Le 16 septembre 1959, le général proclame le droit des Algériens à disposer d'eux-mêmes. Malgré l'opposition des partisans de l'Algérie française, sa stratégie est approuvée par référendum en janvier 1961.
Le président Charles de Gaulle salue des habitants de Saïda, en Oranie, le 27 août 1959, pendant sa « tournée des popotes ». AFP
"Autodétermination". Le mot est prononcé pour la première fois par de Gaulle il y a cinquante ans. Ce tournant décisif, après cinq années d'une guerre sans merci, n'aurait pu être possible sans la volonté du général. Il réussit à imposer à son camp une stratégie politique qui n'avait rien d'évident dans la France de l'époque : préparer l'indépendance.
Ce furent d'abord des phrases convenues. Sur le "redressement""institutions solides et stables""unité nationale ressoudée"pression que l'allocution télévisée du général de Gaulle, en ce mercredi 16septembre 1959, se résumerait à un pompeux satisfecit.
Au bout de deux minutes, pourtant, le visage se fit plus crispé, le regard plus sombre et le ton plus solennel. Le chef de l'Etat, enfin, entrait dans le vif du sujet. "Devant la France,un problème difficile et sanglant reste posé: celui de l'Algérie. Il nous faut le résoudre. Nous ne le ferons certainement pas en nous jetant les uns aux autres les slogans stériles et simplistes de ceux-ci ou bien de ceux-là qu'obnubilent, en sens opposés, leurs intérêts, leurs passions, leurs chimères. Nous le ferons comme une grande nation et par la seule voie qui vaille, je veux dire par le libre choix que les Algériens eux-mêmes voudront faire de leur avenir." La phrase essentielle vint quelques instants plus tard. "Je considère comme nécessaire que le recours à l'autodétermination soit dès aujourd'hui proclamé."
"AUTODÉTERMINATION"
Le mot, pendant ce discours de vingt minutes récité sans que de Gaulle ne jette un œil sur ses notes, ne fut prononcé qu'une seule fois. C'est pourtant celui que tout le monde allait retenir. Et pour cause: il s'agissait bel et bien d'une rupture capitale dans l'histoire des relations franco-algériennes. Depuis le débarquement du général de Bourmont sur la presqu'île de Sidi-Ferruch, le 14juin 1830, c'était en effet la première fois que la France reconnaissait aux Algériens le droit -l'expression est dans le discours- de "disposer d'eux-mêmes".
Que ce 16 septembre 1959 marquât un tournant décisif, de Gaulle en était pleinement convaincu. C'est bien ce jour-là, écrira-t-il dix ans plus tard dans ses Mémoires d'espoir, que la France se résolut à "admettre" que "l'Algérie deviendrait un Etat". Dans ses souvenirs, le dirigeant nationaliste Ferhat Abbas portera le même jugement: "Dans la guerre d'Algérie, le 16septembre 1959 marque une date historique. (...) A partir de l'offre d'autodétermination par le chef de l'Etat français, le problème algérien est virtuellement réglé. Dès lors que le général de Gaulle, au nom de la France, reconnaît aux Algériens le libre choix de leur destin, il admet par là même leur droit à l'indépendance." (Autopsie d'une guerre, Garnier, 1980).
Une rupture, donc, que ce discours. Mais aussi une clarification. Car de Gaulle, depuis son retour au pouvoir en mai 1958, s'était bien gardé de prendre position de façon trop tranchée sur la question algérienne. Son célèbre "Je vous ai compris!", adressé à la foule immense venue l'acclamer le 4 juin 1958 sur la place du forum, à Alger, avait été suffisamment sibyllin pour contenter tout le monde. Et, par la suite, le chef du gouvernement (devenu président de la République en janvier 1959) avait tout fait pour suggérer que l'avenir restait ouvert.
Dans un premier temps, de Gaulle avait multiplié les signes laissant croire que ce qu'on appelait alors l'"intégration" était encore une option possible. Ce fut tout le sens du "Vive l'Algérie française!" qu'il lança à la fin de son discours de Mostaganem, le 6 juin 1958. Le sens, aussi, du plan de Constantine, annoncé quatre mois plus tard, et par lequel la France s'engageait à attribuer 25000hectares de terres cultivables aux musulmans, à construire des centaines de milliers de logements et à scolariser tous les enfants algériens. Le sens, enfin, du plan Challe, du nom du nouveau commandant en chef en Algérie, Maurice Challe, à qui furent donnés des moyens considérables, en février 1959, pour écraser une fois pour toutes l'Armée de libération nationale (ALN) engagée depuis novembre 1954 dans une guérilla de plus en plus meurtrière.
Au fil des mois, cependant, les gestes d'ouverture en direction des contempteurs de l'Algérie française devinrent plus nombreux. Ils prirent d'abord la forme de contacts discrets, comme ceux que Georges Pompidou, l'ancien directeur de cabinet du général de Gaulle à Matignon, tout juste nommé directeur général de la banque Rothschild, fut chargé de nouer avec les nationalistes algériens début 1959. Puis, de semaine en semaine, les signes se firent de plus en plus explicites. "L'Algérie de papa est morte", confia ainsi le chef de l'Etat, le 28 avril, au député d'Oran Pierre Laffont. Dix jours plus tard, à Bourges, le président alla encore plus loin: "Le jour est en vue où l'Algérie sera pacifiée (...) afin que tous ses enfants (...) puissent disposer de leur sort, et du sort des terres qu'ils habitent." Le mot "autodétermination", certes, n'était pas prononcé. Mais l'idée, elle, était déjà dans l'air.
Quand de Gaulle a-t-il véritablement décidé de rendre son choix public? Pour son meilleur biographe, Jean Lacouture, la décision aurait été prise en juillet 1959. Un homme, en particulier, aurait exercé une influence décisive: Bernard Tricot. Les notes sur l'avenir de l'Algérie, rédigées à l'époque par ce haut fonctionnaire de l'Elysée connu pour ses idées libérales, auraient beaucoup marqué de Gaulle, qui semble avoir été particulièrement préoccupé par l'isolement diplomatique de la France, critiquée de toutes parts -dans le monde arabe mais aussi aux Etats-Unis et dans le bloc de l'Est- pour une guerre coûteuse qui ressemblait chaque jour un peu plus à un combat d'arrière-garde.
UNE OPÉRATION SANGLANTE
Dans son livre, Mystère de Gaulle. Son choix pour l'Algérie, Robert Laffont, Benjamin Stora ne conteste pas cette interprétation. Mais il rappelle que le général, depuis déjà plusieurs années, avait fait son deuil de l'Algérie française. "L'Algérie est perdue", aurait-il ainsi confié à son futur garde des sceaux, Edmond Michelet, en février 1955. Les témoignages de ce type sont nombreux. A l'inverse, "les confidences révélant sa volonté de conserver telle quelle l'Algérie sont bien difficiles à trouver", observe Benjamin Stora.
Si son opinion était déjà faite depuis longtemps, pourquoi de Gaulle a-t-il attendu le 16septembre 1959 pour informer les Français de sa décision? Les raisons sont multiples. Elles tiennent d'abord à la situation militaire. En cet été 1959, le plan Challe avait commencé à produire ses effets. L'opération "Jumelles", lancée en Kabylie fin juillet, avait été sanglante. Face aux insurgés, l'Etat français était donc à nouveau en position de force pour entamer des négociations.
De Gaulle, pourtant, n'avait pas les mains entièrement libres. Revenu au pouvoir un an plus tôt grâce au soutien des partisans de l'"intégration", nombreux dans son gouvernement, il ne pouvait changer de politique trop brutalement. Plutôt que de précipiter les choses, au risque de plonger le pays dans une crise politique, le chef de l'Etat prit donc le temps de "déminer" le terrain. On sait aujourd'hui qu'il passa ainsi beaucoup de temps, dans les semaines précédant son discours, à interroger ses différents ministres afin de savoir exactement jusqu'où les uns et les autres seraient prêts à le suivre. La présence à la tête du gouvernement de Michel Debré, qui ne faisait pas mystère de son attachement à l'Algérie française, l'obligeait de ce point de vue à avancer avec doigté.
UN VOYAGE MÉDIATISÉ
La prudence du général de Gaulle tient enfin à sa volonté d'éviter un coup d'Etat militaire. Depuis la crise du 13mai 1958, le chef de l'Etat savait que la question algérienne pouvait à tout moment faire basculer une partie de l'armée dans la sédition. Avant d'abattre son jeu, le président prit donc soin de sonder l'état d'esprit de ses principaux chefs. Ce fut l'objet de la fameuse "tournée des popotes"27 au 31 août 1959. Et ce n'est qu'au lendemain de ce voyage volontairement très médiatisé que fut annoncé le choix de l'autodétermination.
S'il marque bien un tournant dans la guerre d'Algérie, commencée cinq ans plus tôt, le discours du 16septembre 1959 fut donc tout sauf improvisé. Il n'en constituait pas moins un saut dans l'inconnu. C'est sans doute la raison pour laquelle de Gaulle, lors de son allocution, s'ingénia à montrer que l'indépendance n'était pas la conséquence inexorable de l'autodétermination. Et que l'"association", c'est-à-dire une large autonomie de l'Algérie dans le cadre d'une sorte de Commonwealth à la française, était encore une hypothèse réaliste. Et, de son point de vue, préférable.
"LE PAS DÉCISIF"
Cette tactique, audacieuse sur le fond mais prudente sur la forme, se révéla payante. Sur le moment, les partisans de l'indépendance furent suffisamment satisfaits pour ne pas se fermer à d'éventuelles négociations, mais aussi suffisamment désarçonnés par ce "coup", auquel ils ne s'attendaient pas, pour ne pas applaudir trop bruyamment. Cette relative discrétion arrangea le chef de l'Etat. Elle lui permit de ne pas apparaître comme l'otage des nationalistes. D'obtenir, le 15octobre, un large soutien des députés (441 voix contre 23) en faveur de sa politique algérienne. Et enfin de recueillir une large majorité de oui (75%) au référendum organisé le 8janvier 1961 sur " l'autodétermination des populations algériennes ".
Le combat, certes, n'était pas terminé. Et trois années furent encore nécessaires avant que l'Algérie ne devînt indépendante. Mais l'adversaire, pour de Gaulle, avait désormais un nouveau visage: celui de l'Européen d'Algérie prêt à monter sur les barricades (janvier 1960), du militant de l'OAS tenté par le terrorisme, ou de l'officier factieux prêt à entrer dans la dissidence (avril 1961) pour défendre coûte que coûte l'Algérie française. Reste l'essentiel : en cet automne 1959, qui fut aussi celui où les Français découvrirent Astérix et Johnny Hallyday, la guerre d'Algérie entrait bel et bien dans une nouvelle phase. La dernière. Comme le dira de façon lapidaire de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir à propos du discours du 16 septembre: "le pas décisif était franchi".
Les commentaires récents