protéger et l’informer des actions de la Gestapo contre les résistants. Reste que le parcours avant et pendant le régime de Vichy du président socialiste reste flou et sujet à bien des interprétations.
Deux livres s’y sont attardés : Franz-Olivier Giesbert avec "François Mitterrand ou la tentation de l’histoire" et Pierre Péan avec "Une jeunesse française". On y apprend qu’en 1935, François Mitterrand participe à une manifestation xénophobe "contre l’invasion métèque" et la présence de médecins étrangers en France.
Sa proximité (par son frère) avec le mouvement d’extrême droite de La Cagoule dans les années 30 sera également questionnée.
Lorsque la guerre éclate, il est mobilisé. Il est fait prisonnier en Allemagne en 1940. Il s’évade. De retour en France, il occupe un poste de fonctionnaire. En 1942, il est reçu par le Maréchal Pétain, en atteste une photographie. En 1943, il reçoit la médaille de la Francisque, LA décoration du régime de Vichy. Il est parrainé par deux proches du maréchal, que Mitterrand admire.
Mais ce dernier finit par basculer dans la résistance. Il aide des prisonniers, passe dans la clandestinité et organise même un réseau.
De cette époque, il conservera une amitié pour René Bousquet, "celui qui lui aura sauvé la vie", qui fera partie du cercle proche même lorsque François Mitterrand sera à l’Elysée. Des figures du PS comme Lionel Jospin et Pierre Moscovici critiqueront cette proximité.
René Bousquet, qui fera carrière dans le monde des affaires, sera assassiné en 1993.
Entre 1983 et 1986, l’Elysée alors occupé par François Mitterrand procède à des écoutes téléphoniques en dehors de tout cadre légal. Sont ainsi espionnés des personnalités du monde des médias, de la culture, de la justice… Officiellement, il s’agit d’une cellule antiterroriste, dirigée par Christian Prouteau, gradé de la gendarmerie, fondateur du GIGN, en charge de la sécurité de l’Elysée.
Mais il s’agira en fait de protéger Mazarine, la fille que François Mitterrand, mariée à Danielle Gouze, a eu avec Anne Pingeot. Les écoutes ciblent notamment le sulfureux écrivain Jean-Edern Hallier qui prépare un livre dans lequel il s’apprête à révéler l’existence de Mazarine.
Vont aussi être écoutés l’écrivain Paul-Loup Sulitzer, l’actrice Carole Bouquet, l’avocat Jacques Vergès, des conseillers de Charles Pasqua ou encore le journaliste du Monde Edwy Plenel dont on cherche à déterminer les sources, lui qui révèle alors plusieurs scandales d’Etat (Rainbow Warrior).
Au total, 3000 conversations et 2000 personnalités seront écoutées. L’opération sera révélée par un journal d’extrême droite et Le Canard Enchaîné. Suivront un procès en première instance vingt ans plus tard (et un autre en appel) et plusieurs condamnations.
Cette affaire restera dans les annales en raison d’une séquence de la RTBF. En mars 1993, interrogé à ce sujet par Hugues Le Paige et Jean-François Bastin, François Mitterrand interrompt brutalement l’entretien et dénonce "un tel degré de vilenie" de la part de nos journalistes. "Il n’y a pas de service d’écoutes à l’Elysée, il ne peut pas y en avoir", ajoute-t-il avec fermeté.
Mazarine Pingeot
Le numéro 2372 de Paris Match, du 10 novembre 1994 est historique. Pour la première fois, la photo volée d’un président de la République en exercice avec sa fille naturelle, issue d’une union hors mariage avec Anne Pingeot, fait la Une. L’existence de Mazarine, 20 ans, est révélée au grand jour, à quelques mois de la fin du mandat de François Mitterrand, qui ne cache plus cette réalité.
Mais ce qui surprend, quelques années plus tard, ce sont les révélations sur la manière dont les moyens de l’Etat, et donc du contribuable, ont été utilisés pour la deuxième vie privée du premier des Français.
Il y a eu, on l’a dit, les affaires des écoutes de l’Elysée. Il y a eu également des frais engagés pour entretenir Anne Pingeot, dont le début de l’idylle remonte à 1963. Elle a 20 ans, lui 47. "Elle devient l’amante du dirigeant socialiste, qui n’envisage à aucun moment de quitter sa femme Danielle. Les amis des Mitterrand y voient une volonté de préserver sa carrière politique ou un attachement aux valeurs de la famille", suggère France Info.
Pendant les mandats présidentiels de Mitterrand, Anne Pingeot et sa fille auront droit à une protection policière, à un appartement… Il leur arrivera même d’accompagner François Mitterrand en voyages officiels, mais dans l’ombre. Bref, des pratiques impossibles à cautionner aujourd’hui, au nom de la transparence publique et de la bonne gouvernance.
1Lakhdar Bourèga, l’ancien chef de la katiba (compagnie) Zoubiria, a vécu à l’intérieur de la wilaya IV l’affaire Si Salah, en tant qu’adjoint militaire du capitaine Abdelatif, le chef de la mintaka 42. Dans ses Mémoires, parues en arabe sous le titre Témoin de l’assassinat de la Révolution (Dar al Hikma, Alger), il fait des révélations sur cet épisode de la guerre d’Algérie. Sadek Sellam résume dans cet article la relation par L. Bourèga de cette « ténébreuse affaire ». Si Lakhdar Bourèga a lu les épreuves de cet article qu’il a trouvé conforme à ses mémoires.
Les protagonistes de l’affaire
2Le discours du 16 septembre 1959 dans lequel le général de Gaulle a parlé d’autodétermination a rencontré un écho favorable chez certains officiers supérieurs de l’ALN. Ceux-ci manifestaient de plus en plus de confiance envers le chef de l’État qu’ils croyaient être en mesure d’aller vers une solution satisfaisante du conflit algérien par la voie de la négociation. L’idée même d’autodétermination leur paraissait représenter un début de reconnaissance des revendications politiques pour lesquelles ils combattaient depuis cinq ans.
3La même intervention provoquait la consternation chez les officiers de l’armée française d’Algérie qui croyaient à une issue militaire. C’est en confiant leur perplexité au colonel Alain de Boissieu, qui était chef de cabinet du délégué général Paul Delouvrier, que ces partisans d’une victoire militaire ont entendu le gendre de De Gaulle leur répondre que seule « la neutralisation d’un chef de wilaya » pourrait dissuader son beau-père de chercher à négocier avec le GPRA. Le colonel Henri Jacquin qui dirigeait le BEL (Bureau d’études et de liaisons) assistait à l’entretien. Il passa aussitôt en revue la situation de toutes les wilayas avant de jeter son dévolu sur « la IV ».
4Malgré les graves difficultés internes dues notamment aux défections provoquées par l’offre de la « Paix des braves » par le général de Gaulle en septembre 1958, et qui donnèrent lieu à de sévères mesures d’ « épuration », et en dépit des rudes coups portés en 1959 par l’opération « Courroie » du plan Challe qui lui valut de perdre près de la moitié de ses effectifs, la wilaya de l’Algérois gardait, avec ses 2 500 djounouds (selon les estimations du BEL), une importance militaire certaine [1][1]Pour sa part, Téguia estimait à 5 000 djounouds les effectifs…. Selon Jacquin, la wilaya IV était restée « le phare de la résistance intérieure ». L’affaire Si Salah, ou opération « Tilsit », est née de la diffusion au sein de l’ALN de l’idée d’une paix séparée par les officiers du BEL, qui étaient dirigés notamment par le capitaine Heux. Les manipulations de ce spécialiste de la guerre psychologique avaient été à l’origine de la mise en place de la Force K, un faux maquis créé en 1957-1958 près d’Aïn Defla, sous la direction de Djilali Belhadj, dit Kobus [2][2]N.d.l.R. — Voir dans le no 191 de la revue, septembre 1998,…, un ancien de l’OS passé au début des années 1950 au service du SLNA du colonel Schoen. L’action du BEL au sein de la wilaya IV avait en quelque sorte anticipé le désir de quelques officiers supérieurs de celle-ci de répondre directement aux offres du général de Gaulle. Ajoutée aux contacts qu’avaient déjà noués avant le 13 mai 1958 avec le FLN et l’ALN de la région d’Alger des gaullistes comme Lucien Neuwirth, cette action favorisa l’émergence d’un véritable courant « degaulliste » (Jacquin) au sein de la wilaya IV [3][3]Lucien Neuwirth a révélé l’existence de ces contacts dans une…. C’est le commandant Lakhdar Bouchama qui faisait figure de chef de file de ce courant attentif aux propositions du général de Gaulle.
5Né au début des années trente à Novi près de Ténès, L. Bouchama avait fait des études de lettres à Alger. Il a rejoint l’ALN en 1956 dans sa région natale. Il avait servi dans le commando zonal Djamal avant d’être promu capitaine chef politico-militaire de la zone 4 (Ténès-Cherchell). Le 14 janvier 1960, le conseil de la wilaya IV a été convoqué, par le commandant Si Salah, pour la première fois depuis la mort mystérieuse du colonel Si M’hamed, le 5 mai 1959 à Ouled Bouachra, près de Médéa. À cette occasion, Si Lakhdar Bouchama a été promu commandant, chargé des Renseignements et liaisons au sein du nouveau conseil de wilaya. À la fin de cette réunion, le commandant Lakhdar arrive à convaincre le commandant Halim de l’utilité d’engager des pourparlers directs avec les Français. Originaire de Sidi Aïssa, Halim était un ancien condisciple de Boumédiène à l’université islamique d’El Azhar. Après une période d’instruction dans une académie militaire égyptienne, il était passé par le camp d’entraînement de Amrya [4][4]Selon L. Bourèga, qui a bien connu Halim, Boumédiène n’a pas…. Il était arrivé en 1957 dans la wilaya IV où il est devenu assez rapidement capitaine, responsable politico-militaire de la zone 1 (Palestro-Tablat). À la réunion du 14 janvier 1960, Halim est promu commandant, membre du conseil de wilaya avec le titre de commissaire politique. On peut supposer que les souvenirs mitigés ramenés du Caire, où il avait observé les dissensions au sein du CCE du FLN, l’avait prédisposé à être réceptif aux sévères récriminations du commandant Lakhdar Bouchama contre l’ALN et le FLN de l’extérieur.
6Les deux membres du conseil de la wilaya ont pu rallier à leurs vues le capitaine Abdelatif, le chef de la zone 2 (Médéa-Aumale). De son vrai nom Othman Telba, Abdelatif était originaire de Koléa. Sa qualité d’ancien du commando zonal Ali Khodja lui valait un grand prestige auprès de ses djounouds. Ce « militaire sobre de gestes et de paroles » (Jacquin) avait été arbitrairement emprisonné en 1957 par l’ALN du Maroc, d’où il a pu s’échapper en compagnie du docteur Farès, le neveu de Abderrahmane Farès, natif comme lui de Koléa et qui venait d’achever ses études de médecine à Montpellier. Abdelatif était revenu à la wilaya IV assez mécontent de ce qu’il avait vu et vécu au Maroc.
Les soupçons de L. Bourèga
7Il avait comme adjoint militaire au sein du conseil de la zone 2 le lieutenant Lakhdar Bouregaa. Dans ses mémoires publiés en arabe à Alger sous le titre évocateur Témoin del’assassinat de la révolution, il se souvient qu’il a reçu le 2 mars 1960 une convocation des commandants Lakhdar et Halim lui demandant de venir, seul et dans le plus grand secret, les rejoindre au douar Bouakiria près de Tablat. Ses deux supérieurs, avec lesquels il est resté du 12 au 18 mars, lui ont demandé d’interrompre la préparation des contingents que la wilaya IV avait l’habitude d’envoyer comme renforts aux wilayas qui étaient en difficulté [5][5]La wilaya IV avait un représentant permanent dans les Aurès, du…. Ils l’ont interrogé sur le commandant Si Mohamed, l’adjoint militaire de Si Salah, pour savoir s’il était parti accomplir sa mission en zone 3, puis dans la wilaya V. L. Bouregaa fut intrigué par ce contre-ordre donné par des supérieurs qui étaient censés se rendre dans les wilayas I et VI pour l’accomplissement des missions décidées lors de l’importante réunion du 14 janvier. Alors qu’il s’interrogeait sur les raisons cachées de ces changements, le lieutenant Lakhdar a vu arriver à El Bouakiria son supérieur immédiat le capitaine Abdelatif qui rentrait d’une mission secrète à Médéa, dont il saura plus tard qu’elle consistait à rencontrer le cadi de cette ville Si Kaddour Mazighi [6][6]La maison du cadi Mazighi était un refuge de l’ALN de la zone…. Abdelatif lui a ordonné d’accompagner les deux commandants dans leurs déplacements, sans chercher à en savoir plus.
8Né en 1933 au douar Ouled Turki, près de Champlain dans la région de Médéa, Lakhdar Bourèga a été formé dans les écoles coraniques de l’Atlas blidéen (Ouled Turki, Sidi al Mahdi, Zérouala...). Sa politisation précoce a été favorisée par les troubles qui firent, selon lui, plus d’une douzaine de morts dans la région au moment des élections des délégués de l’Assemblée algérienne en avril 1948. Il a pu approcher des militants du MTLD et des membres de l’OS comme Didouche Mourad, Ben M’hal, Lakhdar Rebbah et Si Tayeb Djoghlali qui s’étaient réfugiés dans sa famille en 1952. Appelé au service militaire, il a fait son instruction à Mostaganem. Là il a rencontré deux camarades qui venaient du centre d’instruction de Hussein Dey et qui feront parler d’eux par la suite : Ali Khodja, qui donnera son nom au célèbre commando zonal de la wilaya IV, et Sadia Djemaï, alias Mostéfa Lakhal, qui fera partie des contestataires des résolutions du congrès de la Soummam d’août 1956 avant d’être exécuté pour avoir trempé dans le complot de 1959 du colonel Lamouri contre le GPRA. Lakhdar Bourèga nous apprend au passage qu’à l’annonce de l’exécution de Mustapha Lekhal, un de ses anciens compagnons d’armes, Lounissi, qui faisait partie du commando Ali Khodja, a décidé, sous le choc, de quitter définitivement et l’ALN et l’Algérie pour s’établir définitivement en Allemagne !
9L. Bourèga a été ensuite dans les Chasseurs alpins à Briançon avant d’être envoyé à Safi au Maroc d’où il s’est évadé en mars 1956 avec un groupe d’appelés algériens. Avec les autres déserteurs, il a pris contact avec l’ALN dans la région de Tlemcen. Mais les responsables locaux de celle-ci se sont contentés de les dépouiller de leurs armes et les ont laissés repartir vers Alger. C’est à Chebli qu’il a été enrôlé dans l’ALN. Blessé près de Boufarik, il a quitté la Mitidja pour mettre à profit sa formation de chasseur alpin et acquérir une grande connaissance de la zone montagneuse allant du djebel Bouzegza jusqu’aux monts de l’Ouarsenis. Promu sous-lieutenant, il est devenu commandant de la célèbre katiba Zoubiria à laquelle faisait appel le colonel Si M’hamed pour l’escorter dans ses longs déplacements [7][7]La katiba Zoubiria portait le nom du lieutenant Zoubir qui est…. Lorsqu’il s’est trouvé confronté, début mars 1960, à la grave crise de conscience provoquée par les contre-ordres des commandants Lakhdar et Halim, approuvés par le capitaine Abdelatif, le lieutenant zonal était pris entre, d’un côté, l’admiration, voire la révérence, qu’il vouait à des chefs charismatiques qui s’étaient distingués depuis le début de la guerre dans les meilleures unités d’élite de toute l’ALN, et, de l’autre, le désir d’en savoir plus sur ce qu’on lui cachait. Les deux commandants l’ont chargé d’aller contacter Baba Ali Bachir, le chef de la zone 5 (Boghari-Aumale) en lui indiquant un trajet autre que celui qu’il avait l’habitude de prendre. Il a été d’autant plus intrigué que ses supérieurs l’appréciaient pour sa bonne connaissance des itinéraires à prendre. Le choix par eux d’itinéraires inhabituels ajouté aux nombreux autres contacts secrets que ses trois supérieurs multipliaient à partir du refuge d’El Bouakiria contrariait le sens habituel de la discipline chez le lieutenant Lakhdar.
Les ruses de L. Bourèga
10Pour en avoir le cœur net, il a décidé de se rendre, non pas en zone 5, mais au siège de la wilaya, qui était à Guellaba près de Boghar. Là, il a appris à Si Salah que les deux commandants ont renoncé aux missions dont ils avaient été chargés le 14 janvier, et qu’ils lui ont ordonné d’arrêter l’envoi des contingents vers les autres wilayas. Il lui a fait part également de la mission dont il était chargé auprès du chef de la zone 5, à qui il devait remettre un message des deux commandants dont il ignorait le contenu. Si Salah lui a donné l’impression d’ignorer tout ce qui se tramait. Après un long moment de silence le chef de la wilaya lui a demandé d’obéir aux ordres des commandants. L. Bourèga s’est rendu à la zone 5, mais après avoir envoyé une lettre à Si Mohamed – qui préparait dans le Ouarsenis les contingents destinés aux autres wilayas – pour lui demander de l’autoriser à venir le voir. Mais Bounaama lui recommanda de s’adresser à... Si Salah. Le lieutenant Lakhdar écrit à nouveau à Si Mohamed pour le mettre au courant de la rencontre avec le chef de la wilaya. Au même moment, les commandants Lakhdar et Halim ont adressé un courrier demandant au commandant militaire de la wilaya de venir les rejoindre. L. Bourèga s’est trouvé mis dans l’impossibilité de rencontrer Si Mohamed car les deux commandants avaient pris soin d’envoyer à sa rencontre une escorte qui lui a fait prendre un itinéraire destiné à éviter à l’adjoint militaire de Si Salah de rencontrer le lieutenant. Ce dernier a accompli sa mission auprès du chef de la zone 5 et revient vers les deux commandants. Les missions demandaient alors entre trois jours et trois semaines. Les contacts avec la zone 3 étaient rendus particulièrement difficiles par l’intensité de l’ « opération Matraque » qui semble avoir été déclenchée pour faire pression sur Si Mohamed. Les deux commandants redoutaient de le voir désapprouver les contacts engagés, à partir du 28 mars, avec Bernard Tricot (qui représentait l’Élysée) et le lieutenant-colonel Édouard Mathon (qui représentait Matignon) à la suite de la transmission aux Français, le 18 mars, par le cadi Mazighi des messages d’Abdelatif et de Lakhdar Bouchama. Certains déplacements étaient contrariés par les opérations des troupes de secteur et cela rendait difficiles les communications d’une zone à une autre. Les retards dans l’accomplissement des missions confiées à Bourèga étaient aggravés par les ruses des deux commandants (dont un était chargé des Renseignements et liaisons), qui ont été jusqu’à lui confier des missions fictives, sans doute en raison de ses réticences qui leur paraissaient susceptibles de décourager les officiers dont l’adhésion aux pourparlers était souhaitée. Tout cela a fait que les interrogations de Bourèga ont duré jusqu’au début du mois de juin. Au retour d’une mission, il a été stupéfait de trouver Lakhdar, Halim et Abdelatif en compagnie de Si Salah auprès de qui ils avaient dépêché un autre émissaire.
Les griefs de Si Salah
11Né en 1928 à Aïn Taya dans une famille originaire de Kabylie, Si Salah, de son vrai nom Mohamed Zamoum, a fait partie des groupes armées qui participèrent avec Ouamrane et Si Sadek aux opérations du 1er novembre 1954. Il avait occupé le poste de commissaire politique de la wilaya IV quand celle-ci était dirigée par le colonel Si M’hamed Bougara, de 1957 à 1959. Il avait gardé un fort mauvais souvenir d’un bref séjour à Tunis. Ses griefs envers le FLN et l’ALN de l’extérieur prirent une tournure dramatique quand l’état-major refusa de répondre à ses demandes d’explication sur la passivité manifestée face aux difficultés des maquis. Les services français avaient intercepté, et falsifié, la communication qu’il a pu avoir, le 15 avril 1960 avec le colonel Boumédiène. À cette date, il ne semble pas qu’il ait été mis au courant des préparatifs de l’opération « Tilsit ». Mais sa déception l’a amené à adresser un message menaçant le GPRA d’engager des contacts directs avec les Français. Un message radio de Tunis l’a prié de ne rien engager dans ce sens et de « penser à l’avenir de la révolution ».
Nouvelles ruses de L. Bourèga
12Le lieutenant Lakhdar était persuadé que quelque chose de grave se préparait à son insu, mais ses supérieurs ne lui ont pas laissé le temps de se ressaisir et l’ont chargé d’une autre mission dans la zone 1 (Palestro-Tablat). Début juin, il a fait part de ses interrogations au sous-lieutenant Mohamed Bousmaha, qui lui avait succédé à la tête de la région 4 de la zone 2. Celui-ci lui a manifesté une entière confiance et, sans être au courant de ce qui se tramait, le lieutenant et le sous-lieutenant se concertent. Ils ont un moment pensé à alerter le GPRA par un message radio. Mais le lieutenant Lakhdar a eu recours à une ruse. Il s’est présenté à ses chefs, qui ne l’attendaient pas, et a trouvé Si Salah et Si Mohamed réunis avec les commandants Lakhdar et Halim ainsi qu’avec le capitaine Abdelatif. Deux tissal (agents de liaison) des zones 2 et 3 venaient de lui annoncer les passages des commandants Si Salah et Si Mohamed. Malgré le secret qui entourait ces déplacements, les deux tissal l’ont mis au courant, du fait de la confiance qu’ils avaient en lui et de son expérience du terrain. Surpris de le voir rappliquer, les chefs de la wilaya lui ont demandé ce qu’il était venu faire. Il leur a annoncé que le commandant Tareq (qui assurait l’intérim du commandement de la wilaya V) était au mont Mongorno et qu’il souhaitait les rencontrer [8][8]Le commandant Tareq (Kerzazi) a été nommé commandant par…. Le lieutenant Lakhdar avait capté les conversations secrètes de ses supérieurs et s’était souvenu de ce nom qui était cité parmi les chefs à contacter. C’est Si Mohamed qui s’est proposé d’aller le voir. L’adjoint militaire d’Abdelatif se souvient qu’un des émissaires français, qu’il pense être Bernard Tricot – à moins qu’il s’agisse de Mathon, qui était habillé en civil quand les rencontres n’avaient pas lieu à la préfecture de Médéa, les a accompagnés en voiture jusqu’à ce qu’ils quittent la route goudronnée pour prendre les sentiers de montagne en direction des maquis du Mongorno [9][9]Il est possible que ce soit Jacquin qui ait accompagné Si…. Lakhdar Bourèga a conduit Si Mohamed à Draa Tmar où les attendait le sous-lieutenant Bousmaha, en compagnie d’un groupe de djounouds sûrs. Cela se passait vers le 12 ou le 13 juin, d’après les souvenirs de Bourèga dont la chronologie des faits se réfère plus aux missions successives (dont la durée variait) qu’aux dates exactes.
Revirement de Si Mohamed
13Né en 1926 à Molière, de son vrai nom Djilali Bounaama, Si Mohamed a été mineur à Bou Caïd et, un moment, dans le nord de la France. Il avait fait la Deuxième Guerre mondiale dans les tirailleurs algériens. Devenu chef syndicaliste, il avait adhéré au MTLD. Il avait participé au congrès d’Hornu de l’été 1954 au cours duquel ce parti s’était scindé en deux tendances rivales, les « Centralistes » et les « Messalistes ». Il a rejoint l’ALN en 1956 dans l’Ouarsenis. Promu capitaine, il est devenu le chef de la zone 3 où il a eu à combattre le faux maquis de Kobus. Il a été également mêlé aux campagnes d’épuration consécutives aux troubles provoqués dans les maquis par la proposition d’une « Paix des braves » faite par de Gaulle en septembre 1958. D’importantes opérations ont été menées contre lui, comme « Matraque » en mars 1960, et « Cigale » en juillet, celle-ci ayant eu pour but de l’éliminer personnellement. Prévoyant cette offensive dans l’Ouarsenis, il a été avisé de rester dans le Titteri. Mohamed Téguia ne dissimulait pas son admiration pour son ancien chef et estimait qu’un livre biographique mériterait de lui être consacré.
14Les deux jeunes officiers ont expliqué à Si Mohamed qu’il n’y avait pas de Tareq et qu’ils voulaient le séparer du groupe pour qu’il leur dise ce qui se passait exactement. Après un moment de crainte, Si Mohamed leur a appris que Si Salah, Si Lakhdar et lui venaient d’être reçus, le 10 juin, à l’Élysée par le général de Gaulle. Il leur a révélé les différentes rencontres consécutives au premier entretien qu’avait eu Abdelatif avec le cadi de Médéa à la mi-mars.
15Consternés par cette nouvelle, Bouregaa et Bousmaha ont rappelé à Si Mohamed que c’est lui qui avait toute leur confiance et qu’il devait prendre ses responsabilités pour mettre fin au « plan de l’Élysée ». « Nous aurions pu vous arrêter tous », lui ont-ils précisé, en lui indiquant qu’ils étaient prêts à appliquer les ordres qu’il jugeait nécessaire de leur donner pour contre-carrer cette tentative de paix séparée et reprendre les combats. Celui qui jouissait d’un prestige considérable auprès de ses officiers, et qui était considéré comme étant le « chef le plus dur dans la région, et peut-être dans toute l’Algérie », et qui passait, aux yeux de Challe, pour être « le premier du point de vue militaire », ne pouvait rester indifférent à l’interpellation de deux parmi ses plus valeureux subordonnés. Leur leçon de fermeté et de patriotisme lui a donné mauvaise conscience au point d’avoir une crise de larmes, lui le chef implacable et apparemment insensible. Il n’y a pas eu de menace de la part de Bourèga et de Bousmaha [10][10]Contrairement à ce qu’a écrit Yves Courrière à qui Lakhdar…. Si Mohamed a été un moment décontenancé parce qu’il ne connaissait pas leurs intentions réelles. Mais leur détermination l’a aidé à se ressaisir vite, car il n’avait adhéré au plan de Lakhdar Bouchama que du bout des lèvres lorsqu’il s’était trouvé, début juin, dans une maison des faubourgs de Médéa, dont on lui a dit qu’elle était « neutralisée », c’est-à-dire sous la protection de l’armée française. Selon Mohamed Téguia, qui était son secrétaire, Si Mohamed a dit plus tard que s’il avait refusé de partir à Paris, il aurait été arrêté. Il dira également qu’il aurait mieux fait de mourir que d’accepter l’idée de paix séparée. C’est donc cet état d’esprit qui a facilité son revirement. Il a tenu à donner un caractère solennel et religieux à son changement d’attitude par un serment sur le Coran de fidélité à la révolution et d’obéissance à la direction de celle-ci. Bourèga et Bousmaha l’avaient déjà mis à l’aise en lui déclarant qu’ils ne mettaient pas sa participation aux négociations sur le compte de la trahison. Là-dessus, Si Mohamed décide de contre-carrer l’initiative de ses pairs et ordonne la destitution de Si Salah du commandement de la wilaya, l’arrestation de tous ceux qui ont été impliqués dans l’ « affaire de l’Élysée » et l’intensification des opérations militaires dans les villes, dans les djebels et sur tous les fronts.
Le rôle moteur de Lakhdar Bouchama
16Ces ordres écrits ont été remis au lieutenant Lakhdar qui s’est rendu immédiatement, en compagnie de Bousmaha et de son groupe de djounouds, au domicile du cadi où ils ont trouvé le commandant Lakhdar Bouchama. Celui-ci a été arrêté et conduit au milieu de la nuit auprès de Si Mohamed. Le cadi a été prié de dire que Si Lakhdar est parti en mission de toute urgence et qu’il allait revenir pour la suite des contacts.
17Un rapport rédigé par Si Lakhdar Bouchama et envoyé au GPRA le 22 mars 1960, et que L. Bourèga a mis parmi les documents annexes de son livre, renseigne sur l’état d’esprit de cet officier supérieur et sur les raisons qui l’ont amené à vouloir traiter directement avec de Gaulle. Après avoir rappelé que le peuple s’était engagé aux côtés de l’ALN pour « la reconquête de sa dignité », « la résurrection de l’Islam » et « la renaissance de la langue arabe », le commandant chargé des Renseignements et liaisons énumère ses reproches à l’armée des frontières et au GPRA qu’il accuse d’être indifférent aux souffrances de la population. Il parle du « ramassis d’aventuriers » incapables de satisfaire les besoins des combattants de l’intérieur. Il accuse certains dirigeants du FLN de l’extérieur d’être à la solde du « nouvel impérialisme athée » (alias l’URSS), et s’étonne de voir le commandant Omar Oussedik en tournée en Chine pour le compte du FLN, « alors qu’il est convaincu de trahison. » [11][11]Le commandant Si Tayeb (Omar Oussedik) était soupçonné d’avoir… Le commandant Lakhdar Bouchama s’en prend également à Boussouf et à Boumédiène qu’il incrimine nommément à propos des difficultés créées par la wilaya V et l’armée des frontières aux « brigades d’acheminement des armes de la wilaya IV ». L. Bouchama pourfend le matérialisme idéologique et l’embourgeoisement attribués au FLN de l’extérieur pour mieux les opposer à l’ « élan mystique » qui a permis au peuple de soutenir l’ALN.
18Après avoir été chargé des opérations d’épuration décidées par le colonel Si M’hamed à la suite des défections provoquées par l’offre de la « Paix des braves » par le général de Gaulle en septembre 1958, le commandant Lakhdar Bouchama était devenu à son tour un partisan d’une solution négociée directement avec le pouvoir français, et non pas avec les militaires d’Alger. Il considérait que le discours sur l’autodétermination du général de Gaulle était une reconnaissance des droits politiques du peuple algérien dont les souffrances devraient être abrégées par la conclusion d’un arrêt des combats. Il faisait confiance à de Gaulle pour la mise en œuvre de cette solution politique et envisageait une Algérie indépendante, entretenant une étroite coopération avec la France. Le commandant Lakhdar Bouchama était l’âme de ce qui est devenu l’opération « Tilsit » pour les Français, que Lakhdar Bourèga appelle l’ « affaire de l’Élysée » et que les historiens de la guerre d’Algérie nomment l’ « affaire Si Salah ». Le capitaine Abdelatif a exécuté ses ordres en prenant contact avec le cadi Mazighi et en assurant les liaisons avec les chefs de la wilaya IV et les interlocuteurs français.
Abdelatif arrêté et défendu par L. Bourèga
19C’est pourquoi le lieutenant Lakhdar Bourèga est chargé par Si Mohamed de retrouver son chef de zone dans le courant de la deuxième quinzaine de juin. Le nouveau chef de wilaya lui donne comme consigne, en français, de le désarmer, de l’arrêter et de le lui ramener. « En cas de résistance, il ne faut pas hésiter à faire parler les armes », lui précise-t-il.
20Après une nuit de marche, le lieutenant Lakhdar trouve Abdelatif au douar Choua’tia, au sud de Chréa. Le capitaine se rendait, dans le cadre de l’opération « Tilsit », dans la Mitidja et dans le Sahel pour y convaincre les chefs locaux. Le grand respect qu’il avait pour son supérieur a empêché le lieutenant Lakhdar d’exécuter à la lettre les ordres du nouveau chef de la wilaya. Il a eu recours à nouveau à un mensonge pieux quand Abdelatif a été étonné de le voir arriver. Il lui a dit que Si Mohamed prépare une grande offensive dans la Mitidja et le Sahel et a besoin de lui pour cela. « J’ai déformé la réalité pour la deuxième fois, afin d’éviter d’humilier un compagnon d’armes dévoué et sincère », explique Bourèga. Étonné de ce revirement, Abdelatif demande à aller voir Lakhdar Bouchama. « Car si Bounaama a changé d’avis, c’est que Si Lakhdar l’a fait aussi », dit Abdelatif. « Les deux hommes sont partis vers une destination inconnue dans l’Ouarsenis, et il est impossible de les rattraper », lui répond Bourèga. « Il nous faut les rejoindre, même en allant jusqu’à la frontière ouest », insiste Abdelatif. L’ancien chef de la katiba Zoubiria a accepté de le conduire au nouveau siège de la wilaya, après avoir passé deux jours avec lui, ce qui lui a permis de compléter le récit donné par Si Mohamed de l’affaire par la version du capitaine. Celui-ci lui a confirmé que Lakhdar Bouchama en a été le cerveau et que Si Mohamed a été très réticent jusqu’à la fin. La bonne foi de Si Mohamed est ainsi confirmée aux yeux de Bourèga.
21Le lieutenant et le capitaine, accompagnés par Bousmaha, rejoignent Si Mohamed à Boudha, à l’est de Médéa. Si Mohamed a manifesté sa grande inquiétude de voir Abdelatif arriver avec son arme, au point de croire à un nouveau retournement de la situation contre lui. Il a fait signe à Lakhdar Bourèga de le voir en tête-à-tête et lui a demandé pourquoi Abdelatif n’était pas désarmé. « Qu’est-ce que ça veut dire ? », a demandé Si Mohamed à Lakhdar. Si Mohamed s’est montré très sévère à l’encontre d’Abdelatif, qu’il accuse d’avoir joué un rôle important dans les préparatifs de la rencontre avec de Gaulle. L. Bourèga a pris la défense du capitaine. Il a rappelé son passé de combattant dans le commando Ali Khodja ainsi que le choc provoqué en lui par son emprisonnement arbitraire en 1957. Il a fait état de son évasion héroïque en compagnie du docteur Farès. Il a témoigné qu’Abdelatif est très aimé (mahboub) de tous afin de convaincre Si Mohamed de l’effet désastreux qu’aurait son exécution. « Je connais Abdelatif très bien et je peux affirmer qu’il est récupérable », plaide Bourèga avant d’ajouter : « Je te l’ai amené sans le désarmer parce qu’il a voulu voir le commandant Lakhdar et se mettre sous tes ordres. » Si Mohamed interrompt le lieutenant Lakhdar : « Si Lakhdar n’est plus parmi nous. Il a été jugé et exécuté ! » Le lieutenant Lakhdar dit avoir été consterné d’apprendre la nouvelle de cette exécution qui semble avoir été décidée juste après son départ à la recherche de Abdelatif, pour lequel il a eu soudain peur.
22Après deux heures de discussions auxquelles Bousmaha a été admis à participer à la fin, Si Mohamed a fini par être convaincu de la bonne foi d’Abdelatif et a décidé de changer d’emplacement après avoir prononcé la dissolution du Conseil de la wilaya qu’il a remplacé par le Comité militaire d’exécution et de coordination, composé des chefs de zone. Abdelatif en est membre avec le titre de chef de plusieurs zones (du fait des intérims imposés par la mort au combat des chefs de mintaka). Les chefs de zones sont convoqués à la première réunion de ce comité à Sabbah, près de Berrouaghia.
Abdelatif jugé et exécuté
23C’est au moment des préparatifs de cette réunion que le lieutenant Lakhdar a été surpris par une opération héliportée à Tabouza près de Champlain. Il a eu à peine le temps de prendre sa carabine et de s’enfuir avec les rescapés parmi la dizaine de djounouds qui l’accompagnaient, sans pouvoir prendre ses affaires dans lesquelles il y avait les ordres écrits de Si Mohamed. Il semble que l’armée française ait eu connaissance pour la première fois du revirement du commandant Bounaama après la découverte de ces documents. Après cet épisode, il y eut l’affaire du faux tissal qui transportait une lettre destinée à Abdelatif pour lui annoncer le revirement de Si Mohamed et dont des agents du BEL ont fait remettre des copies aux chefs de zone. Ceux-ci ont appris par le biais de ces mystérieux documents qu’Abdelatif avait été arrêté le 6 mai lors d’un combat près de Médéa, au cours duquel ses compagnons ont péri ou ont été emprisonnés. Seul lui a été libéré [12][12]Abdelatif, qui avait un frère dans les CRS à Alger, a été…. C’est cette nouvelle qui a été à l’origine de la condamnation à mort d’Abdelatif par le Comité militaire d’exécution et de coordination et a rendu vaines les tentatives de Bourèga d’obtenir son acquittement. Pendant ces délibérations, Si Mohamed s’est enfermé dans un mutisme pesant, alors que, selon le lieutenant Lakhdar, une prise de position tenant compte des arguments déjà exposés aurait peut-être pu infléchir l’attitude des chefs de zones, troublés par la fausse évasion du valeureux capitaine. « Si Mohamed avait sans doute peur que cette séance ne tourne à la condamnation sans appel de tous ceux qui étaient impliqués dans l’ “affaire de l’Élysée” », estime L. Bourèga.
24Abdelatif a été exécuté et son exécution a été suivie par la reddition de son tissal, nommé Samet, ce qui a permis à l’armée française d’en savoir plus sur ce qui se passait réellement dans les maquis de l’Atlas blidéen depuis les interrogations suscitées par l’absence de Si Mohamed au premier rendez-vous fixé aux chefs de la wilaya IV par le colonel Mathon et Bernard Tricot après le retour de Paris le 11 juin. L’exécution d’Abdelatif a eu lieu juste après la réunion des chefs de zone début août près de Sebbah. De faux tissal se déplaçaient dans les maquis à la recherche de Bourèga et de Bousmaha, ainsi que de la date et du lieu de la fameuse réunion des chefs de zone. Juste après cette réunion qui a pu avoir lieu dans le secret, Si Mohamed et L. Bourèga ont été pris, près de Sebbah, dans une très dure opération de réserve générale dont ils ont pu échapper par miracle.
Rôle de Benchérif dans l’exécution de Halim
25Le 21 juin, Si Salah et Halim avaient été déposés en voiture par le colonel Jacquin à Tizi-Ouzou pour leur permettre d’aller mener leur campagne d’explication auprès du chef de la wilaya III, Mohand Ou Al Hadj. Les deux commandants sont revenus au siège de la wilaya IV le 16 septembre 1960, à Tagintoun près de Chréa. Leur arrivée a coïncidé avec celle du commandant Ahmed Benchérif qui mit près de six mois pour se rendre de la frontière tunisienne aux maquis de l’Algérois. Benchérif a eu un tête-à-tête avec Si Mohamed qui lui a exposé les tenants et aboutissants de l’affaire. Le commandant dépêché par l’état-major s’est alors adressé à Si Salah en ces termes : « J’aurais voulu te donner l’accolade comme me l’a demandé ton frère Ferhat que j’ai laissé de l’autre côté de la frontière. Mais après avoir entendu ce que m’a dit Si Mohamed, je ne te serre même pas la main ! » Le lieutenant Lakhdar l’interrompt en lui disant : « S’il fallait absolument juger Si Salah, ce ne sera certainement pas toi le juge parce que tu ignores tout de l’affaire dont tu es très éloigné, comme tu es éloigné de nous ! » Si Mohamed a désapprouvé cette intervention et a pris à part le lieutenant Lakhdar, croyant qu’il défiait tout le monde. « Tu es le seul habilité à prendre des décisions dans cette affaire et nous ne sommes que des djounouds prêts à exécuter tes ordres », a expliqué Lakhdar en colère contre Benchérif à Si Mohamed.
26Mais à la tombée de la nuit, Halim a été arrêté brutalement et exécuté, sans que Lakhdar sache si c’était sur un ordre de Si Mohamed ou de Benchérif. Selon Jacquin, Benchérif a avoué, lors de son interrogatoire à la suite de son arrestation près d’Aumale, avoir été à l’origine de l’exécution de Halim. « Au moment où Halim était ligoté, Si Salah m’a adressé un regard implorant quelques instants mon intercession. Puis il a regardé devant lui en disant à haute voix : “C’est selon la volonté de Dieu...” » Halim a été exécuté sans que lui soit donné le temps de rédiger un rapport, comme l’avaient fait Lakhdar Bouchama et Abdelatif [13][13]M. Téguia, à qui l’on doit la version la plus précise de….
27Lakhdar a plaidé en faveur de Si Salah avec le même souci de sauver des vies humaines et de donner leurs chances à des supérieurs qui bénéficiaient tous d’un grand prestige auprès de leurs subordonnés. Il a rappelé à Si Mohamed que Si Salah a participé au 1er novembre 1954. Il a attiré son attention sur les risques de réactions d’ordre régionaliste que comporterait l’exécution d’un chef originaire de Kabylie. C’est ainsi que Si Salah n’a pas été exécuté. Si Mohamed a chargé Lakhdar Bourèga de s’occuper de Si Salah avec lequel il est resté près de Tamezguida, à l’ouest de Chréa, environ deux mois. Ce qui lui a permis d’avoir le récit détaillé de l’affaire de la bouche du successeur de Si M’hamed qui ne semble avoir été mis au courant que début juin par les commandants Lakhdar et Halim.
28Pendant ces deux mois, Si Salah a gardé son arme et son grade de commandant, sans attributions. Il s’était enfermé dans un mutisme stoïque, se contentant de répondre par écrit à Si Mohamed qui sollicitait ses avis sur les décisions à prendre [14][14]On sait que Si Salah est mort le 20 juillet 1961 près de Bouira….
29L’ancien chef de katiba Zoubiria a été promu capitaine pour être nommé successeur d’Abdelatif à la tête de la zone 2. Il a été mêlé à la reprise des offensives destinées à prouver la mise en échec définitive de la tentative de paix séparée. Cette intensification de la guerre, qui servait à démentir les appréciations hâtives sur la défaite de l’ALN, s’est manifestée notamment lors de l’attaque, le 31 juillet 1960, de la plage du Chenoua où beaucoup d’officiers passaient leurs vacances en famille. Il y eut également l’opération menée par le lieutenant Bousmaha contre un officier de gendarmerie au centre de Berrouaghia. Le capitaine L. Bourèga a attaqué un centre de télécommunications près de Chréa, avec l’accord de Si Salah. Il est « descendu », pour la première fois depuis 1956, dans la Mitidja pour préparer, dans la ferme d’un colon de Birtouta favorable au FLN, les manifestations des 10 et 11 décembre à Alger. Bousmaha venait d’être nommé à la tête de la zone 6 (Alger-Sahel). Un de ses adjoints, le lieutenant Si Zoubir (alias Boualem Rouchaye), a été tué à Belcourt où il prenait la tête des manifestations.
30Promu commandant, L. Bourèga est devenu membre du nouveau conseil de la wilaya chargé des questions militaires. Ce qui lui a permis de jouer un rôle de premier plan dans la crise de l’été 1962 qui a opposé la wilaya IV à l’armée des frontières. Celui qui avait su relativiser ses griefs contre celle-ci pour mettre en échec la paix réparée de 1960 et rester solidaire de la direction extérieure du FLN, a dû participer aux tentatives de la wilaya IV de barrer la route d’Alger aux troupes de Boumédienne. Cet épisode sanglant est également relaté avec précision dans les mémoires de Bourèga et mériterait un article à part.
31Tel est le résumé des révélations sur l’affaire Si Salah qui permettent d’éclairer les zones d’ombre de cette mystérieuse opération. Ces indications sont d’autant plus utiles qu’elles concernent la phase où « l’historien tâtonne. Tel le non-voyant qui de sa canne recherche le sol ferme, il chemine, hésitant, en quête de certitudes. Il n’en trouve pas d’absolues » (P. Montegnon). Contrairement à ce qui a été écrit par plusieurs auteurs, l’ « affaire Si Salah » n’a pas donné lieu à d’autres condamnations à mort que celles du commandant Lekhdar Bouchama, du commandant Halim et du capitaine Abdelatif.
32L’ensemble du livre de L. Bourèga éclaire sur la vie dans les maquis et sur les grandes figures de la wilaya IV, comme Si Lakhdar Mokrani, le héros de l’oued El Maleh, mort avec son frère en mars 1958 près de Maginot, Abdelaziz (un ancien de l’université islamique de la Zitouna de Tunis qui convoyait les contingents de la wilaya IV vers l’ouest en 1957) ou Boualem Oued Fell (un ancien condisciple de Lakhdar Bourèga dans les écoles coraniques de l’Atlas blidéen devenu chef de la katiba Omaria avant de trouver la mort en 1959 près de Larba), etc. La masse de données contenues dans ces mémoires fournit une référence dont ne pourront pas se passer ceux qui auront à cœur d’écrire l’histoire de l’AN que les historiens ont négligée au profit de celle du FLN.
N.d.l.R. — Voir dans le no 191 de la revue, septembre 1998, l’article de Jacques Valette, « Le maquis Kobus, une manipulation ratée durant la guerre d’Algérie (1957-1958) ».
Selon L. Bourèga, qui a bien connu Halim, Boumédiène n’a pas fait l’académie militaire. Par ailleurs, le mémorialiste juge que Halim était très affecté par les pertes subies par la wilaya IV juste avant l’affaire Si Salah.
La wilaya IV avait un représentant permanent dans les Aurès, du fait de l’importance accordée par le colonel Si M’hamed à cette wilaya. Si Tayeb Djoghlali a été un de ces représentants de la IV dans les Aurès en 1957. Après la réunion des chefs de wilayas tenue en décembre 1958 à Djidjelli, la wilaya IV a dépêché des renforts auprès de la wilaya I (Nememchas-Aurès) pour lui permettre de venir à bout d’une dissidence. Elle a également mis trois sections à la disposition de la wilaya VI qui était en proie à des difficultés qui coûtèrent la vie à deux de ses chefs, Ali Mellah et Si Tayeb Djoghlali. À la veille de l’affaire Si Salah la wilaya IV continuait de pratiquer la solidarité avec les wilayas en difficulté en leur envoyant des contingents. Les zones de Tiaret-Frenda et de Relizane-Mostaganem de la wilaya V, qui se plaignait de l’éloignement de leur commandement basé à Oujda, bénéficiaient également de l’aide militaire de la wilaya V.
La maison du cadi Mazighi était un refuge de l’ALN de la zone depuis longtemps. Lakhdar Bourèga y a été soigné par un médecin de Médéa quand il a été blessé dans un combat en 1959.
La katiba Zoubiria portait le nom du lieutenant Zoubir qui est mort en mars 1957 à Sbaghnia, près de Bouinan, avec un groupe d’étudiants qui venaient de rejoindre les maquis de la wilaya IV. La plupart des katibas étaient dénommées en référence à un officier mort au combat. Ainsi la Omaria portait le nom du lieutenant Omar, la Krimia, celui d’Abdelkrim, la Hassania celui de Hassan.
Contrairement à ce qu’a écrit Yves Courrière à qui Lakhdar Bourèga et Mohamed Bousmaha ont refusé d’accorder des entretiens à Alger, quand il préparait ses livres dans les années 1960.
Le commandant Si Tayeb (Omar Oussedik) était soupçonné d’avoir comploté contre Si M’hamed, en même temps qu’il était classé parmi les communistes. Le chef de la wilaya IV avait préféré l’envoyer à Tunis, en même temps que le commandant Azzedine (qui avait promis de faire adhérer d’autres officiers à la « Paix des braves » après son arrestation, suivie de sa libération, en novembre 1958), plutôt que d’avoir à les juger lui-même. « Si M’hamed n’aimait pas l’effusion de sang, même en cas de culpabilité », estime Lakhdar Bourèga.
Abdelatif, qui avait un frère dans les CRS à Alger, a été dénoncé par Sid Ali qui s’est rendu et est devenu un officier de l’armée française après un stage à l’École de Cherchell. Il a ensuite épousé la fille d’un général français.
M. Téguia, à qui l’on doit la version la plus précise de l’affaire Si Salah, se trompe sur la date du retour de Si Salah et de Halim qu’il situe au début du mois d’août. Le récit de Lakhdar Bourèga la complète en apportant des indications précises qui faisaient défaut. L’auteur conteste le rôle que s’attribue Ahmed Benchérif dans son livre L’aurore des mechtas.
On sait que Si Salah est mort le 20 juillet 1961 près de Bouira après un accrochage avec une unité de Chasseurs alpins. Si Mohamed est mort le 8 août 1961 encerclé par le 11e Choc dans une maison de Blida. « En se rendant à Blida en août 1961, il a pris une initiative contraire à l’habitude selon
laquelle un chef de wilaya ne se rend jamais en ville. Il voulait sans doute mourir au moment où les négociations venaient de progresser à Lugrin. Il ne voulait pas survivre alors que tous ses compagnons de l’ “affaire de l’Élysée” avaient tous disparu », m’a dit le commandant Lakhdar Bourèga récemment.
Lakhdar Bouregaâ, héros de l’indépendance et figure du Hirak, est mort
Atteint du coronavirus, l'Algérien Lakhdar Bouregaâ, vétéran de la Guerre d'indépendance contre la France et figure du soulèvement populaire du Hirak, est décédé mercredi, à l'âge de 87 ans.
Une figure du Hirak s’est éteinte. Lakhdar Bouregaâ, vétéran très respecté de la Guerre d'indépendance contre la France et figure du soulèvement populaire du "Hirak", est décédé à l'âge de 87 ans, a annoncé son fils, mercredi 4 novembre, sur sa page Facebook. "Lakhdar Bouregaâ est sous la protection d'Allah", a sobrement écrit Hani Bouregaâ, avant d'ajouter une formule religieuse consacrée.
Sa famille avait annoncé le 21 octobre qu'il était atteint du coronavirus. Sa femme a également été hospitalisée. Il sera inhumé jeudi dans le carré des martyrs de la Révolution algérienne au cimetière El Alia à Alger, le plus grand du pays, où reposent l'émir Abdelkader, héros de la première résistance anti-française, les grandes figures de la guerre de libération (1954-1962) et les anciens chefs d'État.
À l'annonce de son décès, les hommages se sont multipliés sur les réseaux sociaux. "Bouragaa nous a quittés. Il a donné sa vie pour sa Patrie. Honorons le en continuant son combat, en nous battant pour la liberté et pour une Algérie meilleure !", a écrit Ahmed sur Twitter.
Il s'agit d'un détournement inhabituel par un groupe de trois hommes, deux femmes et trois jeunes enfants. Ils réquisitionnent un avion de ligne Delta, traversent l'Atlantique et les adultes n'ont plus jamais remis les pieds aux États-Unis, quatre d'entre eux ayant fait de la France leur résidence permanente.
Un véhicule de l'aéroport, conduit par un homme en maillot de bain, s'approche du DC-8 de Delta Airlines sur le tarmac de l'aéroport de Miami sous la chaleur de l'été. Le passager du véhicule - qui porte également un maillot de bain - sort, portant une lourde valise bleue sous le bras, et marche jusqu'à ce qu'il se trouve devant la porte ouverte du fuselage de l'avion de ligne.
Une corde tombe et la valise est remontée. A l'intérieur, il y a un million de dollars.
Les hommes transportant les malles sont des agents du FBI, dont les pirates de l'air ont insisté qu'ils ne portent pas de vêtements afin de s'assurer qu'ils ne soient pas armés - bien que l'un d'entre eux a déclaré plus tard qu'il portait de toute façon une arme dans ses malles.
Une fois le montant d'argent vérifié, les 86 passagers du vol de Détroit sont relâchés et l'avion vide décolle à nouveau, en direction de l'Afrique du Nord via Boston.
C'était le 31 juillet 1972, et c'était la deuxième fois en un peu plus d'un mois que des pirates de l'air tentaient d'atteindre le siège algérien du Black Panther Party - à ce moment-là le plus puissant mouvement de pouvoir noir aux États-Unis.
Deux des pirates sont Melvin McNair, 24 ans, et sa femme Jean, 26 ans. Lorsqu'ils se rencontrent à l'université en Caroline du Nord sept ans plus tôt, personne ne pouvait prédire qu'ils vont être accusés de piraterie aérienne - un délit passible d'une peine minimale de 20 ans et dont la peine maximale est la mort.
McNair a grandi à Greensboro, en Caroline du Nord, où il excelle dans le baseball - son équipe devient championne d'État dans la ligue noire. Les équipes blanches ne voulant pas jouer contre les équipes noires, c'était comme ça, dit-il.
Il a également joué au football américain et ses études au North Carolina State College ont été financées par une bourse sportive - jusqu'à ce qu'il participe aux émeutes qui ont suivi l'assassinat de Martin Luther King en 1968. McNair a été immédiatement exclu de l'équipe de football, il perd sa bourse et ses études prennent fin.
Mais c'est lorsqu'il est incorporé dans l'armée américaine l'année suivante qu'il découvre vraiment le racisme institutionnel.
En poste à Berlin, il est témoin de feux de croix de style Ku Klux Klan sur les terrains de l'armée américaine, et certains de ses camarades noirs sont battus par des tenants de la suprématie blanche dans les casernes.
"Le racisme n'était pas caché, alors nous avons commencé à discuter de l'action militante. Nous avons commencé à résister passivement en refusant de saluer les officiers, nous portions des brassards noirs, nous avions les cheveux longs et nous ne levions pas pendant l'hymne national", raconte-t-il. "Au même moment, le mouvement des Black Panthers aux États-Unis cherchait à étendre sa portée internationale et est venu à Berlin pour nous parler et nous recruter - et c'est alors que j'ai rejoint les Panthers".
Jean rejoint McNair à Berlin et quand, en 1970, on lui dit qu'il sera bientôt envoyé au combat au Vietnam, elle est sur le point de donner naissance à leur premier enfant. Plus tard cette année-là, ils rentrent aux États-Unis, soi-disant pour trouver un endroit où Jean et leur fils pourraient vivre pendant l'absence de Melvin. Au lieu de cela, McNair déserte, et le couple entre dans la clandestinité à Detroit, qui est à l'époque un foyer du militantisme noir
À Detroit, ils finissent par partager une maison avec deux autres hommes en fuite. L'un d'eux, George Wright, est reconnu coupable de meurtre après un vol raté qui a entraîné la mort du propriétaire d'une station-service, mais McNair et Jean n'en sont pas au courant - il n'est pas jugé opportun de poser des questions sur le passé de l'autre. Lorsque l'autre homme, George Brown, se fait tirer dessus par la police de Detroit, ne subissant heureusement que des blessures mineures, cela renforce leur détermination à quitter les États-Unis.
Le groupe se tourne vers l'Algérie, où le charismatique leader des Black Panthers, Eldridge Cleaver, est accueilli après avoir eu des problèmes avec la loi aux États-Unis, et a ouvert une branche du parti. Mais comment s'y rendre ? Les hommes élaborent un plan.
Au début des années 1970, les détournements sont beaucoup plus fréquents qu'aujourd'hui. McNair dit qu'ils ont fait leurs recherches en passant du temps à l'aéroport de Detroit et en posant beaucoup de questions.
"Cette période était folle, tout était fou, tout était plein de folie mais nous avons étudié les détournements et nous avons examiné les faiblesses et les forces de ce genre d'opération", explique McNair. "Nous avons dû choisir un avion qui pouvait faire tout le trajet et traverser l'Atlantique. C'est pourquoi nous avons choisi cet avion".
Ils se déguisents : George Wright en prêtre, George Brown en étudiant et McNair en homme d'affaires. Jean et la petite amie de George Brown, Joyce Tillerson, voyagent avec eux. À ce stade, Jean et McNair ont deux enfants, tandis que Brown et Tillerson en ont un.
Ils font passer clandestinement trois petites armes de poing à bord. L'histoire raconte qu'elles étaient cachées dans des Bibles évidées et que lorsque les détecteurs de métaux se sont déclenchés, les agents de sécurité ont supposé que c'était parce que les femmes portaient des bijoux. La méfiance de McNair à l'égard des détails, même maintenant, suggère qu'il y avait plus que cela et qu'ils ont peut-être reçu l'aide d'un employé de l'aéroport.
Une fois que le vol 841 de Delta Air Lines entre Détroit et Miami a décollé, les pirates de l'air ont laissé les passagers manger leur repas avant d'entrer en action.
Mais même après avoir demandé un million de dollars et un vol pour Alger, ils essayent de ne faire peur à personne.
"Nous ne voulions pas créer un sentiment de panique, souvenez-vous que nous avions aussi trois enfants qui voyageaient avec nous", dit McNair. "Nous avons même essayé de rendre l'ambiance plus légère en faisant jouer une cassette de musique soul avec des titres de Stevie Wonder, The Temptations et les Four Tops".
Une fois qu'ils atterrissent à Miami, les négociations avec le FBI commencent. Au début, la police dit qu'elle ne peut trouver qu'un demi-million de dollars, alors les pirates de l'air dissent qu'ils gardent la moitié de leurs otages et qu'ils s'envolent. George Wright, le pirate de l'air habillé en prêtre, dit également au négociateur qu'il est prêt à tirer sur un otage.
Lorsque le FBI fait marche arrière et accepte de fournir la totalité de la somme, McNair affirme que c'est lui qui a pris le risque de se présenter à la porte et de tirer la rançon jusqu'à l'avion.
Certains passagers sont déçus de ne pouvoir récupérer leurs bagages avant le retour de l'avion d'Alger, mais aucun coup de feu n'est tiré pendant l'opération et personne n'est blessé physiquement.
Si tout semble se dérouler comme prévu, il y a un détail important dont ils n'ont pas tenu compte. Le pilote, le Capitaine William May, n'a jamais traversé l'Atlantique auparavant, ils ont donc dû d'abord voler jusqu'à Boston, où un pilote expérimenté est monté à bord - également en maillot de bain.
Le reste du voyage se déroule dans le calme. Pendant que les pirates de l'air s'endorment, les deux femmes surveillent l'équipage et les quatre hôtesses de l'air du vol de nuit.
Lorsqu'ils arrivent à Alger, l'avion est accueilli par des soldats et un fonctionnaire monte les marches de l'avion. Ses premiers mots sont : Bienvenue chez vous !
Selon McNair, le pilote est le véritable héros.
"Lorsque nous sommes arrivés à Alger, nous avons proposé de payer le pilote pour ses services, mais il a dit "Non merci". Le pilote a persuadé le FBI et ses tireurs d'élite que tout était calme à bord. En quittant l'avion, nous avons dit : "C'est du bon travail". Mais après, nous avons pensé à toutes les choses qui auraient pu mal tourner".
Les pirates de l'air ont vite compris que s'installer en Algérie était une erreur stratégique. La plupart des quelque douze Black Panthers qui s'y sont rassemblés font leurs bagages ou sont déjà partis, et les relations entre le gouvernement algérien et les États-Unis se réchauffent.
Les pirates sont priés de remettre le million de dollars, qui a été renvoyé aux États-Unis - au grand dam des quelques Black Panthers restants à Alger, qui semblent beaucoup plus intéressés par l'argent que par les pirates eux-mêmes.
Pendant les 14 mois qui suivent, ils vivent dans une peur constante alors qu'ils sont logés dans une enceinte de la banlieue d'Alger - entourés d'agents étranges et mystérieux, certains algériens, d'autres étrangers dont, selon McNair, les US Navy Seals.
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